16

Ils suivirent des sentiers étroits qui serpentaient dans des bosquets de dimensions gigantesques. En certains endroits, d’énormes poils s’étaient abattus en travers du passage. La poussière et la peluche s’accumulaient, étouffant les intervalles entre les poils, si bien qu’ils ne parvenaient à progresser qu’en se taillant un chemin dans des fourrés qui les griffaient et les piquaient.

Une fois, dans un épais massif de poils orange, quelque chose jaillit des buissons impénétrables et se ficha dans une souche de poil, tout près de la tête de Snibril. C’était une lance.

Sous le couvert des poils, une ombre s’enfuit, gagnant la sécurité en se balançant à une liane, tandis que les flèches fulgurognes sifflaient autour d’elle comme autant d’hymétores. Ils ne surent jamais de quoi il s’agissait, bien que l’incident n’ait peut-être pas été sans rapport avec le fait que, peu après, ils tombèrent sur une ville.

Elle ne figurait sur aucune carte du Tapis. Depuis quelque temps, ils avançaient dans ses rues envahies par la végétation sans s’apercevoir qu’il s’agissait de rues, jusqu’à ce qu’ils rencontrent les statues. Des fleurs bleues des poussières y poussaient, de la peluche s’était accumulée autour de leur socle, mais elles se dressaient encore au cœur de leur cité perdue. Elles avaient représenté quatre rois ; des couronnes de bois coiffaient leur tête de bois et chacun tendait le bras dans une direction différente. Des fougères poussaient à leurs pieds et de petits animaux avaient établi résidence dans le creux de leurs bras et les replis de leurs vêtements sculptés.

Autour d’eux, quand on savait ce qu’on cherchait dans l’agencement des poils et des dépôts de poussière, s’étendait la cité. L’âge pesait sur elle comme une nappe de fumée. Des poils épais s’élevaient dans les ruines des bâtiments, la poussière avait comblé les artères. Lianes et ronces avaient accompli leur œuvre, crevant les murs et s’aventurant sur des cloisons cachées. Des insectes chantaient sous des arc-boutants écroulés. Le pollen de poil faisait scintiller l’atmosphère.

— Vous connaissiez cet endroit ? demanda Snibril.

Il n’était familier à personne. Même Athan n’en avait jamais entendu parler.

— Les endroits se perdent aussi, répondit-il. Les gens s’en vont. Les poils poussent. La végétation recouvre les routes.

— Si l’on en juge par ces statues, ils croyaient que ce lieu durerait toujours.

— Ça n’a pas été le cas, conclut Athan sur un ton sans inflexion.

Et maintenant, ils ont disparu, se dit Snibril. Ou peut-être quelques survivants chassent-ils encore dans les ruines de la cité. Nul ne sait qui ils étaient, ni ce qu’ils ont accompli. Personne ne se rappelle même leur nom. Il ne faut pas que pareille chose nous arrive.

Les Vivants ne parlaient plus guère, désormais. Ça doit être comme une cécité, supposa Snibril. Nous avons l’habitude, nous, de ne pas savoir ce qui va arriver…

Quelques heures plus tard, ils rejoignirent une route dumiie. Elle était blanche, pavée de poils fendus posés côte à côte. Tous les cent mètres environ, un poil était gravé d’un dessin de doigt. Tous les doigts indiquaient la direction d’Uzure.

Ils la suivirent un moment. Çà et là, la route avait été brisée par des mouvements du Tapis, et ils durent contourner les fractures en passant par les poils.

C’est là qu’ils rencontrèrent la légion, ou ce qu’il en restait. Des soldats dumiis étaient assis ou étendus sous les poils, en bordure de route. Certains dormaient. D’autres étaient blessés. A Trégon Marus, Snibril avait souvent vu des soldats, mais c’étaient de simples sentinelles. Ceux-ci semblaient avoir souffert, leurs uniformes étaient en lambeaux et souvent tachés de sang.

Les soldats se donnèrent à peine le mal de lever la tête quand Snibril passa. Mais ceux qui le firent aperçurent les Fulgurognes et commencèrent à donner des coups de coude à leurs collègues. Un ou deux portèrent même la main à leur épée.

On murmurait également chez les Fulgurognes. Ils resserrèrent les rangs et considérèrent les Dumiis d’un œil soupçonneux.

Snibril pivota sur sa selle.

— Je ne veux pas d’histoires, ordonna-t-il.

— Pourquoi pas ? lança une voix bougonne dans les rangs fulgurognes. Ce sont des Dumiis !

— Vous préféreriez avoir affaire à des moizes ?

Il mena Roland vers un groupe de soldats assis sur un poil abattu.

— Où est votre chef ? demanda-t-il.

Un Dumii le toisa.

— Y en a plus ! dit-il. Le général s’est fait tuer.

Un silence.

