XIII Manœuvres

Vialatte lui apporta une autre tarte. « J’ai pas pu finir la dernière, dit Alvin. Vous prenez mon estomac pour un puits sans fond ?

— Un homme de votre taille et de votre force, faut que ça mange pour se garder la chair sur les os, fit Vialatte. Et je n’ai pas encore trouvé comment faire une moitié de tarte. »

Alvin gloussa. Mais tandis qu’elle glissait la tarte sous la porte aux barres de fer, de la cellule, il remarqua qu’elle s’était affublée de nouveaux sortilèges, sans parler d’un pouvoir d’attirance et d’une supplication. La plupart des sortilèges, il les reconnaissait tout de suite – il en avait conçu quelques-uns autrefois, de sauvegarde ou de protection, voire de dissimulation et de modération d’élans, qui assuraient une meilleure sécurité mais étaient beaucoup plus difficiles à réaliser. Pourtant, ceux qu’arborait aujourd’hui Vialatte dépassaient l’expérience d’Alvin. Et comme ils n’auraient pas d’effet sur lui, ou si peu, il ne pouvait pas vraiment dire à quoi ils servaient. Il ne pouvait pas non plus le lui demander.

Une sorte de dissimulation, peut-être. Ça se rapprochait, semblait-il, d’un sortilège « négligez-moi », toujours très subtil et qui ne fonctionnait généralement que dans une direction.

Il se pencha, ramassa la tarte et la posa sur la petite table qu’on lui avait laissée.

« Alvin, dit-elle doucement.

— Oui ? répondit-il.

— Chut. »

Il leva la tête en se demandant pourquoi elle faisait tant de mystère.

« Je ne veux pas qu’on m’entende », ajouta-t-elle. Elle lança un coup d’œil vers la porte entrouverte qui donnait sur le bureau du shérif, où le garde devait sûrement tendre l’oreille. Elle fit signe à Alvin de s’approcher.

Ce qui passa par la tête du prisonnier l’embarrassa un peu. Avait-elle par hasard sur lui les mêmes pensées romanesques qu’il avait sur elle durant certaines de ses nuits solitaires ? Peut-être savait-elle d’une façon ou d’une autre que lui seul arrivait à distinguer au-delà de ses charmes de beauté et qu’il l’aimait pour ce qu’elle était réellement. Peut-être se disait-elle qu’elle pourrait finir par aimer un homme dans son genre, comme lui se l’était parfois demandé vis-à-vis d’elle, vu que son premier amour était désormais perdu pour lui.

Il se rapprocha.

« Alvin, vous voulez vous échapper d’ici ? » chuchota-t-elle. Elle s’appuya le front contre les barreaux. Son visage était si près. Offrait-elle un baiser timide ?

Il baissa la main et lui toucha le menton, lui releva la tête. Voulait-elle qu’il l’embrasse ? Il eut un sourire de regret. « Vialatte, si j’voulais m’échapper, m’est…» Il n’eut pas le loisir de finir sa phrase, n’eut pas le temps de dire : « M’est avis que j’pourrais sortir d’icitte quand ça m’chante. » Parce qu’au même instant l’adjoint ouvrit la porte à la volée et jeta un coup d’œil dans la cellule. Une expression affolée lui envahit aussitôt la figure et son regard passa carrément sur le prisonnier et la visiteuse comme s’il ne les voyait pas. « C’est pas Djeu possib’ ! » s’écria-t-il avant de se ruer dehors. Alvin l’entendit galoper bruyamment dans le couloir tout en appelant : « Shérif ! Shérif Doggly ! »

Alvin baissa les yeux sur Vialatte. « C’était quoi, tout ça ? » demanda-t-il.

Vialatte le regarda, fit tomber ses dents et sourit. « Comment je connaîtrais ça, moi, Alvin ? Seulement, m’est avis que le moment est mal choisi pour causer de ce que je suis venue causer avec toi. » Elle ramassa ses jupes et se rua à son tour dehors.

Alvin ignorait dans quel but elle lui avait rendu visite, mais il savait une chose : les effets des nouveaux sortilèges de cette femme avaient un rapport avec l’adjoint et ce qu’il avait vu en entrant. Et comme elle s’était munie d’un pouvoir d’attirance et d’une supplication, c’était peut-être bien à cause d’elle que l’adjoint avait fait irruption, paniqué si vite et pris la fuite sans enquêter plus avant.

Elle a laissé tomber son dentier pour me montrer son mépris, songea Alvin. Comme elle l’a fait pour Horace, son ennemi. D’une certaine manière, je suis devenu son ennemi.

Il regarda la tarte posée sur la petite table. Il la prit et la refit passer sous la porte.

Cinq minutes plus tard, l’adjoint revint avec le shérif et le procureur du comté. « Qu’esse tu m’contes, sacordjé ? s’écria le shérif Doggly. Il est là, comme d’accoutumé ! T’as bu, Billy Hunter ?

— Je jure qu’y avait personne icitte, répondit l’adjoint. J’ai vu Vialatte Franker entrer avec une tarte…

— Shérif, de quoi il cause ? fit Alvin. J’l’ai vu débarquer y a pas cinq minutes, puis il s’est mis à brailler et il est parti en courant dans l’couloir. Ç’a fait peur à la pauvre Vialatte, alors elle a fichu l’camp comme si elle avait un ours après elle.

— Il était pas là, j’suis prêt à l’jurer devant Djeu et tous ses anges ! fit Billy Hunter.

— J’étais icitte, d’vant la porte, dit Alvin.

— P’t-être bien qu’il se penchait pour prendre la tarte, et tu l’as pas vu, suggéra le shérif.

— Dame non, fit Alvin qui ne voulait pas mentir. J’étais d’bout. Tiens, v’là la tarte… J’te la donne si tu veux, j’ai dit à m’zelle Vialatte que j’avais pas fini la dernière.

— J’en veux pas, de ta tarte, répliqua Billy. J’connais pas c’que t’as fait, mais moi, j’passe pour un couillon.

— Y a pas b’soin d’Alvin pour ça », dit le shérif Doggly. Marty Laws, le procureur du comté, s’esclaffa. Marty avait le don de rire à point nommé pour empirer les choses.

Billy lança un regard noir au prisonnier.

« Bon, Alvin, faut qu’on te mette en liberté conditionnelle, dit Marty. Tu ne peux pas aller te balader comme ça hors de la prison quand l’envie te prend.

— Donc, vous me croyez », fit l’adjoint.

Marty Laws roula les yeux.

« Moi, j’crois personne, dit le shérif Doggly. Et Alvin, il s’en va pas en balade, pas vrai, Alvin ?

— Dame non, répondit Alvin. J’ai pas bougé d’la cellule. »

Aucun ne se soucia de faire semblant de croire qu’Alvin n’aurait pas pu s’échapper quand il le voulait.

« Tu m’traites de menteux ? demanda Billy.

— J’te traite d’avoir fait erreur, répondit Alvin. Je m’dis qu’on t’a p’t-être emberné en t’faisant croire c’que tu crois et voir c’que t’as vu.

— Y en a sûrement qui sont après emberner quelqu’un », dit Billy Hunter.

Ils s’en allèrent. Alvin s’assit sur la couchette et observa une fourmi qui quadrillait le sol de la cellule, en quête de nourriture. Y a une tarte là-bas, plutôt de ce côté… Sans hésiter, la fourmi obliqua, suivant le conseil d’Alvin, quand bien même son tout petit cerveau n’avait pas la capacité d’en comprendre les mots. En fait, elle reçut seulement le message de nourriture et une direction ; au bout d’une minute elle avait escaladé le plat à tarte et se promenait sur la croûte. Puis elle repartit à la recherche de ses amies pour les convier à déjeuner. Autant qu’elle profite à quelqu’un, cette tarte.

Vialatte s’était pourvue de sortilèges de dissimulation, bon, et les sortilèges visaient la porte. Elle lui avait demandé de s’approcher afin qu’il pénètre dans le champ de son “négligez-moi”, du coup Billy Hunter avait regardé sans voir personne.

Mais pourquoi ? Quel intérêt, de se livrer à de telles niaiseries ?

Outre sa perplexité, pourtant, Alvin bouillait intérieurement de colère. Moins envers Vialatte qu’envers lui-même pour son imbécillité. Faire des yeux de poisson frit pour une femme qui se dissimulait derrière des dents fausses et des sortilèges d’apparence, bon sang ! Elle lui plaisait, pourtant il savait que c’était une vraie commère et soupçonnait la moitié de ce qu’elle lui racontait d’être faux.

Il y avait pire : lorsqu’il reverrait Peggy – s’il la revoyait un jour – elle saurait tout de suite quel point il avait été bête de tomber amoureux d’une femme qu’il savait n’être qu’artifices et mensonges.

Dis donc, Peggy, quand je suis tombé en amour avec toi, tu n’étais toi aussi qu’artifices et mensonges, tu connais. Souviens-toi de ça quand tu me prendras pour le plus grand couillon du monde.

La porte s’ouvrit et Billy Hunter entra une fois de plus, s’avança à grandes enjambées vers la cellule et ramassa la tarte. « Ça s’rait bête d’la laisser perdre, même si t’es un menteux, dit-il.

— J’te l’ai dit, Billy, vas-y. Mais je l’ai à moitié promise à une fourmi une minute passée. »

Billy jeta un regard mauvais au prisonnier : il devait sûrement croire qu’Alvin se moquait de lui au lieu de dire la vérité pure et simple. C’était d’ailleurs un peu le cas. Il profitait de la situation, du moins. Il faudrait qu’il reparle de cette histoire avec Arthur Stuart à sa prochaine visite, des fois que le gamin aurait une idée sur le sens à donner à cette charade de Vialatte.

