VII La place à bord

Calvin ne tarda pas à se rendre compte que trouver l’argent pour se payer un voyage de gentilhomme en Europe lui prendrait un temps fou. Un temps fou et beaucoup de travail. Aucune de ces deux conditions ne l’enchantait.

Il ne savait pas changer le fer en or, mais il restait des tas d’autres choses qu’il savait faire et il y réfléchit longuement, assidûment. Il n’en était pas sûr, mais à son avis les banques ne lui refuseraient pas longtemps l’entrée de leurs chambres fortes s’il s’attaquait à ce qui les maintenait assemblées. Pourtant, il courait le risque de se faire pincer, et ce serait l’anéantissement de tous ses rêves. Il songea s’établir comme Faiseur, mais il s’attirerait une notoriété et un intérêt qui ne joueraient pas en sa faveur plus tard, sans parler de toutes les accusations de charlatanisme qu’on ne manquerait pas de porter contre lui. Des rumeurs couraient déjà sur Alvin – ou plutôt sur un apprenti forgeron dans l’Ouest qui avait changé un soc de charrue en or. La moitié de ceux qui racontaient l’histoire roulaient des yeux en même temps, comme pour dire : Sûr qu’y a un p’tit paysan dans l’Ouest avec un talent d’Faiseux, ça m’étonnerait pas, dame !

Parfois Calvin regrettait de ne pas avoir un autre talent. Tenez, un talent de torche l’aurait bien arrangé en ce moment. Il aurait pu voir l’avenir – par exemple quels biens acheter, ou dans quel bateau investir. Mais il aurait quand même fallu un associé pour avancer les fonds, puisque lui-même n’avait pas un sou. Et traîner ses guêtres à La Nouvelle-Amsterdam pour s’enrichir, ce n’était pas ce qu’il voulait. Il voulait apprendre la science du Faiseur ; enfin, ce que Napoléon pourrait lui enseigner. Il visait si haut qu’il lui était difficile de s’associer aux hommes d’affaires à la petite semaine de Manhattan.

Il existe plus d’une manière de dépiauter un chat, prétend le dicton. S’il ne pouvait pas réunir facilement l’argent pour sa traversée en première classe, pourquoi ne pas se rendre directement au point de départ de tous les voyages ? Il se retrouva donc à déambuler sur les quais de Manhattan, le long de l’Hudson et de l’East River. C’était un vrai spectacle : les grands voiliers élancés, les vapeurs bruyants et enfumés, les cris et les grognements des débardeurs en sueur, les girations des grues, les cordages, les poulies et les filets, la puanteur du poisson et les piaillements des mouettes. Qui aurait deviné, devant le gamin qui chahutait dans un moulin de Vigor Church, qu’un jour il se tiendrait ici, à la limite de la terre, et se soûlerait comme d’une liqueur des odeurs, des bruits et des scènes de la vie maritime ?

Mais Calvin n’était pas du genre à sombrer dans la rêverie et la contemplation. Il gardait l’œil à l’affût du bon bateau et de temps en temps s’arrêtait pour demander à un manutentionnaire la destination du bâtiment qu’il chargeait. Les navires en partance pour l’Afrique, Haïti ou l’Orient ne lui seraient d’aucune utilité, mais ceux pour l’Europe essuyaient un examen en règle. Il tomba enfin sur le bon, un superbe bateau anglais à grands mâts dont le capitaine, visiblement d’une certaine éducation, n’avait pas l’air d’élever la voix, et pourtant l’équipage lui obéissait, travaillait dur et intelligemment sous sa surveillance. Tout à bord était impeccable, et on avait soigneusement rangé les malles et les ballots de la cargaison le long de la passerelle d’embarquement au lieu de les balancer en vrac n’importe où.

Naturellement, il ne viendrait pas à l’idée du capitaine de s’adresser à un jeune gars de l’âge et dans la tenue de Calvin. Mais Calvin n’eut aucun mal à imaginer un plan pour attirer son attention.

Il s’approcha d’un débardeur et lui dit : « Faites excuse, m’sieur, mais y a une méchante voie d’eau qui s’agrandit à l’arrière du bateau, de l’autre côté. »

L’homme lui jeta un regard étonné. « J’suis pas marin.

