XII Les hommes de loi

« Vous connaissez que le fils du meunier, Alvin, est en prison à Hatrack River ? » L’étranger s’accouda sur le comptoir et sourit.

« M’est avis qu’on en a entendu causer, fit Armure-de-Dieu Weaver.

— Je suis icitte pour aider à faire la vérité sur Alvin, comme ça les jurés rendront un jugement équitable à Hatrack. Ils ne connaissent pas Alvin aussi bien que les gens de par icitte. J’ai seulement besoin de quelques déclarations sous serment sur sa personnalité. » L’étranger sourit encore.

Armure-de-Dieu hocha la tête. « M’est avis qu’vous êtes bien tombé, icitte, pour les déclarations sous serment, si vous cherchez après la vérité sus Alvin.

— C’est ce que… après ça que je cherche. Si je comprends bien, vous connaissez personnellement ce jeune homme ?

— Assez bien. » Armure-de-Dieu se disait qu’en attendant de découvrir à quoi jouait l’inconnu, mieux valait ne pas lui apprendre qu’il était marié à la sœur d’Alvin. « M’est avis, pourtant, qu’vous connaissez pas dans quoi vous vous lancez, l’ami. Vous aurez bien plusse que les déclarations qui vous intéressent.

— Oh, j’ai entendu parler du massacre de la Tippy-Canoe et de la malédiction qui frappe les habitants d’icitte. Je suis avocat. J’ai l’habitude d’entendre les histoires horribles des gens que je défends.

— Qu’vous défendez, hein ? demanda Armure. Vous êtes un avocat qui défend l’monde, c’est ça ?

— C’est surtout pour ça qu’on me connaît, chez moi, à Carthage City. »

Armure hocha encore la tête. Il vivait peut-être à Carthage City, mais son accent trahissait la Nouvelle-Angleterre. Et il avait beau s’efforcer de parler comme les villageois, ça restait une imitation d’avocat pour tromper la vigilance des gens. Ce gars-là pouvait parler comme dans la Bible, s’il le voulait. Il pouvait parler comme Milton. Mais Armure ne révéla pas qu’il se méfiait de l’homme. Pas encore. « Alors quand les genses d’icitte vont vous raconter qu’ils ont massacré des Rouges qu’avaient jamais rien fait à personne, vous pourrez les entendre sans même battre des paupières, c’est ça ?

— Je vous garantis que je ne battrai même pas des paupières, monsieur Weaver. Mais je les écouterai, et quand ce sera terminé, je m’occuperai de l’affaire qui m’amène. »

Le moment était venu. « Et c’est quoi, cette affaire-là ? » demanda Armure.

L’homme cilla. Il bat déjà des paupières, songea Armure. Ce fut très rapide.

« Je vous l’ai dit, monsieur Weaver. Je viens pour des déclarations sous serment au sujet d’Alvin, le fils du meunier.

— Pour faire connaître son vrai caractère aux résidents d’Hatrack River, je m’rappelle. Mais vous voyez, durant les huit années écoulées, Alvin en a passé sept à Hatrack et seulement une chez nous autres à Vigor Church. On l’a connu tout drôle, pour sûr, mais moi, j’dirais qu’ces derniers temps, c’est les genses d’Hatrack River qui l’connaissent le mieux. Alors, si j’comprends bien, vous venez icitte pour glaner une image d’Alvin que les genses d’Hatrack connaissent pas. Et la seule raison pour ça, c’est par rapport que vous avez b’soin d’changer leur opinion sus lui. Et comme j’connais d’source sûre qu’on respecte Alvin à Hatrack, vous êtes forcément icitte pour déterrer des calomnies sus l’gamin et y causer du tort. J’ai pas raison ? L’ami ? »

Le sourire engageant de l’avocat disparut tout soudain : Armure n’avait pas besoin d’autre confirmation. « Loin de moi l’idée de m’intéresser aux ragots, monsieur Weaver. Je viens chez vous sans parti pris.

— Sans parti pris, mais avec du boniment. Vous racontez qu’vous défendez les genses, comme ça ils s’imaginent qu’vous êtes du bord d’Alvin, qu’on vous a pas engagé pour démolir autant qu’possible la bonne opinion que l’monde a d’lui. Alors m’est avis, asteure qu’vous êtes icitte, qu’les amis d’Alvin feraient mieux de trouver quèqu’un d’autre pour chercher après des déclarations sous serment en sa faveur, vu qu’vous s’rez content seul’ment quand vous aurez déniqué des menteries. »

L’homme se raidit et fit un pas en arrière. « Je constate que c’est vous qui faites preuve de parti pris. Vous me direz, j’espère, en quoi je vous ai fait offense.

— Ben, la seule offense qu’vous m’avez faite, c’est d’croire, comme j’suis pas un avocat, que j’suis aussi couillon que l’tchu d’un chien.

— En tout cas, malgré vos conclusions, je vous assure qu’en tant que membre du barreau je ne cherche rien d’autre que la vérité pure et simple.

— Membre du barreau, hein ? Ben, il s’trouve que j’connais ça : tous les avocats, on les appelle des membres du barreau. Même quand ils sont engagés par un groupe privé pour faire des mauvais coups, vu qu’vous avez pas été engagé par le procureur du comté d’Hatrack, aussi sûr que Djeu vit, par rapport qu’il vous aurait donné une lettre d’introduction et qu’vous auriez pas essayé vos manigances pattes-pelues d’inventions qui faussent tout. »

L’étranger se recoiffa de son chapeau, il se l’enfonça fermement sur le crâne. Armure réprima son envie de tendre les mains et de le lui enfoncer encore plus bas. Alors que l’homme atteignait la porte, Armure lança une autre question. « Vous avez un nom pour que je m’renseigne auprès de l’ordre des avocats de l’État, des fois que j’pourrais vous faire un bon procès ? »

L’homme de loi se retourna et sourit, d’un sourire encore plus large que lorsqu’il voulait abuser Armure. « Je m’appelle Daniel Webster, et mes clientes sont la vérité et la justice.

— La vérité et la justice doivent joliment mieux payer en Nouvelle-Angleterre que par icitte, fit Armure. Vous êtes bien d’Nouvelle-Angleterre, hein ?

— J’y suis né, j’y ai grandi, mais je n’ai vu aucun avenir pour moi dans un pays aussi ignorant et arriéré. Je suis donc venu aux États-Unis, où les lois sont fondées sur les droits de l’homme plutôt que sur les prétentions dynastiques de monarques ou sur la théologie usée des Puritains.

— Ah. Alors, personne vous paye ?

— Je n’ai pas dit ça, monsieur Weaver.

— Qui c’est qui vous paye, alors ? C’est pas l’comté, et c’est pas l’État. Et c’est sûrement pas Conciliant Smith, il a pas trois sous d’vant lui.

— Je représente un consortium de citoyens inquiets de Carthage City, qui sont décidés à voir la justice l’emporter même dans les villages perdus et incultes de l’État de l’Hio.

— Un consortium. C’est pas comme une taverne ? Ou un bordel ?

— Amusant.

— Donnez-moi un nom, monsieur Webster. Il s’trouve que j’suis maire de ce village, par le fait, et vous êtes là, à soi-disant m’parler de justice, mais moi, j’crois qu’on a l’droit de connaître qui envoie des avocats chez nous autres pour ramasser des menteries sus nos citoyens respectables.