La fourmi revint, en tête d’une colonne de ses sœurs. Tout ce qu’elles trouvèrent, ce furent deux miettes de croûte. Mais c’était déjà beaucoup, non ? Alvin les regarda s’échiner à déplacer les grosses charges de pâtisserie. Pour les aider, il envoya sa bestiole diviser les débris en fragments plus petits. Les fourmis eurent alors tôt fait d’évacuer les miettes en colonne. Il y aura festin dans la fourmilière ce soir, pour sûr.

Son estomac grogna. À vrai dire, il l’aurait bien mangée, cette tarte, et il n’en aurait pas laissé beaucoup non plus. Mais il ne voulait rien manger qui venait de Vialatte Franker, plus jamais. Il ne fallait pas faire confiance à cette femme.

Elle a laissé tomber ses dents devant moi, songea-t-il. Elle me déteste. Pourquoi ?


* * *

Impossible de s’en sortir. Même en comptant sur un hasard heureux dans le choix des jurés, même avec cet Anglais nouvellement arrivé pour le défendre, Peggy ne donnait pas plus de trois chances sur quatre à Alvin de se faire acquitter, et ça ne suffisait pas. Il faudrait qu’elle aille le soutenir. Il faudrait qu’elle se décide à témoigner. Malgré tous les nouveaux habitants de Hatrack, une chose restait sûre : on croirait ce qu’affirmerait Peggy la torche. Les villageois n’ignoraient pas qu’elle voyait la vérité, et ils n’ignoraient pas non plus – parfois à leur grande déconvenue – qu’elle ne disait jamais rien qui ne fût vérité, même s’ils lui étaient reconnaissants de ne pas révéler toutes celles qu’elle connaissait.

Seule Peggy savait combien de secrets terribles, honteux ou tristes elle avait laissés dans l’ombre. Mais ça n’avait aucune importance. Elle avait l’habitude de garder pour elle les secrets d’autrui, et ce depuis sa prime jeunesse, lorsqu’elle avait dû affronter celui d’adultère de son père. À partir de ce jour-là elle avait appris à ne pas juger. Elle en était même venue à aimer maîtresse Modesty, la femme avec qui son père, l’Horace Guester, avait été infidèle. Maîtresse Modesty s’était montrée comme une seconde mère, elle lui avait donné, non pas la vie du corps, mais la vie de l’esprit, celle des bonnes manières en société, celle de la grâce et de la beauté dont elle faisait peut-être trop grand cas.

Trop grand cas parce qu’il n’allait pas y avoir beaucoup de grâce et de beauté dans l’avenir d’Alvin ; et que ça lui plaise ou non, Peggy était liée à cet avenir.

Je me raconte des mensonges, se dit-elle. « Que ça me plaise ou non », tiens donc ! Si je le voulais, je pourrais laisser Alvin où il est et me moquer qu’il reste en prison, qu’il se noie dans l’Hio ou je ne sais quoi encore. Je suis liée à Alvin Smith parce que je l’aime, que j’aime ce qu’il peut devenir, et je veux participer à tout ce qu’il réalisera. Même si c’est difficile. Même si c’est malgracieux, grossier, ridicule.

Aussi se mit-elle en route pour Hatrack River, une étape à la fois.

Un beau jour, elle traversa Wheerwright dans le nord de l’Appalachie, au bord de l’Hio, pas très loin en amont du confluent avec la Hatrack. Si près de son village qu’elle aurait pu louer un chariot et prendre le dernier bac, misant sur le clair de lune et son talent de torche pour retourner chez elle sans encombre. Elle aurait pu si elle ne s’était pas arrêtée pour déjeuner dans un restaurant qu’elle connaissait déjà, où les produits étaient frais, la cuisine succulente et la compagnie de qualité – autant d’améliorations bienvenues après de longues journées passées sur la route.

Tandis qu’elle mangeait, elle entendit une espèce de tumulte dehors : une fanfare jouait, plutôt mal mais avec beaucoup d’enthousiasme, au milieu de cris et d’acclamations. « Une parade ? demanda-t-elle au serveur.

— Vous connaissez qu’les élections présidentielles sont seulement dans quèques semaines », répondit l’homme.

Elle le savait mais n’y avait guère prêté attention. Un candidat se présentait contre un autre pour un quelconque poste dans toutes les agglomérations qu’elle avait traversées, mais ça ne comptait pas beaucoup en regard de l’abolition de l’esclavage, sans parler de ses inquiétudes au sujet d’Alvin. Qui allait gagner ces élections lui était jusqu’à présent parfaitement égal. En Appalachie, comme dans les autres États esclavagistes, personne n’osait se présenter ouvertement contre l’esclavage – ce serait un bon pour un costume gratuit en plumes et goudron et une balade en train hors de la ville, voire pire, car les partisans de l’esclavage étaient profondément violents, et les opposants en majorité craintifs, incapables de s’unir. Pas encore.

« Une sorte de discours sur une estrade ? demanda-t-elle.

— M’est avis que c’est l’vieux Tippy-Canoe », répondit le serveur.

Elle blêmit en comprenant aussitôt de qui parlait l’homme. « Harrison ?

— M’est avis qu’il va gagner à Wheerwright. Mais pas plusse au sud, là où la tribu cherriky est joliment importante. Ils s’disent, les Cherrikys, qu’il va essayer d’les priver d’leurs droits. Il arrivera pas à grand-chose non plus en Irrakwa, c’est un pays d’Rouges. Mais, comprenez, les Blancs, ça leur plaît pas beaucoup qu’les Irrakwas soyent les maîtres du chemin d’fer et qu’les Cherrikys ouvrent des routes à péage dans les montagnes.

— Ils voteraient pour un assassin uniquement par jalousie ? »

Le serveur eut un léger sourire. « Y en a qui disent que c’est pas par rapport qu’un sorcier rouge a j’té un sort à Tippy-Canoe qu’il a fait quèque chose de mal. Les Rouges, ça s’fâche pour arien.

— Massacrer des milliers de femmes et d’enfants… c’est ridicule de se vexer pour si peu. »

Le serveur haussa les épaules. « J’peux pas m’permettre d’avoir des opinions personnelles en politique, m’dame. »

Mais elle voyait bien qu’il en avait, des opinions personnelles, et différentes des siennes.

Elle paya son repas – elle laissa d’ailleurs sur la table vingt-cinq sous pour le serveur, car elle ne voyait aucune raison de punir un homme dans son travail à cause de ses idées politiques – puis elle s’empressa de sortir pour en savoir davantage sur toute cette agitation. À quelques perches plus haut dans la rue, on avait transformé un chariot en tribune pavoisée aux couleurs rouge, blanc et bleu du drapeau des États-Unis. Pas trace du rouge et du vert de l’ancien drapeau de l’Appalachie indépendante, avant son rattachement à l’Union. Rien d’étonnant. C’étaient les couleurs des Cherrikys : rouge pour le peuple des Rouges, vert pour la forêt. Patrick Henry et Thomas Jefferson les avaient adoptées comme couleurs d’une Appalachie libre ; c’est pour ce drapeau qu’était mort George Washington. Mais aujourd’hui, même si d’autres politiciens évoquaient les anciennes fidélités, Harrison ne tenait guère à rappeler l’alliance entre les Rouges et les Blancs qui avait libéré l’Appalachie du roi installé à Camelot. Trop de sang sur les mains.

Des mains qui dégouttaient encore de sang alors qu’elles agrippaient le podium. Peggy, depuis le trottoir en bois de l’autre côté de la rue, regarda par-dessus les têtes pour observer le visage de William Henry Harrison ovationné par la foule. Elle observa d’abord ses yeux, comme une femme peut étudier un homme, pour juger de son caractère. Mais elle regarda vite plus profond, dans sa flamme de vie, pour voir les avenirs qui s’étendaient devant lui. Il n’avait aucun secret pour elle.

Elle vit que chacune des routes menait à sa victoire aux élections. Et il ne s’agissait pas d’une mince victoire. Son principal adversaire, un avocat malchanceux du nom d’Andrew Jackson dans le Tennizy, serait écrasé, humilié, avant d’endurer la charge honteuse de vice-président que le perdant principal de chaque élection était forcé d’occuper. Un système cruel, avait toujours pensé Peggy, l’équivalent politique d’une mise au pilori pendant quatre ans. Fait significatif, les deux candidats venaient des nouveaux États de l’Ouest ; plus significatif encore, tous deux venaient de territoires qui autorisaient l’esclavage. Les événements prenaient vraiment un tour sombre. Et ce qu’elle vit dans la tête de Harrison, les projets que ses acolytes politiques et lui comptaient mener à bien, n’arrangeaient rien, loin de là.

Leurs idées les plus extravagantes avaient peu de chances de réussir – seules quelques routes dans la flamme de vie de Harrison menaient à l’union qu’il espérait avec les Colonies de la Couronne : il ne serait jamais duc ; quel rêve pitoyable, se dit Peggy. Mais il réussirait bel et bien à détruire politiquement les Rouges en Irrakwa et en Cherrikie, parce que les Blancs, surtout dans l’Ouest, n’attendaient que ça : briser la puissance d’un peuple que Harrison osait traiter de sauvage. « Dieu n’a pas conduit la race chrétienne dans ce pays pour qu’elle le partage avec des païens et des barbares ! » braillait Tippy-Canoe, et la foule d’applaudir.

