XIV Les témoins

Tous ces jours à attendre n’étaient pas si terribles, à vrai dire. Il ne se passait rien dans la prison, mais ça ne gênait pas Alvin de rester seul et de ne rien faire. Ça lui donnait du temps pour réfléchir. Et le temps pour réfléchir, c’était du temps pour concevoir. Non pas comme lorsqu’il était petit, qu’il confectionnait des paniers pour insectes avec des brins d’herbes arrachés pour repousser le Défaiseur. Mais pour concevoir dans sa tête. Pour essayer de se rappeler la Cité de Cristal telle qu’il l’avait vue dans la trombe avec Tenskwa-Tawa. Pour essayer de comprendre comment était faite une ville pareille. Je ne peux pas apprendre aux gens comment la bâtir si je ne sais pas moi-même de quoi il s’agit.

À l’extérieur de la prison, il le savait, le Défaiseur parcourait le monde, démolissant un peu par-ci, renversant un peu par-là, insérant un coin dans la moindre petite fissure qu’il trouvait. Et il y avait toujours des gens en quête du Défaiseur, qui cherchaient hors d’eux-mêmes un terrible pouvoir destructeur. Les pauvres imbéciles, ils s’imaginaient que la Destruction se limitait à la simple démolition, ils y recouraient, et quand ils en avaient terminé, ils se mettaient à bâtir. Mais on ne bâtit pas sur de telles fondations. Voilà le grand secret du Défaiseur, songeait Alvin. Une fois qu’il a donné le goût de démolir, c’est difficile de recommencer à construire, difficile de redevenir soi-même. Le terrassier endommage la terre en même temps que la pelle. Et lorsque vous acceptez votre rôle d’outil dans les mains du Défaiseur, il vous use, il vous esquinte, il vous émousse, il vous entame ; vous, pendant ce temps-là, vous vous trouvez malin, brillant, en excellente condition, en pleine possession de vos moyens, et vous ne comprenez que lorsqu’il vous lâche, qu’il vous laisse carrément tomber. C’était quoi, ce bruit ? Eh ben, c’était moi. Oui, c’était moi, ce bruit d’outil foutu. Pourquoi tu m’abandonnes ? Je peux encore servir !

Hélas non, on ne peut plus servir quand on est passé entre les mains du Défaiseur.

Ce que se disait Alvin, c’est que le Faiseur, lui, ne prend pas les gens pour des outils. Il ne les use pas pour atteindre un but personnel. C’est lui qui s’use en aidant les autres à atteindre les leurs. Il s’use à enseigner, à guider, à convaincre, à écouter les conseils et à laisser les gens le convaincre, lui, quand il leur arrive d’avoir raison. Et alors, au lieu d’un chef et d’un tas d’outils fichus, on a une ville entière de Faiseurs, tous libres citoyens, tous durs à la tâche…

Sauf qu’il y avait un petit ennui. Alvin ne réussissait pas à enseigner l’art du Faiseur. Oh, il obtenait quelques résultats : ses élèves acquéraient plus ou moins le bon état d’esprit, et leur travail s’en trouvait un peu amélioré. Et certains, comme Mesure surtout, et sa sœur Aliénor, apprenaient une chose ou deux, ils distinguaient une lueur. Mais le plus gros restait dans le noir.

Et voilà que débarque cet avocat d’Angleterre, cet En-Vérité Cooper, et il sait depuis toujours comment effectuer en une seconde ce que Mesure n’obtiendrait qu’au bout d’une journée d’efforts acharnés. Fermer un livre et le souder en un bloc de bois et de tissu, puis le rouvrir sans abîmer aucune page, avec les lettres toujours imprimées dessus.

Ça, c’est un Faiseur.

Qu’est-ce qu’il pourrait lui apprendre, à ce gars-là ? En-Vérité savait depuis toujours. Et comment espérer apprendre à ceux qui ne savaient pas depuis toujours ? De toute façon, comment pourrait-il enseigner quoi que ce soit alors qu’il ignorait comment fabriquer le cristal dont serait faite la cité ?

On ne peut pas bâtir une ville en verre ; le verre casserait, il ne supporte pas les poids. On ne peut pas la bâtir en glace parce que la glace n’est pas assez transparente, et que se passerait-il, en été ? Les diamants, eux, sont assez durs, mais une cité en diamant, même s’il en trouvait ou produisait une quantité aussi grande… Jamais on ne les laisserait employer un matériau aussi précieux pour la construction, en un rien de temps des démolisseurs viendraient voler des morceaux de maisons afin de s’enrichir, et bientôt la ville ressemblerait à un gruyère, avec plus de trous que de murs.

Oh oui, Alvin pouvait se consacrer à ces réflexions et ces questions, revenir sur les souvenirs et les mots des livres qu’il lisait à l’époque où mademoiselle Larner – à l’époque où Peggy – lui donnait des leçons. Il avait de quoi s’occuper l’esprit dans la solitude, ça ne le dérangeait pas, mais ça ne le dérangeait pas non plus, bien sûr, quand Arthur Smart venait lui donner des nouvelles du dehors.

Aujourd’hui, pourtant, il se passait des choses. En-Vérité Cooper devait rejeter des requêtes pour ci, des requêtes pour ça, et même s’il était bon avocat, il venait d’Angleterre et ne connaissait pas les coutumes locales, il risquait de commettre des erreurs, et s’il en commettait Alvin ne pouvait rien y faire. Il fallait se fier aux autres, et il avait horreur de ça.

« Tout le monde a horreur de ça », fit une voix, une voix familière, une voix dont il rêvait, qu’il mourait d’entendre, avec laquelle il se rappelait avoir eu maintes discussions et avait imaginé maintes disputes ; une voix dont le doux murmure le hantait la nuit et au petit matin.

« Peggy », chuchota-t-il. Il ouvrit les yeux.

Elle se tenait là, exactement comme s’il venait de l’invoquer, seulement elle était bien réelle, il ne l’avait pas fait apparaître.

Il retrouva ses bonnes manières et se leva. « M’zelle Larner, dit-il. C’est gentil à vous de passer m’voir.

— C’est davantage par nécessité que par gentillesse », fit-elle d’une voix froide. Froide. Il inspira bruyamment.

Elle regarda autour d’elle en quête d’une chaise.

Il attrapa le tabouret de sa cellule et, spontanément, sans réfléchir, le lui tendit carrément à travers les barreaux. Il se rendit même à peine compte qu’il obligeait les éléments des barreaux de fer et les fibres de bois à s’écarter pour se livrer mutuellement passage ; mais lorsqu’il aperçut les yeux écarquillés de Peggy, il comprit qu’elle n’avait bien sûr jamais vu personne passer du bois à travers du fer comme ça.

« Pardon, fit-il. J’ai encore jamais fait ça, sans avertir ni rien, j’veux dire. »

Elle prit le tabouret. « C’est très prévenant de ta part. De me donner un tabouret. »

Il s’assit sur sa couchette. Elle craqua sous lui. S’il n’en avait pas renforcé le matériau, elle aurait cédé sous son poids depuis des jours. Alvin était un homme fort et il ne ménageait guère le mobilier ; il se moquait d’entendre des gémissements de temps en temps.

« Aujourd’hui, ils font des requêtes avant le procès, j’ai l’impression.

— J’en ai vu une partie. Ton avocat est excellent. En-Vérité Cooper ?

— Je crois que lui et moi, faudrait qu’on soit amis », dit Alvin. Il attendit, à l’affût de sa réaction.

Elle hocha la tête, sourit faiblement. « Tu veux vraiment que je te dise ce que je sais sur les différents cours que votre amitié pourrait suivre ? »

Alvin soupira. « Oui… et non, vous connaissez ça.

— Je te dirai que je suis contente qu’il soit là. Sans lui tu n’aurais aucune chance de te sortir de ce procès.

— Alors, j’vais gagner, asteure ?

— Gagner, ce n’est pas tout, Alvin.

— Mais perdre, c’est rien.

— Si tu perdais mais que tu gardais la vie et ton œuvre, alors la défaite vaudrait mieux que la victoire et la mort, tu ne crois pas ?

— J’risque pas ma vie dans ce procès !

— Si, répliqua Peggy. Dès que la justice te met la main dessus, ceux qui l’utilisent à leur profit la tournent aussi contre toi. Ne te fie pas aux lois des hommes, Alvin. Elles ont été inventées par les puissants pour accroître leur pouvoir sur les faibles.

— Vous êtes pas juste, m’zelle Larner, fit Alvin. Ben Franklin et les autres qu’ont fait les premières lois…

— Leurs intentions étaient bonnes. Mais en ce qui te concerne, il suffit que tu te retrouves en prison, Alvin, pour que ta vie coure de grands dangers à chaque instant.

