— Vous êtes certain de leur identité ?

— Z’ont tout l’temps vécu icitte, à Hatrack.

— Aucune chance pour que l’un des deux soit en fait l’enfant d’une marronneuse ?

— Aucune chance. D’abord, les dates concordent pas. Ils sont tous les deux beaucoup trop vieux : les gars aux Berry, ils sont toujours petits pour leur âge, un peu comme les roses tardives si vous voyez c’que j’veux dire, et après ils poussent d’un coup comme l’herbe de printemps, par rapport que Peter, c’est p’t-être le plus grand gaillard du pays. Mais ces gars-là, c’étaient déjà des p’tits bougres éveillés bien connus dans tout l’village avant même que l’esclave à qui appartient c’te capsule soye né. »

Le juge se tourna vers les pisteurs. « Alors, voilà. Je me demande comment vous avez pu confondre ces deux enfants noirs nés libres avec un esclave. »

L’un des pisteurs prit aussitôt la parole. « Votre Honneur, j’proteste contre cette procédure. On nous a pas fait v’nir icitte pour y être jugés, on nous a fait v’nir pour exercer not’ métier et…»

Le marteau s’abattit sur le bureau. « On vous a fait venir pour exercer votre métier, c’est vrai. Votre métier requiert, lorsque vous procédez à une identification, que toutes les cours de justice présupposent de votre part honnêteté et précision. Toutes les fois où vous exercez votre profession, ici ou sur le terrain, votre permis est concerné, et vous le savez. Maintenant, dites-moi tout de suite : avez-vous menti quand vous avez identifié ces garçons, ou vous êtes-vous tout bonnement trompés ?

— Et si on faisait que deviner ? » demanda l’un. En-Vérité faillit éclater de rire.

« Deviner, en la circonstance, ce serait mentir : vous avez juré que l’enfant désigné correspondait à la capsule : s’il vous a fallu deviner, c’est qu’il ne correspondait pas. Vous avez deviné ? »

L’homme réfléchit un instant. « Non, m’sieur, j’ai pas menti. Je m’suis complètement trompé, m’est avis. »

Un autre pisteur essaya une tactique différente : « Comment qu’on connaît que l’shérif, il ment pas ?

— Parce que, répondit le juge, je connais déjà ces enfants et leurs parents, et j’ai vu leurs déclarations de naissance aux archives du comté. Plus d’autres questions avant que vous décidiez soit de perdre votre licence soit d’être relaxé sous peine de comparaître en justice pour parjure ? »

Les deux pisteurs restants convinrent rapidement qu’ils s’étaient trompés. Tout le monde attendit pendant que le juge signait le retrait de leur permis et apposait son cachet. « Vous aussi, vous pouvez disposer, messieurs. »

Ils s’en allèrent.

En-Vérité se leva. « Votre Honneur, puis-je demander qu’on retire leurs capuchons à ces jeunes gens qu’on n’a pas identifiés ? Je crains qu’ils ne soient plus très à l’aise.

— Mais certainement. Huissier, il est grand temps. »

Les capuchons furent ôtés. Les gamins avaient tous l’air soulagés. Arthur Stuart arborait un grand sourire.

Aux trois derniers pisteurs, le juge déclara : « Vous êtes toujours sous serment. Jurez-vous qu’aucun de ces enfants ne concorde avec la capsule appartenant à monsieur Chicaneau Planteur ? »

Tous le jurèrent.

« Je vous félicite, vous avez la franchise de reconnaître que vous ne trouvez pas de correspondance, alors que d’autres ont visiblement voulu en trouver une coûte que coûte. Votre profession me répugne, mais au moins, vous trois, vous l’exercez honnêtement et avec une certaine compétence.

— Merci, Votre Honneur », fit l’un. Mais les autres avaient l’air conscients qu’on venait de les insulter.

« Attendu que l’instruction présente est une audience légale en vertu de la loi sur les Esclaves en Fuite, je ne suis pas tenu d’enregistrer vos signatures sur quoi que ce soit, mais je préférerais que vous restiez encore le temps de signer de vos noms une déclaration établissant expressément que ce jeune homme, le petit métis du nom d’Arthur Stuart, ne correspond absolument pas à la capsule. Pouvez-vous signer une telle déclaration sous serment devant Dieu ? »

Ils le pouvaient. Ils le firent. Ils furent congédiés.

« Maître Webster, je ne vois pas du tout ce que vous pourriez ajouter, mais comme vous représentez monsieur Chicaneau Planteur dans le cas qui nous occupe, je dois vous demander si vous avez une déclaration à faire avant que je livre mes conclusions. »

Webster se mit lentement debout. En-Vérité se demanda ce que l’homme aurait l’audace de dire devant une telle preuve, à quelles jérémiades, quelles récriminations ou protestations larmoyantes on allait avoir droit.

« Votre Honneur, commença Webster, il me paraît évident que mon client est victime d’une fraude. Pas aujourd’hui, Votre Honneur, car l’instruction présente a sans conteste été menée régulièrement. Non, la fraude a été commise il y a plus d’un an, lorsque deux pisteurs, dans l’espoir de percevoir une rémunération qu’ils ne méritaient pas, ont affirmé que ce garçon était la propriété de monsieur Planteur, puis ont commis un meurtre et se sont fait tuer en voulant réduire un enfant libre en esclavage. Mon client, les croyant honnêtes, a naturellement demandé la réparation à laquelle la loi lui donnait droit ; mais maintenant, je puis vous l’assurer, dès qu’il apprendra que ces pisteurs l’ont gravement abusé, il sera aussi horrifié que moi à l’idée d’avoir été à deux doigts d’asservir un enfant libre et, pire encore, d’extrader en vue de le juger le jeune homme du nom d’Alvin Smith qui, semble-t-il désormais, a agi en état de légitime défense quand il a tué le deuxième de ces criminels, menteurs et fraudeurs qui se prétendaient des pisteurs. » Webster se rassit.

Un beau discours. Le timbre du juriste était très agréable à l’oreille. L’homme devrait faire de la politique, songea En-Vérité. Sa voix ne serait pas de trop dans les salles du Congrès à Philadelphie.

« Vous avez assez bien résumé mon résumé, dit le juge. La présente cour déclare qu’Arthur Stuart n’est pas la propriété de monsieur Chicaneau Planteur ; en conséquence, les pisteurs qui voulaient le ramener en Appalachie n’agissaient pas légalement ; donc l’intervention de Margaret Guester et d’Alvin Smith était dans ces circonstances légitime et appropriée. Je déclare Alvin Smith acquitté de toute responsabilité, criminelle ou civile, dans la mort de ces pisteurs, et je déclare de la même manière Margaret Guester acquittée à titre posthume. Selon les termes de la loi sur les Esclaves en fuite, plus jamais personne ne tentera en aucun cas d’emmener Arthur Stuart en esclavage, nonobstant les éventuelles preuves ultérieures qu’on nous apporterait – ce jugement est sans appel. De la même façon, on ne tentera plus d’inculper Alvin Smith à propos de l’expédition illégale menée par ces pisteurs frauduleux, ni à propos de leur mort. Là encore, ce jugement est sans appel. » Ces paroles ravirent En-Vérité car tous ces détails qui insistaient sur le caractère sans appel du jugement avaient été inclus dans la loi afin de dissuader les anti-esclavagistes de s’opposer à la reprise d’un esclave marron ou à la punition de ceux qui l’avaient aidé. Cette fois, au moins, cette irrévocabilité allait se retourner contre les partisans de l’esclavage. Les prendre à leur propre piège.

L’huissier détacha les sacs de toile des coudes des enfants. Le juge, le shérif. En-Vérité et Marty Laws leur serrèrent la main et leur remirent – sauf à Arthur, évidemment – les vingt-cinq sous auxquels ils avaient droit pour service rendu à la cour. Arthur reçut autre chose de plus précieux. Il reçut une copie de la décision du juge par laquelle il était illégal pour toute personne qui recherchait des esclaves marrons de l’accoster.

Webster donna une poignée de main à En-Vérité, plutôt cordiale. « Je suis heureux que les choses s’arrangent de cette façon, dit-il. Comme vous le savez, dans notre profession nous sommes parfois appelés à représenter des clients dans des procès que nous aimerions mieux ne pas les voir intenter. »

En-Vérité garda le silence – il supposait que ce devait être vrai pour la plupart des hommes de loi.