Harrison réussirait aussi à propager l’esclavage au-delà de ses limites actuelles ; il permettrait aux propriétaires esclavagistes d’amener leurs esclaves sur des terres dans les États libres, d’en rester les maîtres et de les forcer à travailler à leur profit – tant que le propriétaire continuerait de posséder un domaine dans un État esclavagiste et d’y voter. C’était précisément dans ce but que la plupart des partisans de Harrison le soutenaient. La question des Rouges allait porter Tippy-Canoe au pouvoir avec une forte majorité, mais ensuite ce serait celle de l’esclavage qui lui procurerait sa base politique au Congrès.

C’était insupportable. Elle le supporta pourtant, continua d’écouter au fil de l’après-midi les déclamations et les exhortations de Harrison qui levait régulièrement ses mains sanglantes vers le ciel pour que la foule se souvienne. « Moi, j’ai goûté à la colère perfide et aux pouvoirs occultes des hommes rouges, et je vais vous dire : si c’est là tout ce dont ils sont capables, alors très bien, parce que ce n’est pas grand-chose ! D’accord, j’ai du mal à garder une chemise propre…» Les spectateurs se mirent à rire, longuement, se lancèrent dans des variations sur les inconvénients d’une existence avec des mains couvertes de sang. «… et personne n’a envie de me prêter un mouchoir… – nouveaux éclats de rire – … mais on ne m’empêchera pas de vous dire la vérité, et on n’empêchera pas des chrétiens d’élire le seul homme qui affirme vouloir se dresser contre les traîtres rouges, les barbares qui s’habillent comme les Blancs mais projettent en secret de tout posséder comme ils possèdent déjà le chemin de fer, les routes de montagne à péage et…»

Et ainsi de suite. Des absurdités ridicules, toutes ces déclarations, mais la foule ne faisait que grossir à mesure que l’après-midi avançait, et à la tombée de la nuit, quand Harrison descendit enfin de sa chaire, ses partisans l’emmenèrent sur leurs épaules ; il allait s’abreuver de bière et se gaver de plats grossiers, tout ce qui pourrait le faire prendre pour l’un d’eux, tandis que Peggy Larner, debout sur le trottoir, s’accrochait à la rambarde et voyait sur tous les chemins de l’avenir que cet homme réduirait à néant l’œuvre à laquelle elle se consacrait, que cet homme ferait souffrir et périr beaucoup plus de Rouges que ceux qui avaient déjà souffert et péri par sa faute.

Si elle avait eu un mousquet à portée de main à cet instant, elle l’aurait suivi et abattu d’une balle dans le cœur.

Mais sa rage meurtrière passa vite, lui laissant un sentiment de honte. Je ne suis pas celle qui tue, songea-t-elle. Je suis celle qui libère les esclaves si possible et non celle qui assassine le maître.

Il devait exister un moyen de l’arrêter.

Alvin saurait, lui. Une raison de plus pour qu’elle gagne de toute urgence Hatrack River, non seulement pour soutenir Alvin durant son procès, mais pour qu’il l’aide, elle, à juguler Harrison. Peut-être que s’il se rendait chez Becca, s’il franchissait la porte de l’ancienne cabane à la rencontre de Tenskwa-Tawa… Le prophète rouge trouverait sûrement un moyen d’accroître l’efficacité de sa malédiction contre l’assassin-blanc Harrison. Elle ne distinguait pas de solution de ce genre sur aucun chemin dans la flamme de vie d’Alvin, mais on ne savait jamais, elle ou quiconque pouvait par une décision ou une autre en ouvrir de nouveaux menant vers de plus grands espoirs.

Enfin, pour aujourd’hui c’était trop tard. Il lui faudrait passer la nuit à Wheerwright et terminer son voyage jusqu’à Hatrack River demain.


* * *

« Je vous apporte, monsieur, le bonjour de votre famille, dit l’inconnu.

— J’avoue que j’ai pas saisi vot’ nom, dit Alvin en se dépliant de sa couche. La soirée est déjà joliment avancée.

— En-Vérité Cooper, répondit l’inconnu. Pardonnez-moi d’arriver si tard. J’ai pensé qu’il valait mieux nous voir ce soir, vu que je commence votre défense au tribunal demain matin.

— J’connais que l’juge a enfin décidé d’nommer des jurés.

— Oui, c’est important, évidemment. Mais le procureur du comté a suivi les conseils d’un homme de loi de l’extérieur, un certain Daniel Webster, et il a présenté certaines requêtes fâcheuses. Par exemple que l’objet du litige soit placé sous la garde de la cour.

— Le juge, il s’ra pas d’accord avec ça, dit Alvin. Il connaît qu’à la minute où on m’enlèvera l’soc, des bons-rien d’la rivière, sans parler de quèques rapaces du village, remueront ciel et terre pour mettre leurs mains d’sus. L’est en or, c’t’affaire-là, c’est tout c’qu’ils connaissent et tout c’qui les intéresse. Mais vous êtes qui, m’sieur Cooper, et qu’esse vous avez à voir là-d’dans ?

— Je suis votre avocat, monsieur Smith, si vous m’acceptez comme tel. » Il tendit une lettre au prisonnier.

Alvin reconnut tout de suite l’écriture d’Armure-de-Dieu et les signatures de ses parents, de ses frères et de ses sœurs. Ils avaient tous signé, ils l’assuraient de la bonne réputation de monsieur Cooper et l’informaient que quelqu’un payait un avocat important de Nouvelle-Angleterre du nom de Daniel Webster pour fouiner et recueillir des mensonges auprès de tous ceux qui lui en voulaient à Vigor Church. « Mais j’ai fait d’mal à personne là-bas, dit Alvin, et pourquoi ils mentiraient ?

— Monsieur Smith, je dois…

— Appelez-moi Alvin, vous voulez bien ? “M’sieur Smith”, ça m’fait tout l’temps penser à mon ancien patron Conciliant, çui-là qui m’a mis dans l’tracas avec ses inventions.

— Alvin, répéta Cooper. Et vous, appelez-moi En-Vérité.

— Comme vous voulez.

— Alvin, l’expérience m’a appris que plus un homme a de qualités, plus il y a de gens pour s’en indigner et trouver des occasions de se fâcher contre lui, même si ses actes partent d’une bonne intention.

— Ben alors, j’risque pas grand-chose, j’ai pas tant d’qualités qu’ça. »

Cooper sourit. « Je connais votre frère Calvin », fit-il.

Alvin haussa un sourcil. « J’aimerais bien dire qu’les amis de Calvin sont mes amis, mais j’peux pas.

— La haine de Calvin envers vous est, je crois, une des meilleures références que je connaisse. C’est à cause de ce qu’il m’a raconté sur vous que je suis ici. Je l’ai rencontré à Londres, vous savez, et j’ai tout de suite décidé de quitter mon cabinet juridique pour venir en Amérique voir l’homme qui pourrait m’enseigner qui et ce que je suis, et à quoi je sers. »

Là-dessus, Cooper se pencha et ramassa le livre d’Alvin qui gisait ouvert par terre à côté de sa couchette, l’Ancien Testament. Il le referma puis le rendit au prisonnier.

Alvin essaya de le feuilleter, mais les pages étaient aussi solidement soudées que si le livre était un bloc de bois compact recouvert de cuir.

En-Vérité le lui reprit un instant avant de le lui rendre à nouveau. Cette fois, le livre s’ouvrit de lui-même à la page exacte qu’avait lue Alvin. « J’aurais pu mourir pour ça en Angleterre, dit En-Vérité. C’est la sagesse de mes parents et ma faculté d’apprendre à cacher mes pouvoirs qui m’ont gardé en vie pendant toutes ces années. Mais il faut que je sache de quoi il s’agit. Il faut que je sache pourquoi Dieu permet à certains de détenir de tels pouvoirs. Et à quoi les employer. Et qui vous êtes. »

Alvin se rallongea sur sa couchette. « Ça, c’est la meilleure, fit-il. Vous avez traversé un océan pour me voir ?

— J’ignorais à l’époque que je pourrais vous rendre service. À vrai dire, il m’arrive de croire qu’une main providentielle, peut-être, m’a poussé à étudier le droit au lieu de reprendre le métier de tonnelier de mon père. On savait peut-être qu’un jour vous affronteriez la langue bien pendue de Daniel Webster.

— Moins bien pendue qu’la vôtre, alors, En-Vérité ? demanda Alvin.

— J’assemble les choses. C’est mon… talent, comme vous dites en Amérique. C’est ce que fait la loi. Je me sers de la loi pour assembler les choses. Je vois comment elles s’assemblent.

— Ce Webster… lui, il va s’en servir pour essayer d’les séparer.

— Comme vous et le soc.

— Ou mes voisins et moi.

— Alors vous comprenez le dilemme, poursuivit En-Vérité. Jusqu’à aujourd’hui on vous connaissait comme un homme généreux et aimable avec tout le monde. Mais vous avez un soc en or et vous ne laissez personne le voir. Vous possédez une fortune incroyable et vous ne la partagez pas. Voilà le genre de coin dont il va se servir pour vous détacher de votre communauté comme un rail d’une traverse.

— Sitôt qu’y a de l’or en jeu, admit Alvin, les genses tardent pas à s’rendre compte combien l’amour et la loyauté, ça vaut pour eux, en espèces sonnantes.

— Et le plus honteux, ne croyez-vous pas, c’est que le prix est parfois ridicule. » En-Vérité eut un sourire triste.

