S’il n’y avait eu que lui, Alvin ne serait sans doute pas retourné à Hatrack River. C’était bien sûr le village où il était né, mais comme sa famille l’avait quitté avant même qu’il sache s’asseoir tout seul, il n’avait pas gardé de souvenirs de cette époque-là. Il savait que les premiers colons étaient Horace Guester, Conciliant Smith et le vieux Vanderwoort, le commerçant hollandais, alors la forge et le bazar devaient déjà exister à sa naissance. Mais il n’arrivait pas à retrouver des images d’un si petit hameau dans sa mémoire.
Le Hatrack River qu’il connaissait, c’était celui de son apprentissage, doté d’une place, d’une église et de son pasteur, du docteur Whitley Physicker pour soigner les malades, d’une poste et même d’une population relativement importante dont les cotisations avaient permis d’engager une maîtresse d’école pour les nombreux enfants. Autant dire que c’était déjà une vraie bourgade ; seulement, qu’est-ce que ça avait changé pour Alvin ? Il était resté coincé là depuis ses onze ans, lié à un maître cupide qui tirait le maximum de travail de « son » apprenti et lui donnait le minimum de leçons, le plus tard possible. Il n’avait guère d’argent, pas plus qu’il n’avait le temps de s’offrir de l’agrément quand il avait de l’argent, ni d’agrément à s’offrir quand il avait du temps.
Pourtant, malgré un apprentissage pénible, il aurait pu repenser avec tendresse à Hatrack River. Il y avait eu Gertie, la mégère que Conciliant avait pour femme, par ailleurs bonne cuisinière et parfois bien disposée à l’égard de l’apprenti. Il y avait eu l’Horace et la Peg Guester qui se souvenaient de sa naissance et lui ouvraient les bras chaque fois qu’il avait l’occasion de passer les voir ou de les aider par de menus ouvrages. Et à mesure qu’Alvin acquérait la réputation de concevoir des charmes parfaits et de mieux travailler le fer que son maître, des tas d’autres habitants du village s’en venaient lui rendre visite, lui demandaient un service par-ci, un autre par-là, et tous feignaient plus ou moins d’ignorer qu’Alvin était le vrai maître de la forgerie. Ils ne voulaient pas mettre le Conciliant en rogne : du coup il s’en serait pris au gamin, pas vrai ? Mais le petit Alvin, il était joliment adroit de ses mains.
Alvin aurait donc pu garder de bons souvenirs du village, on arrive toujours à plonger dans son passé pour en remonter des moments nostalgiques, même si à l’époque il s’agissait de moments de solitude, pénibles ou franchement impossibles à vivre.
Mais pour lui, tous ces souvenirs d’enfance et de jeunesse étaient gâchés par la fin de l’histoire. Au meilleur moment, celui où il tombait amoureux de mademoiselle Larner alors qu’il essayait de s’instruire correctement dans les livres, les pisteurs d’esclaves marrons s’en étaient venus reprendre le petit Arthur Stuart et la suite avait mal tourné. Ils avaient même obligé Alvin à forger les menottes que le gamin porterait pour retourner en esclavage. Puis Alvin et Horace Guester s’en étaient allés au péril de leur vie récupérer le petit sang-mêlé, Alvin l’avait changé dans sa chair, il l’avait dépouillé de son ancienne constitution au fil de l’Hio afin que les pisteurs ne puissent jamais le reconnaître par les bouts de cheveux et de peau contenus dans leur capsule. Là encore, les choses se présentaient bien, il aurait pu garder le souvenir agréable d’un moment pénible à l’issue heureuse.
Puis la dernière nuit, dans la forge, Alvin avait déclaré son amour à mademoiselle Larner et lui avait demandé de l’épouser ; elle aurait peut-être accepté, son regard disait oui, croyait-il. Mais au même instant la Peg Guester avait tué un pisteur avant de se faire tuer à son tour par son collègue. Alors seulement, Alvin avait découvert que mademoiselle Larner était en réalité la petite Peggy, la fille de Peg et d’Horace qu’ils avaient perdue de vue depuis longtemps, la torche qui lui avait sauvé la vie quand il était bébé. C’est ce qui s’appelle en apprendre une bien bonne sur la femme qu’on aime, à l’instant précis où on la perd pour toujours.
Mais sur le moment il n’avait pas vraiment pensé perdre mademoiselle Larner. Il ne pensait qu’à la Peg – la Peg bourrue, railleuse, affectueuse – abattue par un pisteur d’esclaves : il se fichait qu’elle en ait tué un d’abord, ils se trouvaient chez elle sans permission, dans une propriété privée, et même si la loi leur donnait le droit d’entrer, c’était une loi mauvaise, c’était mal d’en vivre, et n’importe comment rien de tout ça ne comptait à cette minute parce que Alvin bouillait d’une telle colère qu’il ne raisonnait plus correctement. Il était tombé sur le meurtrier de la Peg, lui avait brisé le cou d’une seule main puis cogné la tête par terre jusqu’à ce que le crâne sous la peau soit tout en morceaux comme un pot dans un sac de grain.
Une fois sa fureur retombée, une fois sa rage aveugle passée, une fois sa justice personnelle assouvie par la mort du tueur de la Peg, tout ce qui lui restait, c’était le cadavre désarticulé dans ses bras, le sang sur son tablier, le souvenir du meurtre. Personne dans Hatrack River ne le traiterait jamais d’assassin pour ce qu’il avait commis cette nuit-là, mais quelle importance ? En son for intérieur il savait qu’il avait défait son œuvre de Faiseur. L’espace d’un moment il avait été l’instrument du Défaiseur.
