IV Interrogations

Avant même l’arrivée de la lettre de mademoiselle Larner. Alvin se sentait nerveux. Rien ne se déroulait comme il l’avait prévu. Après des mois d’efforts pour convertir sa famille et ses voisins en Faiseurs, six vies entières lui paraissaient insuffisantes pour mener sa tâche à bien, et il avait beau faire, il voyait mal comment bénéficier d’existences supplémentaires.

Son enseignement n’était pas un échec, non, il ne pouvait pas le qualifier de fiasco total, pas encore, vu que certains élèves apprenaient vraiment à réaliser de petits actes de Faiseur. Ce n’était pas leur talent, voilà tout. Alvin avait cru qu’il n’existait pas de talent qu’on ne pourrait apprendre avec du temps, de la pratique, un tant soit peu d’intelligence et de cette bonne vieille persévérance. Mais un détail lui avait échappé : le talent du Faiseur, c’est comme un faisceau de talents, et si quelques élèves en comprenaient certains aspects, quasiment aucun ne donnait l’impression de saisir l’ensemble. Mesure avait de temps en temps quelques lueurs. Davantage que des lueurs, à vrai dire. Il parviendrait sûrement à devenir Faiseur lui-même si seulement il ne se laissait pas tout le temps distraire. Quant aux autres… ils n’avaient aucune chance de ressembler à Alvin. Alors, s’il n’y avait aucun espoir de réussir, à quoi bon insister ?

Pourtant, chaque fois qu’il cédait ainsi au découragement, il s’imposait de se taire et de s’en tenir à sa tâche. On ne devient pas Faiseur en modifiant ses plans à tout bout de champ. Qui peut suivre, dans ces conditions ? On continue. Même lorsque Calvin, le seul Faiseur-né du lot, avait refusé d’apprendre quoi que ce soit et qu’il était finalement parti commettre on ne savait quelles sottises de par le vaste monde, même alors on n’abandonne pas pour s’en aller à sa recherche parce que, comme l’avait fait remarquer Mesure aux hommes qui voulaient monter une expédition : « On force pas les genses à devenir Faiseux, par rapport que forcer l’monde à faire c’qu’on veut, c’est du Défaisage. »

Même lorsque le propre père d’Alvin avait dit : « Al, j’suis émerveillé par c’que t’arrives à faire, mais moi, ça m’suffit que t’y arrives. J’ai fait ma part quand t’es né, à ce qui m’semble. Y a pas d’homme en ce monde qu’est pas fier de voir son fils le dépasser, ce que t’as fait facilement, et c’est pas mon idée de m’replacer dans la course. » Même alors, Alvin avait tristement décidé de poursuivre ses leçons tandis que son père s’en retournait au moulin, entreprenait de le nettoyer et de le remettre en état de moudre.

« J’arrive pas à connaître, disait le Père, si moudre c’est Faire ou Défaire. Les meules, elles broyent le grain, elles l’écharpillent en poussière, alors c’est Défaire. Mais la poussière, c’est d’la farine, et on s’en sert pour pétrir du pain et des gâteaux qu’on pourrait pas préparer directement avec du blé ni du maïs, alors la mouture c’est p’t-être jusse une étape sus l’chemin pour Faire. Tu réponds quoi, à ça, Alvin ? Moudre de la farine, c’est Faire ou Défaire ? »

Ma foi, Alvin pouvait facilement répondre que c’était un acte de Faiseur, pour sûr, mais cette question n’arrêtait pas de le travailler. J’ai voulu faire des Faiseurs de ces gens, de ma famille, de mes voisins. Mais est-ce que je ne suis pas justement en train de les broyer, de Défaire ? Avant que je m’évertue à leur apprendre, ils étaient tous contents de leurs propres talents, ou même de leur manque de talent, quand on y réfléchit. À présent, les voilà frustrés, ils se sentent des bons à rien, et pourquoi ? Est-ce que Faire, c’est changer les gens en quelque chose pour quoi ils n’étaient pas nés ? C’est bien d’être un Faiseur – je le sais, j’en suis un. Mais est-ce que ça veut dire qu’il n’existe rien d’autre de bien ?

Il avait demandé à Mot-pour-mot, bien sûr. Après tout, Mot-pour-mot n’apparaissait pas sans raison, même si le vieux benêt l’ignorait personnellement. Peut-être était-il là pour donner des réponses à Alvin. Aussi, un jour qu’ils fendaient tous les deux du bois dehors, derrière la maison, il lui avait posé la question, et Mot-pour-mot avait répondu comme à son habitude, par une histoire.

