V Falsification

L’Amérique était trop petite pour Calvin. Il le savait à présent. Tout y était trop neuf. Les pouvoirs d’un pays mettent du temps à mûrir. Les Rouges, eux, connaissaient le pays, mais ils n’étaient plus là. Et les Blancs et les Noirs qui vivaient ici désormais n’avaient que des pouvoirs, talents, sortilèges, charmes et rêves sans consistance. Rien à voir avec l’antique musique dont avait parlé Alvin. Le chant vert de la forêt vivante. Par ailleurs, il n’y avait plus de Rouges, leur supposé savoir ne devait donc pas être très puissant. Leur échec suffisait à le prouver.

La tête de Calvin ignorait encore sa destination mais ses pieds la connaissaient déjà. L’Est. Parfois il remontait légèrement vers le nord, d’autres fois descendait un peu vers le sud, mais il se dirigeait toujours vers l’est. Dans un premier temps, il crut qu’il allait tout bonnement à Dekane, mais une fois en ville il ne fit qu’y travailler un jour ou deux pour récolter quelques pièces et s’acheter un peu de pain à se mettre dans le ventre, à la suite de quoi il repartit par-delà les montagnes et suivit la nouvelle voie ferrée jusqu’en Irrakwa où il se moqua discrètement d’hommes et de femmes qui, rouges par leur peau, étaient blancs par leurs vêtements, leur façon de parler et de penser. D’autres lâches, d’autres pièces, d’autres occasions de se servir ici et là de son talent de Faiseur. Des gamineries, la plupart du temps, parce qu’il n’osait pas s’en servir au grand jour, on risquait de le remarquer et de jaser. Rien que des petites faveurs pour les maisons qui l’avaient bien accueilli, comme chasser les souris et les cancrelats de la propriété. Ou des petites vengeances sur ceux qui l’avaient rejeté. Envoyer un rat crever dans un puits. Occasionner une fuite dans un toit au-dessus d’un tonneau de farine. Ce coup-là était difficile, il fallait faire gonfler puis se contracter le bois. Mais il savait s’y prendre avec l’eau. L’eau se prêtait à ses volontés mieux que tout autre élément.

Il s’avéra que ce n’était pas non plus en Irrakwa qu’avaient voulu le conduire ses pieds. Il traversa l’État, passa en Nouvelle-Hollande où les fermiers parlaient tous le néerlandais, puis descendit l’Hudson jusqu’à La Nouvelle-Amsterdam.

À son arrivée dans la grande cité à la pointe de l’île de Manhattan, il crut avoir déniché ce qu’il cherchait. La plus grande ville des États-Unis. Et elle n’était plus guère hollandaise. Tout le monde parlait anglais pour les affaires, et Calvin dénombra au moins une douzaine de langues avant de se lasser. Sans compter les accents bizarres d’Anglais de York, de Glasgow et de Monmouth. Toutes les cultures du monde devaient sûrement cohabiter ici. Il y trouverait sans doute des professeurs.

Il y resta donc plusieurs jours, une semaine. Il passa à l’université au nord de l’île, mais on voulait lui faire étudier des matières intellectuelles plutôt que la science du pouvoir, et Calvin ne tarda pas à se convaincre qu’aucun de ces professeurs aux grands airs ne connaissait quoi que ce soit d’utile. Ils le prenaient pour un fou. Un vieux crétin à la barbiche blanche essaya pendant une demi-heure de le persuader de se laisser examiner, comme s’il était un spécimen curieux d’insecte. Calvin le supporta aussi longtemps uniquement pour pouvoir défaire les reliures de tous les ouvrages qui s’alignaient sur les étagères du bonhomme. Qu’il se pose donc des questions sur le genre de folie dont souffre Calvin lorsque les pages des livres qu’il ouvrira tomberont toutes seules et s’éparpilleront par terre.

Si les professeurs n’étaient pas à la hauteur, la rue ne valait guère mieux. Oh, il entendait parler de grands sages, de sorciers, etc. Les gitans vantaient les mérites d’un jeteur de sorts. Les Irlandais connaissaient un prêtre doté de dons particuliers. Les Français et les Espagnols avaient eu vent de sorcières, d’enfants saints ou autres. Un Portugais parla d’une Noire affranchie capable de rendre l’entrejambe d’un ennemi aussi lisse et vacant qu’une aisselle – c’est de cette manière, à ce qu’on racontait, qu’elle avait obtenu sa liberté, après s’être occupée du fils aîné de son maître qu’elle avait ensuite menacé du même sort. Mais l’un comme l’autre restaient invisibles. Il avait trouvé quelqu’un qui connaissait un grand sage, il était allé voir ce quelqu’un pour découvrir qu’il connaissait seulement quelqu’un d’autre qui connaissait le maître et ainsi de suite ; il se faisait l’effet d’un gendarme poursuivant en pleine nuit un fugitif qui s’éclipserait sans cesse dans des ruelles.

