XIX Philadelphie

Lorsque le bateau de Calvin et d’Honoré toucha La Nouvelle-Amsterdam, les journaux ne parlaient que de l’investiture présidentielle, laquelle devait avoir lieu dans une semaine seulement à Philadelphie. Calvin se rappela tout de suite le nom de Harrison – combien de fois avait-il écouté l’histoire du massacre de la Tippy-Canoe ? Il se rappela sa rencontre avec le vagabond aux mains ensanglantées dans les rues de la métropole et il expliqua toute l’affaire à Honoré.

« Donc vous l’avez créé.

— Je l’ai aidé à employer au mieux ses possibilités limitées, dit Calvin.

— Non, non, répliqua Honoré. Vous êtes trop modeste. Cet homme a fait de sa personne un monstre qui tuait les gens pour gravir les échelons politiques. Ensuite, ce prophète rouge l’a terrassé avec une malédiction. Et puis vous, vous lui avez montré comment remonter la pente depuis les décombres sans avenir de son existence. Calvin, vous m’impressionnez, tout compte fait. Vous avez acquis dans la vie ce pouvoir infini d’ordinaire réservé aux romanciers.

— Le pouvoir de consommer de grosses quantités de papier et d’encre en pure perte ?

— Le pouvoir de faire prendre à la vie des gens les tournants les plus illogiques. Les parents, par exemple, ne jouissent pas d’un tel pouvoir. Ils peuvent pousser leur progéniture de l’avant, ou, plus vraisemblablement, lui briser la vie comme l’a fait autrefois la mère de quelqu’un que je connais par ses adultères répétés et sa décision d’abandonner son fils aux bons soins du pensionnat. Mais de tels parents n’ont alors aucun pouvoir pour guérir l’enfant qu’ils ont blessé. Après l’avoir fait tomber bien bas, ils ne peuvent pas le relever. Mais moi, je peux faire tomber un homme, puis le relever, puis le refaire tomber, d’un seul trait de plume.

— Et je peux en faire autant, dit Calvin d’un air songeur.

— Enfin, jusqu’à un certain point, rectifia Honoré. D’ailleurs, soyons francs, vous ne l’avez pas fait tomber, et maintenant que vous l’avez relevé, je serais étonné que vous arriviez à le refaire tomber. L’homme a été élu président, même si son domaine se compose surtout d’arbres et de bêtes arboricoles.

— Il y a plusieurs millions d’habitants aux États-Unis, remarqua Calvin.

— C’était d’eux que je parlais », répliqua Honoré.

La gageure était trop tentante pour que Calvin y résiste. Pourrait-il jeter à terre le président des États-Unis ? Comment s’y prendrait-il ? Cette fois, impossible de l’agonir de mots méprisants qui le pousseraient à se détruire tout seul, comme ceux d’autrefois qui l’avaient décidé à ressusciter d’un oubli honteux. Mais d’un autre côté. Calvin avait assimilé des procédés plus subtils que la simple discussion au cours des nombreux mois écoulés depuis ce jour-là. Une gageure, oui. Presque un défi.

« Allons à Philadelphie, dit-il. Pour l’investiture. »

Honoré fut ravi de monter et de rouler à bord du train. Il s’amusait de la taille et de la nouveauté des tout petits villages que les Américains qualifiaient de « villes », et Calvin devait sans cesse le surveiller quand il pratiquait son anglais rudimentaire auprès du genre de rustre local capable d’empoigner le petit Français et de le balancer dans le fleuve. Honoré, uniquement armé d’une canne ouvragée achetée à un compagnon de voyage, avait avec intrépidité visité les quartiers d’immigrants les plus misérables de La Nouvelle-Amsterdam et maintenant de Philadelphie. « Ces gens-là ne sont pas des personnages de roman, lui répéta plusieurs fois Calvin. S’ils vous brisent le cou, vous aurez vraiment le cou rompu !