— Vous devez vous demander qui nous sommes, suggéra Snibril.

— On est trop éreinté pour se poser des questions, répliqua le soldat en s’adossant de nouveau au poil.

— On se redresse !

Un instant, Snibril se demanda qui venait de crier cela, avant de s’apercevoir que c’était lui.

A sa surprise, le soldat se mit au garde-à-vous.

— Et maintenant, conduisez-moi à votre officier de rang le plus élevé, enchaîna Snibril.

Il ne faut pas que je dise s’il vous plaît, se répéta-t-il. Je ne dois pas lui laisser l’occasion de réfléchir. Il a l’habitude des ordres. Obéir aux ordres lui vient plus naturellement que la réflexion.

— Euh… Ça doit être le sergent Caréus. S’il est encore en vie.

— Conduisez-moi à lui, immédiatement !

Le soldat contempla l’armée dépenaillée qui se tenait derrière Snibril. Son front se plissa.

— Je vais parler au sergent, déclara Snibril.

Le soldat retrouva aussitôt le garde-à-vous.

— Bien, monsieur. Par ici, dit-il.

Il conduisit Snibril à travers plusieurs groupes de soldats moroses jusqu’à un homme trapu, assis par terre. Il portait un bras en écharpe et avait le teint blafard. Etablir l’identité de Snibril ne sembla pas trop le tracasser. Son moral était si bas qu’il aurait accepté les ordres de n’importe qui, pourvu qu’il semble savoir ce qu’il faisait.

— Sergent Caréus, Quinzième Légion. Enfin, ce qu’il en reste. Nous avons été rappelés en urgence sur Uzure, d’Ultima Marus, mais tandis que nous étions en route…

— … il y a eu une tempête… compléta automatiquement Snibril.

— Et ensuite…

— … vous avez été attaqués par des moizes chevauchant des snargues, acheva Snibril.

— Oui. Sans arrêt. Comment êtes-vous au courant ?

— Je suis très doué pour les devinettes. Combien êtes-vous ?

— Trois cents valides, environ, et pas mal de blessés.

— Je connais une cité sûre où vous pourrez évacuer vos blessés. Ce n’est qu’à deux jours de marche facile, si nous vous prêtons quelques soldats pour les escorter.

— Y en faudra trop, objecta le sergent. Y a des moizes partout.

— Pas là où nous sommes passés, répondit Snibril d’une voix assurée. Il n’y en a plus. Et le reste d’entre nous vous accompagnera à Uzure.

Le sergent baissa les yeux vers la poussière, le temps de la réflexion.

— Je vais pas prétendre qu’on aurait pas besoin de tout le renfort disponible, reconnut-il. Et il est où, ce fameux paradis ?

— A Périlleuse, répondit Snibril.

— Vous êtes cinglé !

A ce moment-là, un rugissement monta de la route. Tous deux se hâtèrent sur les lieux, à l’endroit où se bousculait une immense foule de Dumiis et de Fulgurognes. Snibril se fraya un passage vers l’intérieur et découvrit un Fulgurogne et un soldat qui roulaient sur le sol, en train d’échanger des coups de poing.

Snibril les observa un moment, avant de jeter sa lance à terre.

— Arrêtez ! cria-t-il. Vous êtes des soldats ! Vous n’avez pas le droit de vous battre !

Même les deux pugilistes s’interrompirent pour réfléchir à ce qu’il venait de dire.

— Je ne vous comprends pas ! s’écria Snibril. (Sa voix résonnait entre les poils.) Il y a des ennemis tout autour de nous, et vous vous battez ensemble ! Pourquoi ?

— Ils sont plus près ! lança une voix venue des rangs dumiis.

— Il a dit que j’étais sale ! protesta le Fulgurogne qui se battait.

— Eh bien, c’est la vérité, trancha Snibril. Lui aussi. Tout le monde est sale. Maintenant, remettez-vous debout…

Il s’interrompit. Tous les Dumiis regardaient derrière lui, en direction d’Athan et des Vivants, et Snibril entendit monter les chuchotements.

— Il y a des Vivants avec eux… et ils se battent !

Il tourna son regard vers Athan qui paraissait malheureux, et vint se placer à ses côtés.

— Ne leur laissez pas soupçonner que vous ne vous souvenez plus du futur, dit-il.

— Ils connaissent le futur ! Et ils sont à ses côtés !

— Pourquoi devrions-nous nous battre pour leur compte, s’ils nous traitent ainsi ? demanda un Fulgurogne.

Snibril pivota et souleva le guerrier stupéfait par son revers.

— Vous ne vous battez pas pour leur compte ! Vous vous battez pour le vôtre !

Le Fulgurogne fut surpris, mais pas effrayé.

— Nous nous sommes toujours battus pour notre propre compte, répliqua-t-il. Et nous n’avons jamais été Recensés !