Cet épisode horrible expliquait pourquoi aucun des autres souvenirs ne serait jamais agréable dans le cœur d’Alvin. Et pourquoi il ne serait sans doute jamais revenu à Hatrack River s’il n’y avait eu que lui.
Mais il n’était pas tout seul, pas vrai ? Il y avait Arthur Stuart qui l’accompagnait, et pour le gamin le village ne représentait rien d’autre qu’une enfance dorée. Quand il s’asseyait et regardait travailler Alvin dans la forgerie, qu’il actionnait même des fois le soufflet. Quand il écoutait le chant de l’oiseau rouge et en comprenait les mots. Quand il entendait tous les racontars du village et les répétait avec les mêmes voix pour faire rire et applaudir les adultes. Quand il était le champion d’orthographe local même si on lui refusait curieusement l’entrée de l’école proprement dite. Et oui, pour sûr, la femme qu’il appelait sa mère s’était fait assassiner, mais Arthur n’avait pas vu le crime de ses yeux, et puis de toute façon il fallait qu’il y retourne, non ? La Peg, sa mère adoptive qui avait tué un homme pour le sauver avant de mourir elle-même, elle était enterrée sur une colline derrière la route. Et dans une autre tombe de la même colline gisait la mère naturelle d’Arthur, une petite esclave noire qui s’était servie de ses pouvoirs secrets africains pour se faire pousser des ailes et voler avec le bébé dans les bras, voler vers le nord, là où son enfant serait à l’abri, mais qui était morte épuisée par le voyage. Comment Arthur Stuart pourrait-il ne pas retourner dans ce village ?
N’allez pas croire que le petit métis avait demandé au forgeron de l’y reconduire. Ce n’était pas son genre. Il accompagnait Alvin, sans lui dire de quel côté se diriger. Seulement, quand ils discutaient, le gamin n’arrêtait pas d’évoquer tel ou tel souvenir de Hatrack River, aussi Alvin en tira-t-il tout seul la conclusion. Il se dit que ça ferait plaisir à Arthur de retourner au village, et jamais il ne lui vint à l’esprit que sa tristesse à lui pourrait l’emporter sur le bonheur de son jeune compagnon. Sans plus tarder il quitta l’Irrakwa, où ils se trouvaient cette semaine-là de la fin août 1820. Sans plus tarder il quitta ce pays de chemins de fer et d’usines, de charbon et d’acier, de péniches, voitures et cavaliers qui circulaient en tous sens pour des raisons urgentes. Il quitta ce pays bourdonnant d’activité pour s’enfoncer dans le calme des forêts, traverser le murmure des cours d’eau, descendre des pistes de cerfs et suivre des routes creusées d’ornières jusqu’à ce que le paysage prenne un air familier et qu’Arthur déclare : « J’ai déjà v’nu icitte. J’connais ce coin-là. » Puis, étonné : « Tu m’as ram’né chez moi, Alvin. »
Ils arrivaient du nord-est, du côté de l’embranchement de la voie ferrée prévue pour passer près de Hatrack River, enjamber l’Hio et entrer en Appalachie. Ils franchirent le pont couvert que le père et les frères d’Alvin avaient construit, tel un monument à la gloire de leur frère aîné Vigor qu’un arbre charrié par le courant en crue pendant un orage avait écrasé au moment où il traversait la rivière. Ils pénétrèrent dans le village par la même route qu’avait empruntée sa famille. Et, tout comme les parents d’Alvin, ils passèrent devant la forge et entendirent le tintement du marteau sur le fer et l’enclume.
« C’est pas la forgerie, ça ? demanda Arthur. On va passer voir Conciliant et Gertie ?
— J’crois pas, fit Alvin. D’abord, Gertie, elle est morte.
— Oh, c’est vrai. S’est pété une veine en criant après Conciliant, c’est ça ?
— Comment tu connais c’t’affaire ? Y a pas des masses d’on-dit qui t’échappent, hein, mon gars ?
— J’y peux rien, moi, si l’monde cacasse quand j’suis là », répondit Arthur Stuart. Puis il revint à sa première idée. « M’est avis que ça s’rait pas bien, n’importe comment, d’rendre une visite à Conciliant avant d’aller voir poupa. »
Alvin ne lui dit pas que Horace Guester détestait qu’Arthur l’appelle poupa. Les gens s’imaginaient des choses, par exemple que c’était peut-être Horace la moitié blanche de ce petit sang-mêlé, ce qui n’était pas vrai mais ça n’empêchait pas les gens de causer.
Quand Arthur serait plus grand. Alvin lui expliquerait qu’il ne fallait plus appeler Horace « poupa ». Mais, pour l’instant, Horace était un homme, et un homme ne devait pas s’offusquer des paroles innocentes d’un enfant bien intentionné.
L’auberge était deux fois plus grande qu’avant. Horace avait construit une autre aile qui doublait la façade, le long de laquelle se prolongeait la galerie. Mais ce n’était pas la seule différence : toute la bâtisse était à présent recouverte de bardeaux, chaulée et jolie comme tout sur le fond vert sombre de la forêt qui s’approchait toujours autant qu’elle l’osait de la maison.