— Alors vous devrez me le recoller, mon talentish ami. » Il avait voulu placer un terme anglais, mais à la vérité personne n’aurait pu le comprendre en dehors de Calvin.

« Talentish n’existe pas dans la langue anglaise, fit Calvin.

— Maintenant si, répliqua Honoré, parce que je l’y ai introduit. »

En attendant le jour de l’investiture. Calvin envisagea plusieurs plans possibles. Recourir aux mots ne donnerait rien. L’élection de Harrison avait si ouvertement abusé du mensonge qu’on imaginait mal comment des révélations sur l’homme pourraient maintenant indigner ou décevoir quiconque. Quand on élisait un président pareil, qui menait une campagne pareille, on imaginait mal quel genre de scandale pourrait le renverser.

Par ailleurs, le talent de Calvin dépassait désormais largement le domaine des mots. Il voulait pénétrer dans le corps de Harrison pour y jouer un mauvais tour. Il se souvenait de Napoléon et de la goutte dont il souffrait ; il caressa l’idée d’affaiblir la condition physique de Harrison. À contrecœur, il comprit qu’il n’avait pas assez de pouvoir pour doser avec précision une douleur sans entraîner la mort. Il lui faudrait sûrement rester à proximité pour veiller à ce qu’on ne soigne pas le mal qu’il causerait. Et puis la douleur n’affaiblirait pas plus Harrison que la goutte avait empêché Napoléon de réaliser toutes ses ambitions.

La douleur sans la mort. Pourquoi s’imposer une restriction aussi ridicule ? Il n’y avait aucune raison de ne pas tuer Harrison. L’homme n’avait-il pas ordonné la mort de Mesure, le propre frère de Calvin ? N’avait-il pas massacré tous ces Rouges et amené sur la famille et le voisinage de Calvin une malédiction dont la majeure partie de sa vie serait entachée ? Rien n’abattait mieux un homme que la mort. Six pieds sous terre, difficile de descendre plus bas.

Le jour de l’investiture, le premier de la nouvelle année, il faisait un froid glacial, et alors que Harrison marchait dans les rues de Philadelphie pour rejoindre la tribune provisoire où il prêterait serment devant plusieurs milliers de spectateurs, il se mit à neiger. Fièrement, il refusa de se couvrir ne serait-ce que d’un chapeau – qu’importait la froidure à un homme de l’Ouest ? – et lorsque le nouveau président arriva à l’estrade pour faire son discours, Calvin eut le plaisir de constater qu’il avait déjà la gorge irritée, les poumons bien congestionnés. Il ne lui restait plus qu’à envoyer sa bestiole dans la poitrine de l’assassin-blanc Harrison et d’encourager les petites bêtes dans ses poumons à se développer, à se multiplier, à se répandre dans son organisme. Harrison, tu vas être très, très malade.

Le discours dura une heure, et Harrison n’y retrancha pas un seul mot ; pourtant, vers la fin il toussait d’une toux rauque dans son mouchoir après chaque phrase.

« Philadelphie est plus froide que dans l’enfer, fit Honoré dans son anglais rudimentaire. Et votre président est un damné grand bavard. » Puis, en français, il demanda : « C’était correct ? J’ai juré comme il fallait ?

— Comme un vrai débardeur, répondit Calvin. Un vrai rat de rivière. Vous m’avez épaté.

— Vous m’avez épaté aussi. Vous aviez l’air si sérieux, j’ai pensé que vous écoutiez peut-être son discours. Puis je me suis dit : Non, ce garçon-là se sert de ses pouvoirs. Alors j’ai espéré que vous alliez lui trancher la tête sur place et la faire rouler en plein sur son texte. J’aurais voulu qu’il pose les mains dessus pour prêter son serment de président.

— Voilà qui aurait fait une investiture mémorable, dit Calvin.

— Mais ça ne serait pas une bonne idée pour vous d’attenter à la vie d’un autre homme, fit Honoré. Blague à part, mon ami, il n’est jamais bon de prendre goût au sang.