Mais en attendant, Calvin apprenait à vivre dans une ville et il aimait ça. Il aimait la sensation de pouvoir carrément disparaître en plein jour. Personne ne se connaissait. On n’attendait rien des autres. On était ce qu’on portait sur le dos. À son arrivée il était habillé comme un péquenaud, les gens s’attendaient donc à le trouver bête et maladroit, ce qu’il était, bon sang. Mais au bout de quelques jours il avait compris que ses vêtements le trahissaient et il avait acheté un costume de ville chez un fripier. On avait alors commencé à lui adresser la parole. Il avait aussi appris à parler un peu différemment. Plus vite, en traînant moins sur les mots. En se débarrassant de l’accent nasillard de la campagne. Il savait qu’on devinait ses origines dès qu’il ouvrait la bouche, mais il faisait des progrès. On lui demandait moins souvent de répéter. Et à la fin de la semaine il n’était pas plus déplacé que n’importe quel autre immigrant. Il n’en fallait pas davantage – ce n’était pas comme s’il existait des natifs de La Nouvelle-Amsterdam. Sauf peut-être quelques vieux propriétaires hollandais qui se terraient dans leurs manoirs au nord de l’île.

Des rumeurs de savoir, c’était tout ce qu’il trouverait dans cette ville. Bah, à quoi s’attendait-il ? Tous ceux qui détenaient vraiment les pouvoirs de l’Ancien Monde devaient hésiter à embarquer sur un malheureux bateau et naviguer vers l’ouest à leurs risques et périls pour venir vivre dans un taudis immonde de La Nouvelle-Amsterdam. Non, les Européens familiers du pouvoir se trouvaient toujours là-bas – parce qu’ils y menaient leurs affaires et n’avaient aucune raison de partir.

Et lequel était le plus puissant de tous ? Eh bien, l’homme dont les victoires avaient poussé tous ces gens parlant une douzaine de langues à débarquer en foule sur les côtes américaines. L’homme qui avait chassé les aristocrates de France, qui avait ensuite conquis l’Espagne, le Saint Empire romain, l’Italie, l’Autriche, puis pour une quelconque raison s’était arrêté à la frontière russe et au bord de la Manche, avait signé la paix et tenu bon, d’une main de fer mais, comme on disait, d’un cœur tendre, si bien que très vite personne en Italie, en Autriche, aux Pays-Bas ni ailleurs, en vérité, ne souhaitait plus le retour des anciens dirigeants. Voilà l’homme qui comprenait le pouvoir. Voilà l’homme idéal pour enseigner à Calvin ce qu’il avait besoin de savoir.

Un ennui pourtant : pourquoi un personnage aussi important accepterait-il de parler à un pauvre petit fermier de la Wobbish ? Et comment ce pauvre petit fermier allait-il s’y prendre pour traverser l’Océan ? Si seulement Alvin avait bien voulu lui montrer comment changer le fer en or ! Ça, ce serait pratique. Imaginez : une locomotive à vapeur tout entière changée en or massif. Qu’on allume la chaudière, et toute la machine fondrait – mais elle formerait des mares d’or. Il suffirait d’y plonger une louche pour payer son voyage en France, et pas dans l’entrepont, qui plus est. Il s’offrirait la première classe, et ensuite un bon hôtel à Paris. De beaux vêtements aussi, comme ça, quand il entrerait dans l’ambassade américaine, les larbins lui feraient des courbettes et le conduiraient directement à l’ambassadeur, puis l’ambassadeur le conduirait directement au palais impérial où il serait présenté à Napoléon en personne, et Napoléon demanderait : « Pourquoi faut-il que je vous reçoive, vous, simple citoyen des terres sauvages de l’ouest d’un pays de deuxième ordre ? » Alors Calvin sortirait trois louchées d’or de ses poches, les lâcherait lourdement dans les mains de Napoléon et dirait : « Combien vous en voulez ? J’connais comment en faire d’autre. » Et Napoléon répliquerait : « J’ai tous les impôts de l’Europe pour m’acheter de l’or. Que voulez-vous que je fasse de vos malheureuses poignées ? » Et Calvin répliquerait : « Asteure, vous en avez un peu plusse qu’avant. Regardez donc vos boutons, monsieur. » Napoléon regarderait les boutons de cuivre de son habit, et ils seraient eux aussi en or, alors il demanderait : « Qu’attendez-vous de moi, monsieur ? » Parfaitement, il appellerait Calvin « monsieur », et Calvin répondrait : « Tout ce que j’veux, monsieur, c’est apprendre comment acquérir le pouvoir. »

Seulement, si Calvin savait changer le fer ou le cuivre en or, il n’aurait que faire de l’aide de Napoléon Bonaparte, empereur de la terre ou tout autre titre que l’homme s’était décerné lors de sa dernière promotion. C’était un de ces cercles vicieux dans lesquels il n’arrêtait de se jeter tête baissée. S’il avait assez de pouvoir pour attirer l’attention de Napoléon, il n’aurait pas besoin de lui. Et parce qu’il en avait besoin, justement, il ne fallait pas compter qu’un de ses sous-fifres autorise Calvin à l’approcher.