« Je suis heureux que ma présence n’ait pas eu pour conséquences de réduire un être humain en esclavage ni d’extrader votre client sous de fausses accusations. »

En-Vérité ne pouvait pas laisser passer de tels propos. « Et vous auriez été gêné de le voir extradé, si cette audience avait pris un autre tour ?

— Oh, pas du tout, fit Webster. Si les pisteurs avaient identifié le jeune monsieur Stuart, la justice aurait exigé que votre client soit jugé dans le Kenituck pour meurtre.

— La justice ? » En-Vérité n’essaya pas de cacher le mépris dans sa voix.

« La loi, c’est la justice, mon ami, dit Webster. Je ne connais pas d’autre mesure à la disposition des mortels que nous sommes. Dieu dispense une meilleure justice, mais tant que les anges ne siègent pas au tribunal, la justice de la loi est la meilleure que nous puissions espérer, et pour ma part j’en suis fort aise. »

Si En-Vérité avait été tenté d’éprouver ne serait-ce qu’un soupçon de culpabilité du fait qu’Arthur Stuart était légalement l’esclave de Chicaneau Planteur, et qu’on aurait dû, toujours légalement, extrader Alvin, maintenant il n’avait plus aucun scrupule. Le verdict les satisfaisait tout autant : Webster et son point de vue étroit sur la justice, lui-même et sa vision plus large. De par la justice de Dieu, Arthur devait être libre et Alvin absous, donc le verdict était équitable. Mais la justice de Webster y trouvait aussi son compte, car les termes de la loi exigeaient la correspondance entre la capsule et l’esclave, et s’il se trouvait qu’Arthur Stuart avait été transformé par un certain Faiseur pour que la capsule ne coïncide plus avec lui, eh bien, les textes ne prévoyaient pas d’exception, et donc, comme l’avait dit Webster, la loi étant satisfaite, justice avait forcément été rendue.

« J’apprécie de connaître votre sentiment sur la question, dit En-Vérité. J’attends avec impatience le procès de mon client pour vol afin de voir comment se traduit exactement votre sens de la justice.

— Ça, vous le verrez, fit Webster. L’or appartient à Conciliant Smith, et non à son ancien apprenti. En conséquence, quand la justice sera rendue, Conciliant récupérera son or. »

En-Vérité lui sourit. « Nous livrerons combat, alors, maître Webster.

— Quand deux géants s’affrontent, l’un finit par tomber.

— Et plus bruyante est sa chute. »

Il ne fallut pas longtemps à Webster pour comprendre qu’En-Vérité se moquait de son éloquence à la voix d’or ; alors, au lieu de se sentir insulté, il rejeta la tête en arrière pour éclater d’un rire sonore, joyeux, chaleureux. « Vous me plaisez, maître Cooper ! Je sens que je vais aimer tout ce qui nous attend ! »

En-Vérité lui laissa le dernier mot. Mais intérieurement il répondit : Pas tout, maître Webster. Vous n’aimerez pas tout.


* * *

Personne n’avait prévu de réunion, mais ce soir-là ils arrivèrent à la cellule d’Alvin quasiment en même temps, comme s’ils répondaient à une convocation. En-Vérité venait discuter de ce qui se passerait pendant la sélection des jurés et peut-être jubiler un peu après sa victoire facile à l’audience de la matinée ; il fut rejoint par Armure-de-Dieu Weaver qui apportait du courrier de la famille et des lettres d’encouragement de Vigor Church ; Arthur Stuart était évidemment là, comme presque tous les soirs ; Horace Guester avait apporté un bol de ragoût de l’auberge et un cruchon de cidre nouveau – Alvin ne buvait pas le cidre qui avait aigri, ça lui engourdissait l’esprit ; et à peine étaient-ils rassemblés à l’intérieur et devant la cellule ouverte que la porte du bureau livra passage au shérif qui fit entrer Peggy Larner suivie d’un homme que seul le prisonnier reconnut.

« Mike Fink, que l’djab’ me patafiole, fit Alvin.

— Et toi, t’es le p’tit forgeron qui m’a tordu les pattes et cassé l’nez. » Mike Fink sourit, mais on lisait de la douleur dans ce sourire, et personne n’aurait juré qu’une querelle n’allait pas éclater.

« J’vous vois des marques et des balafres tout partout, m’sieur Fink, fit Alvin. M’est avis, comme vous êtes là devant nous autres, que c’est des restes de bagarres qu’vous avez gagnées.

— Que j’ai gagnées à la loyale et de haute lutte. Mais j’ai tué personne sauf quand j’étais obligé, quand un bon-rien voulait m’planter un couteau dans la peau et qu’y avait pas d’autre manière de l’arrêter.

— Qu’esse qui vous amène icitte, m’sieur Fink ? fit Alvin.

— J’ai une dette envers toi.

— Moi, j’crois pas.

— J’ai une dette et j’veux la payer. »

Ses paroles restaient tout de même ambiguës, et Arthur Stuart remarqua que poupa Horace et Armure-de-Dieu se tenaient prêts à sauter sur le dos puissant du passeur si le besoin s’en faisait sentir.

Ce fut Peggy Larner qui éclaircit la situation. « Monsieur Fink est venu nous donner des renseignements sur un complot contre la vie d’Alvin. Et se proposer comme garde du corps pour être sûr qu’on ne te fera pas de mal.

— J’suis bien content d’connaître que vous avez voulu m’prévenir, fit Alvin. Entrez vous assire. Vous pouvez vous mettre par terre comme moi, ou vous assire sus la couchette – l’est plus solide qu’elle en a l’air.

— J’ai pas grand-chose à dire. J’crois que m’zelle Larner t’a déjà dit tout c’que j’connais, qu’y aurait un complot pour te tuer sitôt qu’on t’emmènerait dans l’Kenituck pour ton procès. Et les hommes que j’connais – si on peut appeler ça des hommes.

— Ils ont pas été renvoyés du projet. Par le fait, j’ai entendu dire pas plus tard que c’tantôt qu’y fallait pas t’nir compte de l’extradition qu’était informe…

— Infirmée, l’aida obligeamment En-Vérité.

— Infirme, corrigea Fink. Bref. Fallait pas qu’ils s’tracassent de ça, par rapport qu’on allait encore avoir b’soin d’eux. L’plan, c’est de pas t’laisser partir vivant d’Hatrack River.

— Et pour Arthur Stuart ? demanda Alvin.

— Z’ont rien dit sus aucun p’tit croisé. D’la manière que j’vois ça, ils s’foutent complètement du drôle, l’est jusse un prétexte pour te crimer.

— S’il vous plaît, surveillez…» commença Alvin d’une voix douce, mais Mike Fink n’eut pas besoin d’entendre Alvin terminer : «… votre langage devant la dame.

— J’vous prie de m’excuser, m’zelle Larner, dit-il.

— C’est-y pas la meilleure ? fit Alvin avec admiration. Le v’là qui commence déjà à causer comme un d’vos élèves. » Mais n’y avait-il pas du reproche dans sa voix ?

En tout cas, il y en avait dans la réponse de Peggy. « Je préfère l’entendre jurer que t’entendre dire “c’est-y pas” au lieu de “n’est-ce pas”. »

Alvin se pencha tout près de Mike Fink pour lui expliquer, sans quitter Peggy des yeux : « Vous voyez, m’zelle Larner connaît tous les mots, et elle connaît exactement où faut les mettre. »

Arthur Stuart vit la fureur envahir le visage de la jeune femme, mais elle retint sa langue. C’était comme un combat qu’ils se livraient l’un à l’autre ; mais à propos de quoi ? Mademoiselle Larner avait toujours corrigé leurs fautes de grammaire, depuis l’époque où elle leur donnait des leçons à tous les deux ensemble, quand elle était maîtresse d’école à Hatrack River.

Ce qui intriguait d’autant plus Arthur Stuart, c’était la façon dont les adultes – pas En-Vérité, mais Horace, Armure-de-Dieu et même Mike Fink – se lançaient plus ou moins des regards en coin avec des petits sourires, comme si tous comprenaient exactement ce qui se passait entre Alvin et Peggy, qu’ils le comprenaient mieux que les deux intéressés eux-mêmes.

