Peggy Larner surveillait de près les deux flammes de vie éclatantes : Alvin qui vagabondait en Amérique, Calvin qui se rendait en Angleterre et se préparait pour son entrevue avec Napoléon. Elle voyait peu de changements dans les avenirs des deux hommes, leurs plans ne se modifiaient pas d’un iota.
En fait de plan, Alvin n’en avait pas, bien entendu. Arthur Stuart et lui marchèrent vers l’ouest depuis le lac Mizogan, passèrent la ville en pleine expansion de Chicago et continuèrent jusqu’à ce que les brouillards épais du Mizzipy les obligent à rebrousser chemin. Alvin avait nourri le vague espoir que lui, au moins, aurait le droit de passer le fleuve et de poursuivre au-delà, mais si on devait le lui permettre, ce n’était pas encore pour aujourd’hui. Aussi remontât-il vers le nord jusqu’au lac Hautes-Eaux et embarqua-t-il sur un des nouveaux bateaux à vapeur qui transportaient du minerai de fer en Irrakwa où il serait chargé dans des trains et convoyé jusqu’aux pays miniers de Suskwahenny et de Pennsylvanie afin d’alimenter les nouvelles aciéries. « C’est ça, être Faiseux ? demanda Arthur Stuart lorsque Alvin lui expliqua le processus. Changer l’fer en acier ?
— Y a d’ça, répondit Alvin, quand l’feu fait violence à la terre. Mais ça coûte cher, et l’fer souffre quand on l’transforme de même. J’ai vu l’acier qu’ils fabriquent. Il est dans les rails. Dans les locomotives. Le métal crie tout l’temps, un bruit tout léger, très aigu, mais moi, j’l’entends.
— Ça veut dire que c’est mal d’user de l’acier ?
— Non. Mais faudrait en user seulement quand ça vaut la peine de l’faire souffrir. P’t-être qu’un jour on trouvera une meilleure manière d’enf’orcir le fer. J’suis forgeron, moi. J’vais pas renier le feu d’la forge, rej’ter l’marteau et l’enclume. J’vais pas dire non pus qu’les fonderies de Dekane sont pires que ma p’tite forge. J’suis allé dans l’dedans d’la flamme. J’connais que l’fer peut y vivre lui aussi et en sortir sans mal.
— C’est p’t-être pour ça qu’on est sus les routes, fit observer Arthur Stuart. Pour que t’ailles dans les fonderies et qu’tu les aides à fabriquer l’acier plusse gentiment.
— P’t-être », dit Alvin. Ils se rendirent donc en train à Dekane où Alvin se fit embaucher dans une fonderie et apprit à force d’observer et de travailler tout ce qu’il y avait à savoir sur la fabrication de l’acier, puis enfin il annonça : « J’ai trouvé une manière, mais y a b’soin d’un Faiseur pour ça, ou presque. » La question était là : si Alvin devait changer le monde, il lui fallait réaliser ce qu’il avait à demi raté à Vigor Church, à savoir former davantage de Faiseurs. Ils abandonnèrent la ville de l’acier et s’en allèrent vers l’est, et Peggy, qui suivait des yeux la flamme de vie d’Alvin, ne voyait aucun changement, aucun changement, aucun changement…
Puis un jour, brusquement, sans raison apparente dans la vie d’Alvin, mille nouvelles routes s’ouvrirent et sur chacune d’elles Peggy remarqua un homme qu’elle n’avait encore jamais vu. Un homme qui se faisait appeler En-Vérité Cooper, s’exprimait comme un Anglais cultivé et accompagnait Alvin pendant des années à chacun de ses pas. Sur ce chemin, le soc d’or héritait de poignées parfaites et se mettait à vivre sous des mains humaines. Sur ce chemin la Cité de Cristal se dressait vers le ciel, le brouillard du Mizzipy se levait sur quelques milles, le peuple rouge se tenait sur la rive occidentale et accueillait les Blancs venus sur des coracles et des radeaux pour commercer avec lui, lui parler et apprendre.
Mais d’où venait cet En-Vérité Cooper et pourquoi avait-il si soudainement surgi dans la vie d’Alvin ?
Bien plus tard le même jour, Peggy comprit que ce n’était pas Alvin le responsable de l’arrivée de cet homme auprès de lui, mais quelqu’un d’autre. Elle porta son attention vers la flamme de Calvin – tellement lointaine qu’elle dut regarder à travers le sol pour la trouver en Angleterre, de l’autre côté de la courbure de la terre – et elle vit que c’était lui le responsable du changement, et à cause d’un choix tout bête. Il s’accordait le temps de charmer un membre du Parlement qui l’invitait à prendre le thé, et quand bien même Calvin savait que cet homme ne lui apporterait rien, il lui prenait fantaisie de s’y rendre, à tout hasard. Cette décision ne modifiait ses avenirs que très légèrement. Peu de choses variaient, sauf une : sur presque chaque route, Calvin passait une heure à boire le thé assis auprès d’un jeune avocat du nom d’En-Vérité Cooper qui écoutait avidement tout ce qu’il racontait.
Était-il possible, alors, que Calvin participe malgré tout à l’entreprise d’Alvin ? Il allait en Angleterre le cœur gonflé du désir de détruire l’œuvre d’Alvin ; et cependant, pour une lubie, par hasard – s’il existait un phénomène comme le hasard –, il allait faire une rencontre qui conduirait sûrement En-Vérité Cooper vers l’Amérique. Vers Alvin Smith. Vers le soc d’or, la Cité de Cristal, la trouée dans le brouillard au-dessus du Mizzipy.