— Non, mais l’Empire était partout autour de vous, n’est-ce pas, et il vous garantissait la sécurité ! Les Dumiis ont maintenu la paix sur la moitié du Tapis ! Tout autour de vous ! Ils ont assuré votre sécurité !

— C’est pas vrai !

— Réfléchissez un peu ! Vous êtes entourés de villes dumiies. Quand elles se défendaient, c’était vous aussi qu’elles défendaient ! Ils se battaient pour de vrai, afin que vous puissiez les combattre pour vous distraire !

Snibril tremblait de fureur.

Le silence régna.

Il reposa le Fulgurogne à terre.

— Je me rends à Uzure, déclara-t-il. Si d’autres veulent m’accompagner, la décision leur appartient…


Personne ne partit, mis à part un petit groupe qui allait escorter les blessés jusqu’à Périlleuse. Deux Vivants les accompagnèrent. La présence de Vivants rassurait énormément les Dumiis. Apparemment, ils estimaient que les Vivants ne se rendaient que dans des lieux sûrs. En tout cas, à leur place, c’est ce qu’ils auraient fait, eux…

Le reste poursuivit sa route. Snibril se retrouva à leur tête ; les Munrungues voulaient le suivre, les Fulgurognes commençaient à se dire que, pour perdre ainsi son sang-froid, il fallait être un roi, et les Dumiis… Eh bien, les soldats dumiis suivaient le sergent Caréus, et le sergent Caréus chevauchait aux côtés de Snibril. Dans la pratique, la plupart des armées sont dirigées par leurs sergents ; les officiers ne sont là que pour donner un peu de classe à l’affaire et éviter que le noble art de la guerre ne dégénère en rixe de bas étage.

Le sergent se retourna à demi sur sa selle et considéra les Fulgurognes.

— Ça fait plaisir d’avoir à nouveau une cavalerie de notre côté, dit-il. Même s’ils sont plus petits à cheval que l’infanterie debout. Je me suis battu contre eux à plusieurs reprises. Ils sont coriaces, les petits sal… euh, tous. J’ai servi sous Flaeus. Il avait du respect pour eux. Il leur fichait la paix. A Uzure, ça a pas beaucoup plu, mais il répétait qu’il valait mieux conserver quelques ennemis sous le coude. Pour garder la main, vous comprenez. Je crois qu’il les aimait bien. Ils sont bizarres, ces petits sal… ces types.

— Flaeus, répéta Snibril sur un ton prudent. Oui. Euh… Au fait, qu’est-ce qu’il est devenu ? Il a fait quelque chose d’affreux ?

— Vous le connaissez ?

— Je… J’en ai entendu parler, répondit prudemment Snibril.

— Il a tué quelqu’un. Un assassin. A ce que j’ai entendu raconter, il voulait éliminer le jeune Empereur au cours de la cérémonie du couronnement. Planqué derrière une colonne, armé d’un arc. Flaeus l’a remarqué juste à temps et a lancé son épée. Il l’a chopé au dernier moment. L’assassin est tombé raide mort. Froid comme la poussière. La flèche a raté Targon de quelques centimètres. C’est marrant, parce que Flaeus a toujours détesté Targon. Il collectionnait les problèmes, avec lui. Il répétait qu’être Empereur, ça devrait pas être héréditaire, qu’on devrait les élire, comme on faisait dans le temps. Ah, il rigolait pas avec l’honnêteté, le général. Oh, c’étaient des disputes à n’en plus finir. Mais après cette histoire, il a fallu le bannir, bien entendu.

— Bien entendu ? Mais pourquoi donc ? s’étonna Snibril.

— Nul n’a le droit de tirer son épée à moins de cinquante pas de l’Empereur, expliqua le sergent.

— Mais il lui a sauvé la vie !

— Ouais, mais y a des règles. Où on irait, sans les règles ?

— Mais…

— Par la suite, l’Empereur a fait changer la loi, et on a envoyé quelqu’un à la recherche du général.

— Il l’a retrouvé ?

— Ouais, probablement. Il est revenu, ligoté en travers de son cheval, avec une pomme dans la bouche. J’ai l’impression que le général n’était pas très content.

Les Fulgurognes sont fous et les Dumiis sont sains d’esprit, se dit Snibril. Et ça ne vaut pas mieux que la folie, sauf que ça fait moins de bruit. Si seulement on arrivait à combiner les deux, on aboutirait à des gens normaux. Comme moi.

— Ah, on se sentirait mieux si on l’avait avec nous, je vous le garantis, conclut le sergent.

— Oui. Hem… Je fais quoi, maintenant ? Il faut dresser le camp pour le soir. Je veux dire… Je ne sais pas le genre d’ordres qu’on donne dans ce cas-là.

Le sergent lui adressa un regard indulgent.

— Vous dites : dressez le camp ici, révéla-t-il.

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