— Est-ce que vous possédez un fusil, monsieur Weaver ?

— Oui, l’ami.

— Alors pourquoi je devrais donner les noms de mes clients à un homme armé en colère, dans un village tellement fier d’être un repaire de meurtriers que ses habitants se vantent de leur crime à tous les voyageurs qui ont le malheur d’y passer ? En outre, les maires n’ont pas le droit d’exiger d’un avocat des renseignements sur ses rapports avec ses clients. Bien le bonjour, monsieur Weaver. »

Armure regarda Webster passer la porte, à la suite de quoi il mit son chapeau, cria à son fils aîné de lâcher sa fabrication de savon et de tenir la boutique, puis partit au petit trot à l’assaut de la colline, vers la maison de son beau-frère. Son épouse y serait car de toutes les femmes c’était elle qui réussissait le mieux les histoires de Faiseur d’Alvin, aussi la demandait-on souvent pour qu’elle donne des leçons et confectionne des sortilèges, ce que détestait Armure. Il fallait que la famille sache ce qui se passait, qu’Alvin avait des ennemis dans la capitale qui payaient un homme de loi pour qu’il ramène des ragots sur lui. Il n’y avait plus moyen d’y échapper maintenant, il leur fallait trouver un défenseur pour le gamin, n’importe comment. Et pas un cousin du pays non plus, il fallait que ce soit un avocat de la ville qui connaisse les mêmes ficelles que ce Webster. Armure se souvenait vaguement avoir entendu causer de ce gars-là quelque part. On en parlait avec crainte et respect dans certains milieux, et après avoir discuté avec lui, avoir goûté à sa voix suave, ses réponses vives et son habileté à donner aux mensonges l’accent de la vérité, même devant ceux qui savaient qu’il s’agissait d’inventions, eh bien, Armure se disait qu’ils allaient chercher un moment avant de dénicher l’avocat en mesure de le surpasser. Une recherche que venait corser un autre problème : la rétribution de cet avocat.


* * *

Calvin n’avait aucune idée de ce qu’il était censé faire en présence de l’Empereur. Le titre évoquait la Rome antique, la Perse, Babylone. Mais l’homme se tenait assis dans un fauteuil à dossier droit au lieu d’un trône, la jambe posée sur un banc protégé d’un coussin ; et au lieu de courtisans on ne voyait que des secrétaires qui griffonnaient à tour de rôle sur leur écritoire un ordre, une lettre ou un édit, puis bondissaient sur leurs pieds pour sortir en coup de vent, tandis que le collègue suivant se mettait à transcrire furieusement ce que lui dictait Bonaparte dans le flot ininterrompu d’un français mordant, mélodieux, à la sonorité presque italienne.

Tandis que se poursuivait la dictée, Calvin observait en silence, flanqué de gardes (ce n’est pas ça qui l’empêcherait de provoquer l’effondrement des dalles de marbre sous l’empereur s’il en avait envie). Bien entendu, on ne l’invita pas à s’asseoir : même le Petit Napoléon, le neveu de l’Empereur, resta debout. Seuls les secrétaires en avaient le droit, semblait-il, car il était difficile de les imaginer écrire sur du vide.

D’abord, Calvin ne s’intéressa qu’au décor ; ensuite il étudia le visage de l’Empereur, comme si son expression vaguement peinée recelait un indice qui, pour peu qu’on l’examine assez longtemps, livrerait les secrets du sphinx. Mais bientôt son attention se porta sur la jambe. C’était la goutte qu’il lui fallait guérir s’il voulait avancer dans son entreprise. Et il ne savait rien des causes de la goutte, il ne savait même pas comment les trouver. Ça, c’était le domaine d’Alvin.

L’espace d’un instant, il songea qu’il devrait peut-être demander la permission d’écrire à son aîné pour lui dire de venir guérir l’Empereur et gagner la liberté de son petit frère. Mais il se méprisa aussitôt d’avoir eu une pensée aussi lâche. Est-ce que je suis un Faiseur, oui ou non ? Et si je suis un Faiseur, je suis l’égal d’Alvin. Et si je suis l’égal d’Alvin, pourquoi je devrais l’appeler pour qu’il me sorte d’une affaire qui, pour ce que j’en sais actuellement, n’en mérite pas tant ?

Il envoya sa bestiole dans la jambe de Napoléon.

Ce n’était pas le genre d’enflure que Calvin avait pris l’habitude de voir dans les plaies purulentes des mendiants. Il ne comprenait pas ce qu’étaient les liquides – pas du pus, il en était sûr – et il n’osa pas les renvoyer simplement dans le sang, de peur qu’ils ne renferment des poisons susceptibles de tuer l’homme auprès de qui il venait prendre des leçons.

D’ailleurs, était-ce vraiment dans son intérêt de le guérir ? Même s’il avait su comment procéder, il n’était pas certain de devoir s’y risquer. Ce qu’il lui fallait, ce n’était pas la gratitude passagère d’un homme guéri mais la dépendance permanente d’un malade qui aurait besoin des soins de Calvin pour être soulagé. Temporairement soulagé.

Et pour ça, Calvin connaissait la marche à suivre, jusqu’à un certain point. Il avait appris des années plus tôt à trouver les nerfs dans un chien ou un écureuil et à leur infliger une espèce de torsion, un pincement invisible. Parfois l’animal se mettait à hurler, à brailler, et Calvin manquait en mourir de rire. D’autres fois, il ne présentait aucune douleur, mais clopinait comme si le membre pincé n’existait même pas. Un jour, un chien parfaitement sain avait traîné son derrière par terre jusqu’à se mettre à vif le ventre et les pattes, et le Père avait failli abattre la pauvre bête d’un coup de fusil pour abréger ses souffrances. Calvin avait alors eu pitié et libéré le nerf pincé pour que le chien retrouve l’usage de ses quatre pattes, mais il n’avait jamais bien remarché après ça, il se déplaçait plus ou moins en crabe ; est-ce que ça venait du nerf pincé ou des dégâts que s’était causés l’animal en se traînant l’arrière-train par terre pendant plus d’une semaine. Calvin n’avait jamais su.

L’important, c’était ce pincement du nerf qui éliminait toute sensation – Bonaparte boiterait peut-être, mais il n’aurait plus mal. Un soulagement, pas la guérison.

Quel nerf ? Calvin ne les avait pas répertoriés. Ce genre de pensée méthodique, c’était bon pour Alvin. En Angleterre. Calvin avait compris que là résidait une des différences primordiales entre son frère et lui. Il y avait un mot nouveau qu’on venait d’inventer à Cambridge pour désigner les méthodiques acharnés comme Alvin : scientifique. Tandis que Calvin, avec ses élans, son flair, son brio et par-dessus tout son sens de l’improvisation, c’était, lui, un artiste. Un seul ennui : lorsqu’il s’agissait de toucher aux nerfs de la jambe impériale, il ne pouvait guère se livrer à des expériences. Il ne croyait pas qu’une amitié solide puisse se nouer entre l’Empereur et lui si Bonaparte commençait par pousser des hurlements et des glapissements d’écureuil soumis à la torture.