Lève-Toi Cooper était un honnête chrétien dur à la tâche. Il menait une existence aussi proche de la pureté que possible, compte tenu des limites de l’esprit humain. Il obéissait à tous les commandements qu’il connaissait ; il purgeait son âme de toutes les imperfections imaginables. Il tenait un journal détaillé quotidien, traquait les manifestations du Seigneur dans sa vie.
Par exemple, le jour de la naissance de son deuxième fils, il avait écrit : Aujourd’hui, Satan m’a inspiré la colère envers un client qui insistait pour mesurer les trois barils que je lui avais faits, convaincu que je l’avais volé sur la contenance. Mais l’Esprit de Dieu a insufflé le pardon dans mon cœur, car j’ai compris qu’on pouvait nourrir des soupçons à force d’avoir été dupé par des suppôts du diable. Je me suis ainsi aperçu que le Seigneur me faisait confiance pour apprendre à ce client que tous les hommes ne sont pas des escrocs, et j’ai essuyé ses insultes avec patience. De fait, ainsi que l’a enseigné Jésus, lorsque j’ai répondu à la vilenie par l’amabilité, c’est en ami et non en ennemi que l’étranger est sorti de ma tonnellerie, l’œil plus exercé à reconnaître l’œuvre de Dieu parmi les hommes. Oh, que Tu es grand, mon Seigneur bien-aimé, pour avoir fait de mon cœur coupable un outil au service de Tes desseins ici-bas ! À la tombée de la nuit est venu au monde mon second fils, que je prénomme En-Vérité, En-Vérité-Je-Vous-Le-Dis-Quiconque-N’Accueille-Pas-Le-Royaume-De-Dieu-En-Petit-Enfant-N’Y-Entrera-Pas.
Si certains avaient trouvé le nom un peu excessif, ils n’en avaient rien dit à Lève-Toi Cooper, dont le sien était aussi tiré de la Bible : Lève-Toi-Et-Marche. La mère de l’enfant n’avait rien dit non plus, son nom à elle était le verset le plus court des Écritures : Il-Pleura. Tous savaient qu’on n’appellerait presque jamais le bébé par son nom complet. On le connaîtrait sous celui d’En-Vérité et à mesure qu’il grandirait on se servirait plus souvent du diminutif Véry.
Son nom n’était pas le fardeau le plus lourd d’En-Vérité Cooper. Non, il y avait autre chose qui jeta très tôt une ombre beaucoup plus sinistre sur la vie de l’enfant.
La femme de Lève-Toi, Pleura, vint un jour trouver son mari alors qu’En-Vérité n’avait que deux ans. Elle était agitée. « Lève-Toi, j’ai vu le petit jouer avec des chutes de bois aujourd’hui, il construisait une tour. »
Lève-Toi réfléchit à toutes les œuvres du Malin qu’on pouvait réaliser à partir de chutes de bois d’une tonnellerie et n’en vit qu’une. « C’était une représentation de la tour de Babel ? »
Pleura eut l’air perplexe. « Peut-être bien que oui, peut-être bien que non. Comment je saurais, moi ? Le petit ne parle pas encore.
— Et alors ? » lança Lève-Toi, impatient à présent parce qu’elle n’avait pas compris. Non, non, il était impatient parce qu’il avait fait une erreur de jugement et se sentait maintenant un peu honteux. C’était un péché de vouloir la rendre responsable des mauvais sentiments qu’il ne devait qu’à lui-même. Au fond de lui, il pria Dieu de lui pardonner tandis qu’elle continuait de parler.
« Lève-Toi, il empilait les morceaux de bois, mais ils n’arrêtaient pas de tomber. En voyant ça, je me suis dit : Le Tout-Puissant apprend à notre petit que les œuvres de l’homme sont futiles, que seules les œuvres du Seigneur sont durables. Et puis sa figure a pris un petit air volontaire désagréable, alors il s’est mis à examiner chaque bout de bois avant de s’en servir et il l’a placé avec un grand soin. Il les a entassés, entassés, entassés jusqu’à ce que le dernier soit plus haut que lui, et ça tient toujours. »
Lève-Toi ne voyait pas bien où elle voulait en venir ni pourquoi elle s’inquiétait.
« Viens, mon époux, viens voir le travail de notre bébé. »
Lève-Toi la suivit dans la cuisine. Elle était vide, et pourtant c’était l’heure de la préparation du repas, la plus animée de la journée. Lève-Toi vit pourquoi tout le monde l’avait désertée : le tas de chutes de bois montait à une hauteur qui défiait la raison et les lois de l’équilibre. Les morceaux étaient placés dans tous les sens, en parfait équilibre malgré leur position curieuse ou précaire par rapport à leurs voisins du dessus et du dessous.
« Démolis ça tout de suite, dit Lève-Toi.
— Tu crois que je n’y ai pas pensé ? » fit Pleura. Elle balança le bras et culbuta la tour avec violence. L’édifice tomba, mais tout d’une pièce, et même par terre les morceaux restèrent soudés entre eux aussi sûrement que s’ils étaient collés.
« Il a dû jouer avec la colle », fit Lève-Toi, mais il savait en le disant qu’il n’en était rien.
Il s’agenouilla près de la tour renversée et voulut détacher un bloc du sommet. Il n’y arriva pas, même en faisant levier. Il saisit la structure et se l’abattit sur le genou. Elle lui fit un bleu mais ne se brisa pas. Finalement, il monta dessus, se tint debout au centre, souleva une extrémité de toutes ses forces et parvint à la casser, mais il lui fallut déployer autant d’efforts que pour briser une planche solide. Et lorsqu’il examina les bouts, il vit que la tour s’était rompue au milieu d’un morceau de bois et non à une jointure.