— Mon frère Alvin a tué un homme. Il a tué un homme qu’il fallait tuer, et personne ne lui a rien dit.

— C’était dangereux pour lui, mais ça l’est sans doute encore davantage pour vous. Parce que vous êtes déjà rempli de haine – je ne dis pas ça pour vous critiquer, c’est un des côtés qui m’intéressent chez vous –, vous êtes rempli de haine, donc il est dangereux pour vous d’ouvrir le robinet du meurtre. Vous auriez du mal à le refermer.

— Pas d’inquiétude », fit Calvin.

Ils traînèrent plusieurs autres semaines à Philadelphie, tandis que le mauvais rhume de Harrison dégénérait en pneumonie. Le Président lutta, c’était un vieux dur à cuire, mais il finit par mourir, à peine un mois après son investiture, sans même avoir recouvré assez de santé pour former un gouvernement.

Comme c’était la première fois qu’un président des États-Unis mourait durant son mandat, on se heurta à un point litigieux dans la Constitution : le vice-président devait-il simplement agir comme président ou vraiment endosser la charge ? Andrew Jackson résolut la question : il pénétra dans l’enceinte du Congrès, posa la main sur la Bible qu’on y gardait pour rappeler toutes les vertus dont on tenait tellement à se parer aux yeux des électeurs, et d’une voix forte prêta serment devant tous les membres qu’il mettait au défi de lui dénier le droit d’agir ainsi. Pendant quelque temps des blagues circulèrent sur « monsieur le Président par accident », mais Jackson n’était pas homme qu’on traitait à la légère. Tous les acolytes de Harrison se retrouvèrent avec le derrière endolori après avoir dévalé une à une les marches de l’immeuble George Washington où les services administratifs du gouvernement avaient leurs bureaux. Les projets de Harrison pour l’Amérique ne verraient jamais le jour, pas tels qu’il les avait prévus, en tout cas. Jackson n’était dans d’autre manche que la sienne.

Calvin et Honoré reconnurent qu’ils avaient rendu un signalé service à la nation.

« Personnellement, je n’ai joué qu’un tout petit rôle, dit Honoré. J’ai juste souillé un mot. Une suggestion. » Calvin savait pourtant qu’en son cœur le romancier s’en attribuait le seul mérite, du moins pour tous les bénéfices qui en résulteraient. Mais de le savoir ne l’embêtait pas trop. Plus grand-chose ne l’embêtait désormais, car au fond de lui son pouvoir avait trouvé confirmation. J’ai renversé un président et personne ne le sait. Rien de brouillon, rien de maladroit comme la mort de ce pisteur qu’Alvin a tué de ses mains nues. Sur le Continent, j’ai appris davantage qu’aiguiser mon talent. J’ai acquis de la finesse. Alvin n’aura jamais ça, rustre de la frontière qu’il est et qu’il restera toujours.

Comme c’était facile. Facile et sans risque. Il y avait un homme qui devait mourir, il a suffi d’agir un peu sur ses poumons, et voilà. Enfin… et aussi de procéder à quelques réglages pendant que l’homme gisait sur son lit de douleur, dans la résidence présidentielle. Il aurait été mal venu que son organisme combatte l’infection et se rétablisse, pas vrai ? Mais je n’ai jamais eu besoin de le toucher. Jamais eu besoin de lui parler. Jamais eu besoin même de me tacher les doigts d’encre, comme le pauvre Honoré dont les personnages ne respirent et ne respireront jamais vraiment malgré tout son talent.

La dernière nuit qu’Honoré et lui passèrent à Philadelphie, Calvin se laissa aller, allongé sur son lit, à imaginer la mort d’Alvin. Une mort lente et atroce, après une maladie sordide comme le tétanos. Je pourrais faire ça, songea Calvin.

Puis il se dit : Non, je ne pourrais pas. Et il s’endormit.


Ainsi s’achève Le compagnon, quatrième livre des Chroniques d’Alvin le faiseur

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