« Eh ben, l’Horace, l’a drôlement enjolivé tout ça, fit Alvin.
— Elle a d’v’nu toute différente, asteure, dit Arthur Stuart.
— Elle est dev’nue, le reprit Alvin.
— Si toi, tu peux dire “l’a drôlement enjolivé”, moi, j’peux dire “a dev’nu”. M’zelle Larner, alle est pas là, alle peut pas rien nous corriger.
— T’aurais dû dire “elle peut rien nous corriger” », fit Alvin. Ils éclatèrent tous les deux de rire en montant sur la galerie.
La porte s’ouvrit, une femme entre deux âges plutôt corpulente la franchit et manqua leur rentrer dedans. Elle portait un panier sous un bras et un parapluie sous l’autre, quand bien même aucune averse n’était à prévoir.
« Excusez-moi », dit Alvin. Il s’aperçut qu’elle était enveloppée de charmes et de sortilèges. Quelques années plus tôt, il s’y serait laissé prendre comme tout le monde (il aurait tout de même repéré où se trouvaient les charmes et comment fonctionnaient les sortilèges). Mais il avait appris à voir au-delà des sortilèges d’illusion, ce qu’étaient précisément ceux-là. Voir la vérité lui venait maintenant si naturellement qu’il lui fallait faire un effort pour distinguer l’illusion. Il fit cet effort et fut vaguement déçu de découvrir une espèce de caricature de la beauté féminine. N’aurait-elle pas pu faire preuve d’une plus grande imagination, se donner un air plus intéressant ? Il estima tout de suite que la véritable femme entre deux âges, à la taille un peu épaisse et aux cheveux grisonnants, était la plus attirante des deux images. Et à coup sûr la plus intéressante.
Elle s’aperçut qu’il la fixait des yeux, mais se dit certainement que sa beauté lui imposait le respect. Elle devait avoir l’habitude que les hommes la couvent du regard – ça paraissait l’amuser. Elle le fixa à son tour, mais sans chercher la beauté en lui, sûrement pas.
« Vous êtes né ici, dit-elle, mais je ne vous ai encore jamais vu. » Puis elle considéra Arthur Stuart. « Et toi, tu es né loin dans le Sud. »
Arthur fit oui de la tête, rendu muet par la timidité et la force irrésistible de cette affirmation. Elle parlait comme si ses mots non seulement exprimaient la vérité, mais remplaçaient et annulaient toute autre vérité antérieure.
« L’est né en Appalachie, m’dame…» Alvin attendit en vain sa réponse. Il comprit alors qu’il était censé la prendre, au vu de sa jeune et belle fausse image, pour une demoiselle et non pour une dame.
« Vous allez à Carthage City, dit la femme avec une certaine froideur en se tournant à nouveau vers Alvin.
— J’crois pas, fit Alvin. Y a rien pour moi là-bas.
— Pas encore, pas encore, dit-elle. Mais je vous reconnais à présent. Vous devez être Alvin, l’apprenti dont le Conciliant n’arrête pas de parler.
— J’suis compagnon, m’dame. Si Conciliant oublie de l’dire, je m’demande si y a des masses de vrai dans c’qu’il raconte. »
Elle sourit, mais ses yeux ne souriaient pas. Ils calculaient. « Aha. Je crois qu’il y a les éléments d’une bonne histoire dans tout ça. Suffit d’agiter un peu. »
Alvin regretta aussitôt de lui en avoir autant dit. D’ailleurs pourquoi lui avait-il parlé aussi franchement et hardiment ? Il n’était pas du genre à papoter avec des étrangers, surtout quand il traitait plus ou moins un tiers de menteur. Il ne voulait pas d’ennuis avec Conciliant, mais désormais ça s’annonçait plutôt mal. « J’aimerais connaître qui vous êtes, m’dame. »
Ce ne fut pas sa voix à elle qui répondit. Horace Guester s’encadrait à présent à la porte. « C’est la receveuse des postes d’Hatrack River, par rapport que l’beau-frère à son onc’ est membre du Congrès pour une circonscription du Suskwahenny et qu’il a l’bras long auprès du Président. On espère tous trouver un candidat pour l’élection d’cet automne qui nous promettra de la j’ter dehors, et on votera pour lui à la présidence. Sinon, faudra qu’on s’dépêche de la pendre un d’ces jours. »
Un demi-sourire passa sur le visage de la receveuse des postes. « Quand on pense que le talent d’Horace Guester, c’est de faire bon accueil aux gens pour qu’ils se sentent à l’aise !
— Sur quelle accusation on la pendrait ? demanda Alvin.
— Bagueulages nuisibles, répondit Horace Guester. On-dit avec préméditation. Ragots malfaisants. Médisances avec intentions meurtrières, ’videmment, j’dis ça sans vouloir offenser personne.
— Je ne fais rien de tel, se défendit la receveuse. Et mon nom, puisque Horace n’a pas encore daigné le prononcer, c’est Vialatte Franker. Ma grand-mère n’était pas très bonne en orthographe, elle voulait appeler ma mère Violette mais elle a épelé le nom qu’elle prononçait déjà mal Vialatte, et quand ma mère a grandi, elle avait tellement honte de l’analphabétisme de ma grand-mère qu’elle a changé la prononciation pour que ça redevienne Violette. Moi, je n’ai pas honte de ma grand-mère, mais je continue quand même de prononcer mon nom Violette, comme la fleur délicate, celle qui rime avec “poète”.