Il regarda sa femme et sut ce qu’il allait devoir lui dire. Que son fils avait manifestement été possédé par Satan, au point qu’il détenait désormais tous les pouvoirs d’une sorcellerie monstrueuse. Après quoi il n’y aurait d’autre solution que d’emmener le gamin devant le juge qui lui ferait passer les épreuves destinées à confondre les sorciers. Le gamin, trop petit et encore incapable de parler, ne pourrait ni avouer ni contester, il serait condamné au bûcher, à moins qu’il ne meure noyé durant le procès.
Lève-Toi n’avait jamais mis en doute le bien-fondé des lois qui préservaient l’Angleterre de la sorcellerie et des autres entreprises maléfiques de Satan. On n’exilait plus de sorcières en Amérique – cette ancienne méthode n’avait abouti qu’à fonder une nation possédée du démon. Les Écritures étaient claires là-dessus, et il n’y avait pas place pour la pitié : Tu ne laisseras pas vivre une sorcière.
Et pourtant Lève-Toi ne dit pas à son épouse les mots qui les auraient obligés à livrer leur enfant au juge pour le punir. Pour la première fois de sa vie, alors qu’il connaissait la vérité, Lève-Toi Cooper ne fit pas le nécessaire.
« Je suis d’avis qu’on brûle cette planche à la forme bizarre, dit-il. Et qu’on interdise au petit de jouer avec des morceaux de bois. Surveille-le de près et apprends-lui à vivre à chaque instant en accord parfait avec les préceptes de Dieu. Tant qu’il n’aura pas appris, ne laisse aucune autre femme s’occuper de lui en dehors de ta présence. »
Il regarda sa femme dans les yeux, et elle fit de même. D’abord les yeux de Pleura s’écarquillèrent de surprise en entendant ses paroles ; puis la surprise céda la place au soulagement, et enfin à la détermination. « Je vais le surveiller de si près que Satan n’aura aucune chance de lui souffler le moindre mot à l’oreille, dit-elle.
— Nous pouvons nous permettre d’engager un cuisinier pour diriger le travail des servantes à partir d’aujourd’hui, ajouta Lève-Toi. Le dressage de ce fils difficile est entre nos mains. Nous le sauverons du diable. Aucune autre tâche n’est plus importante. »
En-Vérité Cooper reçut donc une éducation à la fois stricte et intéressante. Il était battu plus souvent que les autres enfants de la famille, mais pour son bien, car Lève-Toi savait pertinemment que Satan avait ouvert une brèche dans le cœur du petit dès son plus jeune âge. Ainsi fallait-il éliminer énergiquement toute marque de rébellion, d’irrespect et de péché.
Si le petit En-Vérité se formalisait de la discipline particulière dont il faisait l’objet et à laquelle échappaient son frère aîné et ses sœurs cadettes, il n’en parlait pas – peut-être parce que les plaintes se soldaient toujours par une volée de coups de trique. Il apprit à vivre avec de tels châtiments corporels et finit même, au bout d’un moment, par en tirer une certaine fierté car les autres enfants le considéraient avec crainte et respect au vu de toutes les corrections qu’il essuyait sans verser une larme – et pour des fautes qui ne leur auraient valu, à eux, que les gros yeux de la part de leurs parents.
En-Vérité apprenait vite. La trique lui disait lesquels de ses actes ne relevaient que des bêtises ordinaires d’un gamin, et lesquels passaient pour des preuves que Satan œuvrait d’arrache-pied à la possession de son âme. Quand les petits voisins construisaient un fort avec de la neige, par exemple, s’il l’empilait avec aussi peu de soin et d’attention qu’eux, il n’y avait pas de punition. Mais s’il s’arrangeait pour que les blocs s’adaptent parfaitement, sans raccord, il recevait une correction qui lui laissait les fesses en sang. De même, en aidant son père à l’atelier, il apprit qu’il ne risquait rien s’il assemblait à la va-vite les douves d’un tonneau, comme le faisaient les ouvriers qui ne les serraient pas dans les cerceaux et comptaient sur le liquide que finirait par contenir la futaille pour gonfler le bois et rendre les joints étanches. Mais si jamais il choisissait sérieusement le bois, s’il se concentrait et ajustait parfaitement les douves afin que le tonneau soit aussi hermétique qu’une vessie de porc, alors son père le tabassait à coups de gabarit et le chassait de l’atelier.
À dix ans, En-Vérité ne se rendait plus ouvertement dans l’atelier de son père, lequel père se moquait apparemment de ne plus l’y voir. Pourtant il rageait au spectacle du travail qu’on y réalisait sans son aide, car il sentait l’inégalité, l’imprécision des joints entre les douves des barils, des barriques et des tonneaux. Ça lui portait sur les nerfs. Rien que d’y penser, il avait des démangeaisons entre les omoplates, et il finit par ne plus le supporter. Il prit l’habitude de se lever en pleine nuit, de pénétrer dans l’atelier et de remonter les plus mauvais tonneaux. Personne ne se doutait de ses agissements car il ne laissait pas de débris derrière lui. Il se bornait à ôter les cerceaux du tonneau, rectifier les douves et remettre les cerceaux en place, plus serrés qu’avant.
Ce qui eut pour première conséquence que Lève-Toi Cooper acquit la réputation de fabriquer les meilleurs tonneaux des comtés du Centre ; pour seconde qu’En-Vérité avait souvent l’air endormi et nonchalant durant la journée, ce qui lui valut davantage de corrections, quoique nettement moins rudes que celles qu’il recevait quand il se concentrait vraiment pour ajuster des éléments ; et pour troisième qu’il apprit à vivre dans la tromperie permanente, à cacher à son entourage ce qu’il était, ce qu’il voyait, ce qu’il ressentait et ce qu’il faisait. Tout naturellement il se tourna vers les études de droit.