Mike Fink reprit la parole. « Pour en r’venir aux questions de vie ou d’mort au lieu d’perdre not’ temps avec la grammaire…

(À quoi Horace ajouta tout bas : Et les querelles d’amoureux.)

» … je r’grette de dire que j’ai rien appris d’autre sus leurs plans, termina Fink. C’est pas comme si on était des amis proches ou autres – y s’raient tout aussi contents de m’poignarder dans l’dos que de m’pisser sus les bottes, ça dépend de c’qu’ils tiendraient à c’moment-là à la main, leur couteau ou… enfin, bref. » Il jeta un autre regard à Peggy et rougit. Il rougit ! Sur cette figure grisonnante, couturée et déformée par les combats, privée d’une oreille, le sang afflua quand même et l’empourpra comme celle d’un écolier réprimandé par son institutrice.

Mais avant même que la rougeur disparaisse, Alvin posa la main sur le bras de Fink et tira pour le forcer à s’asseoir par terre près de lui, puis il lui entoura tranquillement l’épaule. « Vous et moi, Mike, on s’rappelle jamais comment causer correctement devant certains genses et simplement devant d’autres. Mais j’vous aiderai si vous m’aidez aussi. »

Là, en l’espace d’une seconde, mine de rien, Alvin venait de tranquilliser Mike Fink. Sa façon de parler dégageait une espèce de sincérité évidente, et les gens avaient beau savoir qu’il essayait de les réconforter, ils s’en fichaient. Ils savaient qu’il se souciait d’eux, assez pour essayer de les réconforter, du coup ils se sentaient vraiment mieux.

En pensant aux gens que réconfortait Alvin, Arthur Stuart se rappela comment le forgeron s’y prenait avec lui. « Pourquoi donc tu chantes pas la chanson, Alvin ? »

Ce fut alors au tour d’Alvin de rougir de confusion. « Tu connais que j’suis pas chanteur, Arthur. C’est pas par rapport que j’te l’ai chantée à toi…

— L’a fait une chanson, poursuivit Arthur Stuart. Où il raconte qu’il est enfermé icitte. On l’a chantée ensemble hier. »

Mike Fink hocha la tête. « On dirait qu’un Faiseux, ça peut pas s’arrêter d’faire.

— J’ai rien d’autre pour m’occuper qu’réfléchir et chanter, dit Alvin. Chante-la, toi, Arthur Stuart, pas moi. Tas une bonne voix pour chanter.

— J’la chanterai si tu veux. Mais c’est ta chanson à toi. C’est toi qui l’as faite, les paroles et la musique.

— Chante-la donc. J’connais même pas si je m’rappelle toutes les paroles. »

Arthur Stuart se leva respectueusement et se mit à chanter de sa voix flûtée :

« Être compagnon, c’est c’que j’voulais

Pour faire mon tour dans l’monde entier.

Et aussi vite que moi j’pouvais

J’ai quitté l’pays où j’suis né…

Autant même dire que moi j’courais. »

Arthur Stuart tourna les yeux vers Alvin. « Faut qu’tu chantes le refrain avec moi, tout d’même. »

Ils chantèrent donc en chœur le refrain joyeux.

« Je m’lèv’rai à la barre du jour,

Moi, faut qu’mes pieds ils bougent toujours,

Moi, j’m’en vais, c’est pour l’horizon – oh !

Moi, j’m’en vais, c’est pour l’horizon. »

Après quoi Arthur revint au couplet, mais cette fois Alvin le suivit en une espèce d’harmonie ténor qui mêlait joliment leurs deux voix.

« Pis on m’a tiré d’ma couchette,

Enclé derrière des barres en fer.

Mes voyages, j’les ai faits dans ma tête

Sus toutes les routes de l’enfer. »

Mais pour le couplet suivant, quand Arthur l’entonna, Alvin le laissa chanter seul, l’air gêné.

« Tout seul avec mes pensées.

Moi, j’rêvais des rêves affreux…

— Attends un peu, Arthur Stuart, l’interrompit Alvin. Ce couplet-là, il fait pas vraiment partie d’la chanson.

— Il va bien, j’trouve, et tu l’as toi-même chanté sus cet air-là.

— Mais c’est un rêve qu’a pas d’sens, ça veut rien dire.

— Moi, j’l’aime bien. J’peux pas l’chanter ? »

Alvin lui fit signe de continuer, mais il avait toujours l’air gêné.

« Tout seul avec mes pensées,

Moi, j’rêvais des rêves affreux,

D’hommes tout p’tits, d’piqûre d’araignée,

Et dans un pays fumeux et vaporeux,

D’un mauvais anneau doré.

— Qu’esse ça veut dire ? demanda Armure-de-Dieu.

— J’connais pas, répondit Alvin. Je m’demande si je m’retrouve pas des fois avec le rêve d’un autre. C’était p’t-être le rêve à quèqu’un de l’ancien temps, ou p’t-être à quèqu’un même pas ’core né. Jusse un rêve de reste, et moi, j’ai croché d’dans durant que j’dormais. »

En-Vérité Cooper intervint. « Quand j’étais petit, je me demandais si les gens que je voyais en rêve n’étaient pas aussi réels que moi, et si moi, je ne me retrouvais pas parfois dans leurs rêves à eux.

— Alors faut espérer qu’y s’réveillent pas à un mauvais moment », fit Mike Fink, pince-sans-rire.

Arthur Stuart entonna le dernier couplet.

« Les charges, c’était que d’l’invention

Et peu d’monde croyait les on-dit.

Alors j’étais calme et patient.

Mais en prison on d’vient tout chéti,

On a quèque chose qui meurt en d’dans.

— J’crois bien que j’ai jamais entendu d’chanson aussi triste, dit Horace Guester. T’as donc jamais d’pensées agréables icitte ?

— Le refrain est joliment grouillant, fit Arthur Stuart.

— J’ai eu des pensées agréables aujourd’hui, dit Alvin. J’ai pensé à quatre pisteux qui perdaient leur permis d’emmener des hommes libres pour en faire des esclaves dans l’Sud. Et asteure, j’suis d’nouveau content, par rapport que l’homme le plus fort avec qui je m’suis jamais battu, il devient mon garde du corps. Mais l’shérif s’ra p’t-être pas d’accord avec ça, m’sieur Fink, vu qu’il m’croit à l’abri tant qu’ses gars et lui, y m’veillent dessus.

— Et tu es à l’abri, dit Peggy. Même les adjoints qui ne t’aiment pas ne porteraient jamais la main sur toi ni ne relâcheraient leur protection.

— Y a pas de danger, alors ? demanda Horace Guester.

— Si, un grand danger, répondit Peggy. Mais il n’y a rien à craindre des adjoints, surtout avant la fin du procès, avant qu’Alvin soit prêt à partir. Il faudra ruser pour lui faire quitter le village sain et sauf.

— Qui dit que j’vais mourir ? » demanda Fink.

Peggy eut un léger sourire. « Contre cinq hommes, je crois que vous pourriez vous débrouiller.

— Alors, y en aura plusse ? demanda Alvin.

— Peut-être, répondit Peggy. Rien n’est encore clair. Ça change sans arrêt. Mais le danger est réel. Le complot est formé, et les hommes ont été payés. Vous le savez, quand l’argent est en jeu, même les assassins se sentent tenus de remplir leur contrat.

— Mais en l’occurrence, fit En-Vérité, nous n’avons pas à nous inquiéter pour notre sécurité ni pour celle d’Alvin ?

— La prudence est de rigueur, c’est tout.

— J’connais pas pourquoi on devrait s’fier à des talents, dit Armure-de-Dieu. Not’ Sauveur est là pour veiller sus nous autres.

— Notre Sauveur nous ressuscitera, dit Peggy, mais je n’ai jamais remarqué que les chrétiens mouraient moins vite que les païens.

— Ben, y a une affaire de sûre, fit Horace Guester. Sans ces histoires de talents. Alvin s’rait pas dans un maudit tracas d’même.

— Ça vous a plu, la chanson ? demanda Alvin. J’veux dire, j’ai trouvé qu’Arthur, l’a chanté joliment beau. Joliment bien. Très bien. » À chaque correction, le sourire de Peggy s’élargit.