— Dommage, fit Horace, Vialatte, ça rimait avec Pilate, comme le Ponce qui s’lavait les mains.
— Pour sûr, vous causez beaucoup, m’dame », dit Arthur Stuart. Il parlait en toute innocence, il commentait tout bonnement les faits tels qu’il les voyait, mais Horace partit d’un grand éclat de rire tandis que Vialatte rougissait puis, à la surprise d’Alvin, claquait de la langue et ouvrait la bouche en grand pour laisser tomber sa rangée de dents du haut sur celle du bas. Des fausses dents ! Et quelle vision affreuse ! Mais ni Horace ni Arthur ne parurent remarquer ce qu’elle venait de faire. Derrière son écran d’illusion, elle croyait apparemment pouvoir se permettre toutes sortes de vilaines mimiques méprisantes. Eh bien, Alvin n’allait pas la détromper. Pas encore.
« Excusez le p’tit, fit-il. Il a pas appris quand c’est l’bon moment de dire c’qu’on pense.
— Il a raison, remarqua la femme. Pourquoi ne pas le dire ? » Mais elle laissa une fois encore tomber ses fausses dents devant le gamin. « Je ne peux pas m’empêcher de raconter des histoires, poursuivit-elle. Même quand je sais que mes auditeurs se moquent de les entendre. C’est mon plus grand vice. Mais il y en a de pires – et je remercie le Seigneur de m’avoir épargné ceux-là.
— Oh, moi aussi, j’aime ça, les histoires, fit Arthur Stuart. J’peux-t-y v’nir vous écouter en raconter d’autres ?
— Quand tu veux, mon garçon. Tu as un nom ?
— Arthur Stuart. »
Ce fut au tour de Vialatte d’éclater de rire. « Il y a un rapport avec le très estimé roi, là-bas dans le Sud, à Camelot ?
— On m’a nommé d’après lui, répondit Arthur. Mais j’crois pas qu’on soye d’la même parenté. »
Horace reprit la parole. « Vialatte, vous avez trouvé un converti dans ce pauvre drôle qu’a pas d’malice et ’core moins d’bon sens, mais ça s’rait joliment aimable d’vous écarter de c’te porte et d’me laisser accueillir cet homme-là qu’est né chez moi et ce p’tit qui y a grandi.
— Visiblement, il reste des chapitres de cette histoire que je n’ai pas encore entendus, dit Vialatte, mais ne vous dérangez pas pour moi – je suis sûre d’obtenir une version beaucoup plus complète ailleurs que chez vous. Bien le bonjour, Horace ! Bien le bonjour, Alvin ! Bien le bonjour, mon petit roitelet ! Passe donc me voir, mais ne m’apporte pas de son cidre, à Horace, il l’aura sûrement empoisonné s’il sait que c’est pour moi ! » Là-dessus elle quitta la galerie d’un air important et gagna la route en terre battue. Alvin vit l’illusion luire et frémir à mesure qu’elle s’éloignait. Les sortilèges n’étaient pas aussi parfaits vus de dos. Il se demanda s’il arrivait à d’autres de la percer à jour quand elle s’en allait.
Horace la suivit d’un regard noir alors qu’elle remontait la route. « On fait semblant d’faire semblant de s’détester, mais on s’déteste vraiment. L’est mauvaise, cette femme-là, et c’est pas d’la blague. Elle a l’talent d’connaître d’où vient quèque chose ou quèqu’un et où ils vont aboutir, mais ça y sert à manigancer la pire espèce de ragots et j’suis prêt à jurer qu’elle lit l’courrier du monde.
— Oh, tout d’même… fit Alvin.
— C’est vrai que t’as pas vécu icitte depuis l’année passée, mon gars, tu peux pas connaître. Des tas d’changements depuis que t’es parti.
— Dites, laissez-moi entrer, m’sieur Guester, j’voudrais bien m’assire, p’t-être manger un brin du ragoût d’aujourd’hui et boire quèque chose – même du cidre empoisonné, ça m’tenterait bien. »
Horace se mit à rire et serra Alvin dans ses bras. « Tes donc parti d’puis tellement longtemps, t’en as oublié qu’mon nom, c’est Horace ? Entre, entre… Et toi d’même, mon p’tit Arthur Stuart. T’es toujours l’bienvenu icitte. »
Au grand soulagement d’Alvin, Arthur Stuart resta silencieux, ce qui lui évita tout naturellement de prononcer le mot “poupa”.
Ils le suivirent dans l’auberge et dès lors, jusqu’à ce qu’ils aillent s’allonger pour un petit somme dans la meilleure chambre, ils s’abandonnèrent aux bons soins d’Horace. Il les nourrit, leur donna de l’eau chaude pour qu’ils se lavent les mains, les pieds et la figure, prit leurs vêtements sales pour le blanchissage, leur remplit encore davantage l’estomac, puis les fourra personnellement au lit après y avoir mis des draps propres en leur présence. « Comme ça vous connaissez que j’ai gardé les bonnes habitudes de propreté d’ma chère Peg, même si j’suis jusse un vieux veuf qui vit tout seul ».