Pour nonchalant qu’il parût parfois, En-Vérité avait l’esprit vif dans ses études – Lève-Toi et Pleura s’en rendirent tous deux compte, et au lieu de se contenter du professeur local payé par les contribuables, ils l’envoyèrent dans une école privée normalement réservée aux fils de châtelains et de riches. Les sarcasmes et les moqueries qu’En-Vérité endura de la part de ses condisciples à cause de son accent rude et de ses vêtements ordinaires le touchèrent à peine – le harcèlement dont il faisait l’objet n’était rien auprès des raclées dont il avait l’habitude, et les mauvais traitements qui ne causaient pas de douleur physique n’atteignaient même pas sa conscience. Tout ce qui l’intéressait, c’est qu’à l’école il n’avait pas à vivre dans la crainte perpétuelle, et les professeurs étaient ravis quand il réfléchissait et trouvait comment les idées s’agençaient les unes aux autres. Ce qu’il ne pouvait réaliser qu’en secret avec les mains, il s’y livrait au grand jour avec sa tête.
Et il n’y avait pas que les idées. Il se rendit peu à peu compte que s’il se concentrait sur les garçons autour de lui, qu’il les écoutait attentivement et observait leurs façons d’agir, il les voyait aussi clairement que des morceaux de bois, devinait précisément où et comment chacun d’eux pouvait s’accorder parfaitement aux autres. Un simple mot par-ci par-là, une suggestion glissée dans la bonne oreille au bon moment, et il souda les élèves de son dortoir en un groupe uni d’amis fidèles. Pour autant qu’ils le voulaient bien, s’entend. Certains étaient animés d’une telle rage que mieux ils s’accordaient, plus ils devenaient bourrus et soupçonneux. En-Vérité n’y pouvait rien. Il ne pouvait pas changer les cœurs – seulement aider ses compagnons à trouver de quelle façon leurs penchants naturels s’adapteraient le mieux à ceux des autres.
On n’y vit pourtant que du feu, personne ne comprit que c’était En-Vérité qui avait rapproché ces jeunes gens pour former la bande d’amis la plus solide de toute l’histoire de l’école. Les professeurs remarquèrent leur complicité, mais ils remarquèrent aussi qu’En-Vérité était le seul à ne pas vraiment y participer. Jamais ils n’auraient imaginé qu’il se trouvait à l’origine de leurs liens incroyablement étroits. Ce qui convenait parfaitement à Véry. Il se doutait que si on apprenait ses agissements, ce serait comme chez lui du temps de son père, sauf qu’il écoperait cette fois d’autre chose que la trique.
Car ses études, en particulier les cours d’instruction religieuse, lui firent comprendre à quoi rimaient les corrections. À combattre la sorcellerie. En-Vérité Cooper était né sorcier. Pas étonnant si son père avait tout le temps l’air égaré. Lève-Toi avait permis que vive un sorcier, et ses volées de verges, loin d’exprimer la rage ou la haine, avaient en fait pour but d’apprendre à son fils à dissimuler le mal ancré en lui afin que nul ne sache jamais que les époux Cooper avaient caché un enfant sorcier dans leur maison.
Mais je ne suis pas un sorcier, finit par se dire En-Vérité. Satan ne m’a jamais visité. Et mes actes ne font de mal à personne. Comment croire que j’offense Dieu quand je rends les tonneaux étanches ou que j’aide mes voisins il trouver le meilleur moyen de se lier d’amitié ? N’ai-je pas toujours employé mes pouvoirs uniquement pour aider les autres ? N’est-ce pas ce qu’a enseigné le Christ ? Être au service de tous ?
À seize ans, jeune homme robuste plutôt séduisant à la bonne éducation et aux manières irréprochables, il était devenu un sceptique impénitent. Si les dogmes à propos de la sorcellerie pouvaient être complètement faux, comment se fier aux enseignements des pasteurs ? En-Vérité Cooper ne savait de quel côté se tourner, intellectuellement parlant, car s’il fallait en croire ses professeurs la religion était la pierre angulaire de tout autre enseignement, et pourtant ses études mêmes l’amenaient à la conclusion que les sciences fondées sur elle se révélaient au mieux incertaines, au pire parfaitement ridicules.
Malgré tout il gardait ces conclusions pour lui. On risquait de monter au bûcher aussi vite comme athée que comme sorcier. Et d’ailleurs, il n’était pas sûr de ne croire en rien. Tout simplement, il ne croyait pas ce que racontaient les pasteurs.
Si les prédicateurs n’avaient aucune idée de ce qui était bien ou mal, à qui s’adresser pour distinguer le vrai du faux ? Il essaya de lire de la philosophie à Manchester, mais découvrit qu’en dehors de Newton, les philosophes n’avaient rien de mieux à offrir qu’un vaste océan d’opinions parsemé de quelques bouts de vérité flottant ici et là comme les débris d’un bateau naufragé. En outre, Newton et les autres scientifiques à sa suite n’avaient pas d’âme. En décidant qu’ils allaient seulement étudier ce qu’on pouvait vérifier sous des conditions certifiées, ils avaient tout bonnement restreint leur champ d’expérimentation. L’essentiel de la vérité se trouvait hors des limites bien nettes de la science ; et même à l’intérieur de ces limites, grâce à son œil exercé à repérer ce qui s’accordait mal, En-Vérité Cooper découvrit vite que si la prétention à l’impartialité était universelle, pareille qualité s’avérait très rare. La plupart des savants, comme la plupart des philosophes et des théologiens, demeuraient prisonniers des idées reçues. Nager contre le courant dépassait leurs compétences, aussi la vérité restait-elle éparpillée en mille morceaux imbibés d’eau.