« C’est quoi, vot’ prix, à vous ?

— Quand vous partirez libre d’ici, vous me laisserez vous accompagner pour que j’apprenne, que je vous regarde, que je participe à tout ce que vous faites.

— Vous m’connaissez même pas et vous m’proposez l’mariage ? »

En-Vérité se mit à rire. « J’imagine que ça donne cette impression-là, c’est vrai.

— Sans aucun des avantages non plus, dit Alvin. Ça m’dérange pas d’emmener Arthur Stuart avec moi par rapport qu’il connaît quand il faut s’taire, mais je m’demande si j’pourrai endurer un gars qu’a b’soin d’mes lumières après m’suivre à tout bout d’champ.

— Je suis avocat, c’est donc mon métier de parler, mais je vous garantis que si je n’avais pas su me taire quand il fallait, je n’aurais jamais atteint l’âge adulte en Angleterre.

— Moi, j’peux rien vous garantir. Alors m’est avis qu’vous êtes tout d’même pas mon avocat, vu que j’ai pas d’quoi vous payer vos honoraires.

— Il y a une chose que vous pouvez me garantir, dit En-Vérité. De me donner honnêtement ma chance. »

Alvin étudia le visage de l’homme et conclut qu’il lui plaisait, mais il regrettait une fois de plus de ne pas avoir le talent de Peggy de voir dans la tête des gens au lieu d’être seulement capable de vérifier le bon fonctionnement de leurs organes.

« Oui, m’est avis que j’peux vous garantir ça, En-Vérité Cooper, décida-t-il enfin. Vous aurez votre chance, et si ça vous va comme honoraires, alors vous êtes mon avocat.

— Marché conclu, donc. Maintenant je vais vous laisser vous rendormir, mais j’ai encore une question.

— Allez-y.

— Ce soc… c’est vraiment vital pour vous qu’il reste entre vos mains, que personne d’autre ne le prenne ?

— Si l’tribunal exige que je l’rende, je démolis cette prison, et j’vivrai caché le restant d’mes jours avant que j’laisse d’autres mains y toucher.

— Soyons précis. Ce qui est important, c’est de le posséder, ou simplement de le voir et de le toucher ?

— J’comprends pas vot’ question.

— Quelqu’un d’autre pourrait-il le voir et le toucher en votre présence ?

— Qu’esse ça changerait ?

— Webster va faire valoir que la cour a le droit et le devoir d’établir que le soc existe et qu’il est effectivement en or, afin de fixer une compensation équitable au cas où elle vous demanderait de dédommager Conciliant Smith de la valeur du soc. »

Alvin éclata de rire. « Ça m’est jamais v’nu à l’idée, durant tout ce temps en prison, que j’pourrais p’t-être acheter le Conciliant.

— Je ne crois pas que vous pourriez, dit En-Vérité. Je crois que c’est le soc qu’il veut, et la victoire, pas l’argent.

— C’est vrai. Pourtant m’est avis que s’il peut rien récupérer d’autre que l’argent…

— Alors dites-moi, tant que le soc reste en votre possession…

— J’pense que ça dépend qui le r’garde et qui l’touche.

— Si vous êtes là, personne ne peut le voler, c’est ça ? demanda En-Vérité.

— M’est avis qu’oui, répondit Alvin.

— Alors, qu’est-ce que j’ai comme liberté d’action ?

— C’est pas Conciliant qui pourra l’toucher, dit Alvin. C’est pas d’la méchanceté d’ma part, mais y a qu’le soc, il est vivant. »

En-Vérité leva un sourcil.

« Il respire pas, il mange pas, rien de tout ça. Mais il vit sous la main de l’homme. Ça dépend de l’homme. Seulement, si Conciliant l’touche alors qu’il raconte des menteries criminelles… là, j’connais pas ce qui risque d’y arriver. J’connais pas si ce serait encore prudent pour lui d’retoucher à du métal. J’connais pas ce que l’marteau et l’enclume lui feraient s’il posait les mains sus l’soc avec un cœur aussi noir. »

En-Vérité s’appuya la figure contre les barreaux et ferma les yeux.

« Vous allez pas bien ? demanda Alvin.

— La tête me tourne… L’émotion de voir enfin la connaissance en face, répondit En-Vérité. La tête me tourne. Me sens mal.

— Ben, rendez pas par terre, j’ai pas envie d’renifler ça toute la nuit, moi, dit Alvin avant de sourire.

— Je pensais plutôt à m’évanouir, répondit En-Vérité. Ni Conciliant, ni personne avec le cœur noir, qui raconte des… menteries criminelles. Je me demande… pour ce qui est de mon adversaire, Daniel Webster.

— Je l’connais pas. L’est p’t-être honnête, si ça s’trouve. Un menteux, ça peut avoir un avocat honnête, vous croyez pas ?

— Peut-être. Mais une telle association finirait tout bonnement par détruire le menteur.

— Sacordjé, En-Vérité, un menteux finit toujours par se détruire de toute manière.

— Vous savez ça ? Je veux dire, comme vous savez que le soc est vivant ? demanda l’avocat.

— M’est avis qu’non, répondit Alvin. Mais j’dois croire que c’est vrai, sinon, comment j’pourrais faire confiance au monde ?

— Je pense que vous avez raison, au bout du compte. À la longue, un mensonge s’emmêle, il fait des nœuds, et les gens finissent par s’apercevoir qu’il s’agit d’un mensonge. Mais c’est à la longue, et ça, c’est très, très long. Plus long qu’une vie. Vous risquez de mourir bien avant le mensonge, Alvin.

— Vous m’prévenez de quèque chose en particulier ? demanda le prisonnier.

— Je ne crois pas, répondit En-Vérité. J’ai eu l’impression que je devais dire quelque chose que vous deviez entendre.

— Vous l’avez dit, et moi, j’l’ai entendu. » Alvin sourit. « Bonne nuit. En-Vérité Cooper.

— Bonne nuit, Alvin Smith. »


* * *

Peggy Larner se rendit au bac de bon matin, poussée par un sentiment d’urgence qui l’étreignait comme un corset et l’empêchait presque de respirer. L’assassin-blanc Harrison allait devenir président des États-Unis. Il fallait qu’elle parle à Alvin, et cette rivière, l’Hio, lui barrait la route.

Mais le bac se trouvait de l’autre côté, ce qui se justifiait parfaitement car les fermiers de la rive d’en face en avaient besoin plus tôt pour apporter leurs produits au marché. Il lui fallait donc attendre, sentiment d’urgence ou pas. Elle voyait le bac qu’on poussait déjà à la perche, attaché à un anneau métallique coulissant le long du câble qui traversait la rivière à une vingtaine de pas en amont. Seul ce lien fragile empêchait le courant d’emporter le bachot en aval ; et elle imagina qu’en période de crue il ne devait pas fonctionner du tout certains jours, car même si le câble était assez résistant, tout comme l’anneau et la corde, aucun arbre de chaque côté ne serait assez solide pour qu’on l’y attache sans craindre qu’il soit arraché de la berge. Il était vain de vouloir dompter l’eau avec des câbles, des anneaux et des cordes, tout autant qu’avec des barrages et des ponts, des coques et des radeaux, des tuyaux et des gouttières, des toits, des fenêtres, des murs et des portes. Si elle avait appris une chose dans les premiers temps où elle suivait la flamme de vie d’Alvin, c’était bien de se méfier de l’eau et de son caractère sournois.

Il fallait pourtant traverser la rivière, et elle allait la traverser.

Comme tant d’autres avant elle. Elle songea à toutes les fois où son père avait gagné discrètement la berge et traversé en barque pour sauver un esclave marron et l’emmener à l’abri dans le Nord. Elle songea à tous les esclaves arrivés sans aide jusqu’ici et qui, faute de savoir nager, avaient soit perdu espoir et attendu que les pisteurs ou les chiens les rattrapent, soit s’étaient quand même jetés à l’eau et avaient affronté la rivière jusqu’à ce qu’ils perdent pied sur le fond vaseux et que le courant les emporte. On retrouvait toujours leurs corps en aval sur une rive, une barre ou une souche immergée, tout blanchis par l’eau, gonflés et horribles dans la mort ; mais l’esprit, ah, l’esprit, lui était libre, car le propriétaire qui croyait posséder l’homme ou la femme, ce propriétaire avait perdu son bien, un bien qu’on ne posséderait pas quoi qu’on fasse. Donc, l’eau tuait, oui, mais atteindre cette rivière signifiait d’une façon ou d’une autre la liberté pour ceux qui avaient la rage ou le courage de la recouvrer.

Harrison, hélas, allait enlever tout son sens à cette rivière. Si ses projets de lois passaient, l’esclave qui traverserait resterait quand même esclave ; seul l’esclave qui mourrait serait libre.

L’un des passeurs, celui qui appuyait sur sa perche de son côté, avait une allure familière. Elle l’avait déjà rencontré, mais à l’époque il ne lui manquait pas une oreille, pas plus qu’il n’avait de balafre sur la figure. Aujourd’hui une estafilade le marquait d’une ligne blanche blafarde, d’un léger froncement et d’une contraction au niveau du sourcil et de la lèvre. Résultat d’une sale bagarre. Autrefois, personne ne pouvait porter la main sur cette brute pour lui faire du mal, et comme il le savait, c’était une vraie terreur. Mais quelqu’un l’avait privé du sortilège dont il bénéficiait depuis tout petit. Alvin s’était battu contre lui, pour défendre Peggy d’ailleurs, et la fin du combat avait aussi marqué la fin de ce rat de rivière. Mais pas complètement ; il vivait toujours, non ?