Il réfléchit un moment à la question, tout en regardant un secrétaire se lever et se précipiter hors de la salle, et il lui vint alors à l’esprit qu’il y avait d’autres jambes présentes que celles de Bonaparte. Maintenant qu’il importait pour Calvin de savoir précisément à quoi correspondait chaque nerf et quel pincement éliminait la douleur au lieu de la causer, il devait jouer les scientifiques et s’exercer sur une série de jambes jusqu’à ce qu’il trouve.

Il commença par le secrétaire en tête de file, un courtaud (encore plus petit que l’Empereur, lequel était déjà de stature réduite) qui s’agitait un peu sur sa chaise. Mal à l’aise ? lui demanda mentalement Calvin. Alors voyons si on parvient à te soulager. Il envoya sa bestiole dans la jambe droite de l’homme, découvrit le nerf le plus évident et pinça.

Pas un tressaillement, pas une grimace. Calvin était contrarié. Il pinça plus fort. Rien.

Le secrétaire en exercice bondit alors de sa chaise et se précipita hors de la salle. C’était maintenant le tour du courtaud que Calvin avait pincé. L’homme voulut bouger sur son siège pour assurer la position de l’écritoire, mais, au grand plaisir de Calvin, une expression étonnée passa sur sa figure, suivie d’une rougeur lorsqu’il lui fallut se baisser et se déplacer la jambe droite avec les mains. D’accord. Ce gros nerf – ou était-ce un faisceau de tout petits nerfs ? – n’avait rien à voir avec la sensation. Il avait plutôt l’air de régir le mouvement. Intéressant, ça.

Le type écrivait en silence, mais Calvin savait qu’il ne pensait qu’à une chose : à ce qui allait arriver quand il devrait bondir sur ses pieds et sortir en courant. Pour sûr, lorsqu’il eut fini de noter l’édit – à propos d’une exemption d’impôt spéciale accordée à certains négociants en vin du sud-ouest de la France à cause d’une mauvaise récolte – l’homme bondit sur ses pieds, pivota et s’étala par terre, la jambe droite emmêlée dans la gauche comme les lignes d’enfants à la pêche.

Tous les regards se tournèrent vers le malheureux, mais aucun mot ne fut prononcé. Calvin le regarda avec amusement se redresser sur les mains et le genou gauche, tandis que la jambe droite pendait, inutile. Le genou se pliait correctement, bien entendu, et l’homme ramena sous lui sa jambe qui donnait l’impression de vouloir fonctionner, mais par deux fois il essaya de prendre appui dessus et par deux fois il retomba.

Bonaparte, l’air agacé, finit par lui demander : « Êtes-vous secrétaire, monsieur, ou bouffon ?

— Ma jambe, sire, fit le pauvre scribouillard. On dirait que ma jambe droite ne marche plus. »

Bonaparte se tourna sèchement vers les gardes qui flanquaient Calvin. « Aidez-le à sortir. Et trouvez quelqu’un pour nettoyer l’encre qu’il a renversée. »

Les gardes hissèrent l’homme sur ses pieds et entreprirent de l’entraîner vers la porte. Le Petit Napoléon jugea alors le moment propice pour s’affirmer. « Prenez son écritoire, imbéciles, fit le neveu de l’Empereur. Et l’encrier, et la plume, et l’édit s’il n’est pas fichu.

— Et comment vont-ils faire tout ça ? demanda Bonaparte avec irritation. Vu qu’ils sont obligés de soutenir ce malheureux unijambiste ? » Il fixa alors le visage du Petit Napoléon, l’air d’attendre une réaction.

Il fallut un moment au Petit Napoléon pour comprendre ce que l’Empereur attendait de lui, et encore un autre plus long pour ravaler sa fierté et s’exécuter. « Oui, bien sûr, mon oncle, dit-il avec une douceur prudente. Je serai ravi de les ramasser moi-même, sire. »

Calvin réprima un sourire tandis que l’homme arrogant qui l’avait arrêté s’agenouillait à présent et ramassait papiers, écritoire, plume et encrier en prenant bien garde de ne pas en renverser une seule goutte sur lui. Le secrétaire que Calvin avait pincé était maintenant sorti. L’idée le traversa d’envoyer sa bestiole pour retrouver l’homme et lui relâcher le nerf, mais il ne savait pas exactement où il était allé, et puis quelle importance ? Ce n’était qu’un secrétaire.

Une fois le Petit Napoléon parti, Bonaparte reprit ses dictées, mais plus lentement, d’une voix moins mordante. Il marquait même des pauses, se corrigeait de temps en temps, voire se taisait un long moment pendant que les secrétaires attendaient, la plume en l’air. Calvin en profitait pour faire glisser l’encre le long de la plume et tomber brusquement sur le papier – ah, la rafale soudaine de coups de buvard ! Bien sûr, pareille agitation n’aboutissait qu’à distraire encore davantage l’empereur.

Restait cependant la question des jambes. Calvin explora chaque secrétaire à tour de rôle, trouva d’autres nerfs à pincer, mais très légèrement. Il épargna désormais les nerfs du mouvement ; il découvrit ceux de la douleur, constata ses progrès par les yeux écarquillés, les figures empourprées et les sursauts réguliers des infortunés secrétaires. Bonaparte était conscient de leur malaise, ce qui le distrayait d’autant plus. Finalement, alors qu’un homme sursautait en réaction à un pincement particulièrement violent – Calvin manquait parfois de précision lorsqu’il s’agissait de manier des fibres aussi fines que des nerfs – Bonaparte se tourna dans son fauteuil, grimaça sous la douleur que lui infligeait sa propre jambe et dit, pour autant que Calvin pouvait comprendre son français : « Est-ce pour vous moquer de moi que vous vous plaignez et gémissez ? J’endure le martyre en silence dans ce fauteuil, tandis que vous, qui ne souffrez que de rester trop longtemps assis pour prendre des lettres, vous geignez, vous suffoquez, vous faites des mines et vous soupirez, à tel point que j’ai l’impression de me trouver au milieu d’un chœur de hyènes ! »

À cet instant Calvin découvrit enfin ce qu’il cherchait, il exerça la pression idéale sur un nerf conducteur de la douleur d’un secrétaire pour que toute sensation disparaisse, et le visage de l’homme, au lieu de se déformer, se détendit de soulagement. Voilà, se dit Calvin. C’est comme ça qu’il faut faire.

Il faillit envoyer sa bestiole tout droit dans la jambe de Bonaparte pour répéter l’opération et supprimer la douleur de l’Empereur. Heureusement, la porte qu’on ouvrait détourna son attention. Une fille de cuisine armée d’un seau et de torchons venait nettoyer l’encre répandue sur le marbre. Bonaparte lui lança un regard noir, elle manqua lâcher son attirail et s’enfuir, mais il se radoucit aussitôt. « Je suis furieux après le mal que je supporte, ma fille, lui dit-il. Entre faire ton travail, tu ne déranges pas. »

Là-dessus elle rassembla son courage, fila vers l’encre qui commençait à sécher, posa le seau dans un claquement ponctué d’éclaboussures et entreprit de frotter.