« Il a très bien chanté, rectifia-t-elle néanmoins.

Mais chacune des versions de ta phrase était meilleure que la précédente.

— J’ai un autre couplet, dit Alvin. Ça fait pas vraiment partie d’la chanson, par rapport que c’est pas ’core arrivé, mais vous voulez l’entendre ?

— Tu vas l’chanter tout seul, j’connais pas d’autre couplet », dit Arthur Stuart.

Alvin chanta :

« Justice s’rait faite, j’étais confiant.

Les jurés m’ont pas donné tort.

Demain matin j’foutrai mon camp,

Et j’chant’rai ma chanson si fort

Que j’provoqu’rai un ouragan. »

Ils éclatèrent tous de rire et assurèrent le prisonnier qu’ils espéraient l’entendre bientôt chanter sa chanson pour de vrai. Avant de se séparer, ils décidèrent qu’Armure-de-Dieu, accompagné de Mike Fink pour surveiller ses arrières et garantir sa sécurité, se rendrait à Carthage City, apprendrait tout ce qu’il pourrait sur ceux qui versaient ses honoraires à Daniel Webster et vérifierait s’il ne s’agissait pas des mêmes qui payaient les rats de rivière et autres crapules déjà à l’affût pour attenter à la vie d’Alvin. Par ailleurs, tout dépendait d’En-Vérité. Et d’après l’avocat, c’était aux témoins et aux jurés de jouer. Douze citoyens de bonne renommée.


* * *

Une longue queue attendait au bureau du greffier du tribunal lorsque Peggy entra pour le premier jour du procès d’Alvin. « Des électeurs pressés, expliqua Marty Laws. Des gens qui s’inquiètent du mauvais temps qui pourrait les empêcher de voter le jour de l’élection. Cette campagne de Tippy-Canoe, ça met les gens dans tous leurs états.

— À votre avis, ils votent pour ou contre ?

— Je ne suis pas sûr. C’est vous qui devriez savoir, non ? »

Peggy ne répondit pas. Oui, elle le saurait, si elle voulait bien regarder. Mais elle avait peur de ce qu’elle risquait de voir.

« C’est Po Doggly qui connaît le mieux la politique dans le pays. D’après lui, s’il ne s’agissait que de la question des Rouges, Tippy-Canoe n’obtiendrait pas une voix. Mais il joue aussi sur la fierté des gens de l’Ouest. Il fait valoir qu’il est de notre bord des montagnes d’Appalachie. Ce qui, pour moi, ne veut rien dire, vu que le vieil Hickory – Andy Jackson – il est tout autant de l’Ouest que Harrison. Je crois qu’on se méfie d’Andy Jackson, il est du Tennizy et sans doute partisan de l’esclavage. Les gens du pays ne tiennent pas à voter pour un candidat qui aggravera encore l’esclavage. »

Peggy esquissa un sourire. « J’aimerais bien qu’ils connaissent la position réelle de monsieur Harrison sur cette question de l’esclavage. »

Marty souleva un sourcil. « Vous savez quelque chose que moi j’ignore ?

— Je sais que Harrison est le candidat que voudront soutenir ceux qui souhaitent étendre l’esclavage dans les États du Nord.

— Personne chez nous n’a envie que ça arrive.

— Alors il ne faut pas voter pour Harrison : s’il devient président, c’est ce qui se produira. »

Marty la regarda longuement et fixement. « Est-ce que vous savez ça à la manière de la plupart des gens qui défendent leurs opinions politiques, ou est-ce parce que…

— Je le sais, fit Peggy. Je ne parle pas ainsi quand il s’agit de simples opinions. »

Marty hocha la tête, son regard se perdit dans le vide. « Ben, dites donc… Ça, alors…

— Vous avez l’habitude de miser sur le mauvais cheval depuis quelque temps, fit Peggy.

— Ça, vous pouvez le dire. Je n’ai pas arrêté de répéter à Conciliant des années durant qu’il n’y avait pas lieu de poursuivre Alvin et que je n’allais pas demander son extradition de la Wobbish. Mais il s’en est revenu chez nous, alors qu’est-ce que je pouvais faire ? J’avais Conciliant sur le dos, et il s’était trouvé un autre témoin en dehors de lui. Et on ne sait jamais comment vont réagir des jurés. Je crois que c’est une sale affaire.

— Alors, pourquoi vous n’agissez pas pour abandonner les poursuites ? » demanda Peggy.

Marty la regarda de travers. « Je ne peux pas faire ça, m’zelle Peggy, pour la bonne et simple raison qu’un procès doit avoir lieu. J’espère que cet avocat anglais que la parenté d’Alvin a trouvé va gagner et le remettre en liberté. Mais je ne vais pas m’allonger et faire le mort. Vous devez comprendre, m’zelle Peggy, moi, j’aime bien les gens de ce comté, et la plupart du temps, ceux que je dois poursuivre en justice, ce sont des gens que j’aime bien. Je ne les poursuis pas parce que je ne les aime pas. Je les poursuis parce qu’ils ont mal agi, et les habitants du comté d’Hatrack m’ont élu pour faire respecter l’ordre. Alors j’espère qu’Alvin s’en sortira, mais dans ce cas-là, ce ne sera pas parce que j’aurai manqué à mes responsabilités.

— J’étais là, la nuit où le soc a été forgé. Pourquoi vous ne me citez pas comme témoin ?

— Est-ce que vous avez assisté à la chose ? demanda Marty.

— Non, c’était déjà fini quand j’ai vu le soc.

— Alors, de quoi vous êtes témoin, exactement ? »

Peggy ne répondit rien.

« Vous voulez aller à la barre par rapport que vous êtes une torche : les gens d’Hatrack le savent, et si vous dites que Conciliant ment, ils vont vous croire. Mais voilà ce qui me tracasse, m’zelle Larner : je sais qu’Alvin et vous, vous étiez liés dans le temps, et vous l’êtes peut-être encore. Alors comment être sûr si, une fois à la barre, vous n’allez pas commettre un péché affreux contre le Dieu de la vérité pour rendre la liberté à ce jeune homme ? »

Peggy s’empourpra de colère. « Vous en êtes sûr parce que vous savez que mon serment vaut autant que celui d’un autre et même souvent mieux.

— Si vous allez à la barre, m’zelle Peggy, je vous réfuterai en citant des témoins qui diront que vous avez vécu pendant des mois à Hatrack sous un déguisement, que vous avez menti à tout le monde sur votre identité. Couverte de sortilèges, vous faisant passer pour une maîtresse d’école vieille fille, alors que pendant ce temps-là vous fréquentiez l’apprenti du forgeron sous prétexte de lui donner des leçons. Je sais que vous aviez vos raisons pour agir de même. Je sais qu’il y en avait une quand on vous a vus, Alvin et vous, sortir ensemble en courant de la forgerie, la nuit où le soc a été censément fabriqué, la nuit où votre mère a été tuée… Seulement, Alvin, il était tout nu. Vous voyez où je veux en venir, m’zelle Peggy ?

— Vous me conseillez de ne pas témoigner.

— Je vous dis ceci : certains vous croiront, mais d’autres seront sûrs que vous aidez Alvin comme complice. Mon travail, c’est de m’assurer qu’on aborde tous les doutes possibles sur votre déposition.

— Alors, vous êtes bel et bien l’ennemi d’Alvin, et l’ennemi de la vérité. » Peggy cracha les mots, elle aurait voulu qu’ils mordent.

« Accusez-moi de tout ce que vous voudrez, reprit Marty, mais mon travail c’est d’établir qu’Alvin a volé cet or. Votre déposition, entièrement fondée sur vos allégations invérifiables de torche que Conciliant est un menteur, on ne doit pas à mon avis la laisser passer sans contestation. Sinon, tous les couillons qui parlent en rêve ou tous les devins du pays pourraient raconter ce qui leur plaît, et les jurés les croiraient ; elle aurait l’air de quoi, la justice en Amérique ?

— Attendez que je comprenne, fit Peggy. Vous avez l’intention de me discréditer, de ternir ma réputation et de condamner Alvin, tout ça pour le bien de la justice en Amérique ?