« Mike Fink », dit-elle doucement lorsqu’il prit pied sur la rive.

Il lui lança un regard perçant. « J’vous connais, m’dame ? »

Bien sûr que non. Lorsqu’ils s’étaient rencontrés, moins de deux ans plus tôt, elle se dissimulait derrière des sortilèges qui la faisaient paraître beaucoup plus vieille. « Que vous ne me reconnaissiez pas n’a rien d’étonnant, dit-elle. Vous devez faire passer la rivière à des milliers de gens dans l’année. »

Il l’aida à grimper ses sacs de voyage sur le bac. « Faut vous assire dans l’mitan du radeau, m’dame. » Elle s’installa sur le banc qui s’étendait au milieu du bac. Il attendit debout près d’elle tandis que deux autres passagers montaient tranquillement à bord – des gens du pays, sûrement, vu qu’ils n’avaient pas de bagages.

« Passeur, maintenant », dit-elle.

Il la regarda.

« Quand je vous ai connu, Mike Fink, vous étiez un rat de rivière de la pire espèce. »

Il eut un sourire triste. « C’était vous, cette dame du monde, dit-il. Harnachée d’sortilèges d’la tête aux pieds. »

Elle lui jeta un regard inquisiteur. « Vous avez vu à travers ?

— Non, m’dame. Mais j’les ai sentis. Vous m’avez r’gardé m’battre contre ce gars d’Hatrack River.

— Oui.

— Il a fait partir l’sortilège de ma mère, dit Mike.

— Je sais.

— M’est avis qu’vous connaissez presque tout, vous. »

Elle le regarda encore. « Vous m’avez l’air d’en savoir long, vous aussi, monsieur.

— Vous êtes Peggy la torche, d’Hatrack River. Et l’bougre qui m’a donné une rinçure et qui m’a volé mon sortilège, il est en prison à Hatrack River asteure, par rapport qu’il a volé d’l’or à son maître durant qu’il était apprenti forgeron.

— Et j’imagine que ça vous fait plaisir ? » demanda Peggy.

Mike Fink secoua la tête. « Non, m’dame. »

Et à la vérité, lorsqu’elle explora sa flamme de vie, elle ne vit aucun avenir où il faisait du mal à Alvin.

« Pourquoi êtes-vous encore ici ? À moins de dix milles de La Bouche, où il vous a humilié.

— Où il a fait d’moi un homme », rectifia Mike.

Elle fut bel et bien surprise. « C’est comme ça que vous voyez la chose ?

— Ma mère voulait m’protéger. M’a tatoué un sortilège en plein sus l’derrière. Mais elle a jusse oublié une affaire : quel genre d’homme c’est, un gars qu’est jamais blessé malgré tout l’mal qu’y fait aux autres ? J’ai tué des genses ; certains l’méritaient, mais quèques-uns moins. J’ai arraché des oreilles et des nez avec les dents, j’ai cassé des bras et des jambes, et durant tout l’temps que j’faisais ça, je m’en foutais complètement, ’scusez-moi, m’dame. Par rapport que rien m’faisait jamais mal. Rien m’touchait jamais.

— Et depuis qu’Alvin vous a enlevé votre sortilège, vous avez arrêté de faire mal aux autres ?

— Sacordjé, non ! s’exclama Mike Fink avant de rugir de rire. Dites, vous y connaissez vraiment rien à la rivière, hein ? Non, tous ceux-là que j’avais esquintés, l’a fallu qu’y s’en r’viennent me trouver, sitôt qu’la rumeur a couru qu’un p’tit forgeron m’avait donné une tatouille et m’avait fait hurler ! L’a fallu m’battre une fois d’plusse contre tous les vauriens et les fouinards, tous les rats et les tas d’merde à cochon d’la rivière. Voyez cette balafre que j’ai sus la goule ? Voyez, là où mes ch’veux tombent drêtement d’un côté d’ma tête ? Eh ben, c’est deux bagarres que j’ai bien manqué perdre. Mais j’ai gagné les autres ! Pas vrai, Holly ? »

L’autre passeur regarda dans leur direction. « J’écoutais pas les vantarderies, espèce de ridicule pet d’écureuil chiqueur de croûtes, fit-il d’une voix douce.

— J’ai dit à la dame que j’ai gagné toutes mes bagarres, toutes jusqu’à la dernière.

— Ça c’est vrai, dit Holly. ’videmment, la plupart du temps, les gars, tu leur tirais d’sus sitôt qu’y f’saient mine de s’battre contre toi.

— Des inventions d’même, ça va l’expédier en enfer.

— Y a déjà une place pour moi là-bas, et c’est toi qui m’videras mon pot d’chambre deux fois par jour.

— Comme ça tu pourras le licher après ! » mugit Mike Fink.

Peggy se sentait révoltée par leur grossièreté, bien entendu ; mais elle sentait aussi la camaraderie derrière leurs plaisanteries.

« Ce que je ne comprends pas, monsieur Fink, c’est pourquoi vous n’avez jamais cherché à vous venger du garçon qui vous a rossé.

— C’était pas un drôle, dit Fink. C’était un homme. M’est avis qu’à la naissance, c’était déjà un homme. L’drôle, c’était moi. Un p’tit drôle joliment mauvais. Lui, y connaissait la douleur, moi pas. Y s’battait pour une cause juste, moi pas. J’pense tout l’temps à lui, m’dame. À lui et à vous. La manière que vous m’avez regardé, comme si j’étais un crapaud croûteux sus un drap propre. J’ai entendu dire que c’est un Faiseux. »

Elle confirma de la tête.

« Alors pourquoi donc il reste en prison ? »

Elle le regarda d’un air perplexe.

« Oh, allez, m’dame. Un bougre qui peut m’ôter un tatouage du derrière sans l’toucher, ça s’garde pas dans une prison ordinaire. »

Très juste. « J’imagine qu’il se croit innocent, donc il veut passer en jugement pour le prouver et blanchir son nom.

— Ben, c’est un maudit couillon, alors, et j’espère que vous y direz quand vous l’verrez.

— Et pourquoi je lui transmettrais un message aussi important ? »

Fink eut un grand sourire. « Par rapport que j’connais quèque chose chose que lui, il connaît pas. J’connais qu’y a un gars d’Carthage City qui veut voir Alvin mort. Il compte le faire extarder dans le Kenituck…

— Extrader ?

— Ça veut dire qu’un État d’mande à un autre d’y donner un prisonnier.

— Je sais ce que ça veut dire, fit Peggy.

— Alors pourquoi vous posez la question, m’dame ?

— Continuez votre histoire.

— Seulement, quand ils emmèneront Alvin dans des chaînes, avec des gardes qu’auront l’œil ouvert et qui l’surveilleront l’jour et la nuit, ils arriveront jamais dans l’Kenituck pour un procès. J’connais quèques-uns des bougres qu’ils ont engagés pour l’emmener. Ils savent qu’à un certain signal ils devront s’en aller et le laisser tout seul dans ses chaînes.

— Pourquoi n’avez-vous rien dit aux autorités ?

— J’vous l’dis à vous, m’dame, fit Mike Fink en souriant. J’me l’suis aussi dit à moi, et j’l’ai dit à Holly.

— Les chaînes ne le retiendront pas.

— Vous croyez ça ? Y avait une raison pour que ce gars m’ôte le tatouage du derrière. Si les sortilèges avaient pas eu d’pouvoir sus lui, m’est avis qu’il m’aurait jamais ôté l’mien, croyez pas ? S’il avait b’soin de s’débarrasser d’mon sortilège, alors m’est avis qu’ceux-là qui comprennent bien ça, les sortilèges, ils pourraient bien inventer des chaînes qui l’retiennent assez de temps pour qu’on s’en vienne avec un fusil y faire sauter la tête. »

Mais elle n’avait rien vu de tel dans son avenir.

« ’videmment, ç’arrivera jamais, dit Mike Fink.

— Pourquoi donc ?

— Par rapport que j’y dois la vie, à ce bougre-là. Ma vie d’homme, toujours bien, un homme que j’peux r’garder dans une glace, même si j’suis moitié moins joli depuis qu’j’ai eu affaire à lui. Je l’tenais bien serré dans mes bras, m’dame, j’voulais l’tuer, et il connaissait ça. Mais lui, il m’a pas tué. Mieux qu’ça, m’dame, il m’a cassé les deux jambes dans la bagarre. Mais il a eu pitié d’moi. L’a eu d’la compassion. Il a dû connaître que j’passerais pas la nuit avec les pattes cassées. J’avais trop d’ennemis, même là parmi mes amis. Alors il m’a posé les mains sus les jambes et il les a réparées. M’a réparé les pattes, et les os étaient plusse forts qu’avant. C’est quelle espèce d’homme, çui qui fait ça à un bougre qu’a voulu l’tuer une minute plus tôt ?

— Un homme bon.

— Ben, y a des tas d’hommes bons qu’auraient voulu faire de même, mais y en a qu’un qu’avait l’pouvoir pour ça, dit Mike. Et s’il avait l’pouvoir pour ça, il l’avait aussite pour me tuer sans m’toucher. Il avait l’pouvoir de faire tout c’qui lui plaisait, sacordjé, faites excuse. Mais il a eu pitié d’moi, m’dame. »

C’était vrai – la seule chose qui étonnait Peggy, c’était que Mike Fink l’ait compris.

« J’tiens à payer ma dette. Tant que j’vivrais, m’dame, on f’ra pas d’mal à Alvin Smith.