— Moi non plus, mais j’gage que l’capitaine voudra remercier ceux qu’auront signalé l’avarie.

— Comment t’as pu voir ça, si c’est sous l’eau ?

— J’ai un talent pour les fuites. Je m’dépêcherais d’aller lui dire, à vot’ place. »

Savoir qu’il s’agissait d’un talent suffisait au débardeur : il était américain, quoique hollandais par son accent. Le capitaine, bien entendu, refuserait d’en entendre parler, vu qu’il était anglais et que le Protectorat avait une loi contre les talents. Pas contre le fait d’en posséder mais contre celui de croire à leur existence ou de s’en servir. Seulement, le capitaine n’était pas un imbécile, il enverrait quelqu’un vérifier, talent ou pas.

Et c’est ce qui se passa. Le débardeur parla à son contremaître, le contremaître à un officier du bateau ; à chaque fois on désignait Calvin du doigt et on le fixait des yeux tandis qu’il sifflait nonchalamment et considérait la ligne de flottaison du bâtiment. Au grand dépit de Calvin, l’officier n’alla pas trouver le capitaine, il préféra ordonner à un matelot de descendre dans la cale obscure. Calvin devait lui donner quelque chose à voir ; il envoya donc sa bestiole à l’intérieur du bois, à l’endroit exact où il avait signalé la voie d’eau. Ce fut un jeu d’enfant de disjoindre et déplacer légèrement les planches sous la ligne de flottaison, et un joli geyser jaillit dans les entrailles du navire. Histoire de rigoler, lorsqu’il estima le marin juste en train de l’examiner, Calvin ouvrit et referma la fissure, si bien que l’eau entrait tantôt en nuages d’embruns, tantôt à gros bouillons ou en minces filets. Comme du sang qui se serait échappé d’une blessure derrière un garrot intermittent. Je parie qu’il n’a jamais vu de voie d’eau pareille, songea Calvin.

Pour sûr, quelques minutes plus tard le matelot était de retour, tout agité ; l’officier aboya alors des ordres à plusieurs marins avant de se diriger droit vers le capitaine. Mais, cette fois, aucun doigt ne se pointa sur Calvin. L’officier n’allait pas lui attribuer le mérite d’avoir découvert l’avarie. Il ne se sentit plus de rage et pensa un instant couler le bateau sans attendre. Mais ça ne l’avancerait à rien. Il aurait tout le temps de rabattre le caquet de cet officier ambitieux et cupide.

Lorsque le capitaine descendit à son tour, Calvin soigna la mise en scène à son intention. Au lieu de maintenir la même fissure d’où l’eau jaillirait et suinterait par à-coups, il se mit à la déplacer d’un endroit à l’autre : une giclée par-ci, une giclée par-là. Il était maintenant évident que cette avarie n’avait rien de naturel. On s’agita beaucoup sur le pont, et des tas de marins entreprirent de descendre eux aussi. Puis, au grand plaisir de Calvin, bon nombre d’entre eux commencèrent à remonter en vitesse et dévaler la planche de débarquement vers la terre ferme où aucun pouvoir étrange ne provoquait de voies d’eau dans les coques.

Finalement, le capitaine réapparut sur le pont, et cette fois l’officier ne s’attribua pas tout le mérite de la découverte. Il montra du doigt le contremaître, lequel montra le débardeur, et bientôt ils montraient tous Calvin.

Désormais, Calvin pouvait cesser de jouer avec la fuite. Il l’arrêta tout net. Mais il n’en avait pas terminé. Dès que le capitaine se dirigea vers la passerelle de débarquement, il envoya sa bestiole en quête de tous les rats du voisinage qu’il sentait rôder sous l’embarcadère, parmi les caisses et les barriques, et dans les autres bateaux. Le capitaine avait descendu la moitié de la passerelle lorsqu’une vingtaine de rats la grimpèrent à toute vitesse pour monter à bord. Il tenta en vain de les repousser, Calvin leur avait insufflé du courage et une détermination farouche pour gagner le pont – À manger, à manger, leur avait-il promis –, aussi esquivèrent-ils l’officier et poursuivirent-ils leur course. Une marée de leurs congénères envahissait les planches de l’appontement, et le capitaine esquissait des pas de danse afin d’éviter de trébucher sur les rongeurs et de s’étaler la figure par terre. Sur le pont, des marins armés de vadrouilles et de quilles leur tapaient dessus, essayaient de les assommer ou de les rejeter à la mer.