— Comme je l’ai déjà dit, répéta Marty, j’espère que votre avocat fera un aussi bon travail à le défendre que moi à le harceler. J’espère qu’il trouvera autant de preuves accablantes contre mes témoins que maître Webster et moi en avons trouvé sur Alvin. Par rapport que, franchement, je n’aime pas beaucoup mes témoins, et je crois que Conciliant est un salaud de menteur cupide qu’on devrait jeter lui-même en prison pour parjure, mais je ne peux pas le prouver.

— Comment pouvez-vous supporter, alors, de travailler au service du mal quand vous savez pertinemment où est le bien ?

— Le bien, c’est aussi que le procureur fasse son travail et non qu’il se prenne pour un juge. »

Peggy approuva gravement de la tête. « Comme souvent dans ces cas-là, le bien ne se trouve pas tout du même côté, ni le mal de l’autre.

— C’est la vérité, Peggy. C’est la pure vérité de Dieu.

— Vous me conseillez de ne pas témoigner.

— Pas du tout. Je vous ai seulement prévenue du prix que ça vous coûterait.

— Notre conversation présente est contraire à l’éthique, n’est-ce pas ?

— Un peu, répondit Marty. Mais votre papa et moi, on se connaît depuis longtemps.

— Il ne vous le pardonnerait jamais si vous me discréditiez.

— Je sais, m’zelle Peggy. Et ça me briserait le cœur. » Il lui fit au revoir de la tête en se touchant le front comme pour soulever le chapeau qu’il ne portait pas en intérieur. « Bien le bonjour. »

Peggy le suivit dans la salle du tribunal.

Cette première matinée se passa à interroger les huit témoins à qui on avait montré le soc d’or. On appela d’abord Merlin Wheeler, lequel entra dans son fauteuil roulant. Peggy savait qu’Alvin lui avait un jour offert, des années plus tôt, de le guérir afin qu’il puisse marcher de nouveau. Mais Merlin s’était contenté de le regarder dans les yeux et de lui dire : « J’ai perdu l’usage d’mes pattes à cause des mêmes hommes qu’ont tué ma femme et mes enfants. Si tu peux m’les ramener, alors on verra pour mes jambes. » Alvin n’avait pas compris à l’époque, et, à la vérité, Peggy ne comprenait pas davantage maintenant. En quoi est-ce que ça aidait sa femme et ses enfants que Merlin se déplace tout le temps en fauteuil roulant ? Peut-être que ça l’aidait, lui. Peut-être que ça équivalait à porter le deuil. Comme pour exprimer publiquement combien la perte des êtres chers le diminuait. C’était néanmoins un témoin solide, surtout parce qu’on lui connaissait un talent pour voir ce qui était honnête et juste, ce qui faisait de lui un genre de juge officieux, mais il n’était pas pour autant fréquent que les deux parties d’un différend acceptent d’un commun accord de le prendre comme arbitre. L’une ou l’autre des deux, semblait-il, trouvait toujours un peu gênant de confier la décision à un homme véritablement impartial et juste. En tout cas, les jurés ne demandaient qu’à l’écouter lorsque Wheeler déclara : « J’dis pas que l’soc est ensorcelé par rapport que j’connais pas comment il est devenu ce qu’il est. J’dis seulement que ça ressemble à de l’or, qu’ça pèse comme de l’or et qu’ça bouge sans qu’on y mette la main d’sus. »

Wheeler avait donné le ton pour tous les témoins suivants. Albert Wimsey était un horloger doté d’un talent pour le travail délicat des métaux et qui avait fui en Amérique après que ses concurrents l’avaient accusé d’user de sorcellerie pour fabriquer ses pendules ; lorsqu’il affirma que le soc était en or, ce fut avec autorité, et il balaya tous les doutes que les jurés auraient encore pu concevoir sur le matériau dont le soc était fait. Jan Knickerbacker était verrier et il avait, à ce qu’on disait, un œil pour voir les choses plus clairement que la plupart des gens. Ma Bartlett était une vieille dame toute frêle, une ancienne institutrice qui habitait maintenant la vieille cabane dans les bois que Po Doggly avait bâtie à son arrivée dans la région ; elle touchait une petite pension de quelque part et passait le plus clair de son temps sous un chêne près de la rivière Hatrack, d’où elle péchait des poissons-chats qu’elle remettait à l’eau. On allait la trouver pour savoir s’il fallait faire confiance à telle personne ou telle autre, et elle avait toujours raison, grâce à quoi maintes idylles naissantes furent fauchées avant même d’éclore, jusqu’à ce qu’on hésite un peu à lui poser certaines questions.

Billy Sweet, confiseur de son état, était un jeune homme crédule que personne ne prenait vraiment au sérieux, mais on l’aimait bien quand même, on n’y pouvait rien, malgré toutes les bêtises qu’il disait et faisait. Naomi Lerner gagnait un peu sa vie en donnant des cours, mais son talent, c’était l’ignorance et non l’enseignement ; elle la décelait à un mille de distance mais ne valait pas grand-chose quand il s’agissait de la réduire. Joreboam Hemelett était armurier, et il devait avoir quelque don pour les armes à feu parce que tout le monde savait que même par temps très humide la poudre s’enflammait toujours dans un fusil Hemelett. Et Dame Trader – qui s’appelait, prétendait la rumeur, Chastity ou Charity, deux prénoms dont se servaient en manière de moquerie ceux qui ne l’aimaient pas –, Dame Trader, donc, tenait un magasin dans le quartier nouveau au bout de la rue principale, où elle était connue pour remplir ses étagères non seulement des denrées qu’on venait chercher, mais aussi de celles dont on avait besoin sans le savoir.

Tout au long de leurs dépositions sur le soc, tandis que les témoins expliquaient comment ils l’avaient soupesé, comment il bougeait, ou fredonnait, ou tremblait, ou leur chauffait les mains, les yeux des jurés ne cessèrent de se tourner vers le sac de toile sous la chaise d’Alvin. Il ne le toucha pas une seule fois, ne fit rien pour attirer l’attention dessus, mais il déplaçait son corps comme si le soc invisible était le pivot de son équilibre. Les jurés voulaient le voir eux aussi. Mais ils savaient, d’après la posture d’Alvin, qu’ils n’avaient aucune chance. Que les huit témoins l’avaient vu pour eux. Ils devraient s’en contenter.

Les huit témoins étaient bien connus au village, on leur faisait confiance à tous (avec quelques réserves dans le cas de Billy Sweet, tellement confiant lui-même que le premier menteur venu arrivait à lui faire croire n’importe quelle bêtise) et on les aimait bien, si l’on oubliait les querelles coutumières dans la vie d’une bourgade. Peggy les connaissait tous, mieux qu’ils ne se connaissaient eux-mêmes, évidemment, et ce fut peut-être cette connaissance qui l’empêcha de constater une chose que seul Arthur Stuart parut remarquer.

Arthur, assis près d’elle dans la salle du tribunal, regardait le défilé des témoins, les yeux écarquillés. Ce ne fut qu’une fois les huit passés qu’il se pencha vers Peggy pour lui murmurer : « Pour sûr qu’y a des tas d’genses icitte à Hatrack qu’ont des gros talents, hein ? »

Peggy avait grandi dans le pays, et même si beaucoup d’habitants avaient emménagé après son départ, elle avait toujours eu l’impression d’assez bien connaître tout le monde. Mais ne se trompait-elle pas ? Elle s’était sauvée la première fois juste avant qu’Alvin s’en vienne commencer son apprentissage avec Conciliant Smith, et sur les huit années et quelques mois suivants, elle n’en avait passé qu’une seule au village – moins d’une, à la vérité – et sous son déguisement. Durant ces huit années, des tas de gens étaient arrivés. Au moins deux fois plus, à vrai dire, que ceux qui vivaient déjà sur place à l’époque où elle était partie. Elle avait passé en revue leurs flammes de vie, par pure habitude, parce qu’elle voulait se faire une idée des habitants.

Mais elle ne s’était pas rendu compte avant qu’Arthur ne le lui chuchote à l’oreille du nombre inhabituel de talents remarquables chez les nouveaux arrivants. Les huit témoins ne différaient d’ailleurs pas du reste du village. Les talents couraient les rues dans le pays, beaucoup plus que dans toute autre localité de sa connaissance.

Pourquoi ? Qu’est-ce qui les amenait ici ?