— Vous êtes venue pour me dire ça ? Vous connaissez que j’peux sortir d’icitte quand j’veux.

— Je suis venue pour te dire quand partir, si le besoin s’en fait sentir.

— J’veux qu’on lave mon nom des menteries de Conciliant.

— Je suis aussi venue t’aider pour ça, dit-elle. Je vais témoigner. »

Alvin se remémora la nuit où était morte Dame Guester, la mère de Peggy, même s’il ignorait à l’époque que mademoiselle Larner était en réalité Peggy Guester jusqu’à ce que la jeune femme s’agenouille en larmes près du corps sans vie de la femme de l’aubergiste. Juste au moment où ils avaient entendu le premier coup de feu, Peggy et lui étaient sur le point de se déclarer leur amour mutuel et de décider de se marier. Puis la mère de mademoiselle Larner avait tué le pisteur, l’autre pisteur l’avait tuée à son tour, et Alvin était arrivé trop tard pour la guérir du coup de fusil ; tout ce qu’il avait trouvé à faire, c’était massacrer l’homme qui l’avait abattue, le massacrer de ses mains nues, et pour quel résultat ? Pour quel profit ? Était-ce là un acte de Faiseur ?

« J’veux pas d’vous comme témoin.

— Je n’y tiens pas moi-même, dit-elle. Je ne le ferai pas si on peut l’éviter. Mais tu dois dire à En-Vérité qui et ce que je suis, lui dire qu’il devra me regarder quand il en aura terminé avec les autres témoins, et si je hoche la tête m’appeler à la barre, sans discussion. Tu comprends ? Je saurai mieux qu’aucun de vous deux si ma déposition est nécessaire ou non. »

Alvin entendait ce qu’elle disait et savait qu’il serait d’accord, mais une part de lui-même bouillait de colère sans qu’il sache pourquoi – il mourait d’envie de la voir depuis maintenant plus d’un an, soudain elle était là et tout ce qu’il désirait, c’était lui crier dessus.

Enfin, il ne lui cria pas dessus. Mais il lui parla d’une voix rien moins qu’aimable. « C’est pour ça qu’vous êtes revenue ? Pour dire quoi faire à ce pauvre couillon d’Alvin et à ce pauvre couillon d’avocat ? »

Elle lui jeta un regard pénétrant. « J’ai rencontré un ancien ami à toi sur le bac. »

L’espace d’un instant le cœur du prisonnier bondit dans sa poitrine. « Ta-Kumsaw ? murmura-t-il.

— Grands dieux, non, fit-elle. Lui, il est là-bas dans l’Ouest, de l’autre côté du Mizzipy, que je sache. Je voulais parler d’un homme qui portait autrefois un tatouage sur une partie de son anatomie que je ne mentionnerai pas, un certain monsieur Mike Fink. »

Alvin roula des yeux. « J’gage que l’Défaiseur rassemble tous mes ennemis dans l’pays.

— Au contraire, fit Peggy. Il ne me fait pas l’effet d’un ennemi. Plutôt d’un ami. Il jure qu’il veut uniquement te protéger et je le crois. »

Elle s’attendait, il le savait, à ce qu’il prenne ça pour preuve que l’homme était digne de confiance, mais il se sentait d’humeur têtue et il garda le silence.

« Il est venu au bac de Wheerwright pour ne pas être trop loin et garder l’œil sur toi. Une conspiration vise à te faire extrader dans le Kenituck conformément à la loi des Esclaves en fuite.

— Po Doggly m’a dit qu’il voulait pas entendre causer d’ça.

— Eh bien, Daniel Webster est chez nous précisément pour veiller, que tu perdes ou que tu gagnes ici, à ce qu’on t’emmène dans le Kenituck pour y être jugé.

— J’irai pas, dit Alvin. On m’laisserait pas passer en jugement.

— Non, on ne te le permettrait pas. C’est pour cette raison que Mike Fink est venu monter la garde.

— Pourquoi donc il est d’mon bord ? J’y ai enlevé son sortilège de protection. Un sortilège joliment puissant. Presque parfait.

— Et il a hérité de quelques balafres et perdu une oreille depuis. Mais il a aussi appris la compassion. L’échange lui plaît. Et tu lui as guéri les jambes. Tu lui as laissé une chance de se défendre. »

Alvin réfléchit. « Ben ça, si j’m’attendais, dites donc… Moi, je l’prenais pour un vrai tueur.

— Quelqu’un de bon, je crois, peut quelquefois se tromper par ignorance, faiblesse ou raisonnement incorrect, mais dans les moments difficiles la bonté finit quand même par l’emporter. Et quelqu’un de mauvais peut souvent avoir l’air bon et sûr pendant longtemps, mais dans les moments difficiles sa méchanceté finit par ressortir.

— Alors c’est p’t-être ça qu’on attend, que s’en viennent des moments assez difficiles pour que l’monde s’aperçoive comment j’suis mauvais. »

Elle eut un petit sourire. « La modestie est une vertu, mais je te connais trop bien pour croire une minute que tu te prends pour un mauvais homme.

— J’suis pas tout l’temps après m’demander si j’suis bon ou mauvais. Je m’demande bien plusse si j’vaux quèque chose ou pas. Pour le moment, m’est avis que j’vaux ’core moins qu’un foutu couillon.

— Alvin, fit-elle, avant tu ne jurais jamais devant moi. »

Il sentit le reproche, mais l’idée de l’embêter lui fit plutôt plaisir. « C’est jusse l’mauvais qu’est en moi qui r’sort.

— Tu es très fâché contre moi.

— Oui, bon, vous connaissez tout, vous voyez tout.

— J’ai été très occupée, Alvin. Toi, tu réalisais l’œuvre de ta vie, et moi la mienne.

— Dans l’temps, j’espérais que c’était p’t-être la même.

— Ce ne sera jamais la même. Mais nos tâches peuvent être complémentaires. Je ne serai jamais un Faiseur. Je ne vois que ce qu’il y a à voir. Alors que toi, tu imagines ce qui peut être fait et tu le fais. Mon don à moi est de loin le moins intéressant et il ne t’apporte pas grand-chose.

— J’ai jamais entendu de bêtise pareille.

— Ça n’a rien d’une bêtise, répliqua-t-elle sèchement. Si tu ne crois pas ce que je dis, alors repenses-y jusqu’à ce que tu comprennes. »

Il l’imagina telle qu’il la voyait autrefois, en institutrice austère d’au moins dix ans plus âgée que Peggy n’était en réalité ; elle savait toujours se servir de sa voix : il avait l’impression de recevoir des coups sur les doigts. « Ça m’apporte quèque chose de connaître c’qui va arriver après.

— Mais je ne sais pas ce qui va arriver. Je sais seulement ce qui peut arriver. Ce qui a des chances d’arriver. L’avenir peut prendre tellement de directions ! La plupart des gens avancent en aveugles, trébuchent, suivent tel ou tel chemin que je vois dans leur flamme de vie, s’en vont vers le bonheur ou le malheur. Peu de gens ont ton pouvoir, Alvin, d’ouvrir une nouvelle voie qui n’existait pas. Dans aucun avenir je ne t’ai vu passer ce tabouret à travers les barreaux de la cellule. Et pourtant c’était un geste presque inévitable de ta part : une réaction banale de jeune homme impulsif. Je vois dans les flammes de vie des gens leurs avenirs possibles selon le cours naturel des événements. Mais toi, tu es capable d’ignorer les lois de la nature, je n’arrive donc pas à bien te prévoir. Des fois je te distingue clairement ; mais il y a de grands fossés, noirs et profonds. »

Il se leva de la couchette, s’approcha des barreaux, les saisit et s’agenouilla devant la jeune femme. « Aidez-moi à trouver comment bâtir la Cité de Cristal.

— J’ignore comment tu vas t’y prendre. Mais j’ai vu mille avenirs où tu le fais.

— Dites-moi vers quoi j’dois m’tourner pour apprendre !

— Je ne sais pas. En tout cas, ça n’obéit pas aux lois de la nature. Du moins je crois que ça explique pourquoi je ne vois rien.

— D’après Vialatte Franker, ma vie s’achève à Carthage City », dit Alvin.

Peggy se raidit. « Comment le sait-elle ?

— Elle connaît d’où s’en viennent les choses et ousqu’elles finissent.

— Ne va pas à Carthage City. N’y va jamais.

— Alors elle a raison.

— N’y va jamais, murmura-t-elle. S’il te plaît.

— J’ai pas prévu ça », dit-il. Mais au fond de son cœur il songea : Elle tient à moi, après tout. Elle tient toujours à moi.