Puis, aussi soudainement qu’il avait lancé les rats à l’assaut, Calvin leur envoya un nouveau message : Quittez ce bateau. Le feu, le feu. Voies d’eau. Noyade. Peur.

Ce fut le sauve-qui-peut ; dans un concert de glapissements, tous les rats qu’il avait envoyés à bord redescendirent comme des fous la planche de débarquement et chacun des filins et cordages qui reliaient le bateau à la rive. Et tous ceux qui se trouvaient déjà à bord, qui se tapissaient dans la cale, dans le cellier humide et sombre ou dans les cavités secrètes des jointures et des baux du bâtiment, ceux-là jaillirent des écoutilles et des hublots comme de l’eau s’échappant en bouillonnant d’une nouvelle source. Le capitaine s’arrêta net pour les regarder déguerpir. Enfin, une fois tari le flot des rats repartis dans leurs cachettes du quai et des autres navires, il se tourna vers Calvin et s’approcha de lui à grands pas. Durant toute cette scène l’homme n’avait pas une seconde perdu sa dignité – même alors qu’il dansait pour éviter les rats. L’homme de la situation, se dit Calvin. Il faut que je l’observe pour apprendre comment se conduisent les gentils-hommes.

« Comment savais-tu qu’il y avait une voie d’eau dans mon bateau ? demanda le capitaine.

— Vous êtes anglais, dit Calvin. Vous ne croyez pas à ce que j’vois et à ce que j’fais.

— Je crois néanmoins à ce que moi, je vois, et il n’y avait rien de naturel dans cette voie d’eau.

— J’dirais que c’est p’t-être les rats qu’ont fait ça. Une aubaine pour vous : ils ont quitté le navire.

— Des rats et des voies d’eau, fit le capitaine. Qu’est-ce que tu veux, mon garçon ?

— J’veux être traité en homme, monsieur. Pas comme un drôle.

— Pourquoi nous veux-tu du mal, à mon bateau et à moi ? Un membre de mon équipage t’aurait-il fait offense ?

— Je ne connais pas de quoi vous parlez, dit Calvin. M’est avis que vous n’êtes pas assez bête pour faire reproche à celui qui vous a signalé la fuite.

— Je ne suis pas non plus assez bête pour te croire au courant d’une avarie que tu n’aurais pas le pouvoir de provoquer ni de réparer à volonté. Les rats, c’est toi aussi ?

— J’ai été aussi étonné que vous par leur manège, répondit Calvin. C’avait pas l’air naturel, tous ces rats qui s’précipitaient sur un bateau qui coulait. Mais après, ils ont dû retrouver leurs esprits et ils sont repartis. Tous jusqu’au dernier, j’dirais. Tenez, c’est ça qui serait un voyage valable, pas vrai ? Traverser l’Océan sans qu’les rats s’en viennent grignoter vos réserves de vivres.

— Qu’est-ce que tu attends de moi ? demanda le capitaine.

— Je me suis arrêté pour vous rendre un service, sans idée de profit pour mon compte, répondit Calvin qui s’efforçait d’avoir l’air d’un Anglais éduqué mais comprenait à la mine du capitaine qu’il échouait lamentablement. Seulement, il se trouve que j’ai b’soin d’une place en première classe pour l’Europe. »

Le capitaine eut un mince sourire. « Pourquoi diantre voudrais-tu t’embarquer sur un bateau qui fait eau ?

— Mais, m’sieur, répondit Calvin, j’ai comme qui dirait un talent pour trouver les fuites. Et je vous garantis que si j’suis à bord de votre bateau, y en aura pas une seule, même en pleine tempête. » Calvin ignorait totalement s’il pouvait garantir l’étanchéité du navire sous les assauts répétés d’une tempête en mer, mais il y avait des chances pour qu’il n’ait pas à le découvrir.