Au moins, les hommes de loi savaient qu’ils participaient de la tradition, non de la vérité ; du consensus, non de la réalité objective. Et celui qui comprenait comment les choses s’adaptaient entre elles pourrait se révéler d’un grand secours. Pourrait sauver quelques personnes de l’injustice. Pourrait même, dans un futur éloigné, porter un coup ou deux aux lois contre la sorcellerie, sauver les quelques dizaines de malheureux qui se faisaient prendre chaque année à manipuler la réalité de manière condamnable.
Quant à Lève-Toi et Pleura, ils éprouvèrent un grand contentement lorsque leur fils En-Vérité quitta la maison familiale sans manifester le moindre intérêt pour l’affaire paternelle. Leur aîné, Moquet (nom complet : Il-Ne-Sera-Pas-Un-Tonnelier-Dont-On-Se-Moquera), était un artisan habile autant apprécié au sein qu’en dehors de la famille. Il hériterait de tout. En-Vérité irait à Londres, Lève-Toi et Pleura ne seraient plus responsables de lui. En-Vérité alla jusqu’à leur remettre un acte de renonciation aux biens familiaux, quand bien même ils ne l’avaient pas demandé. Lorsque son père accepta le document, En-Vérité, alors âgé de vingt et un ans, saisit la verge accrochée au mur, la cassa en deux sur son genou et la jeta dans le feu de la cuisine. Le sujet était clos.
Tous avaient compris : ce qu’il déciderait de faire avec ses pouvoirs ne regardait désormais plus que lui.
Les qualités d’En-Vérité furent tout de suite remarquées. On lui proposa d’entrer dans plusieurs cabinets juridiques, et il finit par opter pour celui qui lui donnait la plus grande liberté de choisir ses propres clients. Sa réputation monta en flèche à mesure qu’il remportait succès sur succès dans les affaires dont il se chargeait ; mais ce qui impressionnait les juristes versés dans ce genre de causes, ce n’était pas le nombre de victoires, mais celui encore plus grand des affaires réglées – équitablement – sans même aller devant les juges. Alors qu’il avait vingt-cinq ans, il était habituel deux fois par mois que les deux parties d’un procès âprement disputé viennent trouver En-Vérité pour lui demander d’arbitrer leur différend, en se dispensant des tribunaux : telle était sa réputation d’homme sage et juste. Certains murmuraient qu’en temps voulu il prendrait du poids en politique. D’autres osaient souhaiter voir un jour un tel homme obtenir la charge de Lord Protecteur, à condition qu’on instaure le système des élections, comme pour la présidence des États-Unis.
Les États-Unis d’Amérique – cette république hétéroclite, multilingue, bâtarde, conservatrice qui avait trouvé moyen, sans roi ni cause, de surgir comme ça entre les Colonies de la Couronne et la Nouvelle-Angleterre. L’Amérique où, disait-on, des hommes en peau de daim arpentaient les couloirs du Congrès au milieu des Rouges, des Hollandais, des Suédois et autres spécimens à demi civilisés qu’on aurait expulsés du Parlement avant même qu’ils aient prononcé le moindre mot. De plus en plus En-Vérité Cooper tournait les yeux vers ce pays ; de plus en plus il aspirait à vivre là où il pourrait le mieux employer son don d’ajuster les choses. Où il pourrait assembler avec ses mains, et non seulement par la réflexion et la parole. Bref, là où il pourrait vivre sans dissimulation.
Peut-être que, dans un tel pays où les hommes n’avaient pas à mentir sur ce qu’ils étaient pour obtenir le droit d’exister, peut-être avancerait-il sur la voie d’une certaine vérité, entreverrait-il à quoi servait l’univers. À défaut, il y jouirait au moins de la liberté.
Un seul ennui : c’était le droit anglais qu’avait étudié En-Vérité, et des clients anglais qui allaient faire de lui un homme riche. Et s’il se mariait ? Et s’il avait des enfants ? Quel genre de vie leur assurerait-il en Amérique, en pleine forêt vierge ? Comment demander à une femme d’abandonner la civilisation pour aller vivre à Philadelphie ?
Et il voulait avoir une femme. Il voulait élever des enfants. Il voulait prouver qu’on n’apprenait pas la bonté aux enfants à coups de trique, que la peur n’était pas source de vertu. Il voulait être capable de rassembler sa famille dans ses bras sans qu’on redoute sa simple présence, ni qu’on éprouve le besoin de mentir pour gagner son amour.
Aussi rêvait-il d’Amérique mais restait-il à Londres, cherchant dans la haute société la femme idéale avec laquelle fonder une famille. De frustes, ses manières étaient d’abord devenues universitaires avant de faire place à un raffinement qui lui ouvrait toutes les bonnes maisons. Son esprit, jamais caustique, toujours vif, faisait de lui un hôte recherché dans les grands salons de Londres, et s’il n’était jamais invité aux mêmes dîners ou soirées que les théologiens en vogue, ce n’était pas qu’on le tenait pour un athée, mais plutôt qu’on ne voyait pas de théologiens en mesure de rivaliser avec sa conversation. Il fallait placer En-Vérité Cooper en compagnie de quelqu’un capable au moins de lui tenir tête – tout le monde savait que le trop bon cœur de Véry lui interdisait de ridiculiser des imbéciles pour amuser la galerie. Il se contentait de garder le silence quand il se trouvait au milieu d’intelligences moins brillantes ; c’était une grande honte pour un maître de maison quand le bruit courait qu’En-Vérité Cooper n’avait pas ouvert la bouche de toute la soirée.