Il aurait pu dire quelques mots à ce sujet, ou elle aurait pu parler plus tendrement, moins froidement. Ils auraient pu, mais à cet instant la porte s’ouvrit et le shérif, le juge, Marty Laws et En-Vérité Cooper entrèrent en groupe.

« ’scuse-nous, fit le shérif Doggly. Mais on vient pour une affaire de tribunal.

— À vot’ service, messieurs », répondit Alvin en se remettant tout de suite debout. Peggy se leva aussi, puis se pencha pour écarter le tabouret du chemin.

Le shérif regarda le tabouret.

« C’est très gentil à vous de m’avoir fait apporter le tabouret d’Alvin de ce côté des barreaux », dit Peggy.

Po Doggly la regarda. Il n’avait donné aucun ordre de ce genre, mais il préféra ne pas discuter. Alvin, c’était Alvin.

« Expliquez à votre client ce qui nous amène, déclara le juge à En-Vérité Cooper.

— Nous en avons discuté hier soir, dit En-Vérité, il faut que divers témoins voient le soc. Nous trois, nous suffirons pour établir qu’il existe, qu’il a l’air en or, et…

— Très bien, fit Alvin.

— Et nous sommes convenus, après que les jurés auront été inscrits sur la liste, de choisir huit autres témoins qui attesteront de l’existence et de la nature du soc lors de l’audience publique.

— Tant qu’le soc reste icitte avec moi », dit Alvin. Il lança un regard vers le shérif Doggly.

« Le shérif sait déjà, fit le juge, qu’il n’est pas l’un des témoins désignés.

— Crénom, Votre Honneur ! lâcha Doggly. J’ai ça icitte depuis des semaines dans ma prison et j’peux même pas l’voir ?

— Ça m’est égal qu’il reste, dit Alvin.

— Pas moi, répliqua le juge. Je préfère qu’il ne régale pas ses adjoints d’histoires sur l’objet, sur sa taille et tout l’or qu’il représente. Je sais que nous pouvons faire confiance à monsieur Doggly. Mais pourquoi exacerber la tentation qui doit affliger déjà certains de ses hommes ? »

Alvin éclata de rire.

« Qu’est-ce qu’il y a de si drôle ? demanda le juge.

— Tout l’monde fait semblant d’connaître c’que ça veut dire, votre foutu mot exacerber. » Ils se mirent tous à rire avec lui.

Lorsqu’ils se furent calmés, le shérif Doggly était toujours là. « J’attends pour accompagner la dame dehors », dit-il.

Alvin roula des yeux. « Elle a vu l’soc le soir que j’l’ai fait.

— Quand même, dit le juge. Trois témoins pour la visite officielle présente. Vous pouvez le montrer à tous ceux qui passent à la prison si vous voulez, mais pour cette fois-ci, nous sommes convenus de trois et nous nous en tiendrons à trois. »

Peggy sourit au juge. « Vous êtes un homme d’une intégrité exemplaire, monsieur, dit-elle. Je suis heureuse de savoir que c’est vous qui présidez ce procès. »

Une fois la jeune femme partie, et après que le shérif eut refermé la porte de la prison, le juge regarda Alvin. « C’était Peggy Guester ? La torche ? »

Alvin fit oui de la tête.

« Elle est devenue plus jolie que je ne pensais, dit le juge. Seulement, je voudrais bien savoir si elle se moquait de moi ou non.

— J’crois pas, répondit Alvin. Mais vous avez raison, elle a une manière de dire même des affaires gentilles comme si elle se retenait d’en dire des tas d’autres qui l’sont moins.

— Je ne sais pas qui l’épousera, fit le juge, mais vaudrait mieux qu’il ait la peau dure.

— Ou un bon bâton », ajouta Marty Laws avant de se mettre à rire. Mais il fut le seul et se calma bien vite, vaguement gêné, sans vraiment savoir pourquoi sa blague était tombée à plat.

Alvin passa la main sous la couchette et tira le sac de toile qui contenait le soc. Il abaissa l’ouverture du sac, et le soc s’offrit aux regards, au milieu de la toile, jetant des éclats dorés dans la lumière qui tombait des hautes fenêtres.

« Sacordjé, fit Marty Laws. C’est vraiment un soc, et c’est vraiment de l’or.

— On dirait de l’or, rectifia le juge. Je crois que si nous voulons être des témoins honnêtes, nous devons le toucher. »

Alvin sourit.

« J’vous en empêcherai pas. »

Le juge soupira et se tourna vers le procureur du comté. « Nous avons oublié de demander au shérif d’ouvrir la porte de la cellule.

— Je vais le chercher, proposa Marty.

— Recouvrez le soc s’il vous plaît, monsieur Smith, fit le juge.

— Pas la peine », dit Alvin. Il tendit la main et ouvrit la porte de la cellule. Le loquet ne fit même pas de bruit ; les gonds ne grincèrent pas non plus. La porte s’ouvrit tout simplement, en silence et sans heurt.

Le juge baissa les yeux sur le loquet et la serrure. « C’est cassé ? demanda-t-il.

— Vous tracassez pas, répondit Alvin. Ça marche comme il faut. V’nez donc toucher l’soc, si vous voulez. »

Maintenant que la porte était ouverte, ils hésitaient à entrer. Finalement, En-Vérité franchit le seuil, suivi du juge. Mais Marty resta en arrière. « Il a quelque chose, ce soc, dit-il.

— Pas d’quoi s’tracasser, fit Alvin.

— Vous vous inquiétez parce que la porte s’est ouverte facilement, dit le juge. Entrez donc, maître Laws.

— Regardez, fit Marty. Il tremble.

— C’est comme j’vous ai dit, expliqua Alvin, l’est vivant. »

En-Vérité s’agenouilla et tendit une main vers le soc. Sans que personne ne l’ait encore touché, le soc glissa vers lui en traînant la toile en même temps.

Marty glapit et tourna le dos pour se presser la figure contre le mur en face de la porte de la cellule.

« Vous ne faites pas un bon témoin si vous tournez le dos », fit observer le juge.

Le soc s’approcha d’En-Vérité. L’avocat posa la main dessus. L’objet pivota lentement sous sa paume, fit un tour, puis d’autres, sans à-coups, comme un patineur sur glace.

« Il vit vraiment, dit En-Vérité.

— Si on veut, fit Alvin. Mais il pense tout seul, comme qui dirait. Enfin, c’est pas comme si j’l’avais apprivoisé ni rien.

— Je peux le prendre ? demanda l’Anglais.

— Ça, j’connais pas. Personne d’autre que moi a essayé.

— Ce serait une bonne chose, dit le juge, si on pouvait le soulever pour voir s’il pèse comme de l’or ou s’il s’agit d’un autre alliage plus léger.

— C’est l’or le plus pur que vous verrez jamais dans vot’ vie, mais soulevez-le si vous pouvez. »

En-Vérité s’accroupit, passa les mains sous le soc et produisit son effort. Il grogna sous le poids, mais l’objet lui resta dans les bras lorsqu’il le souleva. Pourtant il avait du mal à le retenir. « Il veut tourner, dit En-Vérité.

— C’est un soc, rappela Alvin. M’est avis qu’il veut trouver d’la bonne terre.

— Vous ne pourriez pas vraiment labourer avec ça, quand même ? fit le juge.

— J’vois pas pourquoi j’l’aurais fait si c’est pas pour labourer. J’veux dire, si j’ai voulu faire un bol, je m’suis trompé d’forme, croyez pas ?

— Vous pouvez me le passer ? demanda le juge.

— Bien sûr », répondit En-Vérité. Il se rapprocha du juge et tendit le soc pendant que le vieil homme refermait les mains dessus. Puis En-Vérité le lâcha.

Aussitôt, le soc se mit à ruer dans les bras du juge. Avant qu’il ne le laisse tomber, Alvin avança la main droite et la posa sur le devant du soc. Il se calma tout de suite.

« Pourquoi n’a-t-il pas fait ça avec maître Cooper ? demanda le juge d’une voix un peu tremblante.

— M’est avis qu’il connaît que maître Cooper est mon avocat, répondit Alvin en souriant.

— Alors que moi, je suis impartial, fit le juge. Peut-être que maître Laws a raison de ne pas y toucher.

— Il faut pourtant qu’il le fasse, dit En-Vérité. Il faut qu’il certifie à maître Webster et monsieur Conciliant Smith qu’il s’agit du vrai soc, du soc d’or, et qu’il est à l’abri ici dans la prison. »

Le juge tendit le soc à Alvin, puis sortit de la cellule et posa la main sur l’épaule de Marty Laws. « Allons, maître Laws, moi je l’ai pris, et même s’il gigote un peu, il ne va pas vous faire de mal. »

Laws fit non de la tête.