Mais l’évocation de sa défunte femme suffit à raviver les souvenirs. Les larmes montèrent aux yeux d’Arthur. Horace entreprit aussitôt de s’excuser, mais Alvin le calma d’un geste et d’un sourire. « Ça ira, dit-il. C’est de s’en revenir chez lui et d’pas la trouver icitte. Ça, c’est des bonnes larmes, elles font du bien. »
Arthur tendit la main pour tapoter celle d’Horace. « Ça ira, poupa », dit-il.
Alvin regarda le visage de l’aubergiste et fut soulagé de voir qu’au lieu de la gêne qu’aurait pu provoquer le nom de “poupa”, ses yeux exprimaient une espèce de joie triste. Peut-être pensait-il à la seule personne vraiment en droit de l’appeler ainsi, sa fille Peggy, qui était revenue au pays natal sous un déguisement puis était repartie trop tôt, et qui seule savait s’il la reverrait un jour. Ou peut-être pensait-il à celle qui avait appris à Arthur Stuart à l’appeler poupa, la chère épouse dont le corps reposait dans le terrain en haut de la colline derrière l’auberge, la femme toujours fidèle à un mari qui ne méritait pas sa bonté, un mari possédé par le mal (ce qu’il était le seul au monde à croire).
Horace ressortit bientôt de la chambre, ferma la porte, et Arthur Stuart s’endormit doucement à force de pleurer dans les bras d’Alvin. Allongé, Alvin espérait lui aussi s’assoupir un petit moment. C’était agréable de se retrouver chez soi, du moins ce qu’Alvin imaginait de plus approchant d’un chez-soi ces temps-ci où il se demandait même à quoi ça ressemblait exactement, un chez-soi. C’était à Carthage City qu’il allait finir, hein ? Pourquoi irait-il vivre là-bas ? Ou bien ne s’y rendrait-il que pour mourir ? Et puis, qu’est-ce qu’elle en savait, cette Vialatte Franker ? Éveillé sur son lit, il se posait des questions à son sujet, se demandait si elle était véritablement aussi mauvaise que le prétendait Horace. Alvin avait rencontré le mal à l’état pur durant sa vie, mais il persistait quand même à croire qu’il restait extrêmement rare, et ceux qui ignoraient tout de la vraie méchanceté employaient trop souvent le mot à tort et à travers.
Il s’empêcha de penser à la seule autre femme de sa connaissance à s’entourer de sortilèges. Plutôt que se rappeler mademoiselle Larner, en réalité la petite Peggy, il se laissa peu à peu sombrer dans le sommeil.
Intéressant, ce garçon, songeait Vialatte en s’éloignant de l’auberge. Rien à voir avec la petite fouine sournoise à laquelle je m’attendais après tout ce qu’en a dit Conciliant Smith. Remarquez, personne ne se fie assez aux petites fouines sournoises pour s’y laisser prendre – ce sont les hommes beaux et forts qui font croire aux gens qu’ils ont le cœur aussi franc que la figure. Alors peut-être que tous les propos de Conciliant sont véridiques. Peut-être qu’Alvin a bel et bien volé un précieux tas d’or qu’il a trouvé en creusant un puits. Peut-être qu’il a bel et bien rebouché le trou où se trouvait l’or et qu’il en a creusé un autre un peu plus loin en espérant que personne ne remarquerait rien. Peut-être qu’il lui a vraiment donné la forme d’un soc et qu’il a prétendu avoir changé du fer en or dans le but de s’enfuir avec le trésor de Conciliant. Qu’est-ce que ça me fait, à moi ? se dit Vialatte. Ça n’était pas mon or, et ça ne l’aurait jamais été, tant que Conciliant en était propriétaire. Mais si c’est un soc d’or qu’Alvin porte dans ce sac à son épaule, eh bien, ça pourrait en fin de compte devenir l’or de n’importe qui.
N’importe qui d’assez costaud pourrait se l’approprier par la force brute, par exemple. N’importe qui d’assez cruel pourrait tuer Alvin et en dépouiller son cadavre. N’importe qui d’assez rusé pourrait le subtiliser dans sa chambre pendant son sommeil. N’importe qui d’assez riche pourrait engager des avocats pour le faire condamner devant un tribunal et le lui reprendre légalement. Les moyens ne manquent pas pour récupérer ce soc si on en a vraiment envie.
Mais Vialatte n’exercerait jamais de contrainte. Elle n’en voudrait même pas, du soc d’or, s’il existait, à moins qu’Alvin ne le lui donne de son plein gré. Comme cadeau. Un cadeau d’amour, peut-être. Ou… disons qu’elle l’accepterait comme cadeau d’un repenti, au besoin. Il lui faisait l’effet d’un homme d’honneur, mais cette façon qu’il avait de la fixer… Bah, elle connaissait ce regard-là. L’homme avait le béguin. Il serait à elle quand elle voudrait.
Joue bien ton rôle, Vialatte, songea-t-elle. Plante le décor. Arrange-toi pour que ce soit lui qui te coure après. Pour que personne n’aille raconter que tu as jeté ton dévolu sur lui.
Sa meilleure amie l’attendait dans l’appentis qui servait de cuisine à l’arrière de la poste lorsqu’elle y pénétra. « Alors, vous en pensez quoi, de cet Alvin ? demanda-t-elle avant que Vialatte ait même le temps de la saluer.
— Je vous fais confiance pour apprendre les nouvelles avant que je vous les donne. » Vialatte entreprit d’alimenter le joli fourneau de cuisine en fonte doté d’un four à pain que lui enviaient toutes les femmes de Hatrack River.
