Un semis de feux de camp piquetait la nuit. C’était le deuxième jour du voyage des quatre races. Jusqu’ici, personne ne s’était encore entre-tué.
Snibril et le sergent s’étaient assurés de la présence d’au moins un Munrungue par feu de camp, afin de jouer les arbitres.
— J’aimerais pouvoir persuader d’autres Vivants de se battre, confia Caréus. J’en ai vu un se servir d’un arc, à l’instant, pendant que les p’tits gars s’entraînaient. Enfin, je veux dire… Ils avaient déjà touché un arc ? Il l’a simplement regardé un moment, et puis il a planté une flèche en plein dans le mille. Pas plus difficile que ça.
— Il vaut peut-être mieux qu’ils ne se battent pas, alors, répondit Snibril. Autant laisser ce genre d’activité à ceux qui se débrouillent moins bien. Quel est notre plan ?
— Notre plan ? J’en sais rien. Je me bats, moi. Je me suis battu toute ma vie. J’ai toujours été un soldat. Tout ce que j’en sais, c’est ce qu’ont dit les estafettes… Toutes les légions rentrent sur Uzure.
— Toutes les quinze ? s’étonna Snibril.
Il se frotta la tête. Elle lui donnait l’impression d’être un peu… écrasée…
Le sergent eut l’air surpris.
— Quinze ? On en a pas quinze. Ah, c’est vrai. On s’appelle la Quinzième. Mais y en a eu pas mal qu’ont été dissoutes. Y avait plus besoin d’elles, vous pigez ? Y avait plus grand monde à combattre. C’est comme ça, l’empiration. Un jour, vous vous battez contre tout ce qui bouge, et le lendemain, on est chacun chez soi, la loi est respectée partout, et y a plus besoin de soldats.
— Alors, combien en reste-t-il ?
— Trois.
— Trois légions ? Et ça représente combien d’hommes ?
— Trois mille, à peu près.
— C’est tout ?
Caréus haussa les épaules.
— Moins que ça, désormais, je parie. Et puis, ils sont dispersés aux quatre vents.
— Mais il n’y en a pas assez pour…
Snibril s’interrompit avant de porter lentement les mains à sa tête.
— Dites à tout le monde de se coucher par terre, marmonna-t-il. Qu’ils éteignent leurs feux et qu’ils s’étendent sur le sol !
Un ou deux chevaux se mirent à hennir près des barrières.
— Pourquoi ? demanda le sergent. Que se…
— Et qu’ils se préparent au combat, ajouta Snibril.
Il avait l’impression qu’on lui piétinait le crâne. Il n’arrivait presque plus à réfléchir. Quelque part au fond des poils, un animal hurla.
Caréus le regardait comme s’il était malade.
— Mais que… commença-t-il.
— Par pitié ! Pas possible d’expliquer ! Faites-le, tout de suite !
Caréus partit au pas de course. Il l’entendit lancer des ordres aux caporaux. Les Fulgurognes et les Munrungues n’avaient pas besoin qu’on le leur dise deux fois.
L’instant d’après, le grand Découdre frappa.
Il se trouvait au sud de leur position, pas très loin. La pression augmenta tant que même les Dumiis la sentirent. Les poils se courbèrent avant d’être secoués furieusement par un vent qui soulevait des tourbillons de poussière à travers le Tapis. Les soldats qui n’avaient pas été assez prompts à obéir furent emportés et roulés dans la poussière.
C’est après qu’arriva le fracas du choc.
Puis régna ce long silence préoccupé pendant lequel les gens parviennent à la conclusion que, même s’ils se sentent très secoués et se retrouvent cul par-dessus tête, ils sont, à leur grande surprise, toujours en vie.
Caréus rampa sur le sol jusqu’à ce qu’il récupère son casque sous un buisson. Ensuite, toujours sans se remettre debout, il rejoignit Snibril.
— Vous avez perçu son approche, dit-il. Et avant les animaux, même !
— Les moizes en sont capables eux aussi, répondit Snibril. Et mieux que moi ! Ils n’invoquent pas le grand Découdre ! Ils peuvent sentir quand il va frapper ! Et ensuite, ils attaquent pendant que la confusion est à son comble…
Caréus et lui inspectèrent les poils du regard.
— Aux armes, tout le monde ! beugla le sergent.
Un Fulgurogne leva la main.
— Ça veut dire quoi ? demanda-t-il. On les a tous gardées près de nous.
— Ça veut dire que vous allez devoir vous battre !
— Ah bon, d’accord !
Les moizes attaquèrent à peine quelques secondes plus tard. Mais quelques secondes suffisaient. Une centaine d’entre eux se rua dans ce qui aurait dû être un camp de victimes désorganisées, blessées, prises au dépourvu. Au lieu de cela, ils se retrouvèrent face à des gens désorganisés, blessés et extrêmement bien préparés ; des guerriers furieux, qui plus est.
Pour les moizes, ce fut une surprise. Mais elle ne dura guère. Ils eurent, littéralement, la surprise de leur vie.
L’attaque des moizes changea la face des choses. Fulgurognes et Dumiis avaient toujours combattu, mais jamais du même côté. Il est difficile d’entretenir du ressentiment envers quelqu’un qui, hier encore, empêchait d’autres individus de vous occire à coups de hache et autres instruments contondants.
La petite armée aborda la route d’Uzure en chantant. Certes, il y avait trois chants de marche complètement différents, sur des mélodies différentes, mais le résultat final ne manquait pas d’harmonie, tant qu’on ne cherchait pas à comprendre les paroles.
— Les p’tits gars chantent une ritournelle sur mon compte, de temps en temps, observa le sergent. Y a sept vers. Certains sont pas polis du tout, et y en a un qu’est pas réalisable. Je dois faire semblant de rien entendre. Vous avez remarqué que les Vivants se sont enfuis pendant la nuit ?
— Pas enfuis, répondit Snibril. Je ne crois pas qu’ils se soient enfuis. Ça ne leur ressemble guère. Je pense qu’ils ont d’autres intentions.
— Ils ont mené un conciliabule après la bataille.
— Ils ont peut-être échafaudé un plan…
Snibril s’interrompit.
Ils traversaient la zone qui s’était retrouvée juste sous le grand Découdre. Les poils étaient courbés et tordus. Et une grande arche enjambait la route. Autrefois.
A proximité, gisaient des soldats morts et un cadavre de moize.
La légion se déploya en silence, surveillant les poils. On dépêcha une escouade pour enterrer les morts.
— Sans vous, on aurait pu se retrouver comme eux, constata Caréus. Combien de temps à l’avance sentez-vous venir l’attaque ?
— Une ou deux minutes, en gros. Un peu plus, quand tout est calme.
— Ça fait quoi, comme impression ?
— Comme si quelqu’un me marchait sur la tête ! Où sommes-nous ?
— A l’une des portes qui ouvrent sur le territoire d’Uzure. La cité se trouve un peu plus loin.
— Je me suis toujours demandé à quoi elle ressemblait, confia Snibril.
— Moi aussi, avoua le sergent.
— Vous voulez dire que vous ne l’avez jamais vue ?
— Non. Chuis né en ville de garnison, vous comprenez. J’ai fait tout mon temps de service çà et là. J’ai jamais fichu les pieds à Uzure. J’ai entendu dire que ça valait vraiment le coup d’œil, c’est sûr. Bel endroit à visiter. On devrait y être dans quelques heures.
— Uzure ! répéta Snibril.