« Marty, dit Alvin. J’connais de quoi vous avez peur, mais j’vous promets que l’soc va pas vous faire du mal, et qu’vous allez pas y faire du mal non pus. »

Marty se tourna de côté. « Il brillait tellement, dit-il. Il m’a fait mal aux yeux.

— Un reflet du soleil, c’est tout, fit le juge.

— Non, monsieur. Non, Votre Honneur. Il brillait. Il brillait depuis l’intérieur, tout au fond. C’est entré en moi. Je l’ai senti. » Le juge regarda Alvin.

« Moi, j’connais pas ça, dit Alvin. J’l’ai jamais montré aux genses.

— Je sais ce qu’il veut dire, intervint En-Vérité. Moi, je ne l’ai pas vu comme une lumière. Mais je l’ai senti comme une chaleur. Quand le sac s’est ouvert, il a fait plus chaud. Mais vous n’avez rien à craindre de lui, maître Laws. S’il vous plaît… Je vais le tenir avec vous.

— Et moi aussi », fit le juge.

Alvin leur tendit le soc.

Marty pivota lentement pour regarder, la tête un peu détournée, les deux autres témoins placer les mains sur et sous le soc. Alors seulement il se glissa jusqu’à eux pour à son tour poser avec précaution le bout des doigts dessus et dessous. Il transpirait affreusement, et Alvin le plaignait de tout son cœur sans arriver à comprendre ce qui le travaillait. Le soc lui avait toujours paru bien disposé, amical. Qu’est-ce qu’il représentait aux yeux de Marty ?

Comme l’objet ne lui faisait rien, Marty prit confiance et déplaça les mains pour supporter une partie de son poids. Il avait quand même les paupières à demi fermées et regardait de biais comme s’il voulait se protéger un œil au cas où l’autre serait brusquement aveuglé. « Je peux le tenir tout seul, je pense, dit-il.

— Monsieur Smith va garder sa main dessus, comme ça il ne bronchera pas », fit le juge.

Alvin laissa la main, mais les autres retirèrent les leurs et Marty tint le soc tout seul.

« M’est avis que ça pèse comme de l’or », dit-il.

Alvin passa les mains sous le soc et s’en saisit. « Je l’tiens, asteure, Marty », dit-il.

Le procureur le lâcha… à contrecœur, sembla-t-il au prisonnier.

« En tout cas, m’est avis qu’vous voyez pourquoi j’laisse personne essayer de l’prendre, fit Alvin.

— Je n’ose pas penser aux conséquences si je me le lâchais sur le pied, dit le juge.

— Oh, il connaît comment bien tomber.

— Il est réellement vivant, souffla En-Vérité.

— Vous ne manquez pas d’aplomb, dit le juge à Alvin. Votre avocat a été intransigeant, il a exigé une audience sur la question de l’extradition avant même qu’on dresse la liste des jurés pour l’affaire du vol. »

Alvin regarda En-Vérité. « M’est avis qu’mon avocat connaît ce qu’il fait.

— Je leur ai dit, fit l’Anglais, que ma défense consisterait à prouver que le pisteur n’était pas dans l’exercice légal de ses fonctions, puisque son collègue et lui ne pouvaient en aucune façon identifier Arthur Stuart par la capsule qu’ils détenaient. »

Alvin comprit qu’il s’agissait davantage d’une question que d’une affirmation. « Ce soir-là, y sont passés à côté d’Arthur Stuart sans l’reconnaître, dit-il.

— Nous allons faire venir plusieurs pisteurs d’esclaves pour voir s’ils peuvent désigner Arthur Stuart dans un groupe de garçons de son âge, reprit En-Vérité. On leur cachera la tête et les mains, bien entendu.

— Pensez, ajouta Alvin, à mélanger deux garçons à Mock Berry dans l’groupe en plusse de tous les p’tits Blancs qu’vous voudrez. M’est avis qu’ceux-là qui passent leur vie à chercher d’la couleur pourraient bien connaître comment la repérer, même si on y met des gants et pis un sac sus la tête.

— Mock Berry ? demanda le juge.

— C’est un Noir, expliqua Marty. Un Noir libre, remarquez. Anga, sa femme, et lui, ils ont une ripopée de petits drôles dans une cabane, dans les bois pas loin de l’auberge.

— Ma foi, c’est une bonne idée de mêler quelques petits Noirs au groupe, dit le juge. Et je vais peut-être vérifier quelques autres détails pour que les choses se passent dans les règles. » Il tendit la main vers le soc qu’Alvin tenait toujours. « Ça vous ennuie si je le touche encore ? »

Il le toucha ; le soc trembla à son contact. « Si jamais les jurés décident qu’il s’agit réellement de l’or de Conciliant, fit le juge, je me demande comment il va s’y prendre pour le ramener chez lui.

— Votre Honneur », protesta Marty.

Le juge lui lança un regard noir. « N’allez pas vous imaginer, ne serait-ce qu’une seconde, que je manquerai à mon devoir d’équité et d’impartialité dans la conduite de ce procès. »

Marty secoua la tête de gauche à droite et tendit les mains en avant comme pour repousser l’idée même de tout manquement.

« D’ailleurs, reprit le juge, vous avez vu ce que vous avez vu, vous aussi. Est-ce que vous allez livrer le procès à maître Webster, maintenant que vous avez vu le soc bouger, briller et je ne sais quoi ? »

Marty secoua la tête. « La question en litige, c’est de savoir si Alvin Smith a fabriqué le soc avec de l’or qui appartenait à Conciliant Smith. L’allure du soc, ses autres propriétés… je considère que ça n’a aucun rapport.

— Exactement, fit le juge. Tout ce qu’il nous fallait constater pour l’instant, c’est qu’il existe, qu’il est en or et qu’il doit rester sous la garde d’Alvin pendant que lui reste sous la garde du shérif. Je crois que nous avons établi ces trois points à la satisfaction de chacun. D’accord, messieurs ?

— D’accord », fit Marty.

En-Vérité sourit.

Alvin remit le soc dans le sac de toile.

Lorsqu’ils sortirent de la cellule, le juge ferma soigneusement la porte jusqu’à ce que le loquet cliquette. Puis il essaya de l’ouvrir, en vain. « Ma foi, je suis heureux de voir que la prison est sûre. » Il n’eut pas un sourire en disant ces mots. Ce n’était pas la peine.

Po Doggly ne se tenait visiblement plus de curiosité lorsqu’ils émergèrent dans le bureau. La seconde suivante il était dans la prison et regardait Alvin à travers les barreaux dans l’espoir d’entrevoir un reflet doré.

« Je r’grette, shérif ; dit le prisonnier. L’est r’misé.

— T’es vraiment pas gentil, Alvin. Et pourrais pas seulement laisser un peu le haut du sac ouvert ?

— Ça m’dérangera pas si vous faites partie des huit, répondit Alvin. Attendons voir.

— Pas une mauvaise idée. Et merci de dire que ça te dérangera pas. Mais je l’ferai pas quand même. Vaut mieux prendre huit citoyens ordinaires plutôt qu’un membre d’la fonction publique. J’suis jusse curieux, tu connais. J’ai jamais vu autant d’or dans toute ma vie, et j’aimerais pouvoir conter ça à mes p’tits-enfants.

— Moi aussi », dit Alvin. Après un temps il demanda : « Shérif Doggly. Peggy Larner s’rait pas ’core dehors, des fois ?

— Non. J’regrette, Al. L’est partie. M’est avis qu’elle s’en est allée donner l’bonjour à son papa.

— M’est avis aussi, fit Alvin. Tant pis. »


* * *

Arthur Stuart ne se serait jamais qualifié d’espion. Ça n’était pas de sa faute s’il était petit. Ça n’était pas de sa faute s’il avait la peau sombre et s’il était enclin, par timidité, à rechercher les coins d’ombre et à rester parfaitement immobile, si bien qu’on l’oubliait très facilement. Il ne se rendait pas compte qu’une partie du chant vert persistait en lui depuis ses longues randonnées en compagnie d’Alvin, une mélodie au fond de sa tête, aussi marchait-il d’un pas exceptionnellement silencieux, les petites branches avaient tendance à se plier pour lui livrer le passage, et les planches ne grinçaient pas souvent sous ses pieds.

Mais lors de sa visite chez Vialatte, là, ce ne fut pas un hasard si elle ne le vit pas. Pour tout dire, il évita de monter sur la galerie de la poste, il ne risquait donc pas de passer par la porte de devant ni de faire sonner la clochette. Et lorsqu’il fit le tour de la maison, il ne cogna pas non plus à la porte de derrière ni ne demanda la permission avant de grimper sur le tonneau d’eau de pluie et de se pencher pour regarder par la fenêtre de la cuisine, où la théière chauffait sur le fourneau pendant que Vialatte, assise, buvait son thé et tenait une discussion animée avec…

Avec une salamandre.