— Ce qui explique votre présence ici, dit-elle.

— J’m’en suis venu icitte avec Holly sitôt que j’ai compris ce qui s’mijotait.

— Mais pourquoi ici même ? »

Mike Fink se mit à rire. « L’buraliste à La Bouche m’connaît joliment bien, et il m’fait pas confiance, je m’demande pourquoi. À votre avis, combien de temps ça prendrait avant que l’shérif du comté d’Hatrack m’tombe sus l’dos comme une camisole mouillée d’sueur ?

— Je suppose que ça explique aussi pourquoi vous n’êtes pas allé voir directement Alvin.

— Il penserait quoi en m’voyant, sinon que j’m’en viens prendre ma r’vanche ? Non, moi, j’observe, j’attends mon heure, j’vais pas montrer l’bout d’mon nez à la loi ni à Alvin non pus.

— Mais vous me racontez tout ça.

— Par rapport que vous finiriez vite par le connaître quand même. »

Elle secoua la tête. « Je sais une chose : il n’y a aucune route dans votre avenir où vous sauvez Alvin des criminels. »

Fink reprit son sérieux. « Mais y l’faut, m’dame.

— Pourquoi ?

— Par rapport qu’un homme bon paye ses dettes.

— Alvin ne pensera jamais que vous lui devez quelque chose, monsieur.

— Je m’fous de c’qu’y pense, je m’sens en dette, alors j’m’en vais la payer.

— Il y a davantage qu’une dette, c’est ça ? »

Mike Fink éclata de rire. « L’est temps d’pousser ce radeau et de l’mener jusqu’à la rive nord, croyez pas ? » Il lança deux cris aigus, comme pour imiter un sifflet à vapeur ; Holly lui répondit de la même façon et se mit à rire. Ils appuyèrent leurs perches contre le ponton et poussèrent. Puis, aussi souples que des danseurs, les deux passeurs firent traverser la rivière au bac, si délicatement et si adroitement que le filin qui le reliait au câble ne se tendit même pas une seule fois.

Peggy n’adressa pas la parole à Mike Fink durant son travail. Elle préféra le regarder, elle suivit des yeux les muscles de ses bras et de son dos qui jouaient sous la peau, elle observa le va-et-vient vertical lent et gracieux de ses jambes tandis qu’il dansait avec le courant. Il y avait de la beauté dans ce mouvement, de la beauté dans l’homme. Il lui rappelait Alvin à la forge, Alvin devant l’enclume, au milieu des étincelles fusant du métal sous ses coups de marteau, les bras luisants de sueur à la lumière du feu, les muscles gonflant ses avant-bras tandis qu’il tordait et façonnait le fer. Alvin aurait pu exécuter tout son ouvrage sans même lever le petit doigt, rien qu’en se servant de son talent. Mais il y avait le plaisir du travail, la joie de réaliser de ses propres mains. Elle n’avait jamais connu ça – son existence, ses travaux, elle faisait tout avec sa tête et les mots qui lui venaient à la bouche. Sa vie entière tournait autour du savoir et de l’enseignement. Celle d’Alvin autour de l’intuition et de la réalisation. Il avait plus de points communs avec ce rat de rivière balafré qu’avec elle. Cette danse du corps humain opposé à la rivière, c’était une sorte de lutte, et Alvin adorait la lutte. Aussi fruste que fût Mike Fink, c’était sûrement l’ami naturel d’Alvin, aucun doute là-dessus.

Ils atteignirent l’autre rive, cognèrent carrément dans le ponton, puis le préposé à terre arrima l’angle amont du radeau au débarcadère. Les hommes sans bagages sautèrent aussitôt du bac. Les bras, le nez et sa barbe grisonnante encore dégouttants de sueur, Mike Fink posa sa perche et voulut prendre les sacs de Peggy.

Elle le retint d’une main sur le bras. « Monsieur Fink, dit-elle, vous voulez être l’ami d’Alvin.

— J’avais un brin idée de dev’nir son champion, m’dame, fit-il d’une voix douce.

— Mais à mon avis, ce que vous voulez vraiment, c’est devenir son ami. »

Mike Fink ne répondit pas.

« Vous avez peur qu’il vous rejette si vous essayez de devenir ouvertement son ami. Je vais vous dire, monsieur, il ne vous rejettera pas. Il vous prendra tel que vous êtes. »

Mike secoua la tête. « J’veux pas qu’y m’prenne de même.

— Si, vous le voulez, car vous êtes un homme qui entend faire le bien et réparer le mal qu’il a commis, et c’est difficile de faire mieux. »

Mike secoua la tête plus énergiquement, projetant quelques gouttes de sueur à la ronde ; Peggy ne prit pas garde à celles qui lui aspergèrent la peau. Elles étaient dues à un travail honnête, à l’ami d’Alvin.

« Allez le voir face à face, monsieur Fink. Soyez son ami plutôt que son sauveur. Il a surtout besoin d’amis. Je vais vous dire, et vous savez que je le sais : Alvin aura peu de vrais amis dans sa vie. Si vous comptez lui être fidèle et ne jamais le trahir pour qu’il vous fasse toujours confiance, alors je vous promets qu’il aura peut-être quelques amis qu’il aimera autant, mais aucun qu’il aimera davantage que vous. »

Mike Fink s’agenouilla et tourna la tête vers la rivière. Peggy vit à leur éclat que ses yeux étaient noyés de larmes. « M’dame, dit-il, j’osais pas espérer ça.

— Alors il vous faut davantage de courage, mon ami. Vous devez oser espérer le mieux, au lieu de vous contenter du seulement bon. » Elle se leva. « Alvin n’a pas besoin de votre violence. Mais votre honneur… ça peut lui servir. » Elle souleva ses sacs toute seule.

Il bondit aussitôt sur ses pieds. « S’il vous plaît, m’dame, laissez-moi…»

Elle lui sourit. « Je vous ai vu prendre tellement de plaisir à lutter avec la rivière tout à l’heure. Ça m’a donné envie de faire un peu d’exercice moi aussi. Vous permettez ? »

Il roula des yeux. « M’dame, on raconte des tas d’affaires sus vous par icitte, mais j’ai jamais entendu dire qu’vous étiez folle.

— Ça vous donne de quoi enrichir la légende, alors », dit-elle avec un clin d’œil. Elle passa sur le ponton, ses sacs à la main. Ils étaient lourds et elle regretta presque d’avoir décliné l’aide de Fink.

« J’ai entendu tout c’que vous avez dit, fit Mike en la suivant. Mais s’il vous plaît, j’vais avoir honte si on m’voit les mains vides durant qu’une jolie dame porte toute seule ses bagages. »

Avec reconnaissance, elle se retourna et lui tendit les sacs. « Merci, dit-elle. Je crois que certaines choses finissent par se faire à la longue. »

Il sourit. « P’t-être qu’à la longue j’vais finir par retrouver Alvin face à face. »

Elle regarda dans sa flamme de vie. « J’en suis sûre, monsieur Fink. » Tandis qu’il déposait ses sacs dans la voiture où les hommes qui avaient traversé avec eux attendaient impatiemment Peggy, elle se demanda : J’ai seulement modifié le cours des événements. J’ai amené Mike Fink plus près qu’il ne serait jamais venu tout seul. Ai-je déclenché un processus qui à terme sauvera Alvin ? Lui ai-je offert l’ami qui confondra ses ennemis ?

Elle trouva la flamme de vie d’Alvin presque sans le vouloir. Et, non, il n’y avait pas de changement, aucun, sauf pour le jour où le passeur sortirait en larmes d’une cellule de prison, conscient qu’Alvin mourrait sûrement si lui, Mike Fink, n’était pas là, alors que le prisonnier venait de le rejeter, refusait de le laisser monter la garde.

Mais il ne s’agissait pas de la prison de Hatrack River. Et ce n’était pas pour bientôt. Elle n’avait pas beaucoup modifié l’avenir, mais un peu quand même. D’autres changements surviendraient. Au bout du compte, l’un d’eux ferait la différence. L’un d’eux écarterait Alvin des ténèbres qui menaçaient d’engloutir la fin de sa vie.

« Que Djeu vous protège, m’dame, dit Mike Fink.

— Appelez-moi mademoiselle Larner, s’il vous plaît, fit Peggy. Je ne suis pas mariée.

— Pour l’moment, toujours bien », répliqua-t-il.


* * *

En-Vérité avait beau n’avoir guère dormi la nuit précédente, il était trop surexcité pour se sentir somnolent lorsqu’il entra dans la salle de tribunal. Il avait rencontré Alvin Smith, après toutes ces semaines d’attente, et il ne le regrettait pas. Non pas qu’Alvin l’avait impressionné par sa sagesse, il aurait tout le temps d’apprendre plus tard à son contact. Non, ce qui l’avait grandement et agréablement surpris, c’est que l’homme lui plaisait. Il était peut-être un peu fruste, plus américain et plus campagnard que Calvin. Et alors ? Il avait une lueur malicieuse dans le regard, et il semblait si direct, si ouvert…

Et je suis son avocat.

La salle de tribunal n’avait pas l’air officielle comparée à ses homologues anglaises où avait jusqu’à présent plaidé En-Vérité. Pour commencer, le juge ne portait pas de perruque, et sa robe commençait à s’élimer. Difficile de trouver de la majesté à la justice dans un tel environnement ; et pourtant la loi, c’était la loi, la justice pouvait quand même passer dès lors que le juge était honnête, et il n’y avait aucune raison de penser le contraire.