« Corrige-moi si je me trompe, reprit le capitaine, mais dois-je comprendre que si je te laisse embarquer, en première classe et sans te faire payer le premier sou, je n’aurai pas à me soucier des voies d’eau ni des rats à bord ? Tandis que si je refuse, je retrouverai mon bateau au fond du port ?

— Ce serait une catastrophe peu ordinaire, remarqua Calvin. Comment un bateau aussi bien construit pourrait couler plusse vite que vos hommes peuvent pomper ?

— J’ai vu la voie d’eau se déplacer. J’ai vu le comportement étrange des rats. Je ne crois peut-être pas à vos talents américains, mais je sais quand je me trouve en présence d’un pouvoir inexplicable. »

Calvin sentit la fierté lui réchauffer le corps comme une pinte de bière.

Mais il sentit aussi le canon d’un pistolet soudain pressé sous son sternum. Il baissa les yeux et vit que son interlocuteur avait trouvé moyen de sortir une arme.

« Qu’est-ce qui pourrait m’empêcher de te trouer le ventre ? demanda le capitaine.

— Le risque de vous balancer au bout d’une corde américaine. Icitte, y a pas d’loi contre les talents, m’sieur, et dire qu’un gars s’adonne à la sorcellerie, ça n’suffit pas pour qu’on l’tue comme on fait en Angleterre.

— Mais c’est en Angleterre que tu vas. Qu’est-ce qui m’empêche de te prendre à bord et de te faire arrêter dès que tu débarqueras ?

— Rien. Vous pourriez faire ça. Vous pourriez même me tuer en cours de route durant mon sommeil et jeter mon cadavre par-dessus bord en disant à tout l’monde qu’il fallait vous débarrasser sans tarder d’une victime de la peste. Vous m’prenez, pour un imbécile de n’pas penser à toutes ces affaires ?

— Alors va-t’en et laisse-nous tranquilles, mon bateau et moi.

— Si on m’tuait, qu’esse qui éviterait aux planches de vot’ bateau de s’détacher d’la carcasse ? Qu’esse qui éviterait à vot’ bateau de s’changer en p’tit bois qui danserait sus l’eau ? »

Le capitaine le considéra avec curiosité. « Une première classe pour toi, c’est ridicule. Les autres passagers de première classe te rejetteraient tout de suite, et ils en déduiraient sûrement que j’ai pris mon mignon à bord. De toute façon, je briserais ma carrière si j’autorisais un voyou grossier et illettré dans ton genre à voyager au milieu de mes passagers de bonnes familles. Pour parler clair, mon petit monsieur, tu as peut-être du pouvoir sur les rats et les planches, mais aucun sur les hommes et les femmes riches.

— Apprenez-moi, fit Calvin.

— Il n’y a pas assez d’heures dans la journée, ni de jours dans la semaine.

— Apprenez-moi, répéta Calvin.

— Tu viens me menacer de détruire mon bateau grâce aux pouvoirs maléfiques de Satan et ensuite tu oses me demander de t’apprendre à devenir un gentilhomme ?

— Si vous avez cru qu’mes pouvoirs venaient du diable, alors pourquoi vous n’avez pas tout d’suite dit une prière pour me repousser ? »

Le capitaine le regarda un moment d’un œil noir puis il eut un sourire mécontent d’où la franche hilarité n’était pourtant pas absente. « Touché, dit-il.

— Que j’touche quoi ? J’comprends pas.

— C’est un terme d’escrime, quand on a porté une jolie botte.

— Si c’est de botte de paille qu’il s’agit, moi j’en ai porté plusse d’une dans ma vie. De paille, de foin, d’épis, toutes sortes, mais j’ai jamais entendu personne demander de toucher. »

Le sourire du capitaine s’élargit. « Le défi est séduisant. Tu disposes peut-être de… comment les appelles-tu ?… de talents. Mais tu restes un pauvre petit fermier sorti de sa campagne. Je me suis occupé plus d’une fois de jeunes paysans pour en faire des marins excellents. Mais jamais d’un gamin né roturier pour le métamorphoser en ce qui pourrait passer pour un être civilisé.