Pas un lézard, non – même de la fenêtre, Arthur Stuart voyait bien que la bête n’avait pas d’écailles. Et puis, pas besoin d’être un génie pour faire la différence, à une distance de cinq pas, entre une salamandre et un lézard. Arthur Stuart était un garçon, et les garçons connaissent généralement ces choses-là. En outre, c’était un garçon particulièrement solitaire et curieux, et il s’y entendait question animaux, alors un autre gamin aurait peut-être pu se tromper, mais sûrement pas Arthur Stuart. C’était bien une salamandre.

Vialatte disait quelques mots, ensuite elle sirotait son thé en lançant des coups d’œil de temps en temps par-dessus sa tasse, puis approuvait de la tête ou murmurait quelque chose – « Hmmmm », « Je sais », « C’est bien triste » – comme si la salamandre lui parlait.

Mais la salamandre ne disait rien. La plupart du temps, elle ne regardait même pas Vialatte, bien qu’on ne soit jamais vraiment sûr avec une salamandre : des fois un œil regarde par ici et l’autre par là-bas, alors comment savoir ? Mais Arthur était tout de même quasiment certain qu’elle le regardait, lui. Elle savait qu’il était là. Mais ça n’avait pas l’air de l’inquiéter ni rien, aussi continua-t-il d’observer et d’écouter.

« Aucun homme ne devrait jouer avec l’affection d’une dame, disait Vialatte. Dès qu’il en prend le chemin, la dame a le droit de se protéger de son mieux. »

Une autre gorgée. Un autre hochement de tête.

« Oh, je sais. Et le pire, c’est qu’on va penser du mal de moi. Mais tout le monde est au courant qu’Alvin Smith a des pouvoirs occultes. Évidemment, c’était plus fort que moi. »

Une autre gorgée. Puis, brusquement, les larmes coulèrent à flots de ses yeux.

« Oh, ma chère, ma chère petite, mon amie, ma brave amie fidèle, comment puis-je faire ça ? Ce garçon me plaît. Il me plaît vraiment. Pourquoi, oh, pourquoi n’a-t-il pas voulu m’aimer ? Pourquoi faut-il qu’il me rejette et me pousse à faire ça ? »

Et ainsi de suite. Arthur n’était pas un imbécile. Il comprit tout de suite que Vialatte Franker mijotait un sale coup contre Alvin, et il espéra plus ou moins qu’elle allait révéler ses intentions ; il ne fallait pourtant pas trop y compter car elle s’éternisait sur sa mauvaise conscience, répétait qu’elle détestait faire ça mais que c’était le droit d’une dame de défendre son honneur même si elle donnait l’impression d’en être dépourvue, d’honneur, et que c’était réconfortant d’avoir une amie si bonne, si fidèle, si merveilleuse.

Ah ! les grosses larmes. Ah ! les soupirs. Ah ! la quantité de thé qu’elle ingurgita pendant qu’Arthur regardait et écoutait, appuyé sur le rebord de la fenêtre.

Mais bizarrement, dès que les pleurs cessèrent, sa figure redevint nette. Pas un sillon. Pas une trace de rouge autour des yeux. Pas le moindre signe qu’elle avait versé la plus petite larme.

Le thé finit par réclamer son tribut. Vialatte repoussa son fauteuil et se leva. Arthur savait où se trouvaient les cabinets ; il sauta aussitôt du tonneau d’eau de pluie et repassa en courant par devant la maison avant même que s’ouvre la porte de derrière. Puis, sachant qu’elle ne pourrait pas entendre la clochette, il s’introduisit dans la poste par l’entrée de la rue, se hissa par-dessus le comptoir et se faufila dans la cuisine. La salamandre s’y trouvait toujours, elle lapait un peu de thé tombé de la soucoupe. À l’arrivée d’Arthur, elle leva la tête. Elle décampa alors en changeant brusquement et successivement de directions, dessinant une figure sur la table. Un triangle. Puis un autre qui le traversait.

Un sortilège.

Arthur s’approcha du fauteuil qu’avait occupé Vialatte. Debout, il avait la tête à peu près à la hauteur de celle de la postière quand elle était assise. Et au moment où il se pencha sur le siège, la salamandre se transforma.

Non, pas vraiment. La salamandre disparut. Remplacée par une femme dans le fauteuil en vis-à-vis.

« Tes un vilain p’tit drôle », dit la femme avec un sourire triste.

Arthur fit à peine attention à ses paroles. Parce qu’il la reconnaissait. C’était la Peg Guester. La femme qu’il appelait sa mère. La femme enterrée sous un mémorial de pierre en haut de la colline derrière l’auberge, près de sa mère naturelle, la petite marronneuse qu’il n’avait jamais connue. La Peg était là.

Mais ce n’était pas la Peg. C’était la salamandre.

« Et t’imagines des affaires, vilain drôle. T’inventes des histoires. »

La Peg avait l’habitude de le traiter de « vilain drôle », mais c’était pour le taquiner. Notamment quand il rapportait ce qu’avait dit quelqu’un d’autre. Elle se mettait à rire, le traitait de vilain drôle, le serrait dans ses bras et lui disait de ne répéter cette réflexion-là à personne.

Mais cette femme-ci, cette Peg pour rire, elle le pensait. Elle le prenait pour un vilain drôle.

Il s’écarta du fauteuil. La salamandre était à nouveau sur la table, et la Peg avait disparu. Arthur s’agenouilla près du plateau pour observer la bête à hauteur d’œil. Elle le fixa du regard. Arthur fit de même.

Il avait l’habitude de faire ça pendant des heures avec des animaux de la forêt. Quand il était tout petit, il les comprenait. Il s’en repartait avec leurs histoires dans la tête. Cette aptitude avait peu à peu décru. Maintenant il ne percevait que des lueurs fugitives. Mais d’un autre côté, il ne passait plus autant de temps avec eux. Peut-être que s’il essayait assez fort…

« M’oublie pas, salamandre, chuchota-t-il. J’veux connaître ton histoire, j’veux connaître qui c’est qui t’a appris comment faire ces sortilèges sus la table. »

Il avança une main, puis baissa lentement un doigt jusque sur la tête de la bête. Elle n’eut pas de mouvement de recul ; elle ne bougea même pas lorsque son doigt entra en contact. Elle le regardait, c’est tout.

« Qu’esse tu fais à l’intérieur d’une maison ? chuchota-t-il. T’aimes pas ça, vivre enfermée dans une maison. T’as envie d’rester dehors. Près de l’eau. Dans la boue. Dans les feuilles. Avec les insecs. »

C’était ainsi que s’y prenait Alvin, il murmurait des phrases aux animaux, leur soufflait des idées.

« J’peux t’remmener dans la boue si tu veux. Viens avec moi, si tu veux. Viens avec moi, si tu peux. »

La salamandre leva une patte antérieure, puis la reposa lentement. Un pas plus près d’Arthur.

Et il crut sentir en elle une faim, un désir de se nourrir, mais davantage encore un désir de… de liberté. La salamandre n’aimait pas sa prison.

La porte s’ouvrit.

« Tiens, Arthur Stuart, fit Vialatte. Si je m’attendais. »

Arthur eut assez de présence d’esprit pour ne pas sursauter comme s’il faisait quelque chose de mal. « Y a des lettres pour Alvin ? demanda-t-il.

— Pas une. »

Arthur ne fit aucune allusion à la salamandre, ce qui était aussi bien car Vialatte ne lui jeta même pas un regard. De la part d’une dame qu’on aurait surprise avec une salamandre vivante – ou même une morte, d’ailleurs – sur sa table de cuisine, on aurait au moins attendu quelques explications.

« Tu veux du thé ? proposa-t-elle.

— J’peux pas rester, dit Arthur.

— Oh, la prochaine fois, alors. Bien des choses de ma part à Alvin. » Elle avait un beau et doux sourire.

Arthur tendit la main, carrément sous le nez de Vialatte, et toucha le dos de la salamandre.

La postière ne remarqua rien. Ou du moins ne montra par aucun signe qu’elle l’avait remarqué.

Il s’écarta, sortit de la cuisine à reculons, sauta par-dessus le comptoir, repassa la porte de devant en courant et entendit la clochette de l’entrée tinter dans son dos après son passage.

Si la salamandre était prisonnière, qui l’avait capturée ? Pas Vialatte… La salamandre créait des sortilèges pour faire croire à la postière qu’elle voyait quelqu’un. Seulement, Arthur était prêt à parier que ce n’était pas la Peg Guester qu’elle voyait. Et la salamandre ne faisait pas ça volontairement, parce que tout ce qu’elle voulait, c’était être libre et reprendre une vie de salamandre ordinaire.