Calvin avait maintenant retrouvé son bon sens. À quoi bon le débarrasser de sa douleur dans la jambe si l’Empereur ignorait que c’était à lui, Calvin, qu’il devait ce miracle ? Il recourut plutôt à la torsion apaisante des tendons de tous les secrétaires, à leur satisfaction évidente, et ce faisant il commença de sentir une espèce de courant, de bourdonnement, de vibration dans les nerfs qui véhiculaient véritablement la douleur à la seconde où il les pinçait, si bien qu’il y gagna une précision encore plus grande, qu’il ôta, non pas toutes les sensations d’une jambe, mais uniquement la souffrance. Il termina par la fille de cuisine et s’attaqua à la douleur qu’elle ressentait toujours dans les genoux à force de les appuyer sur des sols durs et froids pour travailler. Son soulagement fut si brutal après une douleur si vive et si constante, qu’elle lâcha un cri, et une fois de plus Bonaparte lui lança un regard noir pour avoir été interrompu.

« Oh, sire, dit-elle, je vous demande pardon, mais tout d’un coup j’ai plus senti mon mal dans les genoux.

— Tu as de la chance, fit Bonaparte. Et puisqu’on est dans les miracles, est-ce que tu ne vois plus d’encre par terre ? »

Elle regarda les dalles de marbre. « Sire, j’ai beau frotter, j’arrive pas à enlever toute la tache. C’est entré dans la pierre, sire, j’en ai bien peur. »

Calvin envoya aussitôt sa bestiole sous la surface du marbre et découvrit que l’encre y avait effectivement pénétré, hors d’atteinte du frottage de la servante. L’occasion était bonne pour que Bonaparte le remarque, non pas en tant que prisonnier – même ses gardes étaient partis – mais en tant qu’homme de pouvoir. « Je pourrais peut-être vous aider », dit-il.

Bonaparte le regarda comme s’il le voyait pour la première fois, mais Calvin le savait bien, l’Empereur l’avait jaugé à plusieurs reprises au cours de la dernière demi-heure. Il lui parla dans un anglais à l’accent prononcé. « Est-ce pour travailler en cuisine que tu es venu à Paris, mon cher ami américain ?

— Je suis venu pour vous servir, sire, répondit Calvin. Que ce soit pour enlever des taches par terre ou des douleurs dans les jambes, ça m’est égal.

— Voyons d’abord ce que tu vaux avec les taches. Donne-lui les chiffons et le seau, ma fille.

— Pas besoin. J’ai déjà tout arrangé. Qu’elle recommence à frotter, et cette fois la tache va s’en aller tout de suite. »

Bonaparte fulminait de devoir servir d’interprète entre un prisonnier américain et une fille de cuisine, mais sa curiosité l’emporta sur sa dignité et il ordonna à la fille de se remettre à frotter. Cette fois, l’encre partit aussitôt et la dalle redevint nette. L’opération avait été un jeu d’enfant pour Calvin, mais la crainte respectueuse qu’exprimait la figure de la fille était la meilleure publicité possible pour son pouvoir merveilleux. « Sire, dit-elle, j’ai seulement eu besoin de passer le chiffon sur la tache, et elle est partie ! »

Les secrétaires observaient attentivement Calvin à présent – ils n’étaient pas bêtes, et ils le soupçonnaient visiblement d’être la cause à la fois de leur malaise et de leur soulagement, même si certains d’entre eux se pinçaient les jambes dans l’espoir d’y ramener la sensation après les premiers essais maladroits du jeune Américain pour engourdir la douleur. Il retourna donc dans leurs membres, y ramena la sensation puis exerça la torsion plus délicate qui annihilait les élancements. Ils le regardèrent faire avec circonspection, tandis que les yeux de Bonaparte passaient des scribes au prisonnier.

« Je vois que tu as passé ton temps à jouer des tours à mes secrétaires. »

Sans répondre, Calvin passa dans la jambe de l’Empereur et, un court instant, élimina la douleur. Mais un court instant seulement ; il la laissa aussitôt revenir.

Le visage de Bonaparte s’assombrit. « Quel homme es-tu donc, pour m’enlever mon mal un moment et me le redonner ensuite ?

— Pardon, sire, fit Calvin. C’est facile de guérir la douleur que j’ai moi-même causée chez vos gens. Ou la douleur qu’entraînent des heures passées à frotter à genoux. Mais la goutte… ça, c’est dur, sire, et je ne connais pas de remède ni de soulagement qui dure plus d’un petit moment.

— Plus de cinq secondes, quand même… Je parie que tu sais faire ça.

— Je peux essayer.

— Tu es un petit malin, fit Bonaparte. Mais je sais reconnaître un mensonge. Tu peux enlever la douleur, et pourtant tu choisis de ne pas le faire. Comment oses-tu me tenir en otage de mon mal ? »

Calvin répondit d’une voix douce, mais il savait qu’il mettait sa vie en jeu en montrant une telle audace, quel que soit le ton employé : « Sire, vous avez retenu ma personne prisonnière pendant tout ce temps, alors que j’étais libre jusque-là. Me voici chez vous, où je vous vois déjà prisonnier du mal, et vous me reprochez, à moi, de ne pas vous libérer ? »

Les secrétaires suffoquèrent encore, mais pas de douleur cette fois. Même la fille de cuisine fut choquée, au point d’en renverser son seau et de répandre une eau savonneuse et noire d’encre sur la moitié des dalles de marbre.

Calvin fit rapidement s’évaporer l’eau, puis réduisit l’encre qui restait en poussière fine et invisible.

La servante s’enfuit en hurlant.

Les secrétaires se levèrent à leur tour. Bonaparte se tourna vers eux. « Si j’entends circuler la moindre rumeur là-dessus, vous finirez tous à la Bastille. Retrouvez la fille et faites-la taire – par la persuasion ou la prison, elle ne mérite pas la torture. Maintenant laissez-moi seul avec ce filou, le temps qu’il me dise ce qu’il attend de moi. »

Ils sortirent. Au même instant, le Petit Napoléon et les gardes revinrent, mais Bonaparte les renvoya eux aussi, à la fureur mal dissimulée de son neveu.

« Bien, nous voilà seuls, dit Bonaparte. Que veux-tu ?

— Je veux guérir votre mal.

— Alors guéris-le et qu’on n’en parle plus. »

Calvin releva le défi, tordit les nerfs juste comme il fallait et vit le visage de Bonaparte s’adoucir, perdre sa crispation habituelle. « Avoir un don pareil, murmura l’Empereur, et le gâcher à nettoyer des sols et à retirer des pierres des murs de prison.

— Ça ne durera pas, dit Calvin.

— Tu décides que ça ne durera pas, tu veux dire », fit Bonaparte.

Calvin, contrairement à son habitude, opta pour la vérité, sentant que Bonaparte devinerait le moindre de ses mensonges. « Ce n’est pas une guérison. La goutte est toujours là. Je ne comprends pas la goutte et je ne peux pas la guérir. La douleur, je peux l’enlever.

— Mais pas pour longtemps. »

Calvin répondit honnêtement : « Je ne sais pas pour combien de temps.

— Et pour quel prix ? demanda Bonaparte. Allons, mon garçon. Je sais que tu veux quelque chose. Comme tout le monde.

— Mais vous êtes Napoléon Bonaparte. Je croyais que vous saviez ce que tout le monde veut.