La réponse était simple, évidente, si évidente que Peggy en douta aussitôt. Était-ce la présence d’Alvin qui les attirait ? C’était à Hatrack que l’apprenti avait appris à perfectionner son talent jusqu’à obtenir un pouvoir qui englobait tous les autres. C’était ici qu’il avait forgé le soc vivant. Y avait-il quelque chose dans la mise en œuvre de ses capacités qui les attirait ? Quelque chose qui allumait un feu en eux, leur mettait les pieds en mouvement et les poussait à venir s’installer dans ce village où ils sentaient un Faiseur à l’œuvre ?

Ou fallait-il voir plus grand ? Obéissaient-ils à un guide, si bien que ce n’était pas seulement un Faiseur qui les attirait à Hatrack mais plutôt Celui-là même qui y avait conduit Alvin ? Fallait-il imaginer un objectif derrière tout ça, un plan directeur ? Oh, Peggy ne demandait qu’à le croire car du coup elle saurait que la responsabilité d’arranger les choses ne lui incombait pas. Si Dieu se charge de ce qui se passe ici, alors je peux remiser mon balai et ranger mon fil et mon aiguille. Je n’ai plus de nettoyage ni de raccommodage à faire. Seulement à m’occuper de mes affaires.

Mais d’une manière ou d’une autre, Hatrack était à l’évidence davantage que le village où Alvin se trouvait actuellement emprisonné. C’était une communauté où les détenteurs de pouvoirs occultes se rassemblaient en grand nombre. Tout comme En-Vérité Cooper qui avait traversé l’Océan pour rencontrer Alvin, peut-être les autres avaient-ils eux aussi franchi involontairement des mers, des montagnes, de vastes étendues de prairie et de forêt pour trouver le village où le Faiseur avait forgé son soc d’or. Et aujourd’hui ces huit témoins avaient manipulé le soc, l’avaient vu bouger, savaient qu’il était vivant. Pour eux, ça voulait dire quoi ?

Pour Peggy, se poser des questions, c’était y répondre : elle regarda dans leurs flammes de vie et découvrit un détail étonnant. Lors d’un examen précédent, dans aucun de leurs avenirs elle n’avait aperçu de chemins étroitement liés à ceux d’Alvin. Mais à présent elle voyait que leurs vies se mêlaient à la sienne. Toutes s’ouvraient sur de nombreuses routes qui menaient à une cité de cristal sur les rives d’un fleuve.

Pour la première fois, la Cité de Cristal, la vision d’Alvin dans la tornade, apparaissait dans l’avenir de quelqu’un d’autre.

Elle manqua s’évanouir de soulagement. Il ne s’agissait pas seulement d’un rêve informe dans le cœur d’Alvin, sans chemin pour indiquer comment il s’y rendrait. Il pouvait s’agir d’une réalité, et dans ce cas, ces huit personnes en feraient partie.

Pourquoi ? Uniquement parce qu’elles avaient touché le soc vivant ? C’était à ça que servait l’outil ? À transformer les gens en citoyens de la Cité de Cristal ?

Non, pas ça. Non, ce ne serait guère la ville libre dont rêvait Alvin si les gens se retrouvaient obligés d’en devenir citoyens après avoir touché un objet de pouvoir. Le soc ouvrait plutôt une porte dans leurs existences afin qu’ils accèdent à l’avenir auquel ils aspiraient. Une ville, un temps où leurs talents atteindraient leur plénitude, où ils participeraient à une entreprise plus grande que ce qu’aucun d’eux aurait pu créer tout seul.

Il lui fallait le dire à Alvin. Il fallait qu’il sache, après tous ses efforts à Vigor Church pour apprendre à des gens dotés de faibles talents comment réaliser ce qu’ils ne pouvaient pas vraiment faire, ou difficilement : ici, dans son véritable village natal, ses citoyens se rassemblaient déjà, ceux pourvus des dons et penchants naturels qui feraient d’eux d’autres Faiseurs.

Une pensée lui vint encore, et elle entreprit de sonder dans les flammes de vie des jurés. Encore un groupe de citoyens choisis au hasard – et une fois de plus, même s’ils n’avaient pas tous des talents spectaculaires, ces gens possédaient un don qui les définissait, des gens qui avaient peut-être cherché ce que ce don voulait dire, à quoi il servait. Des gens qui, consciemment ou non, auraient très bien pu se retrouver à marcher vers un village où un Faiseur était né. Un village où l’on avait changé le fer en or, où un petit métis avait été transformé pour qu’une capsule ne le désigne plus comme esclave. Un village où ceux qui avaient des talents, des dons et des rêves pouvaient se rendre utiles, bâtir quelque chose ensemble, devenir Faiseurs.

Savaient-ils à quel point ils avaient besoin d’Alvin ? Combien leurs espoirs et leurs rêves dépendaient de lui ? Bien sûr que non. C’étaient des jurés, ils s’efforçaient de rester impartiaux. S’efforçaient de juger selon la loi. Et c’était bien. C’était aussi une attitude de Faiseur : s’en tenir à la loi même quand ça fait mal au cœur. Veiller au respect de l’ordre dans la communauté. S’ils manifestaient du favoritisme envers une personne uniquement parce qu’ils l’admiraient, qu’ils avaient besoin d’elle, l’appréciaient ou même l’aimaient, ce serait enfreindre la justice, et si jamais la justice était enfreinte, ouvertement méprisée, alors ce serait la fin de l’ordre. Corrompre la justice, c’était une manie du Défaiseur. En-Vérité allait devoir obtenir le non-lieu, ou du moins démontrer la fausseté des assertions de Conciliant Smith ; il allait devoir donner aux jurés la chance d’acquitter Alvin.

Mais s’ils l’acquittaient, alors les chemins qui s’ouvraient dans leurs flammes de vie ressemblaient à ceux des témoins. Ils se retrouveraient un jour avec le Faiseur, ils bâtiraient de grandes tours de cristal miroitant dressées vers le ciel qui capteraient la lumière pour la transmuer en vérité, comme lorsque Tenskwa-Tawa avait emmené Alvin dans la trombe.

Faut-il dire à Alvin que ses compagnons Faiseurs sont ici, autour de lui, dans celle salle de tribunal ? Est-ce que le savoir l’aidera dans sa tâche, est-ce que ça le rendra présomptueux ?

Le dire ou ne pas le dire, telle était l’éternelle question avec laquelle Peggy se débattait. Auprès d’elle, le petit dilemme d’Hamlet paraissait franchement ridicule. Les idées de suicide, c’était toujours l’œuvre du Défaiseur. Mais révéler la vérité ou la dissimuler – comment savoir ? Les conséquences étaient imprévisibles.

Bien entendu, pour les gens ordinaires, les conséquences étaient toujours imprévisibles. Seules les torches comme Peggy supportaient le fardeau d’avoir une idée claire des effets possibles. Et il n’y avait pas beaucoup de torches comme Peggy.


* * *

Conciliant n’était pas un bon témoin au service de sa propre cause. Bourru et nerveux – une combinaison perdante, En-Vérité le savait. Mais c’était pour cette raison que Laws et Webster l’avaient cité en premier, afin qu’on oublie l’impression négative qu’il aurait produite après la déposition de témoins plus sympathiques – et plus crédibles.

Ce qu’En-Vérité avait de mieux à faire, en ce cas, c’était de laisser parler Conciliant, afin qu’on garde de lui un souvenir aussi mémorable et négatif que possible. Il n’éleva donc aucune objection lorsque le forgeron assaisonna ses propos d’insinuations sur le caractère d’Alvin. « C’était un paresseux, j’ai jamais eu d’apprenti qu’avait les côtes en long d’même… Pour qu’y travaille, fallait tout l’temps que j’soye sus son dos à lui brailler dans les oreilles… Il apprenait pas vite, tout l’monde connaissait ça… Y mangeait comme un cochon même les jours ousqu’il levait pas le p’tit doigt. » Le forgeron mettait tant d’acharnement à noircir Alvin que tout le monde commençait à se sentir gêné, même Marty Laws qui se mit à lancer des coups d’œil du côté d’En-Vérité pour savoir pourquoi il n’élevait pas d’objection. Mais à quoi bon objecter quand les jurés s’agitaient sur leurs sièges et détournaient le regard de Conciliant à chaque nouvelle attaque contre Alvin ? Tous savaient qu’il racontait des mensonges. Il leur était sûrement arrivé à chacun d’eux de passer à la forge en espérant qu’Alvin plutôt que son maître ferait le travail. Le savoir-faire d’Alvin était renommé – En-Vérité l’avait appris en entendant des bavardages à l’auberge pendant les repas du soir –, aussi Conciliant ne réussissait-il qu’à entamer sa crédibilité.