— Vous avez qu’à me r’garder comme le grand défi de votre vie.

— Oh, crois-moi, j’y arrive déjà. Je n’ai pas tout à fait décidé de ne pas te tuer, bien entendu. Mais puisque tu as quand même l’intention de me créer des ennuis, pourquoi ne pas relever ce défi, histoire de vérifier si j’arrive à réaliser un miracle aussi impossible et inexplicable que les tours que tu m’as joués ce matin ?

— En première classe, pas dans l’entrepont », insista Calvin.

Le capitaine secoua la tête. « Ni l’un ni l’autre. Tu voyageras comme mon mousse. Ou plutôt comme domestique de mon mousse. Rafe doit bien avoir trois ans de moins que toi, j’imagine, mais il connaît depuis toujours ce que tu brûles tant d’apprendre. Si tu l’aides, il aura peut-être assez de temps libre pour te donner des cours. Et je vous surveillerai tous les deux. À plusieurs conditions, bien entendu. »

Calvin voyait mal le capitaine en position de dicter ses conditions, mais il écouta tout de même poliment.

« Tu peux bien avoir des pouvoirs, la survie en mer dépend de l’instant et de l’obéissance aveugle de tout le monde à bord. De leur obéissance envers moi. Tu ne connais rien à la mer et je présume que tu ne tiens pas à apprendre le métier de marin non plus. Tu ne tenteras donc rien qui fera obstacle à mon autorité. Et toi-même, tu m’obéiras. Entends par là que si je te dis de pisser, tu ne cherches même pas un pot de chambre, tu mets flamberge au vent et tu t’exécutes.

— Devant l’monde, je serai l’image vivante de l’obéissance, sauf si vous m’ordonnez de m’tuer ou une autre affaire aussi bête.

— Je ne suis pas bête.

— D’accord, je ferai ce que vous d’mandez.

— Et tu te tairas tant que tu n’auras pas appris – en privé – à parler un langage un peu plus châtié. Pour l’instant, si tu ouvres la bouche, tu trahis tes basses-origines et tu te sentiras gêné – moi aussi, d’ailleurs – devant mon équipage, les officiers et les passagers.

— Je connais comment et quand garder la bouche cousue.

— Et une fois en Angleterre, nous aurons rempli notre marché, et tu ne jetteras pas de sort sur mon bateau.

— Là, vous d’mandez trop, fit Calvin. Ce que je veux, moi, c’est être présenté à des gens de la haute société. Et passer en France.

— En France ? Tu ne sais donc pas que l’Angleterre est en guerre avec la France ?

— Vous êtes en guerre avec la France depuis qu’Napoléon, il a conquis l’Autriche et l’Espagne. Qu’esse ça m’fait, à moi ?

— En d’autres mots, je ne serai pas débarrassé de toi une fois arrivé en Angleterre.

— C’est ça, dit Calvin.

— Alors pourquoi ne te tuerais-je pas tout de suite pour m’éviter tous ces déboires avant que tu ne m’expédies prématurément dans la tombe ?

— Par rapport que ceux qui sont mes amis deviendront prospères dans ce monde et qu’il leur arrivera jamais beaucoup de mal.

— Et tout ce que j’ai à faire, c’est de rester ton ami, j’ai bien compris ? »

Calvin fit oui de la tête.

« Mais ne vas-tu pas te dire un jour que si la seule raison qui me pousse à t’être agréable, c’est la terreur de te voir détruire mon bateau, je ne suis pas réellement ton ami ? »

Calvin sourit. « Alors va falloir en mettre un bon coup pour me convaincre que vous l’êtes vraiment. »

L’officier qui avait le premier entendu le message de Calvin s’approcha alors timidement du capitaine. « Capitaine Fitzroy, dit-il. La voie d’eau semble s’être arrêtée, monsieur.

— Je sais, fit le capitaine.

— Bien, monsieur, dit l’officier.

— Remettez tout le monde au travail, Benson, ordonna le capitaine.

— Certains des débardeurs et marins américains vont refuser de remonter à bord quoi qu’on dise, monsieur.