Faudrait qu’il en parle à Alvin, pour sûr. Vialatte avait dans l’idée de lui jouer un sale tour, et la salamandre qui traçait des sortilèges avec ses pattes sur la table de la cuisine, elle était dans le coup.

Comment Vialatte a pu être assez bête pour ne pas me voir toucher sa salamandre ? Pourquoi elle ne s’est pas fâchée quand elle m’a trouvé dans la cuisine en revenant des cabinets ?

Peut-être qu’elle voulait que je voie la salamandre. Ou que quelqu’un d’autre le voulait.

Voulait que je voie ma mère.

Un instant, alors qu’il marchait le long de la rue principale poussiéreuse de Hatrack River, il perdit contenance, faillit se mettre à pleurer en pensant à sa mère qu’il avait cru voir assise en face de lui.

Ce n’était pas vrai, se dit-il. C’était de l’invention. De la blague. Du mystifiage. La personne derrière tout ça était une menteuse, et même une sale menteuse. Vilain drôle, ah oui ! Méchant garçon. Il n’était pas un méchant garçon. Il était un bon garçon et la vraie Peg Guester l’aurait su, elle ne lui aurait pas dit des choses pareilles. La vraie Peg Guester l’aurait serré très fort dans ses bras et aurait dit : « Mon bon garçon, Arthur Stuart, t’es mon bon garçon à moi. »

Il marcha pour oublier. Il marcha pour refouler les larmes de ses yeux, et lorsque la tristesse disparut, un autre sentiment la remplaça. Une rage folle. On n’avait pas le droit de lui faire voir mouman. Pas le droit. Je te connais pas mais je te déteste, tu m’as fait voir ma mouman et elle me traitait de vilains noms.

Il monta au petit trot les marches du palais de justice. Le seul avantage qu’Arthur Smart voyait dans l’emprisonnement d’Alvin, c’est qu’il savait toujours où le trouver.


* * *

Napoléon avait du mal à croire qu’il avait un moment failli faire tuer Calvin, le jeune Américain. Du mal à se rappeler sa crainte devant le pouvoir du jeune homme. Les premiers jours, il l’avait étroitement surveillé, dormant à peine de peur qu’il tente un mauvais coup pendant son sommeil. Qu’il l’ampute des jambes, par exemple. Un remède radical à la goutte ! L’idée lui en était venue des nombreuses circonstances où, en proie au martyre, il avait souhaité qu’au cours d’une de ses batailles un boulet de canon lui en emporte une. Clopiner avec des cannes ne serait pas pire. Et le gamin lui procurait un tel soulagement. Il ne guérissait pas… mais il éliminait la douleur.

En échange, Napoléon ne voyait pas d’objection à laisser Calvin le manipuler. L’autre savait qui était vraiment le maître, et il n’avait rien d’un petit Américain arriviste et ignorant. Il se trouvait peut-être malin parce qu’il accordait un jour de soulagement en échange de chaque leçon sur la façon de gouverner les hommes, mais qui s’en souciait ? S’imaginait-il vraiment que Bonaparte allait lui enseigner quoi que ce soit qui lui donnerait un avantage ? Au contraire, à chaque heure des jours qu’ils passaient ensemble, l’emprise de Napoléon sur un jeune homme potentiellement impossible à maîtriser grandissait, se renforçait. Et Calvin ne se doutait de rien.

Personne ne comprenait jamais. Tout le monde croyait servir l’Empereur par amour et admiration, ou par appât du gain et intérêt personnel, ou par peur et prudence. Quelle que fût la raison qui les animait, Napoléon l’encourageait, la dirigeait. Certains obéissaient à la honte, et d’autres à un sentiment de culpabilité ; certains à l’ambition, d’autres à la luxure, d’autres encore à leur excès de piété – car lorsque les circonstances l’exigeaient, Napoléon pouvait convaincre une âme en mal de spiritualité qu’il était le serviteur élu de Dieu sur terre. Ce n’était pas difficile. Non, pas quand on comprenait ses semblables comme lui les comprenait. Ils exhalaient leurs désirs comme de la sueur, comme l’odeur d’un athlète après l’épreuve ou d’un soldat après la bataille, comme l’odeur d’une femme – nul discours nécessaire, il lui suffisait de prononcer le ou les mots précis qu’ils avaient besoin d’entendre pour se les attacher.

Et les rares fois où ses interlocuteurs restaient insensibles à ses paroles, quand ils bénéficiaient d’une amulette ou d’un sortilège de protection, à chaque fois plus perfectionnés que les précédents, eh bien, c’était là que les gardes intervenaient. Voilà pourquoi il existait une guillotine. Chacun savait que Napoléon n’était pas un homme cruel, qu’on prononçait peu de condamnations sous son autorité. Chacun savait que si on envoyait un homme à l’échafaud, c’était parce que le monde s’en porterait mieux si on lui séparait la bouche des poumons, la tête des mains.

Calvin ? Ah, ce gamin-là aurait pu être dangereux. Il avait le pouvoir d’échapper à la guillotine, d’empêcher la lame de s’abattre sur son cou. Il aurait pu contrer tout ce qui ne le prenait pas entièrement au dépourvu. Comment l’Empereur l’aurait-il vaincu ? Peut-être avec un peu d’opium pour l’engourdir ; il fallait bien qu’il dorme de temps en temps. Mais ça n’avait pas d’importance. Il ne servirait à rien de le tuer, tout compte fait. Un peu d’attention, un peu de patience, et il l’aurait dans sa poche.

Non pas comme un serviteur… Non, ce jeune Américain était malin, il se méfiait, il prenait garde de ne pas succomber aux tentatives de Napoléon d’en faire un esclave, un de ces laquais qui regardaient leur empereur avec adoration. De temps en temps Bonaparte lançait une remarque, un genre de feinte, pour que Calvin croie repousser les meilleurs coups de son adversaire. Mais en fait Napoléon n’avait pas besoin de la loyauté de ce gamin. Uniquement de son toucher apaisant.

Cet Américain était animé par la jalousie. Qui aurait pensé ça ? Ce pouvoir inné, de tels dons de Dieu, de dame Nature ou d’on ne savait qui… et lui gâchait tout par jalousie de son frère aîné, Alvin. Eh bien, Napoléon n’était pas près de conseiller à Calvin d’éviter de céder à de tels sentiments ! Au contraire, il les entretenait, subtilement, en demandant régulièrement comment Alvin s’y serait pris dans tel ou tel cas, ou en remarquant combien il est pénible de supporter des cadets dont les capacités ne se révèlent pas à la hauteur. Il savait que ces réflexions restaient sur le cœur de Calvin, qu’elles alimentaient sa rancœur. Un ver qui s’insinuait, qui grignotait des galeries dans son jugement. Je te tiens. Je le tiens. Regarde de l’autre côté de l’Océan, fixe-toi sur ton frère ; tu aurais pu me disputer l’empire, la moitié du monde, mais au lieu de ça tu ne songes qu’à un paysan sans intérêt, mal vêtu, en peau de daim ou je ne sais quoi, capable de polir une pierre à mains nues et de guérir les malades.

Guérir les malades. C’était à ça que travaillait Napoléon désormais. Il savait pertinemment que Calvin ne le guérissait pas à dessein ; il savait aussi que si l’Américain venait à comprendre que son patient tirait réellement les ficelles, il prendrait sûrement le large et l’abandonnerait à sa goutte. Il lui fallait donc maintenir un équilibre délicat : le railler parce que son frère guérissait et que lui n’y arrivait pas, et en même temps le convaincre qu’il avait déjà appris tout ce que l’Empereur avait à enseigner, que ce n’était plus maintenant qu’une question de pratique pour qu’il excelle à dominer ses semblables.

Si ça marchait, le gamin, assuré d’avoir extrait la dernière parcelle de connaissance du cerveau de Napoléon, finirait par montrer qu’il valait son frère. Il guérirait l’Empereur, puis quitterait aussitôt la cour et reprendrait le bateau pour l’Amérique afin de défier son aîné – d’essayer, grâce aux leçons de Napoléon, de prendre l’ascendant sur lui.

Évidemment, s’il repartait là-bas et qu’aucune leçon de l’Empereur ne se révélait efficace, il reviendrait se venger ! Mais Napoléon l’instruisait réellement. Suffisamment pour jouer sur les faiblesses des faibles, les peurs des peureux, les ambitions des orgueilleux, l’ignorance des imbéciles. Ce dont Calvin ne se doutait pas, c’était que Napoléon ne lui enseignait aucun des arts vraiment difficiles : comment retourner les vertus des hommes de bien contre eux-mêmes.