En-Vérité Cooper avait vingt-six ans lorsqu’il se retrouva dans une réception en compagnie d’un jeune Américain singulier du nom de Calvin Miller.
Il le remarqua d’emblée parce qu’il détonnait, mais non à cause de sa nationalité américaine. De fait, l’avocat vit tout de suite que Calvin avait travaillé pour acquérir un vernis de bonnes manières et s’éviter les faux pas épouvantables dont souffraient la plupart des Américains qui tentaient de faire leur chemin à Londres. Le jeune homme s’étendait à loisir sur ses efforts pour apprendre le français, se moquait de son manque de don indécrottable pour les langues ; mais En-Vérité constata (ainsi que beaucoup d’autres) qu’il ne s’agissait là que de comédie. Quand Calvin parlait français, chaque phrase sortait avec un accent excellent, et son vocabulaire avait peut-être des lacunes, mais pas sa grammaire.
Une dame près d’En-Vérité lui chuchota : « S’il est mauvais en langues, je frémis rien qu’à imaginer ce en quoi il est bon. »
En mensonges, voilà en quoi il est bon, songea En-Vérité. Mais il garda sa réflexion pour lui, car comment aurait-il pu savoir que chacune des paroles de Calvin était fausse, sinon parce que rien ne s’accordait quand il parlait ? Le jeune Américain était fascinant, et d’abord parce qu’il avait l’air de mentir quand il n’avait rien à y gagner ; il mentait par pur plaisir.
Était-ce là un produit de l’Amérique ? Le pays de la vérité dans l’esprit de l’avocat, et voilà ce qu’il engendrait ? Peut-être les pasteurs n’avaient-ils pas tout à fait tort quant aux détenteurs de pouvoirs cachés – ou de « talents », ainsi que les appelaient d’une manière cocasse les Américains.
« Monsieur Miller, fit En-Vérité, je me demande, puisque vous êtes américain, si vous avez personnellement eu connaissance de talents. »
Le silence tomba dans la salle. Parler de tels sujets… c’était à peine moins grossier que de parler d’hygiène intime. Et quand c’était le jeune avocat d’avenir Cooper qui posait la question…
« Je vous demande pardon ? fit Calvin.
— Les talents, reprit En-Vérité. Les pouvoirs cachés. Je sais qu’ils sont légaux en Amérique, et pourtant les Américains se prétendent chrétiens. Je suis donc curieux d’apprendre comment on justifie de telles choses, quand on les tient chez nous pour la preuve de l’asservissement à Satan et qu’elles sont passibles de la peine de mort.
— Je ne suis pas un philosophe, monsieur », fit Calvin.
En-Vérité n’était pas dupe. Il sentait Calvin soudain plus que jamais sur ses gardes. Il avait vu juste. Ce Calvin Miller mentait parce qu’il avait beaucoup à cacher. « Tant mieux, dit En-Vérité. Votre réponse aura une chance d’être comprise par un homme aussi peu au fait de ces questions que moi.
— J’aimerais mieux que vous me demandiez de parler d’autre chose, fit Calvin. Nous pourrions gêner la compagnie.
— Vous n’imaginez sûrement pas qu’on vous a invité pour une autre raison que votre nationalité. Alors pourquoi refuser de parler de la singularité la plus flagrante des Américains ? »
Il y eut un bourdonnement de commentaires. Qui avait jamais vu le jeune Cooper se livrer ouvertement à une telle grossièreté ?
L’avocat savait pourtant ce qu’il faisait. Il n’avait pas interrogé un millier de témoins sans apprendre à extraire la vérité même du menteur invétéré le plus notoire. Calvin Miller était extrêmement sensible à la honte. Voilà pourquoi il mentait : pour se cacher de tout ce qui risquerait de l’humilier. Mais à la provocation il répondrait par la passion, les mensonges et les calculs laisseraient de temps en temps passer des bribes d’honnêteté. Bref, la moutarde monta au nez de Calvin Miller.
« La singularité ? demanda-t-il. Peut-être que le plus singulier, ce n’est pas d’avoir des talents mais de nier leur existence ou de les mettre sur le dos de Satan. »
Le bourdonnement se faisait maintenant plus fort. En répondant franchement, Calvin avait davantage choqué et scandalisé ses auditeurs dévots qu’En-Vérité avec sa grossièreté. Pourtant, le public était cosmopolite, et il n’y avait pas de pasteur présent. Personne ne quitta la salle ; tout le monde regardait, tout le monde écoutait, fasciné.
« Développez, alors, dit En-Vérité. Expliquez-moi, ainsi qu’à la compagnie ici présente, comment ces talents occultes sont venus au monde, sinon par l’opération du Malin. Vous n’allez tout de même pas nous faire croire que nous, les Anglais, brûlons les gens pour des pouvoirs que leur a donnés Dieu ? »
Calvin secoua la tête. « Je vois que vous cherchez seulement à me pousser, monsieur, à des paroles que vos lois condamnent.
— Aucunement, fit En-Vérité. Il y a en ce moment dans ce salon une trentaine de témoins prêts à certifier que, loin d’avoir engagé cette discussion, vous y avez été entraîné. En outre, je ne vous demande pas de prêche. Je vous demande seulement de nous dire, comme à des scientifiques, ce que croient les Américains. Ce n’est pas plus un crime de parler des croyances américaines en matière de talents que de faire état des harems musulmans ou des immolations par le feu des veuves hindoues. Et les personnes ici présentes ont soif d’apprendre. Corrigez-moi si je me trompe, s’il vous plaît. »
Nul ne prit la parole pour le corriger. À vrai dire, tous mouraient d’envie d’entendre les explications du jeune Américain.