Calvin n’était pas idiot. Il n’était pas un péquenaud, malgré ce que pensaient les gens de la ville. Il savait que les puissants ne laissaient pas n’importe qui venir bavarder avec eux.

Mais moi, j’en ai, des pouvoirs, se disait-il. J’en ai et j’arriverai bien à me débrouiller une fois de l’autre côté de la grande mare. Ce que les gens raffinés ont appelé l’océan Atlantique – la grande mare. Une fois de l’autre côté de la grande mare. Faudra peut-être que j’apprenne le français, mais il paraît que Napoléon parle aussi l’anglais depuis l’époque où il était général au Canada. D’une façon ou d’une autre, je finirai par le rencontrer et il me prendra comme apprenti. Pas pour lui succéder à la tête de son empire, mais plutôt pour l’imiter en Amérique. Faire flotter un seul et même drapeau sur les Colonies de la Couronne, la Nouvelle-Angleterre et les États-Unis. Et aussi le Canada. Et la Floride. Ensuite, peut-être qu’il tournerait les yeux vers l’autre bord du Mizzipy ; il verrait si le vieux Tenskwa-Tawa arrive à repousser un Faiseur décidé à traverser et à conquérir le territoire rouge.

Des rêves, tout ça. Que des rêves ridicules d’un jeune gars qui dort dans une pension miteuse et fait des petits boulots minables pour empocher quelques sous par jour. Calvin le savait, mais il savait aussi que s’il n’arrivait pas à convertir un talent comme le sien en argent et en pouvoir, il ne méritait pas mieux que des lits pouilleux, de piètres repas et des tâches éreintantes.

Une chose, pourtant. On commençait à s’habituer dans la rue à l’idée que Calvin cherchait quelque chose, et la vieille femme à qui il achetait ses pommes – celle qui lui en avait donné une le jour de son arrivée, quand il n’avait pas le sou, parce qu’elle-même venait de la campagne, avait-elle avoué ; celle qui depuis lors ne trouvait plus de vers ni de mouches dans ses fruits – la vieille femme, donc, lui avait lancé : « Dis, j’espère que t’as causé au Sanguinaire, il connaît des choses.

— Le Sanguinaire ?

— Mais oui, çui qui conte des histoires horribles et qu’a les mains pleines de sang quand y trouve personne pour l’écouter. Tout le monde connaît l’Sanguinaire. L’est venu icitte par rapport qu’y a une malédiction sus lui : faut qu’y trouve du nouveau monde tous les jours à qui conter son histoire, et où c’est qu’on en trouve tout l’temps beaucoup, hein ? »

Évidemment, Calvin savait maintenant précisément de qui elle parlait. « Harrison est icitte – ici ?

— Tu l’connais ?

— J’en ai entendu parler. Il se faisait appeler gouverneur de la Wobbish, fut un temps. L’a… Il a massacré le peuple de Tenskwa-Tawa à la Tippy-Canoe.

— C’est lui. Une histoire affreuse. Djeu merci, j’ai eu à l’entendre qu’une seule fois. Mais faut qu’y ait un genre de pouvoir pour qu’ses mains soyent pleines de sang d’même. J’veux dire, c’est drôle, non ? Tous les autres qu’on nous cause, on les voit jamais rien faire en vérité, si tu comprends c’que j’veux dire. Mais là, on voit l’sang. Y a du pouvoir là-d’sous, m’est avis.

— M’est avis. » À nouveau il se corrigea : « Je pense.

— Tu pourrais aussi bien dire « j’imagine », si tu veux te donner d’grands airs.

— Je ne veux pas avoir l’air de la campagne, c’est tout.