— Dieu ne me chuchote rien à l’oreille, si c’est à ça que tu penses. Et, oui, je sais ce que tu veux mais je ne vois pas pourquoi c’est moi que tu es venu voir. Tu meurs d’envie de devenir le plus grand homme de la terre. J’ai déjà rencontré des hommes dévorés de la même ambition – des femmes aussi. Malheureusement, je ne peux forcer une telle ambition à servir mes intérêts. Généralement, ces gens-là, je suis contraint de les tuer, parce qu’ils représentent un danger pour moi. »

Ces mots firent l’effet d’un coup de poignard dans le cœur de Calvin.

« Mais toi, tu es différent, reprit Bonaparte. Tu ne me veux pas de mal. En fait, je ne suis pour toi qu’un instrument. Un moyen d’obtenir un avantage. Tu ne veux pas mon royaume. Je gouverne toute l’Europe, l’Afrique du Nord, une grande partie de l’ancien Orient, et pourtant tu attends seulement de moi que je t’aide dans la préparation d’un projet beaucoup plus important. De quel projet s’agit-il, par tous les saints ? »

Calvin n’avait aucune intention de le lui révéler, mais les mots lui échappèrent. « J’ai un frère, un grand frère, qui a mille fois mon pouvoir. » Les mots l’irritaient, lui brûlaient la gorge au passage.

« Et aussi mille fois ta vertu, je pense », dit Bonaparte.

Mais ces paroles ne blessèrent pas Calvin. La vertu, telle que la définissait Alvin, n’était que faiblesse et peine perdue. Calvin était fier de ne pas en avoir beaucoup.

« Pourquoi ton frère ne m’a-t-il pas défié ? demanda Bonaparte. Pourquoi ne m’a-t-il pas montré son visage durant toutes ces années ?

— Il n’est pas ambitieux, répondit Calvin.

— C’est un mensonge, même si dans ton ignorance tu y crois. Il n’existe pas d’être humain sans ambition. Saint Paul l’a fort bien dit : la foi, l’ambition et l’amour, les trois forces agissantes de l’existence humaine.

— Je croyais que c’était l’espérance, dit Calvin. L’espérance et la charité.

— L’espérance, c’est la sœur faible et gentillette de l’ambition. L’espérance, c’est l’ambition qui veut être aimée. »

Calvin sourit. « C’est pour ça que je suis venu, dit-il.

— Pas pour guérir ma goutte.

— Pour réduire votre mal, comme vous allez réduire mon ignorance.

— Avec des pouvoirs comme les tiens, qu’as-tu à faire de mes maigres dispositions à conquérir le monde ? » L’ironie de Bonaparte était évidente et pénible.

« Mes pouvoirs ne sont rien à côté de ceux de mon frère, et c’est le seul professeur capable de m’instruire. Il me faut donc d’autres pouvoirs qu’il n’a pas.

— Les miens.

— Oui.

— Alors, comment être sûr que tu ne vas pas te retourner contre moi ni tenter de me prendre mon empire ?

— Si je le voulais, je pourrais l’avoir maintenant, dit Calvin.

— C’est une chose de terrifier les gens en faisant étalage de ses pouvoirs, répliqua Bonaparte. Mais la terreur n’impose l’obéissance que lorsqu’on est là. Moi, j’ai le pouvoir de me garantir l’obéissance des hommes même quand j’ai le dos tourné, même quand il n’y a aucune chance pour que je les surprenne à me nuire. Ils m’aiment, ils me servent de tout leur cœur. Même si tu faisais s’écrouler dans la rue tous les bâtiments de Paris, tu n’y gagnerais pas la loyauté du peuple.

— C’est pour ça que je suis ici, parce que je le sais.

— Parce que tu veux gagner la loyauté des amis de ton frère, dit Bonaparte. Tu veux qu’ils le rejettent à ton profit.

— Appelez-moi Caïn si ça vous chante, mais c’est exact, fit Calvin. Oui.

— Je peux t’apprendre. Mais plus de douleur. Et pas de tes petits jeux avec elle non plus. Si elle revient, je te fais tuer.

— Vous ne pourrez même pas me garder en prison si je n’ai pas envie d’y rester.

— Quand j’ordonnerai ta mort, mon garçon, tu ne la verras même pas venir. »

Calvin le croyait sans peine.

« Dis-moi, mon garçon…

— Calvin.

— Mon garçon, ne m’interromps pas, ne me reprends pas. » Bonaparte sourit avec douceur. « Dis-moi, Calvin, ne craignais-tu pas que je m’assure ta loyauté et que je mette tes dons à mon service ?

— Comme vous l’avez dit, vos pouvoirs n’ont guère d’effet sur des gens aussi ambitieux que vous. En réalité, c’est uniquement la bonté que vous retournez contre eux pour mieux les tenir. Leur générosité. Je n’ai pas raison ?

— En un sens, bien que ce soit quand même plus compliqué que ça. Mais oui. »

Calvin eut un large sourire. « Bon, alors, vous voyez ? Je savais que j’étais immunisé. »

Bonaparte fronça les sourcils. « En es-tu si sûr ? Es-tu donc si fier d’être totalement dépourvu de générosité ? »

Le sourire de Calvin se figea légèrement. « Quoi, ce vieux Napoléon, la terreur de l’Europe, le culbuteur d’empires, ce vieux Napo s’indigne de mon manque de compassion ?

— Oui, répondit Bonaparte. Je ne croyais pas rencontrer un jour quelqu’un comme toi. Un homme sur qui je n’ai aucun pouvoir… Et pourtant je vais te garder auprès de moi, pour le bien de ma jambe, et je t’apprendrai tout ce que je peux. Pour le bien de ma jambe. »

Calvin se mit à rire et hocha la tête. « Alors, marché conclu. »

Ce n’est que plus tard, tandis qu’on le conduisait dans un appartement luxueux du palais, que Calvin se demanda soudain si l’aveu d’impuissance de Bonaparte à le dominer n’était peut-être pas tout bonnement un stratagème ; si Bonaparte ne le dominait pas déjà, tandis que lui, Calvin, comme tous les autres instruments de l’Empereur, continuait de se croire libre.

Non, se dit-il. Même si c’est vrai, à quoi ça m’avance d’y penser ? Ce qui est fait est fait, mais dans tous les cas je reste moi-même et je dois toujours m’occuper d’Alvin. Mille fois plus puissant que moi ! Mille fois plus vertueux ! On verra ça le moment venu, quand je t’enlèverai tes amis, Alvin, comme toi, tu m’as dépouillé de mon droit de naissance, escroc d’Esaü, espèce de Ruben fossoyeur, espèce d’Ismaël jaloux et moqueur. Dieu me restituera mon droit de naissance, et il m’a donné Bonaparte pour m’apprendre à quoi l’employer.


* * *

Alvin ne se rendait pas compte de ce qu’il faisait. Le jour, il se disait qu’il supportait parfaitement son emprisonnement, il affichait une figure joyeuse devant ses visiteurs, chantait de temps en temps – en harmonie avec les geôliers quand ils connaissaient la chanson et la reprenaient avec lui. Il vivait une captivité plutôt insouciante, et tout le monde répétait que c’était une honte d’enfermer Alvin comme ça, mais qu’il se soumettait à cette épreuve avec un courage exemplaire.