Le malheureux Marty était pourtant pris au piège. Il ne pouvait pas se permettre d’abréger le témoignage de Conciliant Smith, c’était la base de son argumentation. Les questions se poursuivirent donc, et les réponses, et les calomnies.

« Il a fait un soc tout en fer. J’l’ai vu, et aussi Pauley Wiseman qu’était shérif et Arthur Stuart, et les deux défunts pisteux. L’était posé sus l’établi quand ils sont v’nus me d’mander d’fabriquer des menottes pour le drôle. Mais moi, j’voulais pas fabriquer des menottes, dame non ! C’est pas d’l’ouvrage convenable pour un forgeron, d’faire des chaînes pour emmener un p’tit bougre libre en esclavage ! Et v’là qu’Alvin, qui s’clamait un si grand ami d’Arthur Stuart, v’là qu’lui, y dit qu’il va les faire, les menottes. V’là l’genre de gars que c’était, et que c’est encore asteure – pas d’loyauté, pas d’convenances ! »

Alvin se pencha vers En-Vérité et lui chuchota dans le creux de l’oreille : « J’connais que c’est méchant d’ma part, En-Vérité, mais j’ai grande envie d’y donner des démangeaisons affreuses dans l’derrière, au Conciliant. » L’avocat faillit éclater de rire tout haut. Le juge le fusilla du regard, mais ce n’était pas à cause de son rire réprimé. « Maître Cooper, n’allez-vous pas élever d’objection contre ces commentaires superflus sur la personnalité de votre client ? »

En-Vérité se mit lentement debout. « Votre Honneur, je suis sûr que les jurés sauront apprécier à sa juste valeur le témoignage de monsieur Conciliant Smith. Je ne demande pas mieux qu’ils se souviennent de sa malveillance et de son inexactitude.

— Eh bien, ça se passe peut-être de cette façon en Angleterre, mais je demanderai aux jurés de ne pas tenir compte de la malveillance de monsieur Smith, attendu qu’il n’y a aucun moyen de savoir si elle est due aux événements qu’il a relatés, ou si elle les a précédés. Par ailleurs, je demanderai à monsieur Smith de ne plus se livrer à des médisances sur le caractère du prévenu, car il ne s’agit que d’opinions et non de faits. Vous m’avez compris, monsieur Smith ? »

Conciliant avait l’air gêné. « M’est avis qu’oui.

— Poursuivez, maître Laws. »

Marty soupira et reprit : « Donc vous avez vu le soc d’or, et Alvin a forgé les menottes. Et après ?

— J’y ai dit qu’ces menottes, il avait qu’à les prendre comme ouvrage de compagnon. J’croyais qu’ça s’rait juste pour un coquin patte-pelu de connaître durant l’restant d’ses jours qu’les menottes qu’il a faites à son ami, c’étaient…»

Le juge l’interrompit en jetant une fois de plus un regard noir à En-Vérité. « Conciliant, ce sont des mots comme “coquin patte-pelu” qui vont vous faire taxer d’outrage à la cour. Vous me comprenez maintenant ?

— Durant toute ma vie, j’ai appelé un chat un chat, Votre Honneur ! déclara Conciliant.

— Si vous insistez, il risque de vous rester dans la gorge, votre chat, et c’est moi qui l’y enfoncerai si vous ne surveillez pas votre langue. »

Intimidé, Conciliant prit un air d’extrême gravité et regarda droit devant lui. « Je m’excuse, Votre Honneur, d’oser respecter mon serment de dire la vérité, toute la vérité et rien qu’la…»

Le marteau s’abattit.

« Et je n’admettrai pas non plus les sarcasmes à l’endroit de la justice, monsieur Smith. Poursuivez, maître Laws. »

On écouta donc Conciliant raconter son histoire jusqu’au bout. Il s’agissait véritablement d’une petite plainte peu convaincante et geignarde. D’abord il y avait un soc en fer, fer que Conciliant avait fourni pour la fabrication de l’ouvrage de réception d’Alvin au statut de compagnon. Ensuite il y avait un soc en or massif. Conciliant ne voyait que deux possibilités. Soit Alvin avait recouru à une espèce de sortilège pour changer le fer en or, auquel cas il était fait du matériau que Conciliant lui avait remis et, selon la tradition consacrée par l’usage et les termes du contrat d’apprentissage, le soc appartenait au maître forgeron. Ou alors c’était un autre soc, le fer de Conciliant n’avait rien à voir dedans, et dans ce cas, où Alvin avait-il trouvé tout cet or ? La seule fois où il avait assez creusé pour ramener un trésor enterré, c’était lorsqu’il avait foré un puits pour son patron, et au mauvais emplacement. Conciliant était prêt à parier qu’il avait d’abord creusé où il fallait, trouvé l’or puis l’avait caché en creusant ailleurs le puits actuel. Et si l’or avait été trouvé sur le terrain du forgeron, du coup, il lui appartenait aussi.

Le contre-interrogatoire d’En-Vérité fut bref. Il consista en deux questions.

« Avez-vous vu Alvin déterrer de l’or ou quoi que ce soit ressemblant à de l’or ? »

Furieux, Conciliant se lança dans des échappatoires, mais En-Vérité attendit que le juge lui ait enjoint de répondre par oui ou par non à la question.

« Non.

— Avez-vous vu le soc de fer transformé en soc d’or ?

— Et même si j’l’ai pas vu, le fait est qu’y a pas d’soc en fer, alors ousqu’il est ? »

Une fois encore, le juge lui demanda de répondre par oui ou par non à la question.

« Non, fit Conciliant.

— Plus de questions à ce témoin », dit En-Vérité.

Tandis que Conciliant se levait et quittait la barre, En-Vérité se tourna vers le juge. « Votre Honneur, la défense requiert le rejet immédiat de toutes les accusations, attendu que la déposition de ce témoin ne suffit pas à mettre mon client en cause. »

Le juge roula des yeux. « J’espère ne pas avoir à écouter des requêtes de ce genre après chaque témoin.

— Seulement après les plus navrants, Votre Honneur, fit En-Vérité.

— Vous avez dit ce que vous aviez à dire. Votre requête est rejetée. Maître Laws, votre témoin suivant ?

— J’aurais aimé citer l’épouse de Conciliant, Gertie, mais elle est décédée il y a plus d’une année. À sa place, avec la permission de la cour, j’appellerai la femme qui l’aidait en cuisine le jour où le soc d’or est… apparu. Anga Berry. ».

Le juge se retourna vers En-Vérité. « Ce sera une sorte de témoignage par ouï-dire. Avez-vous une objection, maître Cooper ? »

Alvin avait déjà assuré son avocat que rien de ce que dirait Anga ne lui ferait du tort. « Pas d’objection, Votre Honneur. »


* * *

Alvin écouta le témoignage d’Anga Berry. Elle n’avait pas vu grand-chose, à vrai dire ; Gertie lui avait rapporté les accusations de Conciliant dès le lendemain matin, le forgeron ne les avait donc pas imaginées plus tard. Pendant le contre-interrogatoire, En-Vérité la ménagea, il lui demanda seulement si Gertie Smith avait eu des propos en mesure de l’amener à croire qu’elle tenait Alvin pour un garçon aussi méprisable que le prétendait Conciliant.

Marty bondit sur ses pieds. « Ouï-dire, Votre Honneur. »

Avec impatience, le juge répliqua : « Enfin quoi, Marty, nous le savons bien que c’est du ouï-dire. C’est d’ailleurs il ce titre que vous l’avez citée ! »

Confus, Marty Laws se rassit.

« Elle a jamais rien dit sus sa forgerie ni rien, répondit alors Anga. Mais j’connais que Gertie, elle faisait grand cas d’Alvin. Il l’aidait tout l’temps, il allait quérir son eau chaque fois qu’elle y d’mandait – ça, c’est l’plusse dur –, l’était gentil avec les p’tits et… il l’aidait tout l’temps, quoi. Elle a jamais rien dit contre lui, et m’est avis qu’elle estimait beaucoup son bon cœur.