« Je dirais qu’on n’est pas tous d’accord sur la question, fit Calvin. Je dirais que personne ne sait qu’en penser. Les gens se servent des talents qu’ils ont, voilà tout. Certains racontent que c’est contre Dieu. D’autres que Dieu a créé le monde, y compris les talents, et que tout dépend si on les emploie pour le bien ou non. J’ai entendu des tas d’opinions différentes.
— Mais quelle est la plus sensée que vous ayez entendue ? » insista En-Vérité.
Il le sentit à l’instant où Calvin décida de sa réponse : un genre de reddition. Calvin s’était débattu comme il pouvait, mais à présent il se soumettait à l’inévitable. Il allait, sinon dire la vérité, du moins rapporter honnêtement celle d’un autre.
« Je connais un gars, il dit que les talents s’en viennent à cause d’une affinité naturelle entre une personne et un certain aspect du monde autour d’elle. Ça n’est l’œuvre ni de Dieu ni de Satan, à ce qu’il dit. Ça fait partie de ces variations qui s’produisent au hasard dans le monde. Ce gars, il dit aussi qu’un talent, ça revient par le fait à gagner la confiance d’un bout de la réalité. Selon lui, les Rouges, qui eux n’croient pas aux talents, ils ont trouvé la vérité derrière tout ça. Un Blanc, il se met en tête qu’il a un talent, et après, il s’efforce d’affiner ce talent-là. Mais si, comme les Rouges, il voyait dans les talents rien qu’une facette d’la manière dont tout s’relie dans la nature, alors il s’intéresserait pas qu’à un seul. Il les travaillerait tous. Donc, d’après ce gars, les talents, c’est jusse la conséquence d’un travail forcé sus une seule affaire, et pas assez sus tout l’reste. Comme un aide-maçon qui port’rait des briques que sus l’épaule droite. Son corps finirait par s’déformer. Faut tout étudier, tout apprendre. Tous les talents, on a l’pouvoir d’les acquérir, m’est avis, suffit qu’on…»
Sa voix mourut.
Lorsque Calvin reprit la parole, ce fut du ton clair, éduqué et cassant qu’il avait dû travailler depuis son arrivée en Angleterre. Ce fut à ce moment-là seulement qu’En-Vérité et les autres invités s’aperçurent que son accent avait changé durant sa longue explication. Il avait perdu sa mince pellicule anglaise et laissé percer le paysan américain.
« Quel est cet homme de qui vous tenez tout ce savoir ? demanda En-Vérité.
— Quelle importance ? Qu’est-ce qu’un tel rustre connaît de la nature ? » Calvin se moquait ; mais il mentait encore, En-Vérité le savait.
« Ce “rustre”, comme vous dites, je le soupçonne d’en dire bien plus long que les bribes dont vous nous avez gratifiés aujourd’hui.
— Oh, on ne peut pas l’arrêter de discourir, il aime tellement s’écouter parler. » L’amertume dans la voix de Calvin renseigna En-Vérité : Ces paroles sont sincères. Calvin en veut à ce philosophe américain, il lui en veut à mort. « Mais je ne vais pas ennuyer la compagnie avec les divagations d’un fou de la frontière.
— Mais vous ne le prenez pas pour un fou, quand même, monsieur Miller ? » fit En-Vérité.
Une courte pause. Trouve vite une réponse, Calvin Miller. Essaye donc de m’abuser, si tu peux.
« Je ne saurais dire, monsieur, fit Calvin. Je ne crois pas qu’il connaisse la moitié de ce qu’il raconte, mais je n’oserais pas traiter mon propre frère de menteur. »
Le bourdonnement reprit soudain de plus belle. Calvin Miller avait un frère qui philosophait sur les talents et prétendait qu’ils n’étaient pas l’œuvre du diable.
Plus important pour En-Vérité : les paroles du jeune Américain ne cadraient manifestement pas avec le monde auquel il croyait vraiment. Mensonges, mensonges. Il croyait en réalité que son frère était effectivement très sage ; qu’il en savait probablement plus long que lui, Calvin, ne voulait l’admettre.
À cet instant, sans même s’en rendre compte, En-Vérité Cooper décida d’aller en Amérique. Le frère de Calvin, quel qu’il soit, savait quelque chose que l’avocat souhaitait à toute force apprendre. Car les idées de cet homme-là sonnaient juste. Si En-Vérité parvenait à le rencontrer et à lui parler, il obtiendrait peut-être des éclaircissements sur son propre talent. L’Américain lui expliquerait sans doute pourquoi il avait un don et pourquoi il le gardait encore malgré les efforts de son père pour le chasser à coups de verges.
« Comment s’appelle votre frère ? demanda-t-il.
— Quelle importance ? jeta Calvin d’un ton légèrement ricaneur. Vous comptez prochainement faire un tour à la cambrousse ?
— C’est de là que vous venez, de la cambrousse ? » demanda En-Vérité.
Calvin fit aussitôt machine arrière. « En fait, non, j’exagérais. Mon père était meunier, d’où mon nom, Miller.
— Comment le pauvre homme est-il mort ? demanda En-Vérité.
— Il n’est pas mort.
— Mais vous parlez de lui au passé. Comme s’il n’était plus meunier.
— Il a toujours un moulin.
— Vous ne m’avez toujours pas dit le nom de votre frère.
— Le même que mon père. Alvin.
— Alvin Miller ? demanda En-Vérité.