Dans son sommeil, pourtant, sa haine des murs de prison, de l’uniformité et du vide de sa cellule s’exprimait à travers une autre sorte de chanson, une musique profonde qui s’harmonisait, elle, avec le chant vert dont cette région du monde avait autrefois résonné. C’était la musique des arbres et des plantes plus humbles, des insectes et des araignées, des créatures à fourrure et à nageoires qui vivaient dans les feuillages, par terre, dans les cours d’eau glacés et les rivières impétueuses. Et la voix intérieure d’Alvin s’accordait avec cette musique-là, connaissait toutes les mélodies, et au lieu de chanter en harmonie avec les geôliers, son cœur chantait avec les animaux en liberté.

Et ils entendirent son chant inaudible aux oreilles humaines. Dans les bosquets mal en point, survivance de l’antique forêt, dans les nouvelles pousses de quelques champs en friche depuis quatre ou dix ans, ils l’entendirent, les rares bisons rescapés, les daims immobiles, les chats en maraude, les coyotes sociétaires et les loups gris. Les oiseaux dans le ciel l’entendirent tous, et ils furent les premiers à venir, par deux, par dix, par volées de cent, ils arrivèrent au village et chantèrent un moment avec la musique d’Alvin, des oiseaux diurnes au beau milieu de la nuit, jusqu’à ce que le village soit réveillé par le tapage de tous ces chants simultanés. Ils arrivèrent, s’égosillèrent une heure et repartirent, mais le souvenir de leurs roulades demeura.

D’abord les oiseaux, puis les jappements des chacals, les hurlements des loups, pas franchement terrifiants, mais assez pour emplir d’une espèce d’effroi le cœur discordant de la plupart des habitants réveillés en sueur. On voyait partout des traces de ratons-laveurs, pourtant rien n’avait été déchiré ni volé, et il ne manquait pas plus de poulets que d’habitude malgré les nombreuses empreintes de renards sur les toits de tous les poulaillers. Des écureuils qui cueillaient leurs noisettes couraient sans peur à travers le village pour déposer de menues offrandes devant le palais de justice. Des poissons sautaient au milieu de la Hatrack et des cours d’eau voisins, se livrant au clair de lune à une danse argentée dans l’onde miroitante dont les gouttes retombaient dans le courant comme des étoiles.

Pendant ce temps-là, Alvin dormait, comme la majorité des villageois ; le bruit se répandit donc seulement peu à peu que le monde naturel était en pleine confusion, et certains firent alors le lien avec sa détention. Les esprits logiques affirmaient qu’il n’y avait aucun rapport. Le docteur Whitley Physicker déclarait courageusement quand on le lui demandait (et parfois sans qu’on le lui demande) : « Je suis le premier à dire que c’est une erreur de garder ce garçon en prison. Mais les essaims d’abeilles inoffensives qui ont traversé le village la nuit dernière ne signifient pas forcément autre chose que… disons, la perspective d’un hiver rigoureux. Ou d’un hiver doux. Je ne sais pas bien lire dans les abeilles. En tout cas, ça n’a rien à voir avec l’emprisonnement d’Alvin parce que la nature ne se mêle guère des litiges judiciaires des humains ! »

Assez juste, mais sans rapport avec la question, dirait un avocat. Ce n’était pas l’emprisonnement d’Alvin qui troublait la nature, c’était son chant durant ses rêves qui attirait les animaux. Et les rares habitants du village capables d’en percevoir de faibles échos – John Binder, par exemple, et le capitaine Harriman, qui avaient entendu toute leur vie de tels remue-ménage silencieux –, eh bien, ceux-là ne furent même pas réveillés par les roulades des oiseaux, les jappements des coyotes, les hurlements des loups et les piétinements des pattes d’écureuils sur les bardeaux. Ces bruits s’accordaient avec leurs propres rêves, car pour eux ils participaient d’un tout, d’une même harmonie, le chant vert de la nature et le chant d’Alvin leur parlaient de paix tout au fond du cœur. Ils entendaient les rumeurs mais ne comprenaient pas le tapage qu’on en faisait. Et si Freda la Soûlarde buvait un peu moins et dormait un peu mieux, qui le remarquait en dehors d’elle ?


* * *

En-Vérité Cooper n’arriva pas facilement à Vigor Church, mais c’était le cas de tout le monde. Vu la réputation du village d’imposer aux voyageurs le récit d’événements horribles, qu’on n’ait jamais aménagé de route pour les diligences n’avait rien d’étonnant. La voie ferrée ne s’étendait pas encore beaucoup vers l’ouest, mais serait-elle passée à proximité qu’on n’aurait probablement pas ouvert de gare ni même de voie de desserte. Le village qu’Armure-de-Dieu Weaver avait autrefois espéré voir devenir la porte vers l’ouest était désormais un trou perdu.

L’avocat prit donc d’abord le train – bringuebalant et malodorant, mais rapide et bon marché – jusqu’à Dekane, et ensuite la diligence. Par le plus grand des hasards, son itinéraire le fit passer par Hatrack River, où l’homme qu’il venait voir, le frère de Calvin, moisissait en prison. Hélas il voyageait à bord de la diligence directe, laquelle ne prit pas le temps de s’arrêter pour un repas tranquille à l’auberge d’Horace Guester où il aurait forcément entendu des discussions et décidé de ne pas aller plus loin. Au lieu de ça, il continua jusqu’à Carthage City, où il prit une diligence omnibus pour le territoire de la Wobbish au nord-ouest, puis descendit dans un petit village fluvial endormi, s’acheta un cheval, une selle et une mule de bât pour ses bagages, lesquels n’étaient pas très importants mais encore trop pour qu’il les charge sur sa monture. De là, il lui suffit de chevaucher toute la journée vers le nord, de faire halte le soir dans une ferme, de chevaucher encore le lendemain et, en fin d’après-midi, à l’instant où le soleil se couchait, il arriva devant le magasin d’Armure-de-Dieu, où des lampes étaient allumées et où il espéra trouver à se loger pour la nuit.

« J’regrette, fit l’homme à la porte. On prend pas d’locataires… Sont pas très en d’mande au village. La famille du meunier plusse loin sus la route, elle les prend quand y en a, mais… Bah, l’ami, autant entrer. Par rapport que l’gros d’la parenté du meunier s’trouve icitte, dans mon magasin, et puis y a une histoire qu’ils sont forcés d’vous raconter avant d’pouvoir aller s’coucher as’soir, eux comme vous.

— On m’en a parlé, dit En-Vérité Cooper, et je n’ai pas peur de l’entendre.

— Alors, vous v’nez chez nous autres exprès ?

— Avec les panneaux sur la route qui demandent aux voyageurs de passer leur chemin ? » En-Vérité franchit le seuil. « J’ai un cheval et une mule dont il faut s’occuper…»

Ses paroles furent entendues par le groupe de villageois assis sur des tabourets, sur des chaises et appuyés au comptoir. Aussitôt, deux jeunes gens au visage identique bondirent par-dessus celui-ci. « Moi, j’prends l’cheval, dit l’un.

— Ça m’laisse la mule… et les bagages, pour sûr.

— Et moi la selle, fit le premier. J’crois qu’ça revient au même. »

En-Vérité Cooper tendit la main à la manière directe des Américains qu’il avait déjà apprise. « Je m’appelle En-Vérité Cooper, dit-il.

— Économe Miller, dit un des garçons.

— Et moi. Fortuné, dit l’autre.

— Des puritains, d’après vos noms, fit En-Vérité.