Le plus drôle, c’est que Calvin vivait au milieu des hommes les meilleurs, ceux que Napoléon avait eu le plus de mal à dominer. Le marquis de La Fayette, par exemple – c’était le serviteur qui donnait son bain à l’Américain, tout comme il le donnait à l’Empereur. Jamais Calvin n’aurait imaginé que Napoléon gardait ses ennemis les plus dangereux auprès de lui, inconscient des humiliations qu’il leur infligeait. Si seulement Calvin pouvait comprendre, il s’apercevrait que c’est ça, le vrai pouvoir. Les malfaisants, les faibles, les froussards, on les dompte facilement. C’était uniquement lorsque Napoléon avait pris l’ascendant sur les hommes vertueux qu’il avait enfin eu l’assurance d’accéder au pouvoir, de détrôner le roi et de prendre sa place, de conquérir l’Europe et d’imposer sa paix aux nations en guerre.

Calvin ne voit rien parce que, lui-même froussard et ambitieux, il ne comprend pas le courage et la générosité. Pas étonnant qu’il en veuille autant à son frère ! D’après ce qu’en disait le jeune Américain, Napoléon avait l’impression qu’Alvin représenterait sûrement un morceau coriace pour lui, un cas très difficile à résoudre. D’ailleurs, connaître l’existence du frère de Calvin suffisait pour que Napoléon diffère son projet de renforcer ses armées au Canada en vue de conquérir les trois nations anglophones d’Amérique. Inutile de donner l’occasion à Alvin de tourner les yeux vers l’est. C’était un combat dans lequel Napoléon refusait de se lancer.

Il préférait renvoyer Calvin chez lui, nanti d’un savoir-faire en matière de duperie, subversion, corruption et manipulation. Il n’aurait aucun ascendant sur Alvin, évidemment, mais il parviendrait sûrement à le tromper, car Napoléon savait pertinemment que si les malfaisants, les faibles et les froussards croyaient lire dans les actes d’autrui leurs propres mobiles indignes, les vertueux avaient de leur côté tendance à prêter à leurs semblables les intentions les plus pures ; sinon pourquoi y avait-il autant de fieffés menteurs qui réussissaient à filouter le monde ? Si les gens honnêtes ne faisaient pas autant confiance aux fripouilles, l’espèce humaine serait éteinte depuis longtemps – la plupart des femmes n’auraient jamais laissé la plupart des hommes les aborder.

Que les deux frères se battent entre eux, et on verra. Si quelqu’un peut écarter la menace que représente cet Alvin Smith, c’est bien son cadet à même de s’en approcher – contrairement moi, malgré toutes mes armées, malgré toute mon habileté. Oui, qu’ils se battent donc entre eux.

Mais pas avant que ma jambe soit guérie.

« Mon cher Léon, vous n’allez tout de même pas dormir dans un lit aussi mal fait. »

C’était La Fayette, venu voir comment il allait avant qu’il s’endorme. Napoléon laissa le marquis lui remonter sa couverture. La nuit était fraîche ; c’était agréable d’être l’objet d’une sollicitude aussi tendre de la part d’un ami fidèle, digne de confiance, aux grandes responsabilités, à l’esprit créateur. Je tiens dans les mains ce qui se fait de mieux en hommes, et sous ma botte ce qui se fait de pire. Mon exploit dépasse de loin celui de Dieu. Le vieux barbu a mal choisi son fils unique. À la place de ce balourd, à Jérusalem, j’aurais imposé ma loi à Rome en un rien de temps et converti le monde entier à ma doctrine.

Voilà peut-être ce qu’était Alvin : le deuxième essai de Dieu ! Eh bien, Napoléon allait apporter sa contribution à l’intrigue. Il allait envoyer à Alvin Smith son Judas.

« Vous avez besoin de sommeil, Léon, dit La Fayette.

— J’ai tant de choses en tête, fit Napoléon.

— Heureuses, j’imagine.

— Heureuses, en effet.

— Pas de douleur à la jambe ? C’est bien commode d’avoir ce jeune Américain auprès de vous, s’il vous évite ces affreuses souffrances.

— Je sais, quand j’ai mal je suis très difficile à vivre, dit Napoléon.

— Pas du tout, aucunement. Loin de moi cette pensée. C’est un plaisir d’être avec vous.

— Vous ne regrettez rien, cher marquis ? Les armées, le pouvoir ? Le gouvernement, la politique, les intrigues ?

— Oh, Léon ! Comment pourrais-je les regretter ? À travers vous j’ai tout cela. Je regarde ce que vous accomplissez et je m’émerveille. Jamais je n’aurais pu faire aussi bien. Avec vous, je suis à l’école tous les jours ; vous êtes un maître prodigieux.

— Vraiment ?

— Le maître. Le maître suprême, mon cher Léon. Comme le nom que porte votre maison en Corse lui va bien, cher ami ! Buona Parte. La bonne part. Vous avez véritablement reçu la meilleure part des dons humains.

— Que c’est aimable à vous, mon cher marquis. Bonne nuit.

— Que Dieu vous bénisse. »

La bougie quitta la chambre, et la lune renvoya sa lumière pâle à travers les rideaux.

Je sais que tu m’examines, Calvin. Tu m’envoies dans les jambes ta bestiole, comme tu l’appelles si bizarrement, pour trouver la cause de la goutte. Tâche de réussir. Sois aussi malin que ton frère dans ce domaine, ainsi je pourrai enfin me débarrasser à la fois de toi et de la douleur.


* * *

En-Vérité avait connu des hommes dépravés dans sa vie ; on lui avait proposé de grosses sommes d’argent pour en défendre un de temps en temps, mais sa conscience n’était pas à vendre. Il se rappela l’un d’eux qui, croyant que ses laquais n’avaient pas été explicites sur le montant exact qu’il offrait, était personnellement venu le voir. Lorsqu’il avait fini par comprendre que l’avocat ne résistait pas dans le but d’obtenir davantage, il avait paru vexé. « Vraiment, maître Cooper, pourquoi mon argent ne vaut-il pas celui des autres ?

— Il ne s’agit pas de votre argent, monsieur, avait répliqué En-Vérité.

— De quoi, alors ? Qu’est-ce qui vous gêne ?

— Je n’arrête pas de me demander : Et si jamais, par une quelconque erreur judiciaire, je gagnais ce procès ? »

Livide, l’homme lui avait lancé des menaces effroyables avant de sortir. En-Vérité n’avait jamais su si c’était lui ou un autre qui avait envoyé un assassin pour le tuer – une tentative lamentable, au couteau et dans le noir. En-Vérité avait vu la lame et le sourire mauvais de l’assassin – qui avait manifestement choisi une profession lui permettant de satisfaire ses penchants –, il avait alors poussé la lame à se détacher du manche du couteau et à se briser par terre aux pieds du malandrin. Lequel n’aurait pas eu l’air plus déconfit s’il l’avait changé en eunuque.

Des hommes avilis mais qui avaient tous un point commun : ils tenaient la vertu en haute estime et s’efforçaient de s’en donner l’apparence. L’hypocrisie, malgré sa mauvaise réputation, manifestait au moins un respect honnête pour la bonté.

Ces pisteurs d’esclaves, pourtant, manquaient de noblesse pour jouer les hypocrites. N’ayant pas dépassé le niveau des reptiles et des requins, ils n’avaient visiblement pas conscience de leur abjection et n’essayaient donc pas de cacher leur nature. On était presque tenté d’admirer leur impudence, jusqu’à ce qu’on se rappelle ce qu’il leur fallait d’indifférence glacée à l’égard de toute décence pour passer leur vie, contre de l’argent uniquement, à pourchasser les plus démunis de leurs semblables avant de les ramener à une existence d’asservissement, de châtiments et de désespoir.

En-Vérité constata avec plaisir que Daniel Webster avait l’air presque aussi dégoûté que lui par ces hommes. L’avocat de Nouvelle-Angleterre dédaigna soigneusement de leur serrer la main, s’arrangeant pour se plonger dans sa paperasse à chaque arrivée successive des pisteurs. Il ne s’embêta même pas non plus à retenir leurs noms ; après avoir constaté que tous ceux engagés étaient effectivement rassemblés, il ne s’adressa à eux que collectivement, et sans vraiment en regarder un seul dans les yeux. S’ils remarquèrent sa réserve, ils n’en dirent rien et ne manifestèrent aucun ressentiment. Peut-être était-ce ainsi qu’on les traitait toujours. Peut-être que les propriétaires qui les engageaient le faisaient avec répugnance, qu’ils se lavaient les mains après leur avoir remis la capsule de l’esclave à traquer, qu’ils se les relavaient après leur avoir versé leur salaire de pisteurs. Ne comprenaient-ils donc pas que le coupable, c’est le meurtrier et non le couteau ?