— Débarquez-les et engagez-en d’autres. Ce sera tout, Benson.

— Oui, monsieur. » Benson fit demi-tour et repartit vers la passerelle de débarquement.

Calvin, durant l’échange, avait perçu le ton sec d’autorité du capitaine et se demandait comment on arrivait à se servir de sa voix à la façon d’un couteau acéré porté au rouge qui trancherait dans la volonté d’autrui comme dans du beurre.

« Je dirais que tu m’as déjà causé plus d’ennuis que tu ne vaux, fit le capitaine Fitzroy. Et personnellement je doute que tu aies la fibre d’un gentilhomme, pourtant Dieu sait qu’un grand nombre de ceux qui portent un titre sont aussi ignares et rustres que toi. Mais je vais accepter ta proposition coercitive, en partie parce que je te trouve autant fascinant que méprisable.

— J’connais pas ce que tous ces mots-là veulent dire, capitaine Fitzroy, mais j’connais une affaire que Mot-pour-mot nous a racontée une fois : quand les rois ont des bâtards, ils leur donnent le nom de Fitzroy. Alors, moi j’suis ce que j’suis, mais vous, vot’ nom dit que vous êtes un fils de putain.

— Dans mon cas, l’arrière-arrière-petit-fils d’une putain. Charles le deuxième a semé sa folle avoine. Mon arrière-arrière-grand-mère, une actrice célèbre d’origine plus ou moins noble, a eu une liaison avec lui et a réussi à lui faire reconnaître la lignée royale de son enfant avant que le parlement décide de le priver de sa tête. Ma famille a connu des hauts et des bas depuis la fin de la monarchie, et certains Protecteurs ont jugé que nos liens avec la famille royale nous rendaient dangereux. Mais nous sommes parvenus à survivre et même, ces derniers temps, à nous enrichir. Malheureusement, je suis le dernier fils d’un dernier fils, aussi j’ai dû choisir entre l’Église, l’armée ou la mer. Jusqu’à ce que je te rencontre, je n’ai pas regretté mon choix. Tu as un nom, mon petit extorqueur ?

— Calvin.

— Es-tu donc d’une famille si obscurantiste pour n’avoir qu’un nom à offrir comme patrimoine ?

— Maker, répondit Calvin. Calvin Maker.

— Que voilà un nom délicieusement vague. Maker – le Faiseur. Un terme collectif qu’on peut interpréter de mille façons mais qui ne suggère aucun don particulier. Un nom propre à tout faire. Mais propre à rien, peut-être ?

— Si, pour les rats, répliqua Calvin en souriant. Et pour les fuites.

— Nous l’avons constaté. Je vais faire inscrire ton nom sur les rôles de la compagnie. Amène ton paquetage à bord pour ce soir.

— Si vous m’faites suivre pour me tuer, vot’ bateau…

— Sera réduit en sciure de bois, oui, je connais déjà la menace, dit Fitzroy. Tout ce dont tu dois désormais t’inquiéter, c’est à quel point je me soucie de mon bateau. »

Là-dessus Fitzroy tourna le dos à Calvin et se dirigea à son tour vers la passerelle de débarquement. Calvin faillit le faire glisser et s’étaler sur le derrière, rien que pour entamer sa dignité. Mais il y avait des limites, il le savait, il ne pouvait pas pousser cet homme trop loin. Surtout qu’il n’avait pas la moindre idée sur la façon de mettre à exécution sa menace de détruire le bateau s’il se faisait tuer. Il pouvait ouvrir une voie d’eau dans la coque ou la reboucher, mais dans les deux cas il fallait qu’il soit présent et en vie pour ce faire. Si jamais Fitzroy comprenait que ses pires menaces n’étaient que du boniment, combien de temps laisserait-il Calvin en vie ?

Question d’habitude, Calvin, se dit-il. Des tas de gens ont aussi voulu la mort d’Alvin, mais il s’en est toujours sorti. Nous autres, les Faiseurs, on doit bénéficier d’une espèce de protection, c’est aussi simple que ça. La nature entière veille sur nous, elle assure notre sécurité. Fitzroy ne me tuera pas parce qu’on ne peut pas me tuer.

J’espère.

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