— Sûrement pas, dit un homme entre deux âges, au corps trapu, assis sur un tabouret dans l’angle. Donner des noms d’même à des drôles, c’est pas réservé aux fanatiques religieux d’la Nouvelle-Angleterre. »

Pour la première fois, En-Vérité sentit de la suspicion dans l’air et, il le comprit, ces gens devaient se demander à qui ils avaient affaire et ce qu’il venait chercher dans le coin. « Il n’y a pas plus d’un meunier dans le village, j’imagine ? demanda-t-il.

— Rien qu’moi, répondit l’homme trapu.

— Alors vous devez être Alvin Miller senior », fit En-Vérité en s’avançant à grands pas vers lui, la main tendue.

Le meunier la prit avec précaution. « Vous m’avez r’connu, mon jeune ami, mais moi, tout ce que j’connais d’vous, c’est qu’vous débarquez icitte à la brimante, personne attendait après vous, et vous causez comme un Anglais prétentieux bien induqué. On a eu un temps un révérend qui causait pareil comme vous. Mais c’est fini asteure. » Et au ton de sa voix, En-Vérité comprit que la séparation n’avait pas été cordiale.

« Je m’appelle En-Vérité Cooper, répéta-t-il. Mon père est tonnelier de métier, et j’ai appris à faire des barriques étant petit. Mais vous avez raison, j’ai suivi des études, et je suis maintenant membre du barreau. »

Le meunier eut l’air perplexe. « Des barriques au barreau, fit-il. J’dois dire que j’connais pas bien la différence. »

L’homme qui l’avait accueilli à la porte vint à la rescousse. « Un membre du barreau, c’est un avocat, ils disent souvent d’même en Angleterre. »

La sécheresse du ton et la façon dont tout le monde se raidit apprit à En-Vérité qu’on nourrissait des griefs contre les hommes de loi dans le pays. « S’il vous plaît, je vous assure, j’ai abandonné cette profession en quittant l’Angleterre. Je doute qu’on me permette d’exercer ici, aux États-Unis, du moins pas sans une sorte d’examen. De toute façon, je ne suis pas venu pour ça. »

La femme du meunier – ce qu’En-Vérité devina d’après son âge car elle n’était pas assise près de l’homme – prit la parole, et d’une voix beaucoup moins hostile que son mari. « Un homme s’en vient d’Angleterre exprès pour voir le village d’Amérique qui vit tous les jours dans la honte. Je r’connais que j’suis curieuse, avocat ou pas. Pour quoi donc faire vous v’nez chez nous autres ?

— Eh bien, j’ai rencontré un de vos fils, je crois. Et ce qu’il m’a dit…»

Ce fut presque comique, la manière dont ils se penchèrent tous en avant. « Vous avez vu Calvin ?

— Lui-même, répondit En-Vérité. Un jeune homme intéressant. »

Ils s’abstinrent de tout commentaire.

S’il y avait une chose qu’En-Vérité avait apprise en tant qu’avocat, c’est qu’il n’était pas obligé de meubler lui-même les silences dans une conversation. Il n’avait aucune assurance quant à l’opinion de cette famille sur Calvin – après tout, Calvin était un tel fieffé menteur qu’il avait dû exercer son art ici, chez lui, avant de vouloir s’en servir pour faire son chemin dans le monde. On pouvait donc le détester. Ou l’aimer et se languir de lui. En-Vérité ne voulait pas commettre d’erreur.

Finalement, comme il fallait s’y attendre, ce fut la mère de Calvin qui parla. « Vous avez vu mon gars ? Il était où ? Comment il allait ?

— Je l’ai rencontré à Londres. Il a le langage et le maintien d’un jeune homme plutôt intelligent. Il m’a aussi paru en bonne santé. »

Ils hochèrent la tête, et En-Vérité remarqua qu’ils avaient l’air soulagés. Ainsi, ils l’aimaient et avaient craint pour lui.

Un homme grand et maigre, à peu près de son âge, étendit ses longues jambes et se renversa sur son tabouret. « J’suis quasiment sûr qu’vous avez pas fait tout ce ch’min jusse pour nous dire que Calvin se porte bien, monsieur Cooper.

— Non, bien entendu. C’est à cause d’une chose qu’il m’a dite. » En-Vérité fit à nouveau du regard le tour de l’assemblée, de cette grande famille tantôt accueillante et méfiante à l’égard d’un étranger, tantôt inquiète et prudente au sujet d’un fils disparu. « Il a parlé d’un frère. » Ce disant, l’Anglais fixa le grand maigre qui était intervenu. « Un frère dont les talents surpassent les siens. »

Le grand maigre s’esclaffa et plusieurs autres gloussèrent. « Faut pas nous conter des histoires, à nous autres ! dit-il. Jamais Calvin parlerait d’même d’Alvin ! »

Donc, le grand maigre n’était pas Alvin junior, en définitive. « Bon, disons que je lis entre les lignes, si vous préférez. Vous savez qu’en Angleterre l’usage de pouvoirs magiques et d’arts occultes est sévèrement puni. Aussi nous, les Anglais, nous ne connaissons pas grand-chose dans ces domaines-là. J’ai cependant eu l’impression que s’il existe une personne au monde capable de m’aider à les comprendre, c’est peut-être bien Alvin, le frère de Calvin. »

Ils en convinrent tous d’un hochement de tête, voire pour certains d’un sourire.

Mais le père restait méfiant. « Et pourquoi donc un avocat anglais voudrait en apprendre plusse sus ces affaires-là ? »

En-Vérité, à sa grande surprise, fut pris de court. Sa seule idée avait été de trouver Alvin, le fils du meunier – mais il fallait évidemment que ces gens sachent pourquoi il s’intéressait tellement aux pouvoirs occultes. Que répondre ? Toute sa vie il avait été forcé de dissimuler son don, sa calamité ; aujourd’hui, il découvrait qu’il ne pouvait pas l’avouer comme ça, même à mots couverts.

Il s’avança donc à grands pas vers le comptoir, saisit deux grosses bobines de fil qui attendaient là, sans doute pour que les clients puissent en dévider la longueur voulue avant de l’enrouler sur une autre plus petite. Il rapprocha les extrémités des deux bobines, puis leur trouva l’ajustement parfait, tel que personne ne pourrait les séparer.

Il tendit les bobines collées au meunier. L’homme tenta aussitôt de les désunir, mais il n’eut pas l’air étonne de ne pas y arriver. Il regarda sa femme et sourit. « R’garde-moi ça, dit-il. Un avocat qui connaît faire quèque chose d’utile. C’est un miracle. »

Les bobines circulèrent de main en main, la plupart du temps en silence, pour aboutir enfin dans celles du jeune homme dégingandé assis sur son tabouret. Sans réfléchir une seconde, il les détacha l’une de l’autre et les reposa sur le comptoir. « Les bobines, ça sert pas à grand-chose quand elles sont collées d’même », dit-il.

En-Vérité était stupéfait. « C’est vous, dit-il. Vous êtes Alvin.

— Non, m’sieur, fit le jeune homme. Mon nom à moi, c’est Mesure, mais j’ai appris quèques affaires du talent d’mon frère. Sa grosse tâche, asteure, c’est d’montrer aux genses comment dev’nir Faiseux pareil que lui, et m’est avis que j’apprends aussi bien que n’importe qui. Mais vous… j’connais qu’il voudrait joliment vous rencontrer.