— Gertie vous l’a-t-elle jamais dépeint comme menteur ou sournois ? demanda En-Vérité.

— Oh, non, sauf si vous voulez dire cacher un ouvrage jusqu’à tant qu’il soye fini pour y faire une surprise. Si c’est ça, être sournois, alors il l’a été un couple de fois. »

Et ce fut tout. Alvin était soulagé de savoir que Gertie n’avait pas dit du mal de lui dans son dos, que même après sa mort elle restait son amie. Ce qui le surprit, ce fut la mine sombre d’En-Vérité lorsqu’il s’assit à la table voisine. Marty s’occupait d’appeler son témoin suivant, un certain Hank Dowser, dont Alvin prévoyait sans peine le récit – ça, c’en était un, de malveillant, et son audition n’allait pas être agréable. Cependant, il n’avait rien vu non plus, et le creusement du puits n’avait en fait aucun rapport avec le soc, alors quelle importance ? Pourquoi est-ce qu’En-Vérité avait l’air aussi embêté ?

Alvin le lui demanda.

« Parce que Laws n’avait aucune raison de citer cette femme. Elle a desservi son propos et il devait s’y attendre.

— Alors pourquoi il l’a appelée ?

— Parce qu’il voulait préparer le terrain pour autre chose. Et comme elle n’a rien apporté de nouveau pendant sa déposition, ç’a dû se passer pendant le contre-interrogatoire.

— Tout c’que vous avez d’mandé à Anga, c’est si Gertie avait la même mauvaise opinion d’moi qu’son mari. »

En-Vérité réfléchit un instant. « Non. Je lui ai aussi demandé si vous aviez été sournois avec la défunte. Oh, quel imbécile je fais. Si seulement je pouvais revenir sur ce que j’ai dit !

— Qu’esse qui va pas ?

— Il doit avoir un témoin qui va vous qualifier de sournois, un témoin par ailleurs sans rapport avec cette affaire. »

Pendant ce temps, le sourcier, offensé dans sa dignité, fustigeait la prétention de l’apprenti de Conciliant qui avait osé apprendre son métier à un sourcier. « L’a pas d’respect pour l’talent des autres, jusse pour le sien ! »

En-Vérité intervint. « Objection, Votre Honneur. Le témoin n’a pas qualité pour déposer à propos du respect ou du manque de respect de mon client envers les talents d’autrui en général. »

L’objection fut retenue. Hank Dowser apprenait plus vite que Conciliant, il ne posa plus de problème.

Il établit rapidement que l’apprenti avait manifestement creusé le puits ailleurs qu’à l’endroit où le sourcier avait déclaré qu’on trouverait de l’eau.

En-Vérité n’avait qu’une question. « Y avait-il de l’eau, là où il a creusé le puits ?

— Ç’a rien à voir ! déclara Hank Dowser.

— J’ai le regret de vous dire, monsieur Dowser, que la cour m’autorise maintenant à vous poser à mon tour des questions, et j’ajoute que c’est la question à laquelle je voudrais que vous répondiez. Maintenant.

— C’était quoi, la question ?

— Est-ce que le puits de mon client a atteint de l’eau ?

— L’a atteint une manière d’eau. Mais à côté d’l’eau pure que moi, j’avais trouvée, j’suis sûr qu’la sienne, c’était d’la rinçure boueuse, écumeuse, au goût infect.

— Dois-je comprendre que la réponse est oui ?

— Oui. »

Et ce fut tout.

Comme témoin suivant. Marty appela un nom qui fit courir un frisson le long de l’épine dorsale d’Alvin.

« Amy Sump. »

Une très jolie fille se leva au fond du tribunal et descendit l’allée.

« Qui est-ce ? demanda En-Vérité.

— Une fille de Vigor qu’a d’l’imagination à r’vendre.

— À propos de quoi ?

— À propos d’elle et moi qu’auraient fait ce qu’un homme doit pas faire avec une fille jeunette de même.

— Vous l’avez fait ? »

La question contraria Alvin. « Jamais d’la vie. Elle a commencé d’raconter des histoires et c’est parti d’là.

— Parti de là ?

— C’est pour ça que j’m’en suis allé d’Vigor Church, pour qu’ses menteries s’calment et qu’on les oublie.

— Alors, elle a raconté des histoires sur vous, et vous vous êtes sauvé ?

— Qu’esse ça à voir avec le soc et Conciliant Smith ? »

En-Vérité grimaça. « C’est pour établir si vous abusez les gens ou non. Marty Laws m’a embobiné. »

Marty expliquait au juge que, n’ayant pas encore eu le loisir de s’entretenir personnellement avec le témoin, ce serait son illustre assistant qui conduirait l’interrogatoire. « Le témoin est jeune et fragile, et ils se sont déjà rencontrés. »

En-Vérité se dit que ces relations entre Webster et Amy n’auguraient pas un témoignage honnête de la part de la jeune fille, mais il lui fallait avancer avec prudence. C’était un témoin enfant, une fillette de surcroît. Il ne pouvait pas laisser paraître son hostilité ni son inquiétude avant qu’elle ait commencé de parler, et pendant le contre-interrogatoire il lui faudrait manœuvrer en douceur s’il ne voulait pas passer pour une brute.

Contrairement à Conciliant Smith et Hank Dowser, manifestement enragés et malveillants, Amy Sump était absolument crédible. Elle parlait timidement et à contrecœur. « J’veux pas mettre Alvin dans l’tracas, m’sieur, dit-elle.

— Et pourquoi ? » demanda Daniel Webster.

Elle répondit dans un chuchotement. « Par rapport que j’suis toujours en amour avec lui.

— Vous… vous l’aimez toujours ? » Oh, Webster était un acteur consommé, digne de jouer sur les planches de Drury Lane. « Mais comment pouvez-vous… Pourquoi l’aimez-vous toujours ?

— Par rapport que j’suis en famille », chuchota-t-elle encore.

Des murmures coururent dans le tribunal.

Une fois de plus, Webster feignit une surprise peinée. « Vous êtes en… enceinte, vous voulez dire. Êtes-vous mariée, mademoiselle Sump ? »

Elle fit non de la tête. Des larmes brillantes coulèrent de ses yeux et tombèrent sur ses genoux.

« Pourtant vous attendez un enfant. L’enfant d’un homme qui n’a même pas eu la correction de faire de vous une femme honnête. L’enfant de qui, mademoiselle Sump ? »

On était déjà allé trop loin. En-Vérité bondit sur ses pieds. « Objection, Votre Honneur, tout ceci ne peut avoir le moindre rapport avec…

— Il s’agit de démontrer la tromperie. Votre Honneur ! s’écria Daniel Webster. Celle d’un homme prêt à raconter n’importe quoi pour arriver à ses fins, puis qui s’enfuit sans un adieu après avoir pris son bien le plus précieux à celle-là même qui lui a fait confiance ! »

Le juge abattit bruyamment son marteau. « Maître Webster, c’est une excellente récapitulation et j’ai bien envie de résumer tout de suite les débats aux jurés pour mettre fin au procès. Malheureusement, nous sommes loin de la fin du procès, et je vous prierai d’éviter de haranguer la foule quand l’heure n’est pas aux beaux discours.

— Je répondais à l’objection de mon estimé adversaire.

— Eh bien, voyez-vous, maître, c’est là que vous avez fait erreur. L’objection s’adressait à moi, car c’est moi le juge ici, et je n’avais pas franchement besoin de votre aide. Mais je suis rassuré de la savoir à ma disposition, le cas échéant. »

Webster répondit au sarcasme par un sourire joyeux. Qu’en avait-il à faire ? Il avait déjà dit ce qu’il avait à dire.

« Objection rejetée, maître Cooper, déclara le juge. Qui est le père de votre enfant, mademoiselle Sump ? »

Elle fondit en larmes – au bon moment, malgré l’interruption. « Alvin », répondit-elle en sanglotant. Puis elle leva des yeux énamourés et fixa ceux de l’accusé, de l’autre côté du tribunal. « Oh, Al, c’est pas trop tard ! R’viens-t’en et prends-moi pour femme ! J’t’aime tellement ! »

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