« Cinq personnes vous ont vue lui dire bonjour sur la galerie de l’auberge, Vialatte, et je savais déjà ça avant que vous soyez revenue sur la route, j’en suis sûre.
— Alors ce sont des gens qui n’ont rien à faire, moi, je dirais, et ce sont les instruments du diable.
— Sûrement que vous le sauriez… Je gage que le diable vous remet une liste à jour chaque fois qu’il trouve une nouvelle recrue.
— Évidemment. Tout le monde le sait, tiens, que le diable reste ici même dans mon joli fourneau. » Vialatte gloussa de joie.
« Alors… s’impatienta sa meilleure amie. Qu’est-ce que vous pensez de lui ?
— Je ne le trouve pas si bien que ça, répondit Vialatte. Des bras de travailleur manuel, évidemment, et hâlé comme n’importe quel gars de basse condition. Il parle mal, comme un paysan. Je me demande s’il sait même lire.
— Oh, ça, il sait lire. La maîtresse d’école lui a appris du temps où il restait ici.
— Ah oui, la légendaire demoiselle Larner, tellement bonne institutrice que son meilleur élève a gagné un concours d’orthographe, à la suite de quoi les pisteurs d’esclaves ont eu vent d’un petit métis et ils ont fini par tuer la femme d’Horace Guester, la propre mère de la demoiselle Larner. Une fille vraiment contre nature.
— Vous avez une façon de raconter cette histoire qui la rend drôlement moche.
— Il existe une version plus jolie ?
— Une belle histoire d’amour. Une maîtresse d’école essaye de transformer la vie d’un petit sang-mêlé et d’un ami mal dégrossi, un apprenti forgeron. Elle tombe amoureuse du jeune forgeron et fait du petit mulâtre un champion d’orthographe. Puis les forces du mal s’en aperçoivent…
— Ou Dieu décide de leur rabaisser le caquet !
— Moi, je crois que vous êtes jalouse d’elle. Vialatte. Oui, je le crois.
— Jalouse ?
— Parce qu’elle a gagné le cœur d’Alvin : peut-être même qu’elle l’a toujours.
— Pour ce que j’en sais, son cœur bat encore dans sa poitrine à lui.
— Et l’or, il brille toujours dans son sac de toile ?
— Quand il s’agit de la demoiselle Larner, vous trouvez tout bien, mais à moi, il faut sans arrêt que vous me prêtiez les pires intentions. »
Le fourneau chauffait joliment à présent, et Vialatte posa dessus une théière à bouillir puis elle se mit à ébouter des haricots avant de les lâcher dans une casserole d’eau.
« Parce que je vous connais bien, Vialatte.
— Vous croyez me connaître, mais je suis pleine de surprises.
— Ne laissez pas tomber vos dents devant moi, espèce de sale bête.
— Elles sont tombées toutes seules, dit Vialatte. Je ne le fais jamais exprès.
— Quelle menteuse.
— Mais une belle menteuse, vous ne croyez pas ? » Elle gratifia son amie de son sourire le plus étincelant.
« Je ne comprends pas ce que les hommes trouvent aux femmes, de toute façon, répondit l’amie. Sortilèges ou pas, tant qu’une femme porte ses vêtements, un homme ne voit pas ce qui l’intéresse.
— Je ne peux pas parler pour tous les hommes, fit Vialatte. Je crois que certains m’aiment pour mon caractère.
— Un caractère en or, sûrement – s’il se ternit un peu, ce n’est pas grave, un soupçon de produit à reluire et vous effacez tout ça.
— Et certains m’aiment pour mon esprit et pour mon charme.
— Oui, j’en suis sûre – s’ils sont restés quarante ans dans une grotte sans voir une seule femme civilisée pendant tout ce temps-là.
— Moquez-vous tant que vous voulez, je sais que vous êtes jalouse parce que Alvin Smith est déjà amoureux de moi, le pauvre malheureux, alors qu’il ne vous jettera jamais un regard, pas un seul. Et ça, ça vous fait mal au cœur, ma chère. »
Sa meilleure amie restait assise, la mine grincheuse. Vialatte avait frappé juste cette fois-ci. La théière se mit à chanter. Comme toujours, Vialatte disposa deux tasses. Mais, comme toujours, son amie flaira le thé sans le boire. Bah, et alors ? Vialatte ne manquait jamais aux règles de la politesse, et c’était ça l’important.
« Conciliant va lui faire un procès.
— Ha, fit Vialatte. Vous savez déjà ça, aussi ?
— Oh, non. Je ne sais pas si Conciliant Smith est seulement au courant que son ancien apprenti est revenu au village – mais vous pouvez être sûre que si moi, j’ai appris la nouvelle aussi vite, à lui, on a dû la rapporter en deux fois moins de temps ! Tout ce que je sais, c’est que Conciliant n’a pas arrêté de clamer qu’Alvin l’avait volé, alors s’il ne le fait pas arrêter, tout le monde comprendra que c’étaient des paroles en l’air. Du coup, il est forcé de le traîner devant la justice, vous voyez ? »
Vialatte eut un petit sourire satisfait.
« Vous pensez déjà à ce que vous allez lui apporter en prison ? demanda son amie.
— À quelque chose comme ça », répondit Vialatte.