Il déclara l’audience ouverte et s’enquit des requêtes. Marty Laws se leva aussitôt. « Requête pour qu’on retire le soc d’or au prisonnier et qu’on le confie à la garde de la cour. C’est absurde de laisser l’objet en question en possession du prisonnier quand…

— Je n’ai pas demandé de plaidoiries, fit le juge. J’ai demandé les requêtes. Il y en a d’autres ?

— S’il plaît à la cour, je requiers le non-lieu pour mon client, fit En-Vérité.

— Plus fort, jeune homme, je n’ai rien entendu de ce que vous avez dit. »

En-Vérité répéta plus fort.

« Dites donc, comme vous y allez, fit le juge.

— Dès qu’il siéra à la cour d’entendre ma plaidoirie, je serai ravi d’expliquer pourquoi.

— Expliquez maintenant, s’il vous plaît », dit le juge, l’air vaguement contrarié.

En-Vérité ne voyait pas quelle erreur il avait commise, mais il obtempéra. « L’affaire présente concerne un soc que tout le monde reconnaît fait d’or massif. Conciliant Smith n’a pas un iota de preuve d’avoir jamais possédé une telle quantité d’or et n’a par conséquent aucune autorité pour porter plainte. »

Marty Laws bondit aussitôt. « Votre Honneur, c’est justement ce que ce procès a pour but de démontrer, et quant aux preuves, j’ignore ce qu’est un iota, à moins que ç’ait un rapport avec la jeune Grecque changée en vache…

— Une allusion amusante, fit le juge, et sûrement flatteuse pour mon érudition, mais je vous prie de vous rasseoir, nom de Zeus, jusqu’à ce que je demande la réfutation, ce que je n’aurai pas besoin de faire parce que la requête de non-lieu est rejetée. D’autres requêtes ?

— J’en ai une, Votre Honneur, reprit Marty. Une requête pour repousser la question de l’extradition après…

— De l’extradition ! s’écria le juge. C’est quoi, cette histoire ridicule ?

— On a découvert l’existence d’un mandat d’extradition en suspens au nom du prisonnier réclamant de l’envoyer au Kenituck afin d’y être jugé pour le meurtre d’un pisteur d’esclaves dans l’exercice de ses fonctions judiciaires. »

Voilà qui était nouveau pour En-Vérité. Mais l’était-ce vraiment ? La famille lui avait exposé une partie des faits : Alvin avait modifié un petit métis pour que les pisteurs ne puissent plus l’identifier, mais leur recherche du jeune garçon les avait conduits dans l’auberge où vivaient ses parents adoptifs, sa mère avait tué un des pisteurs avant de se faire elle-même abattre par le deuxième, puis Alvin était arrivé et il avait tué l’assassin de la mère, mais seulement après que l’autre lui avait tiré dessus. Donc il s’agissait manifestement de légitime défense.

« Comment peut-on le juger pour ça ? demanda En-Vérité. Pauley Wiseman, qui était shérif à l’époque, a conclu à la légitime défense. »

Marty se tourna vers l’homme, jusqu’alors silencieux, assis près de lui. L’homme se leva lentement. « Mon éminent confrère d’Angleterre ignore la loi locale, Votre Honneur. Me permettez-vous de lui venir en aide ?

— Allez-y, maître Webster », répondit le juge. Ah… le juge avait déjà eu affaire à maître Webster, songea En-Vérité. Ça voulait peut-être dire qu’il avait déjà sa petite idée ; mais dans quel sens ?

« Maître… Cooper, c’est ça ?… Maître Cooper, quand le Kenituck, le Tennizy et l’Appalachie ont été admis à rejoindre les États-Unis, le traité des Esclaves en fuite est devenu la loi des Esclaves en fuite. Conformément à cette loi, quand un pisteur d’esclaves exerçant ses fonctions dans un des États libres rencontre une opposition, le prévenu est jugé dans celui où le propriétaire de l’esclave marron a sa résidence légale. À l’époque du crime, cet État était l’Appalachie, mais le propriétaire de l’esclave concerné, monsieur Chicaneau Planteur, a déménagé dans le Kenituck ; c’est donc là, de par la loi, que monsieur Smith devra être extradé pour passer en jugement. Si l’on y établit qu’il a agi en légitime défense, il repartira libre, bien entendu. Notre requête auprès de la cour, c’est que l’on repousse la question de l’extradition jusqu’à la conclusion de ce procès-ci. Vous conviendrez, j’en suis sûr, que c’est dans l’intérêt de votre client. »

Apparemment, oui, en surface. Mais En-Vérité n’était pas dupe : si c’était vraiment dans l’intérêt d’Alvin Smith, Daniel Webster montrerait moins de zèle. Son but le plus évident, c’était d’influencer le jury. Si les habitants de Hatrack, dont la plupart éprouvaient de l’affection pour Alvin, en venaient à croire qu’en le jugeant coupable d’avoir volé le soc de Conciliant ils lui évitaient l’extradition vers un État où on ne manquerait pas de le pendre, ils pourraient parfaitement le condamner pour son bien.

« Votre Honneur, mon client voudrait faire opposition à cette requête et solliciter une audience immédiate sur la question de l’extradition. Elle sera ainsi réglée avant qu’on s’occupe des accusations présentes.

— Cette idée ne me plaît pas, dit le juge. Admettons qu’on accepte l’audience et qu’on approuve l’extradition, alors ce procès-ci passera en second et il partira pour le Kenituck. »

Marty Laws souffla dans l’oreille d’En-Vérité : « Faites pas l’idiot, mon garçon ! C’est moi qu’ai poussé Webster à accepter ça, c’est de la folie de l’envoyer dans le Kenituck. »

L’espace d’un instant, En-Vérité hésita. Mais maintenant il commençait à comprendre comment Webster et Laws s’accordaient l’un à l’autre. Laws croyait peut-être avoir persuadé Webster de repousser l’extradition, seulement l’Anglais avait la certitude qu’il n’y était en réalité pour rien. Webster tenait à ce qu’on ajourne l’extradition. Donc En-Vérité n’y tenait pas.

« J’en suis parfaitement conscient, dit En-Vérité qui ne l’était pas cinq secondes plus tôt. Néanmoins, nous souhaitons entendre tout de suite la question de l’extradition. Je crois que c’est le droit de mon client. Nous ne voulons pas que les jurés gardent à l’esprit qu’une menace d’extradition pèse sur lui.

— Et nous, nous ne voulons pas que l’accusé quitte l’État toujours en possession de l’or de Conciliant Smith ! s’écria Webster.

— Nous ignorons encore à qui appartient cet or, fit le juge. Tout ça m’a l’air sacrément compliqué, je dois dire. J’ai l’impression que l’accusation plaide la cause de la défense et vice versa. Mais par principe j’aurais tendance à donner la priorité au crime capital plutôt qu’au vol simple. L’audience pour l’extradition aura donc lieu… Combien de temps ça va vous prendre, l’un et l’autre ?

— Nous pourrions être prêts cet après-midi, répondit Marty.

— Non, impossible, répliqua En-Vérité. Parce qu’il vous faut obtenir une preuve qui pour l’heure se trouve presque certainement dans le Kenituck.

— Une preuve ! » Marty avait l’air franchement déconcerté. « De quoi ? Tous les témoins qui ont vu Alvin tuer ce pisteur vivent ici même, au village.

— Le délit pour lequel l’extradition est impérative ne se limite pas au simple fait d’avoir tué un pisteur. Il faut en outre que le pisteur ait été dans l’exercice légal de ses fonctions. Vous devez donc non seulement prouver que mon client a tué le pisteur, mais aussi que le pisteur poursuivait légalement un esclave précis. » Le fil auquel s’accrochait En-Vérité, c’était ce que la famille Miller lui avait raconté à Vigor Church, qu’Alvin avait changé le petit métis afin d’empêcher qu’on le retrouve.

Marty Laws se pencha tout près de Daniel Webster et ils s’entretinrent un moment. « Je crois qu’il va falloir faire venir un pisteur d’esclaves de Wheerwright, de l’autre côté de la rivière, et aller chercher la capsule. Seulement, c’est à Carthage City, alors… à cheval, puis en train… après-demain ?

— Ça me va, fit le juge.

— Si tel est le plaisir de la cour, dit Webster.

— Rien ne m’a encore fait autant plaisir aujourd’hui. Mais poursuivez, maître Webster.

— Attendu qu’un grand nombre de gens ont caché l’esclave en question, nous voudrions le placer sans retard sous bonne garde. Je crois que ce garçon se trouve en ce moment même dans ce tribunal. » Il se retourna et regarda directement Arthur Stuart.

« Pas d’accord, fit En-Vérité Cooper. Je crois que le garçon désigné par maître Webster est le fils adoptif de monsieur Horace Guester, le propriétaire de l’auberge où j’ai pris pension, et il bénéficie donc des droits par présomption en tant que citoyen de l’État de l’Hio, lesquels veulent qu’il soit présumé libre jusqu’à preuve de son implication.

— Sacré nom de nom, maître Cooper, fit Marty Laws. On sait tous que les pisteurs ont identifié le drôle et qu’ils l’ont remmené enchaîné de l’autre côté de la rivière.

— La position de mon client, c’est qu’ils ont commis une erreur sur la personne, et qu’une commission de pisteurs impartiaux serait incapable, au seul moyen de la capsule, d’identifier le jeune garçon dans un groupe d’enfants si on leur cache sa race. Nous proposons donc que la cour commence par procéder à cette démonstration. Si la commission de pisteurs ne parvient pas à identifier le garçon, alors ceux qui sont morts dans ce village n’exerçaient pas leurs fonctions légales, et donc le Kenituck n’a pas compétence parce que la loi des Esclaves en fuite ne s’applique pas au cas présent.