Il était dix heures et demie du matin lorsque les pisteurs, assis il une unique table en long devant le juge, eurent tiré tous les renseignements dont ils avaient besoin de la capsule appartenant à un nommé Chicaneau Planteur, d’Oily Spring dans le Kenituck. Le juge avait en main la déposition que maître Webster avait prise avec soin chez monsieur Planteur à Carthage City, dans la Wobbish. Planteur avait voulu déclarer que la capsule rassemblait des rognures d’ongles, des cheveux et des fragments de peau desséchée prélevés sur un certain Arthur Stuart de Hatrack River ; mais Webster avait insisté pour qu’il expose les faits seulement, à savoir que le contenu de la capsule provenait d’un bébé anonyme né dans sa ferme en Appalachie d’une esclave lui appartenant à l’époque et qui s’était échappée peu de temps après – avec, tenait à ajouter Planteur, l’aide du diable, lequel lui avait donné le pouvoir de voler, du moins c’était la rumeur qui courait parmi les esclaves ignorants et superstitieux.

Les pisteurs étaient prêts ; on fit entrer les enfants un par un et on les aligna face à eux. Tous portaient des vêtements ordinaires et tous avaient à peu près la même taille. Ils avaient les mains dissimulées, non pas dans des gants, mais dans des sacs de toile ficelés au-dessus des coudes ; d’amples capuchons en toile à sac plus fine leur recouvraient la tête. Nulle part on n’entrevoyait leur peau ; on avait veillé à ce qu’il n’y ait pas d’ouverture entre les boutons de leur chemise. Et au cas où, un grand écriteau portant un numéro pendait au cou de chaque gamin et masquait complètement le devant de la chemise.

En-Vérité les examina attentivement. Y avait-il une différence entre les fils noirs de Mock Berry et les petits Blancs ? Quelque chose dans leur démarche, dans leur maintien ? De fait, il existait des différences entre eux – la pose insouciante de celui-ci, les signes de nervosité de celui-là – mais En-Vérité était incapable de distinguer les Blancs des Noirs ; incapable à plus forte raison de désigner Arthur Stuart, le petit garçon qui n’appartenait entièrement à aucune des deux races. Ça ne voulait pas dire pour autant que les pisteurs n’en savaient rien ni qu’ils ne pouvaient pas le deviner.

Alvin l’avait cependant assuré que leur talent ne leur servirait à rien, vu qu’Arthur Stuart ne correspondait plus à la capsule.

Et Alvin avait raison. Les pisteurs eurent l’air déconcertés lorsqu’on amena le dernier gamin et que le juge leur demanda : « Eh bien, lequel coïncide avec la capsule ? » Manifestement, ils s’étaient attendus à reconnaître tout de suite leur proie. Mais ils se mirent à murmurer entre eux.

« On ne se consulte pas, dit le juge. Chacun de vous doit se décider individuellement, écrire le numéro du garçon qui d’après vous coïncide avec la capsule, et c’est tout.

— Vous êtes sûr que personne a caché l’drôle en question ? fit un pisteur.

— Vous me demandez, dit le juge, si je suis corrompu ou idiot. Voudriez-vous avoir l’amabilité de préciser quelle accusation vous portez ? »

Les pisteurs réfléchirent en silence.

« Messieurs, fit le juge sur un ton plutôt sec en s’adressant à eux, vous avez eu trois minutes. On m’avait dit que votre identification serait instantanée. Je vous prie de noter le numéro, qu’on en finisse. »

Ils notèrent le numéro. Ils signèrent leurs papiers. Ils les tendirent au juge.

En-Vérité ne put qu’admirer la façon dont le magistrat resta imperturbable lorsqu’il tria les documents. Mais c’était en même temps frustrant. Rien chez lui ne laisserait-il présager du résultat ?

« Je suis déçu, dit le juge. Je m’attendais à ce que les pouvoirs tant vantés des pisteurs d’esclaves et leur intégrité légendaire donneraient un résultat unanime. Je m’attendais à ce que vous montriez d’un seul doigt un des garçons, ou que vous déclariez d’une même voix que le gamin ne faisait pas partie du groupe. Au lieu de ça, je découvre tout un éventail de réponses. Trois d’entre vous déclarent au risque de se parjurer qu’aucun de ces enfants ne correspond à la capsule. Mais quatre autres en ont désigné des différents, une fois encore au risque de se parjurer. Pour être plus précis, ces quatre-là se sont décidés pour trois garçons différents. Il se trouve que les deux apparemment d’accord sont assis l’un à côté de l’autre, à mon extrême droite. Comme vous êtes les deux seuls qui accusez le même enfant, je crois que nous allons vérifier votre réponse en premier. Huissier, s’il vous plaît, veuillez ôter le capuchon du garçon numéro cinq. » L’huissier fit ce qu’on lui demandait. L’enfant était noir, mais ce n’était pas Arthur Stuart.

« Vous deux, là… êtes-vous certains, jurez-vous devant Dieu, que ce jeune garçon est celui qui correspond à la capsule ? Rappelez-vous, je vous prie, que c’est votre permis d’exercer votre profession dans l’État de la Wobbish qui est en jeu, car s’il apparaît que vous n’êtes pas dignes de foi ou que vous êtes malhonnêtes, vous n’aurez plus jamais le droit de ramener un esclave de l’autre côté de la rivière. » Mais ils savaient aussi que s’ils se dégonflaient maintenant, ils risquaient l’inculpation de parjure. Et l’enfant était tout de même noir.

« Non, m’sieur, j’suis sûr que c’est lui », fit le premier. L’autre approuva d’un hochement de tête appuyé.

« Voyons maintenant les deux autres garçons qui ont été désignés, ôtez les capuchons des numéros un et deux. » L’un était noir, l’autre blanc. Le pisteur qui avait accusé le blanc se cacha la figure dans les mains.

« Une fois encore, sachant que votre permis est en jeu, êtes-vous l’un et l’autre prêts à jurer que l’enfant désigné correspond exactement à la capsule ? »

Le pisteur qui avait opté pour le petit Blanc se mit à bredouiller. « J’connais pas… non… j’étais pourtant sûr… j’croyais ben qu’c’était…

— La réponse est simple… Persistez-vous à jurer que ce jeune garçon correspond exactement à la capsule, ou avez-vous menti sous serment quand vous l’avez désigné ? »

Les pisteurs qui avaient juré que la capsule ne coïncidait avec aucun gamin souriaient à présent : ils savaient, à l’évidence, que les autres avaient menti, et ils se réjouissaient de leur tourment.

« J’ai pas menti, fit le pisteur qui avait accusé le garçon blanc.

— Moi non plus, ajouta l’autre d’un air de défi. Et j’crois toujours que j’ai raison. J’connais pas pourquoi les autres gars se sont trompés d’même.

— Mais vous, là… vous ne prétendez pas avoir raison, dites ? Vous ne croyez tout de même pas qu’un miracle a blanchi ce petit esclave ?

— Non, m’sieur. J’ai… j’ai dû m’tromper.

— Donnez-moi votre permis. Tout de suite. »

Le malheureux pisteur se leva et tendit au juge un étui en cuir. Le juge en sortit un bout de papier estampillé d’un sceau officiel. Il écrivit dans la marge et au dos du document ; puis il signa et apposa son propre cachet. « Voilà, dit-il au pisteur. Vous comprenez que si jamais on vous prend à exercer la profession de pisteur d’esclaves dans l’État de l’Hio, vous serez arrêté, jugé et condamné au moins à dix ans de prison ?

— J’comprends, répondit l’homme humilié.

— Et vous êtes aussi conscient que l’Hio a passé un accord de réciprocité avec les États de l’Huron, du Suskwahenny, de l’Irrakwa, de la Pennsylvanie et de la Nouvelle-Suède ? Et que vous y encourrez donc des peines identiques ou comparables si vous tentez d’exercer cette profession ?

— J’comprends, répéta l’homme.

— Je vous remercie de votre aide. Estimez-vous heureux d’être incompétent, car si j’avais une raison de vous soupçonner de parjure, vous auriez droit à la prison et au fouet, je vous le garantis, parce que si je croyais que vous avez volontairement désigné à tort ce garçon, je n’aurais aucune pitié pour vous. Vous pouvez disposer. »

Les autres avaient manifestement reçu le message. Tandis que leur malheureux collègue se sauvait de la salle, les trois restants qui avaient accusé un gamin ou un autre s’armèrent de courage pour ce qui allait venir.

« Shérif Doggly, reprit le juge, voudriez-vous avoir l’amabilité de nous révéler l’identité de ces deux garçons que trois membres de notre comité de pisteurs ont identifiés ?

— Pour sûr, Votre Honneur, répondit Doggly. Ces deux-là, c’est les gars à Mock Berry, James et John. Peter, il est presque un homme, et Andrew et Zebede étaient trop p’tits.

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