Alvin se réveilla de sa sieste pour s’apercevoir qu’Arthur Stuart était parti et que la chambre baignait dans la pénombre. Le voyage avait dû le fatiguer davantage qu’il n’avait cru pour qu’il ait ainsi dormi tout l’après-midi.
On frappa à la porte. « Ouvre donc, Alvin, fit Horace. Le shérif, il fait qu’son ouvrage, il m’a dit, mais y a pas d’autre moyen. »
C’était sûrement un autre coup au battant qui l’avait réveillé. Alvin balança les jambes hors du lit et fit l’unique pas qui le séparait de la porte. « L’était pas barrée, dit-il en l’ouvrant. Y avait qu’à pousser. »
Le shérif Po Doggly prit un air franchement penaud. « Oh, c’est jusse Conciliant Smith, Alvin. Tout l’monde connaît qu’il dit n’importe quoi, mais il est allé quérir un mandat contre toi, il t’accuse d’y avoir volé son trésor.
— Son trésor ? s’étonna Alvin. J’ai jamais entendu causer de trésor.
— Il clame que t’as déterré l’or quand t’as creusé un puits pour lui, pis que t’as déplacé l’puits pour que personne connaisse…
— J’ai déplacé l’puits par rapport que j’étais tombé sus d’la roche dure. Si j’avais trouvé d’l’or, pourquoi donc j’aurais dû déplacer l’puits ? Ç’a pas d’sens.
— C’est ça qu’tu diras au tribunal, et les jurés te croiront tout d’suite, fit le shérif Doggly. Tout l’monde connaît que Conciliant raconte n’importe quoi. »
Alvin soupira. Il avait entendu courir ici et là les rumeurs sur le soc d’or, volé à un forgeron dont il avait été l’apprenti, mais il n’avait jamais cru que Conciliant aurait le toupet de porter l’affaire devant les tribunaux où l’on démontrerait forcément ses mensonges. « J’vous donne ma parole de pas quitter l’village jusqu’à tant qu’cette affaire soye réglée, dit Alvin. Mais faut que j’m’occupe d’Arthur Stuart, et ça sera vraiment pas commode si vous m’enfermez.
— Bon, ben, alors ça va, fit Doggly. Le mandat dit que t’as l’choix. Ou bien tu m’remets l’soc que j’garde jusqu’au procès, ou bien tu vas en prison avec lui.
— Alors, le soc, c’est la seule caution que j’peux payer, c’est ça ? demanda Alvin.
— M’est avis que ça r’vient à ça.
— Horace, on dirait qu’il va vous falloir encore vous occuper du p’tit, dit Alvin à l’aubergiste. J’l’ai pas ramené icitte pour ça, mais vous l’voyez, j’ai pas des masses de choix.
— Ben, tu pourrais laisser l’soc à la garde de Po, dit Horace. Mais c’est pas du tracas pour moi de m’occuper du p’tit.
— Sans vouloir vous vexer, shérif, vous garderiez pas l’soc avec vous une seule nuit, dit Alvin avec un sourire triste.
— M’est avis que j’pourrais, répliqua Po, l’air un brin offensé. J’veux dire, si j’t’enclée, tu t’figures tout d’même pas que j’vais l’laisser garder l’soc avec toi dans la cellule, hein ?
— Moi, m’est avis qu’si, fit Alvin d’une voix douce.
— Moi, m’est avis qu’non.
— M’est avis qu’vous croyez pouvoir le garder. Mais c’que vous connaissez pas, c’est comment garder l’monde à l’abri du soc.
— Alors t’avoues que tu l’as.
— C’était mon ouvrage de réception pour passer compagnon, dit Alvin. Y a des témoins. Toute cette accusation, c’est des inventions, vous et tout l’monde, vous connaissez, ça. Mais de quoi on m’accusera si j’vous donne le soc, que quèqu’un ouvre le sac et d’vient aveugle ? On m’accusera d’quoi, alors ?
— Aveugle ? s’étonna Po Doggly en lançant un regard à Horace, l’air de demander à son vieil ami l’aubergiste si on se fichait de lui ou non.
— Vous croyez pouvoir dire à vos gars de pas r’garder dans l’sac et qu’ça suffira ? reprit Alvin. Vous croyez qu’ils vont pas essayer d’y j’ter un coup d’œil ?
— Aveugle, hein ? » fit Po.
Alvin prit le sac là où il était posé, sur le lit à côté de lui. « Et qui donc va porter l’soc, Po ? »
Le shérif Doggly avança les mains pour le saisir, mais à peine les avait-il refermées autour de la toile qu’il sentit le métal dur à l’intérieur remuer et gigoter pour lui échapper. « Arrête de faire ça, Alvin ! demanda-t-il.
— J’tiens jusse le haut du sac, dit Alvin. Sus quelle étagère vous allez garder ça ?
— Oh, la ferme, mon gars. J’vais t’laisser l’garder dans la cellule. Mais si tu cognes sus la caboche de quèqu’un avec c’t’affaire et que tu t’échappes, j’te r’trouverai, et c’est pas d’une histoire imbécile de Conciliant Smith qu’on t’accusera, moi j’te l’garantis. »
Alvin secoua la tête et sourit.
Horace éclata d’un gros rire. « Po, si Al voulait s’échapper de ta prison, l’aurait pas b’soin de cogner sus des caboches.