— Vous venez d’Angleterre et vous ne connaissez rien à ce que ces pisteurs peuvent faire, dit Marty avec mauvaise humeur. Est-ce que vous voulez qu’on emmène Arthur Stuart dans des chaînes ? Et qu’on pende Alvin ?

— Maître Laws, intervint le juge, vous êtes le procureur de l’État dans cette affaire, pas le représentant de monsieur Smith ni de monsieur Stuart.

— Allons, tout d’même… dit Marty.

— Et si la loi des Esclaves en fuite ne s’applique pas à ce cas, alors je rappelle à la cour que le shérif et le procureur de Hatrack River ont déjà conclu qu’Alvin Smith avait agi en état de légitime défense. Porter maintenant des accusations contre lui équivaudrait alors à une mise en cause de l’autorité de la chose jugée, ce qui est interdit par…

— Je sais parfaitement par qui et par quoi est interdite la mise en cause de l’autorité de la chose jugée », le coupa le magistrat qu’En-Vérité commençait à énerver un peu.

Qu’est-ce que je fais de travers ? se demanda l’avocat d’Alvin.

« Très bien, puisqu’il s’agit du cou de monsieur Smith qui est en jeu, je rejette la requête de l’accusation et accepte celle de la défense de soumettre un comité de pisteurs à une épreuve en aveugle. Prévoyons un jour de plus : nous nous retrouverons vendredi pour voir s’ils parviennent à identifier Arthur Stuart. Quant à placer Arthur en détention, je demanderai au père adoptif du jeune garçon… Est-ce que l’Horace est dans la salle aujourd’hui ? »

Horace Guester se leva. « J’suis icitte, m’sieur, dit-il.

— Est-ce que vous allez me compliquer la vie en cachant ce gamin et me forcer à vous enfermer jusqu’à la fin de vos jours pour outrage à la cour ? Ou est-ce que vous allez le garder au vu de tout le monde et l’amener à la cour pour cette épreuve ?

— J’l’amènerai, répondit Horace. Il s’en ira pas nulle part tant qu’Alvin reste en prison, n’importe comment.

— Ne faites pas le malin avec moi. Horace, je vous préviens, fit le juge.

— J’ai pas idée d’faire le malin, sacordjé, murmura l’aubergiste en se rasseyant.

— Et ne jurez pas dans ma salle de tribunal non plus, monsieur Guester, et ne me faites pas l’insulte de croire que parce que j’ai des cheveux blancs je suis sourd. » Le juge donna des coups secs de son marteau. « Bon, nous en avons terminé avec les requêtes et…

— Votre Honneur, fit En-Vérité.

— C’est moi, dit le juge. Quoi, vous avez une autre requête ?

— Oui.

— Et il reste à débattre de la requête pour apporter le soc, proposa Marty Laws avec obligeance.

— Sacordjé, marmonna le juge.

— Ça, j’l’ai entendu, juge ! s’écria Horace Guester.

— Huissier, veuillez expulser monsieur Guester », ordonna le magistrat.

Ils attendirent tous tandis qu’Horace se levait et s’empressait de sortir de la salle.

« Quelle est votre nouvelle requête, maître Cooper ?

— Je demande respectueusement à connaître le rôle de maître Webster dans ce tribunal. Il n’a pas l’air d’un représentant du comté de Hatrack ni de l’État de l’Hio.

— Êtes-vous procureur adjoint ou une autre bêtise de ce genre ? demanda le juge à Daniel Webster.

— Oui, répondit Webster.

— Voilà, maintenant vous savez.

— Je vous prie de m’excuser, Votre Honneur, mais il me semble clair que les honoraires de maître Webster ne sont pas payés par le comté. Je demande respectueusement à savoir qui le paye ou s’il agit par bonté d’âme. »

Le juge se pencha sur son bureau et inclina la tête pour regarder Daniel Webster. « Maintenant que vous le dites, à ma souvenance, je ne vous ai jamais vu représenter un seul client qui n’était pas soit très riche soit très célèbre, maître Webster. J’aimerais moi aussi savoir qui vous paye.

— Je suis ici pour offrir mes services, répondit Webster.

— Donc, si je vous faisais prêter serment et que je vous demandais de me dire si votre temps et vos dépenses ici sont ou ne sont pas payées par un autre que vous, vous me répondriez que vous ne touchez aucune rémunération ? Sous serment ? »

Webster eut un léger sourire. « J’ai reçu une avance sur honoraires, donc mes dépenses sont payées, mais pas pour cette affaire en particulier.

— Laissez-moi vous poser la question autrement. Si vous ne voulez pas que l’huissier vous expulse comme monsieur Guester, dites-moi qui vous paye.

— J’ai reçu mon avance de la Croisade pour les droits de la propriété, 44 rue Harrison, Carthage City, État de la Wobbish. » Webster eut encore un sourire vague.

« Est-ce que ça répond à votre demande respectueuse, maître Cooper ? fit le juge.

— Oui, Votre Honneur.

— Alors je déclare cette…

— Votre Honneur ! s’écria Marty Laws. La question de l’appartenance du soc.

— Très bien, maître Laws, fit le juge. Mais soyez bref.

— C’est ridicule que le prévenu reste en possession de l’objet du délit, voilà tout.

— Étant donné que le prévenu est détenu dans la prison du comté, intervint En-Vérité Cooper, et que le soc est en sa possession, ledit objet, de même que ses vêtements, sa plume, son encre, son papier et tout ce qu’il possède, se trouve par conséquent lui aussi sous la garde de la prison du comté. La requête de l’État est sans intérêt.

— Comment nous savons que le prévenu détient vraiment le soc ? demanda Marty Laws. Personne ne l’a vu, le soc.

— C’est un fait, dit le juge qui regarda En-Vérité.

— À cause des propriétés particulières du soc, fit En-Vérité, le prévenu estime risqué de le quitter des yeux. Néanmoins, si l’État souhaite nommer trois représentants de la cour pour le voir…

— Ne compliquons pas les choses, fit le juge. Maître Laws, monsieur Cooper et moi-même irons voir ce soc aujourd’hui, dès que nous en aurons terminé ici. »

En-Vérité constata avec plaisir que Daniel Webster s’empourprait de rage en comprenant qu’on refusait de le traiter en égal et qu’on ne l’invitait pas. Webster tirailla sur le vêtement de Laws et lui chuchota à l’oreille.

« Hum, Votre Honneur, dit Laws.

— Quel message nous transmettez-vous de la part de maître Webster ? demanda le juge.

— On ne peut pas exactement nous considérer comme des témoins, vous, maître Cooper et moi, vu ce que nous… euh… ce que nous sommes.

— Je croyais qu’il s’agissait de s’assurer de l’existence du soc. Si vous, maître Cooper et moi, nous le voyons, alors je crois que nous pouvons quand même certifier à tout le monde qu’il existe.

— Mais dans le procès, il nous faudra d’autres témoins que le prévenu et monsieur Conciliant Smith pour déposer au sujet du soc.

— On aura tout le temps de s’en inquiéter plus tard. Je suis sûr que nous trouverons aussi des témoins qui le verront d’ici là. Combien vous en voulez ? »

Autre conciliabule à voix basse. « Huit, ce serait parfait, répondit Laws.

— Maître Cooper et vous allez vous consulter au plus vite pour vous mettre d’accord sur les huit personnes que vous voulez comme témoins. Mais avant, tous les trois, nous allons rendre visite à monsieur Alvin Smith dans sa prison et jeter un coup d’œil sur ce merveilleux soc d’or légendaire et mythique qui a… Comment vous avez dit, maître Cooper ?

— Des propriétés particulières, répondit En-Vérité.

— Vous autres, les Anglais, vous savez manier les mots. »

Une fois encore. En-Vérité sentait une espèce de méchanceté du juge à son endroit. Comme avant, il n’avait aucune idée de ce qu’il avait commis pour la susciter.

Pourtant, en dehors de l’énervement du magistrat, les choses s’étaient plutôt bien passées.

Sauf, bien sûr, si les Miller s’étaient trompés et que les pisteurs pouvaient effectivement reconnaître dans Arthur Stuart l’esclave marron recherché. Des problèmes se poseraient alors. Mais… cette affaire avait un bon côté : si En-Vérité s’acquittait mal de sa tâche, s’il n’évitait pas à son client d’être condamné à la pendaison ni au petit Arthur Stuart de retourner en esclavage, Alvin, étant Faiseur, aurait toujours moyen de récupérer le gamin et de s’en aller ; et personne ne pourrait les arrêter si Alvin ne voulait pas qu’on les arrête, ni les retrouver s’il ne voulait pas qu’on les retrouve.

En-Vérité n’avait cependant pas l’intention de bâcler son travail. Il comptait gagner de façon spectaculaire. Il comptait laver le nom d’Alvin de toutes les accusations afin que le Faiseur soit libre et lui enseigne tout ce qu’il voulait apprendre. Il avait une autre raison, plus profonde, une raison qu’il ne cherchait pas à se cacher mais qu’il n’aurait pas reconnue devant quiconque : il voulait que le Faiseur le respecte ; il voulait qu’Alvin Smith le regarde dans les yeux et lui dise : « Bravo, l’ami. »

Voilà qui serait agréable. Voilà ce que voulait En-Vérité Cooper.

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