« On m’a autrefois parlé d’un homme qui bâtissait un mur aussi vite qu’il pouvait, mais quelqu’un d’autre le démolissait encore plus vite. Il se demandait comment empêcher le mur d’être complètement détruit, sans parler de le terminer. Et la réponse était simple : il ne fallait pas le bâtir tout seul.

— Je m’souviens d’cette histoire-là, avait dit Alvin. C’est rapport à elle que j’suis icitte pour essayer d’apprendre aux genses à devenir Faiseux.

— Je me demande si tu ne pourrais pas adapter cette histoire, ou peut-être la tordre un peu et en essorer une vérité plus utile.

— Tords-la donc, toi. On verra si l’histoire, c’est un linge mouillé ou un cou d’poulet quand t’auras fini d’la tordre.

— Eh bien, peut-être que ce qu’il faut, ce n’est pas une équipe d’autres maçons qui taillent la pierre, mélangent le mortier et plombent le mur, tout ça. Il faut peut-être tout bonnement des tas de tailleurs, des tas de mélangeurs de mortier, des tas de surveillants et ainsi de suite. Tout le monde n’a pas besoin d’être Faiseur. En fait, il suffit peut-être d’un seul vrai Faiseur, l’unique. »

La vérité de ce que disait Mot-pour-mot était évidente ; elle était déjà souvent apparue à Alvin, sous d’autres formes. Ce qui le surprit, ce furent les larmes qui lui montèrent brusquement aux yeux, et il demanda doucement : « Pourquoi ça m’rend si affreusement triste, mon ami ?

— Parce que tu as un bon fond, répondit Mot-pour-mot. Un homme mauvais serait ravi d’apprendre qu’il n’y a que lui à pouvoir diriger un grand nombre de gens employés à la même cause.

— Plusse que tout, j’veux pus être seul. J’ai été assez seul comme ça. Presque durant tout l’temps d’mon apprentissage à Hatrack River, j’avais l’impression d’avoir personne d’mon côté.

— Mais tu n’as jamais été seul pendant tout ce temps-là.

— Si tu veux parler de m’zelle Larner qui m’surveillait…

— C’est de Peggy, oui, que je parle. Je ne comprends pas pourquoi tu continues de l’appeler par son faux nom.

— C’est çui d’la femme avec qui j’suis tombé en amour. Mais elle connaît mon cœur. Elle connaît que j’ai tué un homme et que j’étais pas forcé.

— L’assassin de sa mère ? Je ne crois pas qu’elle t’en veuille pour ça.

— Elle connaît la sorte d’homme que j’suis et elle m’aime pas, voilà, dit Alvin. Alors je s’rai tout seul sitôt que j’partirai d’icitte. En plusse, ça s’rait comme mettre tous ces genses en ligne, leur donner des claques dans la goule et leur dire : Vous y arrivez pas, alors moi, j’m’en vais. »

Ce qui fit rire Mot-pour-mot. « C’est complètement absurde, et tu le sais, La vérité, c’est que tu leur as déjà tout appris, et maintenant ce qui leur faut, c’est de la pratique. Ils n’ont plus besoin de toi ici.

— Mais personne a b’soin d’moi ailleurs. »

Mot-pour-mot se remit à rire.

« Arrête de rigoler et dis-moi donc ce qu’y a de drôle, fit Alvin.

— Une blague qu’on explique n’a plus rien de drôle, alors ce n’est pas la peine.

— Tu m’aides pas beaucoup, dit Alvin en enfonçant la lame de sa hache dans le billot.

— Au contraire, je t’aide beaucoup. Seulement, tu ne veux pas encore qu’on t’aide.

— Si, je l’veux ! Mais j’ai pas b’soin de devinettes, j’ai b’soin d’réponses !

— Tu as besoin de quelqu’un pour te dire ce que tu dois faire ? Ça, c’est une surprise. Toujours apprenti, alors, en fin de compte ? Tu veux confier ta vie à un autre ? Pour combien de temps ? Encore sept ans ?

— J’suis p’t-être pus un apprenti, mais ça veut pas dire que j’suis un maître. J’suis qu’un compagnon.

— Alors fais-toi embaucher quelque part. Tu as encore des choses à apprendre.

— J’connais, fit Alvin. Mais j’connais pas où aller pour les apprendre. Y a cette ville de cristal que j’ai vue dans la tornade avec Tenskwa-Tawa. J’connais pas comment la bâtir. J’connais pas la bâtir. J’connais même pas pourquoi j’dois la bâtir, seulement qu’il faut qu’elle existe et que j’dois la faire exister.

— Tu vois, fit Mot-pour-mot. Comme je disais, tu as déjà appris à tous ceux d’ici ce que tu sais, et plutôt deux fois qu’une. Tout ce que tu fais maintenant, c’est de les aider à s’exercer – et de temps en temps tu triches, tu leur donnes un coup de pouce, ne crois pas que je n’ai rien remarqué.