— Avant, oui. Mais en Amérique, on continue de changer de nom suivant le métier qu’on exerce. Il est compagnon forgeron à présent. Alvin Smith.
— Et vous êtes resté Calvin Miller parce que…
— Parce que je n’ai pas encore choisi ma profession.
— Vous espérez la trouver en France ? »
Calvin bondit sur ses pieds comme si on venait de mettre à jour son secret le plus terrible. « Il faut que je rentre. »
En-Vérité se leva lui aussi. « Mon ami, je vous ai importuné avec mon indiscrétion, je le crains. J’arrête tout de suite mes questions et je demande pardon aux personnes ici présentes d’avoir abordé des sujets aussi ardus ce soir. J’espère que vous excuserez tous mon insatiable curiosité. »
De nombreuses voix s’élevèrent pour rassurer En-Vérité : on avait trouvé l’entretien d’un grand intérêt et personne ne se sentait en colère ni choqué par les propos tenus. La conversation tourna bientôt aux bavardages par petits groupes.
Quelques instants plus tard, En-Vérité parvint à se rapprocher du jeune Américain. « Votre frère, Alvin Smith, fit-il, dites-moi où je peux le trouver.
— En Amérique », répondit Calvin.
Et comme il s’agissait d’un échange de caractère privé, il ne dissimula pas son mépris.
« C’est déjà un peu plus facile que de le rechercher sur la Terre entière, dit En-Vérité. Visiblement, vous lui en voulez. Je n’ai aucune envie de vous embêter en vous demandant de me parler encore de ses idées.
Il ne vous en coûte rien de me dire où il vit afin que je puisse le trouver tout seul.
— Vous voulez traverser l’Océan et aller voir un gars qui parle comme un rustre pour apprendre ce qu’il pense des talents ?
— Que j’entreprenne un tel voyage ou que je me contente de lui écrire une lettre ne vous regarde en rien. Un jour ou l’autre on va sûrement me demander de défendre des gens accusés de sorcellerie. Votre frère détient peut-être les arguments qui me permettront de sauver la vie d’un client. De telles idées ne circulent pas chez nous en Angleterre car on ruinerait sa carrière en étudiant de trop près les œuvres de Satan.
— Alors pourquoi vous n’avez pas peur de ruiner la vôtre, vous ? fit Calvin.
— Parce que ce que votre frère risque de savoir contient suffisamment de vérité pour pousser un menteur tel que vous à la fuir à l’autre bout du monde. »
La haine enlaidit la figure de Calvin. « Comment osez-vous me parler comme ça ? Je pourrais…»
En-Vérité avait donc vu juste sur la façon dont Calvin s’accordait avec sa famille en Amérique. « Le nom du village, et vous et moi n’aurons plus à nous adresser la parole. »
Calvin marqua un temps, il pesait le pour et le contre. « Je vous prends au mot, mon petit monsieur le jeune avocat d’avenir. Le village s’appelle Vigor Church, dans le Territoire de la Wobbish. Près de l’embouchure de la Tippy-Canoe. Allez trouver mon frère, si vous pouvez. Écoutez ses leçons – si vous pouvez. Et vous passerez le reste de votre vie à vous demander si vous n’auriez pas mieux fait d’essayer d’écouter les miennes. »
En-Vérité eut un petit rire. « Je ne crois pas, monsieur Miller. Je sais déjà que vous mentez, et c’est hélas le seul talent que vous avez suffisamment pratiqué pour y être passé maître.
— En un autre temps je vous aurais abattu d’une balle pour cette réflexion.
— Mais nous vivons une époque friande de menteurs. Voilà pourquoi nous sommes si nombreux à mener des existences de comédie. J’ignore ce que vous espérez trouver en France, cependant je peux vous assurer qu’en définitive vous n’y gagnerez rien si votre vie n’a jusque-là été qu’un mensonge.
— Maintenant vous jouez les prophètes ? Maintenant vous lisez dans les cœurs ? » Calvin ricana et fit un pas en arrière. « Nous avons passé un marché. Je vous ai dit où habite mon frère. Désormais, évitez-moi. » Calvin Miller quitta la soirée ; En-Vérité Cooper ne tarda pas à l’imiter. Il avait causé un vrai scandale en se comportant aussi grossièrement devant tout le monde. Était-ce raisonnable de l’inviter à nouveau à des dîners ou à des soirées ?
Au bout d’une semaine la question ne se posa plus. En-Vérité Cooper était parti : il avait démissionné de son cabinet juridique, clos ses comptes en banque, loué son appartement. Il envoya un mot à ses parents pour leur dire qu’il allait en Amérique interroger quelqu’un à propos d’une affaire sur laquelle il travaillait. Il n’ajouta pas qu’il s’agissait de l’affaire la plus importante de sa vie : son propre procès en sorcellerie. Pas plus qu’il ne leur dit quand il reviendrait en Angleterre, s’il revenait un jour. Il embarquait pour traverser l’Océan puis il utiliserait tous les moyens de transport locaux, même ses propres jambes sur des chemins accidentés s’il le fallait, pour trouver cet Alvin Smith, l’auteur des premières paroles sensées sur les talents qu’il avait jamais entendues.
Le jour même où En-Vérité Cooper appareillait de Liverpool, Calvin Miller embarquait à bord du bac pour Calais. À partir de cet instant, Calvin ne parla plus que le français, décidé à s’exprimer couramment avant de rencontrer Napoléon. Il ne repenserait plus à En-Vérité Cooper avant plusieurs années. Il avait d’autres chats à fouetter. Quelle importance, ce que pensait de lui un vague avocat londonien ?