— Oui, fit En-Vérité en s’efforçant de cacher son enthousiasme. Oui, je viens pour ça. Pour apprendre. Alors je suis content d’entendre qu’il veut bien montrer son art. »

Mesure eut un grand sourire. « Ben, lui, il veut montrer aux genses, et vous, vous voulez apprendre. Mais j’ai dans l’idée qu’vous deux, va falloir vous rendre un autre genre de service avant qu’ça arrive. »

En-Vérité n’était pas surpris. Évidemment, il y aurait une espèce de prix à payer, ou peut-être une preuve de loyauté ou de confiance à donner. « Je ferai tout le nécessaire pour qu’un Faiseur m’apprenne à quoi sert mon don et comment bien l’employer. »

Madame Miller approuva de la tête. » J’crois qu’vous êtes l’homme qu’y faut, dit-elle. J’crois que c’est p’t-être Djeu qui vous a envoyé chez nous autres. »

Son mari grogna.

« Ça serait déjà beaucoup s’il vous envoyait pour apprendre à mon mari les bonnes manières, mais j’ai peur que ça soye même pas du pouvoir d’un Djeu charitable, ajouta-t-elle.

— J’aime pas ça quand tu causes comme le révérend Thrower, ronchonna le meunier.

— J’connais que c’est vrai, cher, fit sa femme. Monsieur Cooper, une supposition qu’il vous faudrait exercer, pas dans l’territoire d’la Wobbish, mais dans l’État de l’Hio. Combien de temps ça prendrait pour vous préparer à l’examen ?

— Je ne sais pas, dit-il. Tout dépend si la législation américaine a beaucoup divergé ou non de la justice et du droit coutumier anglais. Peut-être seulement quelques jours. Peut-être beaucoup plus longtemps. Mais je vous assure, je ne viens pas pour exercer mon métier d’homme de loi, je viens plutôt pour apprendre d’autres lois infiniment supérieures.

— Vous voulez connaître pourquoi on est tous icitte, dans l’magasin d’Armure ? demanda le meunier. On essayait d’voir ensemble comment on pourrait trouver l’argent pour engager un avocat. On connaissait qu’on avait b’soin d’un bon, de première force, mais on connaissait aussi qu’un groupe secret de richards à Carthage avait déjà engagé les meilleurs de l’Hio contre nous autres. Alors la question, c’était : qui donc engager, et comment faire pour le payer ? Ma femme croit que c’est Djeu qui vous a envoyé, mais à mon avis vous vous êtes envoyé tout seul, et je m’demande même si c’est pas mon gars, Alvin, qui vous a appelé. Mais qui connaît ça ? moi, j’dis tout l’temps. Vous êtes icitte. Vous êtes avocat. Et vous voulez quèque chose d’Alvin.

— Est-ce que vous proposez un échange de services ? demanda En-Vérité.

— Pas vraiment », s’interposa Mesure en se levant de son tabouret. En-Vérité s’était toujours cru plutôt grand, mais ce jeune fermier le dominait sans peine. « Alvin vous donnera des leçons pour rien, si vous voulez apprendre. Seulement, faudra nous rendre ce service d’avocat avant de dev’nir son élève. C’est comme ça. »

En-Vérité était déconcerté. C’était un troc, oui ou non ?

Le commerçant intervint dans son dos en riant. « On s’parle tous à tort et à travers. Monsieur Cooper, le service qu’on vous d’mande, c’est de défendre Alvin junior à son procès. Il est en prison à Hatrack River, on l’accuse d’avoir volé l’or d’un autre, et j’ai idée qu’ils vont y mettre aussi sus l’dos des masses d’autres méfaits. Ils sont décidés à l’garder longtemps en prison, s’ils le pendent pas, et vous voilà qui débarquez icitte… Admettez tout d’même que ç’a l’air d’une jolie chance pour nous autres.

— En prison, répéta En-Vérité.

— À Hatrack River, acquiesça Armure.

— J’y suis passé il y a moins d’une semaine.

— Eh ben, vous êtes passé devant l’palais d’justice ousqu’ils le gardent enfermé.

— D’accord, je vais vous aider. Le procès est prévu pour quand ?

— Oh, c’est quasiment quand vous voulez. Le juge, là-bas, c’est un ami d’Alvin, comme presque tout l’monde au village, ou la plupart de ceusses qui comptent, en tout cas. Ils peuvent pas le laisser partir comme ça même s’ils le veulent. Mais ils repousseront l’procès aussi longtemps qu’il faudra, jusqu’à tant que vous soyez admis à l’défendre. »

En-Vérité hocha la tête. « Oui, d’accord. Mais… je suis étonné. Vous ne savez pas si je suis bon avocat ou non. »

Mesure éclata de rire. « Allons, l’ami, vous nous prenez pour des aveugles, nous autres ? R’gardez-moi ça comme vous êtes bien alingé ! Vous êtes riche, et c’est pas en faisant des barriques que vous avez gagné d’l’argent.

— Et puis, fit Armure, vous avez l’accent anglais et des manières de beau monsieur. Les jurés d’Hatrack River seront surtout du bord d’Alvin. Tout c’que vous direz leur paraîtra plein de bon sens.

— Vous insinuez que je n’ai pas vraiment besoin d’être bon. Il suffit que je sois anglais, avocat, en vie et présent au tribunal.

— Y a d’ça, ouaip, fit Armure.

— Alors vous avez votre avocat. Ou plutôt votre fils a un avocat. S’il veut de moi, s’entend.

— Il veut sortir de prison, et lavé de toute accusation, déclara solennellement Mesure. Et il veut apprendre aux genses comment devenir Faiseux. Moi, j’crois qu’vous allez joliment bien vous accorder avec ce qu’il veut.

— Approchez ! » L’ordre venait de madame Miller, et l’Anglais obéit sagement. Elle tendit les bras et lui prit la main droite qu’elle garda dans les deux siennes. « Monsieur En-Vérité Cooper, dit-elle, vous serez-t-y un ami fidèle pour mon fils ? »

Il comprit que c’était un serment qu’elle lui demandait, un serment dans lequel il engagerait son cœur. « Oui, m’dame. Je serai son ami fidèle. »

Ce ne fut pas franchement un silence qui suivit sa promesse. En-Vérité entendit des respirations longuement retenues qu’on relâchait. Il n’avait encore jamais été la réponse à un souhait sincère. C’était plutôt grisant. Et un peu terrifiant aussi.

Économe et Fortuné revinrent. « On a déchargé le ch’val et la mule, on leur a donné à boire et à manger et on les a mis à l’écurie.

— Merci », fit En-Vérité.

Les jumeaux regardèrent autour d’eux. « Pourquoi tout l’monde a l’sourire ?

— On a un avocat pour Alvin », dit Mesure.

Économe et Fortuné sourirent à leur tour. « Eh ben, cré coup de tonnerre, on va s’rentrer s’coucher, alors !

— Non, fit le meunier. On a ’core une affaire à régler. »

L’humeur fut tout de suite moins joyeuse.

« Assitez-vous, monsieur Cooper, reprit le meunier. On a une histoire à vous conter. Une triste affaire, et à la fin tous les hommes du village, sauf Armure, là, et Mesure… à la fin, on est tous frappés par la honte. »

En-Vérité s’assit pour écouter.

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