— Quand j’use de mon talent pour ça, j’leur dis, fit Alvin en rougissant.

— Et alors ils se sentent quand même des incapables, ils se figurent que c’est ton aide qui a fait le travail et qu’eux n’y sont pour rien. Alvin, je crois que je vais te donner une réponse. Tu as fait ton possible ici. Laisse Mesure les aider, et aussi ceux qui ont appris des bribes par-ci par-là. Laisse-les se débrouiller tout seuls, comme toi tu as fait. Et après, tu partiras courir le monde et tu apprendras d’autres choses que tu as besoin de savoir. »

Alvin hocha la tête, mais au fond de lui il refusait d’y croire. « J’vois pas à quoi ça sert de partir pour essayer d’apprendre, tu connais aussi bien qu’moi qu’y a pas d’autre Faiseux dans l’monde asteure, sauf si tu comptes Calvin, mais moi pas. Qui c’est qui va m’apprendre ? Où j’vais aller ?

— Alors, d’après toi ça ne sert à rien de voyager, d’ouvrir les yeux et les oreilles et d’apprendre tout ce qu’on peut. »

Mot-pour-mot avait une expression tellement désabusée en disant ces mots qu’Alvin y reconnut tout de suite un double sens. « C’est pas par rapport que toi, t’apprends d’même, que moi, j’peux aussi. Tu récoltes des histoires, toi, et des histoires, on en trouve tout partout.

— Le Faire, on le trouve presque partout aussi. Et là où il n’y en a pas, il reste encore des choses déjà faites et détruites qui sont riches d’enseignement.

— J’peux pas partir, dit Alvin. J’peux pas.

— Ce qui veut dire que tu as peur. »

Alvin hocha la tête.

« Tu as peur de tuer encore.

— J’crois pas. J’connais qu’ça m’arrivera pas. Sûrement.

— Tu as peur de tomber encore amoureux. »

Alvin éclata d’un rire moqueur.

« Tu as peur de te retrouver tout seul.

— Tout seul, comment j’pourrais ? J’ai mon soc d’or avec moi.

— Justement, fit Mot-pour-mot. Le soc vivant. À quoi bon l’avoir fait si tu le gardes tout le temps dans le noir sans jamais t’en servir ?

— C’est de l’or. Les genses veulent le voler. Des tas d’hommes tueraient pour une masse d’or pareille.

— Des tas d’hommes tueraient s’il était en fer-blanc, d’ailleurs. Mais tu te rappelles ce qui est arrivé à l’homme à qui on a donné une pièce d’or d’un talent et qui l’a enfouie dans la terre.

— Mot-pour-mot, t’es tout rempli d’sagesse aujourd’hui.

— J’en déborde. C’est mon plus grand défaut, j’éclabousse les autres de sagesse. Mais la plupart du temps elle sèche très vite sans laisser de taches. »

Alvin lui fit une grimace. « Mot-pour-mot, j’suis pas ’core prêt à partir de chez nous autres.

— Peut-être qu’on doit partir de chez soi avant d’être prêt, ou alors on ne l’est jamais.

— C’est un paradoxe, ça, Mot-pour-mot ? M’zelle Larner m’a appris le paradoxe.

— C’est une institutrice excellente et elle connaît tout ça.

— Tout c’que moi, j’connais du paradoxe, c’est que si on prend pas la pelle pour le déblayer, l’écurie tarde pas à puyer affreux et à s’remplir de mouches. »

Mot-pour-mot éclata de rire, et Alvin l’imita, ce qui mit fin à la conversation sérieuse. La discussion continua cependant de lui trotter dans la tête : Mot-pour-mot pensait qu’il devait partir, mais lui n’avait pas la moindre idée d’où aller, et il ne voulait pas admettre non plus qu’il avait échoué. Toutes sortes de raisons pour rester. La plus importante, c’était tout simplement qu’il était chez lui. Il avait passé la moitié de son enfance loin de sa famille, et c’était agréable de s’asseoir tous les jours à la table maternelle. Agréable de voir son père au moulin. D’entendre sa voix, celles de ses frères, celles de ses sœurs qui riaient, se chamaillaient, bavardaient et posaient des questions, celle de sa mère, à la fois perçante et douce à l’oreille ; elles enveloppaient ses jours et ses nuits comme une couverture, elles lui tenaient chaud, et toutes lui disaient : Tu es à l’abri ici, on est ta famille, on ne se retournera pas contre toi. Alvin n’avait jamais entendu de symphonie de sa vie, ni même plus de deux violons et un banjo en même temps, mais il savait qu’aucun orchestre ne jouerait jamais de musique plus belle que les filets de voix des siens entrant et sortant de leurs maisons, de leurs granges, du moulin et des boutiques du village, et dont les mailles harmonieuses le retenaient ici ; aussi avait-il beau savoir que Mot-pour-mot avait raison et qu’il lui fallait partir, il ne parvenait pas à s’y résoudre.