— Alors, tu f’rais mieux d’apprendre le français. Tous les genses distingués s’y sont mis. On est icitte dans une ville hollandaise où tout l’monde parle anglais, et ils vont dans leurs restaurants élégants commander à manger en français ! Qu’esse les Français ont à voir avec La Nouvelle-Amsterdam ? Ceux qui veulent manger en français, ils ont qu’à s’rendre au Canada, voilà ce que j’dis, moi ! »

Il écouta sa diatribe jusqu’à ce qu’il puisse enfin s’échapper – disons, jusqu’à ce qu’elle trouve enfin un client – et il partit en quête de Harrison. L’assassin-blanc Harrison. Calvin n’ignorait rien de sa malédiction grâce aux histoires que racontaient son père et ses voisins, et il avait déjà imaginé Harrison cheminant de village en village sur les routes de campagne, les habitants qui le jetaient dehors avant qu’il puisse entrer raconter ses horreurs. Il n’avait jamais songé qu’il viendrait à la ville, mais ça se comprenait, à bien y réfléchir. Le Sanguinaire.

Il le trouva dans une ruelle derrière un restaurant où il se faisait nourrir tous les soirs par un tenancier qui ne voulait pas le voir aborder ses clients. « C’est une punition sévère, déclara le tenancier. J’avais un propriétaire à Kilkenny qui croyait à ce genre de justice. Des punitions qui duraient l’éternité. La honte perpétuelle. Je trouve pas ça bien. Je me fiche de ce qu’il a fait, ce gars-là. Que celui qu’a jamais péché… tout ça. Alors, il mange derrière mon restaurant. Tant qu’il fait pas de tort au commerce.

— Quelle générosité ! fit Calvin.

— Pas d’impertinence, mon gars. Je suis effectivement généreux, et j’ai aussi les idées larges, je le sais et je m’en flatte, mais j’en ai pas moins de mérite pour ça. Alors, si c’est pour manger ma tambouille et me juger, autant que tu ramasses tes petites allusions blessantes et que tu sortes de mon établissement.

— Je ne l’ai pas mangée, votre tambouille.

— Mais tu vas la manger quand même, parce que je suis généreux, je t’ai dit, et t’as l’air d’avoir faim. Maintenant, va dans la cuisine, derrière, et demande au cuisinier de te donner quelque chose, pour toi et pour le Sanguinaire, là, dans la ruelle. Si tu lui apportes son repas, il te parlera, n’aie crainte. Il te racontera sûrement son histoire, d’ailleurs.

— Je la connais, son histoire.

— Tout le monde connaît peut-être une histoire, mais c’est jamais la même. Maintenant dégage ma porte, tu ressembles à la vermine qui court le pavé. »

Calvin baissa les yeux sur son accoutrement et comprit que ses vêtements achetés pour mieux s’intégrer l’assimilaient à la rue, non à la ville. Faudrait qu’il y remédie avant d’aller à Paris. Qu’il devienne, sinon un gentilhomme, du moins un commerçant. Pas une vermine du pavé.

Il n’aimait pas ceux qui se vantaient d’être généreux, mais force lui fut de constater que la cuisine était bonne. Il n’eut pas droit à des miettes ni à des restes. Le cuisinier lui donna un repas à la fois délicieux et copieux. Comment ce tenancier arrivait-il à garder son commerce, s’il se montrait d’une telle générosité envers les pauvres ? Il devait sûrement flouer son patron. Il pouvait se permettre d’être généreux, dès lors que ça ne sortait pas de sa poche. La plupart des vertus étaient du même acabit. Les gens se glorifiaient d’être vertueux, mais dès que la vertu devenait onéreuse ou gênante, elle s’effaçait derrière les soucis pratiques à une vitesse étonnante.

La générosité de l’homme lui valut de ne plus avoir ni cancrelats ni souris dans sa cuisine.

Dans la ruelle, le Sanguinaire buvait à petits coups du vin au goulot. Il aperçut Calvin, et l’avidité brilla dans ses yeux. Calvin se mit à rire. « J’ai entendu dire que vous avez une histoire à raconter.

— On m’envoie encore des gamins comme toi pour faire une blague, hein ?

— Pas une blague. Je connais votre histoire, en gros. Je voulais vous voir, je crois, c’est tout. »

Harrison lui tendit la bouteille de vin. « C’est ce qu’il y a de mieux ici, dit-il. Ça et le fait qu’ils ne commencent pas par me faire déguerpir. Quand un client ouvre une bouteille de vin et qu’il ne la finit pas à table, le tenancier refuse de la resservir à un autre. Alors elle atterrit dans la ruelle.

— Le plus étonnant, fit Calvin, c’est qu’il devrait y avoir au moins une centaine de poivrots affamés à attendre dans le coin. »

Harrison éclata de rire. « Il y en avait. Mais ils en ont eu assez de m’entendre raconter mon histoire, et maintenant j’ai la ruelle pour moi tout seul. C’est comme ça qu’elle me plaît. »

Mais Calvin sentit dans sa voix qu’il mentait. Elle ne lui plaisait pas comme ça. