Le français de Calvin laissait à désirer – mais ça ne le tracassait guère. Il ne s’était pas privé de parler en Angleterre, loin de là, jusqu’à acquérir l’accent châtié d’un gentilhomme. Mais ici, à Paris, ça ne servait à rien, c’était même déconseillé. On ne devenait pas une figure mythique, un sujet de rumeurs en bavardant. Ça, c’était une chose qu’il avait apprise de son frère, même si Alvin n’avait jamais eu l’intention de l’enseigner. Alvin n’était pas du genre à étaler sa marchandise. Il laissait les uns et les autres s’en charger pour lui. Et moins il en disait, plus ils vantaient ses mérites. C’est ce que faisait Calvin depuis son arrivée à Paris : il gardait le silence tandis qu’il s’employait à soigner les gens.
Il avait travaillé la guérison – comme disait Mot-pour-mot, c’était un talent que les gens appréciaient beaucoup plus que celui de tuer la vermine. Pas question pour lui d’arriver à des résultats aussi poussés que ceux dont parlait Alvin, comme voir les minuscules créatures qui propageaient la maladie, comprendre le travail des petits éléments de vie dont se composait le corps humain. Mais il restait des domaines à sa portée. Des interventions plus rudimentaires, comme rapprocher les lèvres des blessures ouvertes et favoriser la cicatrisation de la peau par-dessus – il ne savait pas vraiment comment il s’y prenait, mais il la resserrait plus ou moins dans sa tête et le machin cicatriciel se développait.
Et inciter la peau à se déchirer, à vomir ses humeurs malsaines, ça aussi, c’était vraiment impressionnant, surtout quand Calvin se livrait à cet exercice sur les mendiants des rues. Évidemment, nombre d’entre eux arboraient de fausses blessures. Il pouvait difficilement les guérir, celles-là, et ce n’était pas en effaçant les cicatrices peintes des figures des mendiants qu’il allait se faire des amis. Mais les vraies… il pouvait en soigner certaines, et dans ces cas-là il s’arrangeait pour qu’un public conséquent assiste à l’opération. On le voyait guérir les plaies, mais on ne l’entendait pas fanfaronner ni se vanter, ni même garantir d’avance les résultats. Il montait son affaire comme un grand spectacle : debout devant le mendiant, il ignorait la main ouverte ou la sébile tendue, regardait plutôt la blessure, la plaie, l’enflure. Le mendiant finissait par se taire, tout comme les spectateurs, les yeux rivés sur ce que Calvin fixait attentivement. À ce moment-là, bien sûr, Calvin avait déjà la blessure clairement en tête, il l’avait explorée avec sa bestiole, avait réfléchi à ce qu’il allait faire. Donc, à cet instant précis de silence, il envoyait à nouveau sa bestiole et agissait sur la peau. Les chairs s’ouvraient ou la blessure se refermait, selon le cas.
Les spectateurs sursautaient de stupeur, puis murmuraient, puis bavardaient. Et sitôt qu’on voulait engager la conversation avec lui, Calvin faisait demi-tour et s’en allait en faisant non de la tête, en refusant de parler.
Le silence était beaucoup plus efficace que toute explication. Des rumeurs se répandaient rapidement sur lui, il le savait, car dans le café où il prenait ses dîners (mais où il n’exerçait pas son talent) il entendait parler du mystérieux guérisseur taciturne qui dispensait le bien comme Jésus.
Ce que Calvin ne voulait pas qu’on répande, c’était le fait qu’il ne guérissait pas vraiment les gens, sauf par hasard. Alvin, lui, pouvait percer les secrets cachés tout au fond des corps et guérir vraiment, mais Calvin ne voyait pas aussi petit. La blessure s’asséchait et se refermait peut-être, mais s’il existait une infection grave, elle revenait aussitôt. Pourtant, certains blessés guérissaient peut-être, pour ce qu’il en savait. Ce qui ne les aiderait pas forcément : comment mendier sans blessures à exposer ? S’ils étaient malins, ils l’éviteraient avant qu’il ne les prive de leur moyen d’inspirer la compassion. Mais non, ceux qui souffraient de véritables blessures tenaient davantage à guérir qu’à manger. La douleur et la souffrance font cet effet aux gens. Ils peuvent afficher sagesse et retenue quand ils se portent bien. Mais qu’il se glisse une petite douleur, et ils n’ont plus qu’une idée en tête : la supprimer à tout prix.
Chose étonnante, Calvin dut attendre longtemps avant qu’un membre de la police secrète de l’Empereur vienne le trouver. Oh, un ou deux gendarmes avaient assisté à son numéro, mais comme il ne touchait personne et ne disait rien, eux non plus ne l’avaient pas touché, ne lui avaient rien dit. Et aussi des soldats. Ceux-là commençaient à rechercher ses services : de nombreux vétérans gardaient des blessures de leurs années sous les drapeaux, et la moitié des mutilés qu’il soignait connaissaient d’anciens compagnons de batailles qu’ils allaient voir pour leur montrer les miracles que Calvin avait opérés sur eux. Mais pas une seule fois un individu aux manières discrètes ne s’était mêlé à la foule, pas une seule fois en trois longues semaines – des semaines pendant lesquelles Calvin avait dû sans cesse déplacer ses activités d’un quartier de la ville à un autre, de peur qu’un de ses anciens patients déjà soignés ne revienne le trouver pour un second traitement. À quoi bon tous ces efforts si le bruit commençait à courir que ses guérisons ne duraient pas ?
Enfin un homme s’en vint, de taille moyenne, aux vêtements de bourgeois et aux manières discrètes, mais dont Calvin remarqua la tension, la vigilance et, plus important, la paire de pistolets dissimulés dans les poches de son manteau. Celui-là irait faire son rapport à l’Empereur. Alors Calvin s’assura que l’argousin était bien placé pour voir tout ce qui se passait quand il guérissait un mendiant. Et il ne se formalisa pas en entendant, avant que ne tombe le silence, les badauds chuchoter des phrases comme : « C’est lui ? Il paraît qu’il a guéri le mendiant unijambiste près de Montmartre. » Il n’avait évidemment jamais essayé de guérir un mutilé d’un membre. Même Alvin ne serait sans doute pas capable d’un exploit pareil. Mais il ne se formalisa pas que circule cette rumeur. Tout ce qui pouvait l’amener en présence de l’Empereur était bon, car tout le monde savait qu’il souffrait atrocement de la goutte. Des douleurs dans les jambes – il m’enverra chercher pour que je le guérisse de ses douleurs dans les jambes. En échange, il m’apprendra tout ce qu’il sait. Tout plutôt que souffrir.
La guérison s’acheva. Calvin s’éloigna, comme d’habitude. Mais à sa grande surprise, l’agent de la police secrète partit par un tout autre chemin. Ne devrait-il pas me suivre ? Me chuchoter tout bas que l’Empereur a besoin de moi ? Est-ce que je voudrais bien venir servir l’Empereur ? Oh, mais je ne suis pas sûr de pouvoir le soulager. Je fais ce que je peux, mais beaucoup de blessures sont tenaces et refusent de se laisser complètement guérir. Oh, c’est vrai, Calvin comptait bien ne rien promettre. Que ses actes parlent d’eux-mêmes. Il soulagerait les jambes de l’Empereur pendant un certain temps – il était sûr d’y arriver – mais personne ne pourrait jamais dire que Calvin Miller avait promis une guérison définitive, ni même qu’il y aurait guérison.
Mais le cas ne se présenterait pas parce que l’agent de la police secrète s’en était allé par un autre chemin.
Ce soir-là, alors qu’il attendait son dîner au café, quatre gendarmes entrèrent en riant comme s’ils venaient de terminer leur service. Deux se dirigèrent vers la cuisine – apparemment ils y connaissaient quelqu’un – tandis que les deux autres se bousculaient, maladroits et hilares, entre les tables. Calvin sourit un moment puis regarda dehors par la fenêtre.
Les rires s’arrêtèrent net. Des mains rudes lui saisirent les bras et le soulevèrent de sa chaise. Les quatre gendarmes l’entouraient à présent, et ils ne rigolaient plus. Ils lui lièrent les poignets et lui entravèrent les jambes. Puis ils le sortirent du café en le traînant à moitié.
C’était incroyable. C’était impossible. Il devait s’agir d’une réaction au rapport de l’agent de la police secrète. Mais pourquoi l’arrêter ? Quelle loi avait-il enfreinte ? Était-ce simplement parce qu’il parlait anglais ? Ils comprenaient sûrement la différence entre un Anglais et un Américain. Les Anglais étaient toujours en guerre avec la France, ça y ressemblait en tout cas, mais les Américains étaient neutres, plus ou moins. Comment osaient-ils ?
Un instant, alors qu’il clopinait douloureusement pour suivre le pas trop vif qu’imposaient les gendarmes, Calvin caressa l’idée de se servir de son pouvoir de Faiseur pour détendre ses liens et s’en débarrasser. Mais les autres étaient tous armés, et il ne souhaitait pas leur donner l’envie de se servir de leurs armes contre un prisonnier en fuite.
Il ne se fatigua pas non plus, au bout de quelques minutes, à essayer de les persuader qu’ils commettaient une terrible erreur. À quoi bon ? Ils savaient qui il était ; on leur avait dit de l’arrêter ; qu’en avaient-ils à faire qu’il s’agisse d’une erreur ou non ? Ce n’était pas leur erreur à eux.
Une demi-heure plus tard, il se retrouva déshabillé et jeté dans une méchante cellule puante de la Bastille. « Bienvenue au pays de la guillotine ! croassa quelqu’un plus loin dans le couloir. Bienvenue, ô pèlerin, au temple de la sainte lame !
— La ferme ! brailla un autre.
— Ils ont encore tranché le cou d’un gonze aujourd’hui, celui qui occupait la cellule où t’es maintenant, le nouveau ! Voilà ce qui arrive aux Anglais, ici à Paris, quand on décide que t’es un espion.
— Mais je ne suis pas anglais », s’écria Calvin.
De grands éclats de rire saluèrent sa protestation.
Peggy posa sa plume d’épuisement, ferma les yeux de dégoût. N’y avait-il donc pas de plan derrière tout ça ? Celui qui avait envoyé Alvin dans le monde, qui le protégeait et le préparait à la grande tâche de bâtir la Cité de Cristal, est-ce que Celui-là n’avait pas de plan ? Non, il y avait forcément une signification au fait que ce même jour, à Paris, on incarcérait Calvin, tout comme Alvin à Hatrack River. La Bastille, évidemment, n’avait rien à voir avec un local au premier étage à l’arrière du palais de justice, mais la prison, c’était la prison – ils se trouvaient tous les deux sous les verrous sans raison valable et sans savoir où tout ça allait les mener.
Peggy le savait, elle. Elle voyait tous les chemins de l’avenir. Elle finit par abandonner sa plume, repousser les papiers sur lesquels elle avait écrit et se lever pour annoncer à ses hôtes qu’il lui faudrait partir plus tôt que prévu. « On m’appelle ailleurs, je crois. »
Le neveu de Bonaparte était une fouine qui se prenait pour une, hermine. Bah, qu’il garde ses illusions. Si les hommes n’avaient pas d’illusions, Bonaparte ne serait pas empereur de l’Europe ni législateur de l’humanité. Leurs illusions à eux, c’était sa vérité à lui ; leurs désirs, ses envies profondes. Dès qu’ils voulaient croire quelque chose sur eux-mêmes, Bonaparte les y aidait, en échange de la gestion de leurs vies.
Le Petit Napoléon, voilà comment le jeunot voulait qu’on l’appelle. On avait donné le prénom de Napoléon à la moitié des neveux de Bonaparte, dans un effort pour gagner ses faveurs, mais seul celui-là avait le toupet de s’en servir à la cour. Bonaparte se demandait s’il fallait en conclure que le Petit Napoléon était plus audacieux que les autres, ou tout bonnement trop bête pour se rendre compte du danger qu’il courait en osant utiliser le nom de l’Empereur, comme s’il voulait affirmer sa prétention à lui succéder. À le voir, là, marcher comme un soldat mécanique – comme si un haut fait militaire secret connu de lui seul l’autorisait à se pavaner en jouant au général – Bonaparte avait envie de lui rire au nez et de dévoiler à la face du monde les rêves du Petit Napoléon de s’asseoir sur le trône, de gouverner la planète, de surpasser les exploits de son oncle. Il avait envie de le regarder dans les yeux et de lui lancer : « Tu n’arriverais même pas à remplir mon pot de chambre, espèce de charlatan prétentieux. »
Mais il préféra lui demander : « Quel bon vent t’amène, mon petit Napoléon ?
— Votre goutte », répondit le jeunot.
Oh, non. Encore un remède. Les remèdes que trouvent les imbéciles font souvent plus de mal que de bien. Mais la goutte, c’est une vraie calamité, et… Voyons voir ce qu’il propose.
« Un Anglais, dit le Petit Napoléon. Ou plutôt, pour être plus précis, un Américain. Mes espions l’ont surveillé…
— Tes espions ? D’autres que ceux que je paye ?
— Ceux dont vous m’avez confié la charge, mon oncle.
— Ah, ceux-là. Ils se souviennent toujours qu’ils travaillent pour moi, au moins ?
— Ils s’en souviennent tellement bien qu’au lieu de s’en tenir aux ordres et de rechercher les ennemis, ils ont aussi recherché quelqu’un qui pourrait vous aider.
— Les Anglais en Europe sont tous des espions. Un de ces jours, quand je viendrai d’accomplir un fait mémorable et que je serai très, très populaire, je les ramasserai tous et je les guillotinerai. Monsieur Guillotin… voilà un homme utile. A-t-il inventé autre chose, ces temps-ci ?
— Il travaille sur une voiture à vapeur, mon oncle.
— Ça existe déjà. On les appelle des locomotives et on pose des voies ferrées dans toute l’Europe.
— Ah, mais lui travaille sur une voiture qui n’a pas besoin de rouler sur des rails.
— Pourquoi pas un ballon à vapeur ? Je ne comprends pas pourquoi ça n’a jamais marché. Le moteur pousserait l’engin, la vapeur remplirait le ballon au lieu de s’échapper bêtement dans l’atmosphère et elle maintiendrait l’appareil en l’air.
— Je crois que le problème, mon oncle, c’est que si on transporte assez de combustible pour se déplacer au-delà de vingt ou trente pas, l’ensemble pèse trop lourd pour décoller.
— C’est pour ça que les inventeurs existent, non ? Pour résoudre ce genre de problèmes. Le premier imbécile venu pourrait trouver l’idée de départ – moi-même, je l’ai bien trouvée, non ? Et dans ce domaine, je suis vraiment le premier imbécile venu, comme la plupart des gens. » Bonaparte avait depuis longtemps appris que de telles réflexions empreintes de modestie étaient toujours répétées par la galerie à la cour et participaient grandement à le faire aimer du peuple. « C’est le travail de monsieur Guillotin de… Bah, sans importance, la machine qui porte son nom est une contribution suffisante au bien de l’humanité. Des exécutions rapides, sûres et indolores – une aubaine pour la lie de la société. Une invention très chrétienne, une prévenance envers les derniers des “frères” de Jésus. » Les curés allaient la répéter, celle-là, et jusqu’en chaire.
« Pour en revenir à ce Calvin Miller… fit le Petit Napoléon.
— Et à ma goutte.
— Je l’ai vu vider un membre enflé uniquement en restant debout dans la rue et en regardant la blessure purulente d’un mendiant.
— Une blessure purulente, ce n’est pas la goutte.
— Le mendiant avait son pantalon déchiré pour exposer la plaie, et l’Américain est resté là, on aurait vraiment dit qu’il allait s’endormir, puis d’un coup le pus a jailli des chairs, il s’est complètement vidé, et ensuite la plaie s’est refermée sans la moindre suture. Ni lui ni personne d’autre n’a touché la jambe. Une vraie démonstration de pouvoirs de guérison exceptionnels.
— Tu as vu ça toi-même ?
— De mes yeux vu. Mais une seule fois. J’ai du mal à circuler discrètement, mon oncle. Je ressemble trop à votre estimée personne. »
Le Petit Napoléon devait s’imaginer faire preuve de flatterie. Pour tout résultat, une légère vague de nausée parcourut Bonaparte. Mais l’empereur ne laissa rien transparaître sur son visage.
« Tu as mis ce guérisseur en état d’arrestation ?
— Évidemment. Il attend votre bon plaisir.
— Laissons-le se morfondre. »
Le Petit Napoléon dressa la tête un instant pour étudier Bonaparte ; il essayait sûrement de deviner ce que son oncle projetait pour le guérisseur et pourquoi il ne voulait pas le voir tout de suite. La seule chose à laquelle il ne songerait jamais, l’empereur n’en doutait pas, c’était la vérité : qu’il ne savait pas du tout quoi faire d’un guérisseur doté d’un vrai pouvoir. D’y penser mettait Bonaparte mal à l’aise. Il se souvenait aussi du jeune garçon blanc qui avait accompagné Ta-Kumsaw, le général rouge, pour venir le voir à Fort Détroit. Pouvait-il s’agir du même Américain ?
Pourquoi même faire un tel rapprochement ? Et pourquoi ce gamin de Détroit compterait-il, après toutes ces années ? Bonaparte se demandait ce qu’il fallait en conclure, mais il avait l’impression que des forces étaient à l’œuvre, comme si cet Américain enfermé à la Bastille avait une grande importance pour lui. Enfin, peut-être pas pour lui. Pour quelqu’un, en tout cas.
Sa jambe l’élança. Une nouvelle crise de goutte s’annonçait. « Va-t’en, maintenant, dit-il au Petit Napoléon.
— Vous voulez des renseignements de l’Américain ? demanda son neveu.
— Non, fit Bonaparte. Fiche-lui la paix. Et tant que tu y es, fiche-moi la paix aussi.
Alvin reçut un flot constant de visiteurs à la prison du palais de justice. On aurait dit qu’ils avaient tous la même idée. Ils se glissaient tout contre la grille, lui faisaient signe de se rapprocher et lui chuchotaient (comme si l’adjoint du shérif ne savait pas parfaitement de quoi ils parlaient) : « T’as donc pas un moyen d’filer d’icitte, Alvin ? »
Et alors ? Croyaient-ils qu’il n’y avait pas songé ? Rien de plus simple que ramollir la pierre et retirer les barreaux. Ou même faire s’écouler le métal hors de la pierre dans laquelle il était scellé. Ou encore dissoudre entièrement le barreau. Ou s’appuyer contre la pierre, s’enfoncer dedans et traverser le mur pour se retrouver dehors. Plutôt facile pour Alvin. Dans son enfance il avait joué avec la roche, il avait découvert en elle de la malléabilité et des faiblesses ; durant son apprentissage de forgeron il avait compris la texture intime du fer. Ne s’était-il pas plongé dans le feu de la forge pour transformer en or vivant un soc de charrue en fer ?
Aujourd’hui, enfermé dans cette prison, il songeait à partir, il y songeait sans cesse. Songeait à détaler dans les bois, avec ou sans Arthur Stuart – le gamin était heureux ici, alors pourquoi l’emmener ? Songeait au soleil sur son dos, au vent sur sa figure, au chant vert de la forêt désormais si faible à travers la pierre et le fer qu’il avait du mal à l’entendre.
Mais il se répéta ce qu’il répondait à ses braves visiteurs pétris de bonnes intentions. « Faut que j’soye débarrassé de cette affaire-là avant de m’en repartir. Alors j’veux passer en jugement icitte, m’faire acquitter, pis m’en aller sans craindre que des genses me courent après et racontent encore les mêmes inventions sus mon compte. »
Ils avaient alors tous la même réaction. N’ayant pas réussi à le convaincre de s’échapper, ils reluquaient le havresac et chuchotaient : « L’est là-dedans ? »
Et les plus audacieux demandaient ce dont ils rêvaient tous : « J’peux l’voir ? »
Sa réponse était toujours la même. Il leur posait une question sur le temps. « Vous croyez que l’hiver va être rude ? » Certains réagissaient moins vite que d’autres, mais au bout d’un moment ils comprenaient tous qu’il ne révélerait rien de rien sur le soc d’or ni sur le contenu de son sac, pas un mot. Ils se mettaient alors à bavarder ou ramassaient ses plats vides, du moins ceux qui lui avaient apporté à manger, mais ça ne durait jamais longtemps, et ils ressortaient bientôt du palais de justice pour dire aux amis et à la famille que le prisonnier avait comme qui dirait l’air abattu mais qu’il refusait toujours de parler de ce soc d’or qu’il avait volé, d’après Conciliant, au temps de son apprentissage.
Un jour, le shérif Po Doggly amena un individu qu’Alvin crut reconnaître, mais sans se rappeler pourquoi ni retrouver son nom. « C’est lui, fit l’inconnu. Aucun respect pour l’talent des autres sauf le sien. »
Alvin se souvint alors : il s’agissait du sourcier qui avait choisi l’emplacement où Alvin devait creuser un puits pour Conciliant Smith. Celui où Alvin était tombé sur une couche épaisse de roche bien dure sans même trouver la moindre goutte d’eau. Conciliant comptait sûrement s’en servir comme témoin, pour confirmer que le puits d’Alvin ne se trouvait pas au point désigné. Bah, ça, c’était vrai, il n’y avait pas à contester. Le sourcier témoignerait uniquement de faits qu’Alvin reconnaîtrait lui-même de son plein gré. Qu’ils continuent donc leurs manigances. Alvin avait la vérité pour lui, et ça suffirait bien aux douze jurés de Hatrack River.
Les visites qui le réconfortaient vraiment, c’étaient celles d’Arthur. Deux ou trois fois par jour, le gamin s’amenait de la place comme une feuille qu’un coup de vent pousse par une porte ouverte. « Faut qu’tu voyes ce gars, John Binder, disait-il. Cordier, il est. Y en a qui font des blagues, ils lui disent que si on décide de t’pendre, c’est lui qui tressera la corde, mais il leur ferme tout d’suite la goule, faudrait que t’entendes ça, Alvin. « C’est pas une corde à moi qui va pendre un Faiseux », qu’il dit. Ça, c’est un ami, j’trouve, même si tu l’as jamais vu. Mais j’te l’dis, d’après qu’ses cordes se défont jamais, qu’on peut les couper n’importe où, elles s’effilochent même pas. C’est pas un talent, ça ? »
Plus tard le même jour, il venait parler de quelqu’un d’autre. « J’étais dehors après chercher Alfreda Matthews, la cousine à Sophie, celle-là qui reste dans la cabane sus l’bord d’la rivière, seulement la rivière, elle est longue et elle vire, j’arrivais pas à la trouver, ça commençait à faire noir, par le fait, et j’arrivais même pas à trouver mon ch’min, quand tout d’un coup me v’là nez à nez avec le cap’taine Alexander, c’est un cap’taine de bateau mais personne connaît c’qu’y fait par chez nous autres, si loin d’la mer. Il reste par icitte à bricoler et faire des p’tits ouvrages, et Vialatte Franker, elle dit qu’il a sûrement commis un crime horrible pour venir s’cacher loin d’la mer, ou p’t-être qu’une grande bête marine y a avalé son bateau, qu’elle a laissé qu’lui d’vivant et qu’asteure il ose pus y retourner par rapport qu’il a peur d’la bête – elle l’appelle la Vaya Than et d’après Dame Trader c’est de l’espagnol, ça veut dire « C’est une maudite menterie », tu connais Dame Trader ?
— L’ai rencontrée, répondit Alvin. Elle m’a apporté des pastilles de marrube. J’ai jamais mangé d’bonbons aussi mauvais, enfin, m’est avis qu’ceux qu’aiment ça, ils les auraient trouvés à leur goût. Une drôle de femme. L’est restée accroupie dehors à côté d’la porte à réfléchir un long moment, pis elle a fini par s’lever et elle a dit : “Pfff, te v’là en prison et t’es l’premier bougre que j’vois qu’a pas b’soin d’arien”.
— D’après que c’est ça, son talent, elle connaît ce qu’on a b’soin même quand nous autres on l’connaît pas, dit Arthur. Mais j’dois dire que d’après Vialatte Franker, cette Dame Trader, c’est une truqueuse pareille que l’gamin cocodrille du spectacle de monstres à Dekane, çui-là que t’as pas voulu m’emmener voir, par rapport que s’il était un vrai cocodrille, t’as dit, c’était cruel de l’regarder la bouche ouverte, et…
— Je m’souviens de c’que j’ai dit, Arthur. Pas b’soin de m’répéter des bagueulages sus c’que j’ai fait, moi.
— Bon, de quoi j’causais ?
— T’étais perdu dans les bois, après chercher Freda la soûlarde.
— Et je m’ai cogné dans ce cap’taine, toujours bien ; il me r’garde dedans les yeux et il dit : « Suis-moi. » Alors je l’suis durant une dizaine de pas, il me met en plein mitan d’une piste de cerf et il dit : « Va d’ce côté-là et quand tu vas r’tomber sus la rivière, tu la r’montes durant dix perches. » Et tu connais quoi ? J’ai fait comme il a dit, et tu connais quoi ?
— T’as trouvé Freda.
— Alfreda Matthews, et elle était complètement soûle, ’videmment, mais j’y ai aspergé la figure d’eau et j’ai fait comme t’as dit qu’il fallait faire, j’y ai vidé son cruchon, et bon d’là elle était en colère affreux, j’ai été forcé d’giguer pire que l’djab’ pour éviter les cailloux qu’elle lançait !
— Pauvre femme, fit Alvin. Mais ça servira à rien tant qu’y aura du monde à y donner d’autres cruchons.
— Tu peux pas faire comme pour le prophète rouge ? »
Alvin lui jeta un regard inquisiteur. « Qu’esse tu crois tu connais là-dessus ?
— Seulement c’que ta maman m’a dit à Vigor Church, que t’as pris un Rouge borgne et soûl et que t’en as fait un prophète. »
Alvin secoua la tête. « Non, mon gars, elle s’est trompée. Ç’a toujours été un prophète. Et il était pas soûl comme Freda. Il buvait d’la gnôle pour noyer l’bruit noir affreux d’la mort. C’est ça que j’ai arrangé, et après il avait pus b’soin d’sa gnôle. Mais Freda… c’est quèque chose d’autre qui réclame à boire, et j’ai pas ’core compris quoi.
— J’y ai tout d’même dit de v’nir te voir, alors j’ai pensé qu’y fallait t’avertir et c’est pour ça que j’te dis qu’elle va v’nir s’faire soigner. »
Alvin secoua encore la tête.
« C’est pas bien ?
— Si, c’est bien, répondit Alvin. Mais j’peux rien faire de plusse pour elle que ce qu’elle pourrait faire toute seule. Elle connaît qu’la gnôle la ronge, qu’elle lui vole sa vie. Mais j’vais y causer et l’aider si j’peux.
— D’après qu’elle arrive à dire s’il va mouiller. Quand elle a pas bu.
— Alors, comment on peut connaître qu’elle a ce talent-là ? » demanda Alvin.
Arthur éclata de rire à ne plus s’arrêter. « M’est avis qu’elle a dû rester à jeun une fois, en tout cas. Et il mouillait ! »
Après le départ d’Arthur, Alvin réfléchit à ce que le gamin lui avait raconté. Certains de ses bavardages n’étaient que des commérages. Les commérages allaient bon train ces temps-ci à Hatrack River, et les deux plus grandes commères, c’étaient Vialatte Franker, qu’il avait rencontrée et qu’il savait bardée de sortilèges, et Dame Trader, dont il ne connaissait pas grand-chose en dehors de ce qu’il avait glané lorsqu’elle était passée le voir. Son vrai nom, c’était Chastity ou Charity – pour Vialatte, c’était Chastity, mais pour d’autres Charity. Elle se faisait appeler Dame, diminutif de Bonnedame, vu qu’elle s’était mariée trois fois et avait rendu tous ses maris heureux jusqu’à ce qu’ils cassent leur pipe, toujours par accident, même si Vialatte, encore elle, avait trouvé le moyen d’insinuer à Arthur qu’il ne s’agissait pas vraiment d’accidents. Ces deux femmes-là se livraient une guerre permanente, ça, c’était clair – le moindre mot que disait l’une était aussitôt contredit par l’autre. Bien sûr, aucune de ces dames n’avait inventé le commérage, et il ne faut pas croire non plus que le village ne connaissait pas les rumeurs et les racontars avant leur arrivée. Mais à l’évidence Arthur passait tous les jours voir les deux commères qui le gavaient de potins dans lesquels Alvin avait du mal à démêler le vrai du faux, et à l’évidence le gamin ne comprenait pas vraiment la moitié de ce qu’on lui avait dit.
Alvin savait Vialatte trompeuse et malveillante. Mais Dame Trader ne valait peut-être pas mieux, elle était peut-être pire, seulement elle se débrouillait plus habilement et Alvin s’en rendait moins bien compte. Difficile à dire. Et cette histoire avec Dame Trader affirmant qu’Alvin n’avait besoin de rien, c’était quoi, ça ?
Mais les commérages et les querelles recouvraient autre chose qu’Alvin trouvait très étrange. Hatrack River recelait des talents à la pelle. La plupart des villages comptaient à la rigueur un habitant doté d’un soupçon de talent facilement repérable. Mais la plupart du temps, ça restait rudimentaire. Un talent pour la soupe. Un talent pour repérer les traces d’animaux. Utile, mais pas de quoi écrire une lettre à son père pour en parler. Beaucoup de gens n’avaient aucune idée du talent qu’ils possédaient, parce qu’il leur paraissait aller de soi et n’avait rien de remarquable aux yeux des autres. Mais ici, à Hatrack River, les talents étaient franchement étonnants. Ce capitaine de marine capable d’indiquer un chemin même quand on ne savait pas soi-même qu’on était perdu. Et Freda… Alvin s’était moqué d’Arthur, mais certains au village juraient qu’elle ne se contentait pas de prédire la pluie, quand on l’empêchait de boire par temps sec elle pouvait la faire tomber. Et Melyn, une Galloise qui jouait de la harpe et qui chantait si bien qu’on oubliait tout en l’écoutant, on oubliait tout et on restait assis là, la goule fendue d’un sourire niais, parce qu’on était heureux – elle était venue jouer pour Alvin et il avait senti le son s’écouler d’elle pour entrer en lui comme une bestiole filant sous la terre, entrer en lui, trouver tous les nœuds et les détendre pour qu’il se sente bien.
C’était ce genre de pouvoir qu’il avait essayé d’apprendre aux gens à Vigor Church, seulement ils étaient à peine arrivés à le comprendre, n’en avaient guère perçu qu’une vague lueur de temps à autre, alors qu’ici il courait les rues, on aurait pu le ratisser comme des feuilles mortes. Maggie, qui donnait un coup de main au magasin de Dame Trader, elle montait n’importe quel cheval, même le plus sauvage, les témoins ne manquaient pas. Et il y en avait une dont Alvin avait un peu peur, une fille du nom de Dorcas Bee capable de dessiner des portraits qui non seulement ressemblaient à la figure des gens, mais montraient aussi tout ce qu’elle cachait par en dessous – Alvin ne savait que penser d’elle, même ses yeux à lui n’arrivaient pas à comprendre comment elle s’y prenait.
Dans tout autre village, chacune de ces personnes serait remarquable, même dans des cités aussi grandes que La Nouvelle-Amsterdam ou Philadelphie. Mais elles vivaient ici, dans un trou perdu, elles avaient choisi Hatrack River, étaient venues grossir le nombre de ses habitants, et pourtant nul n’avait l’air de s’étonner que tant de talents y soient rassemblés.
Il y a une raison à ça, se dit Alvin. Y a forcément une raison. Et il faut que je la trouve, parce qu’on va former un jury de ces gens talentueux, et ils vont décider si Conciliant Smith est un fieffé menteur – ou moi. Seulement, ce village est plein de menteries, car les histoires que raconte Vialatte Franker et celles de Dame Trader ne peuvent pas être vraies en même temps. Plein de menteries et, oui, de souffrances. Alvin sentait du Défaiseur là-dessous, mais il n’arrivait pas à mettre le doigt sur ce qu’il mijotait ni à deviner qui il manœuvrait. Plutôt difficile depuis une cellule de prison, quand on ne reçoit que des rumeurs et de courtes visites.
Enfin, pas toutes courtes. Vialatte Franker venait en personne et restait parfois une demi-heure d’affilée, pourtant il n’y avait nulle part où s’asseoir. Alvin ne voyait pas ce qu’elle cherchait. Pour être franc, elle ne se livrait pas à ses commérages devant lui – tous ses commérages, il les apprenait de seconde main par Arthur. Non, Vialatte venait discuter philosophie, poésie et autres sujets dont personne, ni homme ni femme, ne l’avait entretenu depuis mademoiselle Larner. Alvin se demanda si Vialatte n’essayait pas des fois de le charmer, mais comme il ne voyait pas l’image de beauté que projetaient ses sortilèges, il ne savait pas très bien. Lui, il ne la trouvait pas jolie, ça, c’était sûr. Mais plus elle parlait, plus il appréciait sa compagnie, au point qu’il finit par attendre avec impatience sa visite quotidienne. Plus que toute autre en dehors de celle d’Arthur Stuart, à vrai dire, et durant les discussions Alvin s’allongeait sur la couchette de la cellule, fermait les yeux et n’était plus obligé de subir ni sa laideur ni ses sortilèges, il entendait seulement ses paroles, réfléchissait à ses idées et découvrait les visions qu’elle faisait naître en lui. Elle disait de la poésie et les mots devenaient musique pour lui. Elle parlait de Platon et Alvin comprenait, il se sentait sage, une impression que jamais l’adulation des habitants de Vigor Church ne lui avait donnée.
S’agissait-il d’un talent de Vialatte, Alvin l’ignorait, il n’aurait su dire. Il ne savait qu’une chose : durant ses visites il oubliait complètement qu’il était en prison. Et il lui vint à l’esprit, au bout d’une semaine en gros, qu’il tombait peut-être amoureux. Que les sentiments autrefois seulement éprouvés envers mademoiselle Larner se réveillaient, un tout petit peu, sous l’action de Vialatte. Alors ça, ce serait la meilleure, non ? Mademoiselle Larner, jeune et belle, s’était servie de sortilèges pour avoir l’air vieille et laide. Et voilà une femme vieille et laide qui se servait de sortilèges pour qu’on la trouve jeune et belle. Pouvait-on trouver femmes plus dissemblables ? Mais dans les deux cas, c’était la femme mûre sans beauté tapageuse qui l’enchantait.
Et pourtant, alors même qu’il se demandait s’il tombait amoureux de Vialatte, il songeait de temps en temps à un tout autre visage, surtout quand il se retrouvait seul après la tombée de la nuit. Le visage d’une jeune fille de Vigor Church, celle dont les mensonges l’avaient poussé à partir de chez lui, celle qui clamait qu’il s’était livré à des choses défendues avec elle. Il se surprit à penser à ces choses défendues, et dans un coin de son cœur il regrettait de ne pas les avoir faites. Auquel cas, évidemment, il l’aurait épousée. À vrai dire, il l’aurait épousée avant de les faire, parce que la correction et la loi l’exigeaient, et Alvin n’était pas homme à manquer de correction à cause d’une femme ni à transgresser la loi s’il pouvait l’éviter. Mais dans ses divagations nocturnes il n’existait pas de loi, pas plus que de correction ni d’incorrection, il se réveillait en sueur d’un rêve où la fille n’était pas une menteuse en fin de compte, après quoi il éprouvait une grande honte et ne comprenait pas ce qui n’allait pas chez lui, pourquoi il tombait amoureux d’une femme de discours, d’idées et d’expérience durant le jour, mais ensuite brûlait de passion pour une petite menteuse stupide qui n’était que jolie, autrefois folle de lui dans son village.
Je suis mauvais, se disait Alvin dans des moments pareils. Mauvais et inconstant. Pas meilleur que ces hommes perfides qui ne peuvent jamais laisser les femmes tranquilles. Je suis de l’espèce que j’ai longtemps méprisée.
Seulement, même ce point de vue était faux, et Alvin le savait. Parce qu’il n’avait pas fait le moindre mal. N’avait rien fait. Il avait imaginé, c’est tout. Il avait imaginé… et y avait trouvé du plaisir. Est-ce que ça suffisait pour le rendre mauvais ? « L’homme est tel qu’il pense en son cœur », disaient les Écritures. Alvin s’en souvenait parce que sa mère citait tout le temps cette phrase-là jusqu’à ce que son père lui aboie : « Ça, c’est ta manière de dire que tous les hommes sont des djabs ! » et Alvin se demandait si c’était vrai, si tous les hommes avaient le mal dans leur cœur ; quant à ceux qui manifestaient de la bonté, peut-être qu’ils arrivaient à se maîtriser au point d’agir contre leurs désirs profonds. Mais dans ce cas, aucun homme n’était bon, aucun.
Et n’était-ce pas ce que disait aussi la sainte Bible ?
Aucun homme bon, aucun. Et moi non plus. Je suis peut-être le pire de tous.
Voilà à quoi se résumait sa vie dans la prison de Hatrack River : il ruminait des pensées de plus en plus noires sur son mérite personnel, il tombait amoureux de deux femmes à la fois, il baignait dans les commérages d’un village où le Défaiseur était sûrement à l’œuvre et où les talents pullulaient.
Calvin se trouvait une certaine compétence avec la pierre, il obtenait toujours de bons résultats. Enfin, pas toujours. Il n’était pas né avec le don de découvrir les faiblesses naturelles des minéraux. Mais après le départ d’Alvin qui s’en allait suivre son apprentissage de forgeron, Calvin avait voulu reproduire ce qu’il avait vu son aîné accomplir, ou ce qu’on lui en avait raconté. À cette époque il espérait encore montrer à son frère, quand il reviendrait, qu’il était devenu un bon Faiseur, et l’entendre dire : « Dis donc, Calvin, t’es pour sûr aussi bon qu’moi ! » Ce qu’Alvin n’avait jamais dit, ni même rien d’approchant. Mais c’était vrai, du moins pour la pierre. La pierre, c’était facile, vraiment, pas comme la chair et les os. Calvin pouvait pénétrer dans la pierre, y ouvrir une brèche, la déplacer.
Et c’est bien entendu la tâche à laquelle il s’attela aussitôt à la Bastille. Il ignorait pourquoi la police secrète l’avait enfermé entre ces murs humides et froids. Ce n’était pas un cachot comme dans les histoires où le prisonnier ne voit jamais la lumière, sauf quand un garde descend avec une torche, si bien qu’il risque de devenir aveugle sans le savoir. Il avait assez de lumière, une chaise où s’asseoir, un lit où s’allonger et un pot de chambre qu’on vidait tous les jours, après qu’il eut compris qu’il était censé le laisser près de la porte.
Mais ça restait quand même une prison.
Il lui fallut cinq minutes pour savoir qu’il arriverait facilement à dissoudre le mécanisme de la serrure, mais il se souvint juste à temps que sortir de sa cellule, ce n’était pas tout à fait pareil que sortir de la Bastille. Il ne pouvait pas se rendre invisible, et tout Faiseur qu’il était, une balle de mousquet l’abattrait, le mutilerait ou le tuerait comme n’importe quel homme ordinaire.
Il devait trouver un autre moyen de s’échapper. Ce qui voulait dire passer carrément à travers le mur, carrément à travers la pierre. L’ennui, c’est qu’il n’avait aucune idée s’il se trouvait à quarante pieds au-dessus du niveau de la rue ou à vingt en dessous. Ou si le mur du fond de sa cellule donnait sur le dehors ou sur une cour intérieure. S’en apercevrait-on si une brèche apparaissait dans le mur ? Retirer un moellon ne suffisait pas, il fallait qu’il le retire d’un seul bloc de façon à pouvoir le remettre en place ensuite, au besoin.
Il attendit jusqu’à la nuit puis s’attaqua à un moellon légèrement au-dessus du sol de la cellule. Il était lourd et il ne voyait pas comment l’alléger. Il ne connaissait pas non plus d’astuce pour déplacer la pierre dans la pierre. Il finit par tout bonnement le ramollir, plongea les doigts dedans et le laissa redurcir autour, de manière à obtenir une prise au beau milieu. Ensuite, en même temps qu’il tirait dessus, il liquéfia une mince couche du bloc par en dessous et sur les côtés, ainsi était-il plus facile de le sortir une fois décoincé. Il s’arrangea aussi pour qu’il glisse sans bruit le long de ses voisins. Il n’y eut qu’un choc sourd lorsque l’arrière du moellon s’échappa du trou et tomba de quelques centimètres par terre.
Du vent entra dans la cellule et la refroidit d’autant plus. Il repoussa le moellon du passage, s’allongea et enfonça la tête et les épaules dans le trou.
Il se trouvait à douze pieds au-dessus d’une rue et directement à la verticale des têtes d’une escouade d’une dizaine de soldats en marche vers une quelconque destination. Heureusement, ils ne regardèrent pas en l’air. Pourtant le cœur de Calvin n’en battit pas moins la chamade comme s’il voulait lui sortir de la poitrine. Mais une fois qu’ils furent passés, il se dit qu’il pourrait sortir les pieds devant par le trou, se laisser tomber sans risque par terre et s’enfuir dans les rues de Paris. Qu’ils se demandent donc comment il avait délogé un moellon du mur. Ça leur apprendrait à enfermer les gens qui soignent les mendiants.
Il était sur le point de s’en aller, les pieds déjà dans l’orifice, quand il lui vint soudain à l’esprit que c’était complètement idiot de s’échapper. N’était-il pas ici pour voir l’Empereur ? Le statut de fugitif n’arrangerait pas ses affaires. Bonaparte détenait des pouvoirs que même Alvin ignorait. Il fallait que Calvin les apprenne, autant que possible. Le plus malin, c’était d’attendre bien sagement ici et de voir si un maillon de la hiérarchie allait finir par se dire qu’un gars qui guérissait les mendiants devait être capable de soulager la célèbre goutte de Bonaparte.
Il réintégra donc sa geôle, souleva le moellon, l’introduisit dans la cavité et le repoussa en place. Il laissa dedans les trous des doigts : il faisait sombre dans le fond de la cellule, et puis, si on les remarquait, on en respecterait peut-être davantage ses pouvoirs.
Ou peut-être pas. Comment savoir ? Plus rien ne dépendait de lui désormais. Il détestait ça. Mais quand on veut quelque chose il faut s’en donner les moyens.
Maintenant qu’il ne cherchait plus à s’évader – mais il savait qu’il le pouvait s’il le voulait – Calvin passa ses jours et ses nuits allongé sur sa couchette ou à marcher de long en large dans sa cellule. La solitude, ça n’était pas son fort, à Calvin. Il l’avait appris durant son voyage dans les bois après son départ de Vigor. Alvin, lui, aimait peut-être courir comme un Rouge, mais Calvin avait rapidement abandonné les pistes forestières, avait rejoint une route, trouvé un fermier qui l’avait transporté dans sa carriole, puis un autre, et encore un autre, s’était fait des amis, avait discuté et n’avait jamais manqué de compagnie.
Ici, il était à nouveau coincé, et quand bien même les gardes auraient voulu lui parler, il connaissait peu la langue. Ça ne l’avait pas trop gêné quand il circulait en liberté dans les rues de Paris, qu’il baignait dans la confusion d’une vie urbaine active. Mais ici, son incapacité à même demander à un garde quel jour on était… Il se faisait l’impression d’un infirme.
En fin de compte, il s’amusa à jouer des tours. Il n’eut aucun mal à envoyer sa bestiole dans le mécanisme de la serrure et à détériorer la clé, en la ramollissant, dès que le garde l’y introduisit. Lorsque l’homme la ressortit, elle n’avait plus de dents et la porte était toujours fermée. Furieux, il repartit à grands pas en chercher une autre. Cette fois, Calvin le laissa ouvrir la porte sans difficulté – mais qu’est-ce qui avait bien pu faire perdre ses dents à la première clé ?
Et Calvin ne s’attaqua pas seulement à sa propre serrure. Il entreprit de chercher partout à l’aide de sa bestiole jusqu’à ce qu’il trouve d’autres cellules occupées. Il joua aussi avec leurs serrures : il en fit fondre deux qui devinrent impossibles à ouvrir et en abîma deux autres qui devinrent impossibles à fermer. Les cris, les piétinements, les courses affolées le divertirent beaucoup, surtout lorsqu’il imaginait ce que devaient penser les gardes. Des fantômes ? Des espions ? Qui provoquait des phénomènes aussi étranges à la Bastille ?
Il en tira aussi des enseignements. À Vigor, chaque fois qu’il restait longtemps assis, soit il s’impatientait et se levait pour se remuer, soit il se mettait à penser à Alvin et la colère le prenait. Dans les deux cas, il ne passait pas beaucoup de temps à mesurer les limites de ses pouvoirs, pas depuis le retour de son frère. Mais aujourd’hui, il découvrait qu’il pouvait envoyer sa bestiole vraiment loin, et dans des coins qu’il n’avait jamais vus de ses yeux. Il prit l’habitude de la déplacer dans la pierre pour en éprouver la diversité de texture, de pénétrer les cadres en bois des lourdes portes, les gonds et les serrures de métal. Bon sang, mais c’est qu’il devenait fort à ce petit jeu !
Puis il explora son propre corps avec cette bestiole, et ceux des autres prisonniers, essaya de trouver ce qu’Alvin y voyait, d’y voir. À son tour au plus profond. Il tenta aussi quelques expériences sur ses compagnons d’infortune, opéra quelques modifications dans leurs jambes comme il aurait à le faire dans celles de Bonaparte. Aucun d’entre eux ne souffrait de goutte, bien entendu – c’était un mal de riche, et personne en prison n’était riche, même ceux qui avaient de l’argent au-dehors. Il se fit cependant une idée de l’aspect d’une jambe à peu près saine à l’intérieur. Une idée de ce qu’il lui faudrait accomplir pour rétablir celle de l’Empereur.
Mais à la vérité il n’en comprenait pas beaucoup plus sur les jambes au bout d’une semaine de cet exercice qu’au début.
Une semaine. Une semaine et demie. Tous les jours, de plus en plus souvent, il s’approchait du mur, s’accroupissait et enfonçait les doigts dans les trous. Il sortait le moellon un tout petit peu, parfois davantage, et une fois ou deux entièrement, mû par l’envie de se glisser dans le trou et de gagner la liberté. Toujours, après un instant de réflexion, il le remettait en place. Mais il devait réfléchir de plus en plus longtemps de jour en jour. Et l’envie de partir se faisait de plus en plus pressante.
C’était de toute façon un projet complètement idiot, comme tous ses projets, tout bien considéré. Calvin était stupide de s’imaginer qu’on laisserait un petit Américain inconnu rencontrer l’Empereur.
Il avait sorti le moellon du mur pour ce qui risquait d’être la dernière fois, croyait-il, lorsqu’il entendit des pas dans le couloir. Personne ne venait jamais dans les parages si tard dans la nuit ! Pas le temps non plus de remettre le bloc de pierre en place. Alors… partir ou rester ? On verrait la pierre délogée du mur quoi qu’il fasse. Alors voulait-il en subir les conséquences, à savoir peut-être rencontrer l’Empereur, mais peut-être aussi tâter de la guillotine, ou allait-il plonger dans le trou et s’échapper dans la rue avant qu’on ouvre la porte ?
Le Petit Napoléon grogna tout seul. Tous ces jours, l’Empereur aurait pu s’inquiéter n’importe quand du guérisseur américain. Mais non, il avait fallu que ce soit en pleine nuit, ce soir justement, celui où le Petit Napoléon avait réservé la meilleure loge pour la première d’un nouvel opéra d’un Italien dont il ne se rappelait pas le nom. Il avait voulu dire à l’empereur que ce soir n’était pas indiqué, qu’il devrait trouver un autre lèche-bottes pour exécuter ses ordres. Mais l’Empereur lui avait alors souri et insinué qu’il disposait d’autres gens capables d’accomplir une tâche aussi servile, qu’il ne devrait pas faire perdre du temps à son neveu pour des questions aussi insignifiantes… Du coup, que pouvait faire le Petit Napoléon ? Il n’allait pas laisser l’Empereur s’apercevoir que n’importe quel larbin était en mesure de le remplacer. « Non, avait-il insisté. Non, mon oncle, je vais m’en charger moi-même, je vous en prie.
— J’espère seulement qu’il réussira ce que vous avez promis », avait répliqué Bonaparte.
Il s’amusait, le salaud, voilà la vérité. Il savait aussi bien que lui qu’il n’y avait pas eu de promesse d’aucune sorte, rien qu’un rapport. Mais s’il plaisait à l’Empereur de donner des suées à son neveu, de lui faire craindre qu’on risquait de le prendre pour un imbécile, eh bien, les empereurs avaient le droit de jouer avec les sentiments d’autrui.
Le garde fit beaucoup de bruit en s’approchant dans le couloir de pierre et en manipulant un bon moment les clés.
« Alors, crétin, tu donnes le temps au prisonnier d’arrêter de creuser son tunnel et d’en cacher les traces ?
— Y a pas de tunnel à ce niveau, monseigneur, dit le geôlier.
— Je le sais, crétin. Mais pourquoi autant tripoter tes clés ?
— La plupart sont neuves, monseigneur, et je r’connais pas quelle clé ouvre quelle porte, c’est moins facile qu’avant.
— Alors sers-toi des anciennes et ne me fais pas perdre mon temps !
— Les anciennes, elles avaient les dents usées, ou alors c’étaient les serrures qu’étaient cassées, monseigneur. Une histoire incroyable, vous la croiriez pas.
— Non, je ne la crois pas », bougonna le Petit Napoléon. Mais il la croyait, en réalité – il avait entendu des bruits à propos de sabotage à la Bastille, d’une espèce de rouille ou d’un autre phénomène peu ordinaire qui s’en prenait aux verrous.
La clé finit par glisser dans le trou de la serrure, et la porte s’ouvrit en grinçant. Le geôlier entra et promena sa lanterne alentour pour s’assurer que le prisonnier était à sa place, qu’il ne risquait pas de lui sauter dessus pour lui faucher son trousseau. Non, celui-là, le petit Américain, il était assis loin de la porte contre le mur du fond.
Assis sur quoi ? Le geôlier s’avança d’un ou deux pas, leva plus haut sa lanterne.
« Mon Dieu », murmura le Petit Napoléon.
L’Américain était assis sur un gros bloc de pierre du mur, à côté d’un trou qui menait directement dans la rue. Aucun homme n’aurait pu soulever et dégager un tel moellon à mains nues – comment même le saisir ? Mais le plus fort, c’est qu’après avoir réussi à le déloger, cet imbécile d’Américain n’avait rien trouvé de mieux que s’asseoir dessus et attendre ! Pourquoi ne s’était-il pas enfui ?
L’Américain lui fit un grand sourire, puis il se leva, sans cesser de sourire, sans cesser de le regarder, et plongea les mains carrément jusqu’aux coudes dans la pierre, aussi facilement que si le moellon avait été une cuvette d’eau.
Le geôlier hurla et se précipita vers la porte.
L’Américain retira les mains du bloc ; l’une des deux était refermée sur un bout de caillou. Il le tendit au Petit Napoléon qui le prit, qui le soupesa. C’était de la pierre, bien dure comme il se devait, mais elle gardait à sa surface l’empreinte d’une paume et de doigts humains. Par on ne savait quel moyen, ce gars était capable de s’enfoncer dans du roc solide et d’en ramener une poignée comme s’il s’agissait d’argile.
Le Petit Napoléon fouilla sa mémoire et retrouva quelques notions d’anglais de ses années d’école. « Quel… est… votre… nom ? demanda-t-il.
— Calvin Maker ; en français : Calvin le Faiseur.
— Vous parlez… le français ?
— Quasiment pas.
— Aller… avec… moi, fit toujours en anglais le Petit Napoléon. Aller… ?
— Venir, répondit obligeamment Calvin. Venir avec vous.
— Yes. Oui. »
L’Empereur avait fini par envoyer chercher le jeune homme. Mais à présent le Petit Napoléon avait de sérieux doutes. Rien dans ses guérisons de mendiants ne laissait entendre que l’Américain aurait du pouvoir sur la pierre. Et si ce Calvin le Faiseur tentait quelque chose pour l’embarrasser ? Et si – chose inimaginable, pourtant il fallait bien l’envisager quand même –, et s’il tuait l’oncle Napoléon ?
Mais l’Empereur avait demandé à le voir. Ça, on n’y pouvait rien changer. Il allait faire quoi ? Dire à son oncle que le gars qu’il lui ramenait pour guérir sa goutte risquait de vouloir plonger les mains dans le sol de marbre, en retirer un morceau et l’assommer avec ? Ce serait un suicide politique. Il se retrouverait en Corse à garder les moutons en un rien de temps. Si on ne lui offrait pas le spectacle du monde faisant la culbute lorsque sa tête roulerait dans le panier de la guillotine.
« Venir, venir, venir, fit le Petit Napoléon. Avec moi. »
Le geôlier se blottissait plus loin dans une encoignure du couloir. Le Petit Napoléon lança un coup de pied dans sa direction. L’homme était dans un tel état d’hébétude qu’il ne l’esquiva même pas. Le coup porta et le geôlier roula sur lui-même comme un chou-fleur.
Le jeune Américain éclata d’un grand rire. Le Petit Napoléon n’aima pas son rire. Il caressait l’idée de sortir son couteau et de tuer le prisonnier sur place. Mais l’explication à l’Empereur s’avérerait dangereuse. « Alors comme ça tu m’as poussé pendant des semaines à le voir, et c’était un assassin ? » Non, quoi qu’il arrive, l’Américain verrait l’Empereur.
Calvin le Faiseur verrait Napoléon Bonaparte… et le Petit Napoléon, lui, verrait si Dieu allait répondre à une prière des plus ferventes.