Comment Calvin y était-il parvenu, lui ? Comment Calvin avait-il pu laisser cette musique derrière lui ?

Puis arriva la lettre de mademoiselle Larner.

Simon, le fils de Mesure, l’apporta ; il avait maintenant cinq ans et était assez grand pour descendre à toutes jambes au magasin d’Armure-de-Dieu ramasser le courrier. Il savait aussi un peu lire, aussi ne remit-il pas la lettre à son grand-père ni à sa grand-mère, il la porta directement à Alvin et annonça à pleins poumons : « Ça vient d’une dame ! Elle s’appelle mademoiselle Larner et elle a une écrivure joliment belle !

— Une écriture », le corrigea Alvin.

Simon ne se laissait pas démonter facilement. « Oh, onc’ Al, t’es l’seul par icitte qui l’dit comme ça ! Faudrait que j’soye drôlement bête pour m’laisser prendre à une blague de même ! »

Alvin décolla la cire à cacheter et déplia la lettre. Il reconnut l’écriture pour avoir essayé de l’imiter des heures durant quand il étudiait auprès de l’institutrice à Hatrack River. Il n’avait jamais la main aussi souple, jamais aussi fluide. Il n’était pas non plus aussi éloquent. Il n’avait pas le don des mots, du moins des mots recherchés, élégants, que mademoiselle Larner – Peggy – employait dans sa correspondance.

Cher Alvin,

Tu es resté trop longtemps à Vigor Church. Calvin représente un grand danger pour toi, tu dois partir à sa recherche et te réconcilier avec lui ; si tu attends qu’il revienne vers toi, il t’apportera la mort en bagage.

Je t’entends presque me répondre : J’ai pas peur de la mort. (Je sais que tu continues de dire « j’ai pas », uniquement pour me contrarier.) Que tu partes ou que tu restes, c’est à toi de décider. Mais je peux te dire ceci : Si tu ne pars tout de suite, de ta propre volonté, tu finiras par partir quand même, mais contraint et forcé. Tu es un compagnon forgeron et tu feras ton compagnonnage.

Nous nous croiserons peut-être au cours de tes déplacements. Je serais ravie de te revoir.

Cordialement,

Peggy.

Alvin ne savait que penser de cette lettre. D’abord Peggy le menait à la baguette comme un écolier. Ensuite elle le taquinait sur sa manie de dire “j’ai pas”. Puis elle lui demandait quasiment de venir la rejoindre, mais avec une froideur à lui glacer les os – “Je serais ravie de te revoir”. Ah oui ? Pour qui elle se prenait ? Pour la reine ? Et elle avait signé la lettre “cordialement”, comme une étrangère, non comme celle qu’il aimait et qui lui avait autrefois avoué son amour. À quoi jouait-elle, cette femme qui voyait tant d’avenirs ? Que le poussait-elle à faire ? Il était clair qu’elle ne disait pas tout le fond de sa pensée. Elle se croyait tellement futée parce qu’elle en savait plus long que les autres sur l’avenir, mais le fait était qu’elle pouvait se tromper comme tout le monde et il ne voulait pas qu’elle lui dise ce qu’il devait faire, il voulait qu’elle lui dise ce qu’elle savait et le laisse décider tout seul.

Une chose était sûre. Il n’allait pas tout lâcher pour aller chercher Calvin. Elle savait sans aucun doute où il était et elle n’avait pas pris la peine de le lui dire. Dans quel but ? Pourquoi partir à la recherche de Calvin alors qu’elle pouvait lui envoyer une lettre et lui révéler, non pas où son frère se trouvait en ce moment même, mais où il serait lorsque Alvin le rattraperait ? Seul un imbécile essaye de suivre à pied le vol d’une oie sauvage.

Je sais qu’il faudra que je m’en aille un jour ou l’autre. Mais je ne m’en irai pas pour donner la chasse à Calvin. Et je ne m’en irai pas parce que la femme que j’ai failli épouser m’a envoyé une lettre sèche sans même un mot sur son amour pour moi, si elle m’a jamais vraiment aimé. Puisque Peggy était tellement sûre qu’il partirait quand même bientôt, parce qu’il y serait forcé, eh bien, autant attendre pour voir ce qui le déciderait.

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