— J’te préviens, c’est tout, Al, dit le shérif. Vas-y doucement avec moi. Y a en suspens un ordre d’extradition d’Appalachie pour un jugement, rapport à la mort d’un certain pisteux d’esclaves qu’a été tué. »
Les manières aimables d’Horace s’évanouirent soudain et, d’un mouvement vif, il plaqua si fort Po Doggly contre le montant de la porte qu’on aurait dit que le shérif n’arriverait plus jamais à se redresser. « Po, dit-il, t’es mon meilleur ami depuis des tas d’années. On a fait en pleine nuit des affaires qui nous auraient valu la mort en plein jour, et on a chacun confié sa vie à l’autre. Si jamais tu t’avises d’inculper ce garçon ou même si t’essayes seulement de l’extrader pour avoir tué l’pisteux qu’a crimé ma femme dans ma propre maison, je m’ferai ma propre justice sus toi de mes propres mains. »
Po Doggly plissa les paupières et regarda l’aubergiste dans les yeux. « C’est une menace, Horace ? Tu veux m’faire rompre mon serment d’shérif pour toi ?
— Comment ça, une menace ? répondit Horace. Tu connais que j’ai dit ça sans vouloir t’offenser.
— Viens-t’en à la prison, Alvin, fit Doggly. M’est avis qu’si les dames du village ont pas d’repas pour toi, Horace, là, t’apportera du ragoût d’l’auberge tous les soirs.
— J’garde le soc ? demanda Alvin.
— J’veux pas m’en approcher, d’cette affaire-là. Si c’est bien un soc. Si c’est bien de l’or. » Doggly lui fit signe de sortir de la chambre dans le couloir. Alvin s’exécuta. Le shérif le suivit dans l’étroit corridor jusqu’à la pièce commune où une vingtaine de personnes faisaient le pied de grue pour savoir ce qui avait amené le shérif. « Alvin, content de t’revoir », le saluèrent plusieurs d’entre elles. Tout le monde était plus ou moins gêné d’assister à son arrestation. « Tu parles d’un accueil, hein ? fit Ruthie Baker, la mine sombre. Moi, j’te l’dis, l’Conciliant Smith, il écorche l’anguille par la queue avec cette malice-là.
— Vous aurez qu’à m’apporter d’vos pâtisseries en prison, dit Alvin. J’en ai rêvé durant tout l’chemin en venant icitte.
— Tu peux gager qu’les femmes vont s’chicaner à longueur de journée pour connaître laquelle va te donner à manger, fit Ruth. J’aurais voulu qu’la pauvre Peg soye là pour t’accueillir. » Le souvenir la fit fondre en larmes brèves. « Oh, c’est-y bête de pleurer aussi facilement ! »
Alvin l’étreignit rapidement, puis regarda le shérif. « Elle va pas m’donner d’lime pour scier les barres d’la prison, dit-il. Alors, est-ce que j’peux…
— Oh, tais-toi, Alvin, lança le shérif Doggly. Pourquoi donc tu t’en es rev’nu chez nous autres ? »
À cet instant la porte s’ouvrit à la volée et Conciliant Smith en personne fit irruption à grands pas.
« Le v’là ! On a enfin arrêté l’voleur ! Shérif, forcez-le à m’redonner mon soc ! »
Po Doggly le regarda droit dans les yeux. Le forgeron était costaud, il avait des bras puissants et des jambes comme des troncs d’arbres, mais lorsque le shérif lui fit face il se flétrit comme une fleur. « Conciliant, tu t’écartes tout d’suite de mon ch’min !
— J’veux mon soc ! insista le forgeron, mais il repassa la porte à reculons.
— C’est pas ton soc jusqu’à tant que l’tribunal te l’dise, s’il te l’dit un jour », répliqua le shérif.
Horace Guester fit chorus. « C’est pas ton soc, sauf si tu prouves que tu connais comment en fabriquer un autre de même. »
Mais Alvin, lui, ne dit rien à Conciliant. Il se contenta de sortir de l’auberge, en s’arrêtant dans l’encadrement de la porte pour lancer à Horace : « Vous laisserez Arthur v’nir me voir autant qu’il veut, vous m’entendez ?
— Il va sitôt vouloir dormir dans la cellule avec toi, Alvin, tu connais ça ! »
Alvin se mit à rire. « J’gage qu’il arriverait à passer entre les barres, tellement il est maigréchine.
— C’est moi qui les ai forgées, ces barres ! s’écria Conciliant. Et elles sont trop à collé les unes des autres pour qu’on passe entre ! »
Ruth Baker cria en retour, presque aussi fort : « Ben, si c’est toi qui les as forgées, ces barres, le p’tit Arthur arrivera sûrement à les écarter tout seul !
— Allons, vous autres, dit le shérif Doggly. J’fais jusse une petite arrestation, alors vous approchez pas et laissez-moi emmener l’prisonnier. Et toi, Conciliant, trois mots d’plusse et j’t’arrête aussite pour entrave à la justice et trouble de l’ordre public.
— M’arrêter ? s’écria Conciliant.
— Pus qu’un mot, asteure. Allez, vas-y, dis-le. N’importe lequel. Donne-moi la chance de t’encler, Conciliant. Tu connais qu’j’en meurs d’envie. »
Conciliant le savait. Il serra les lèvres et fit quelques pas hors de la galerie de l’auberge. Il se retourna alors pour voir ce qui se passait et ne put retenir un sourire au spectacle d’Alvin qu’on emmenait dans la rue en direction du palais de justice et de la prison par-derrière.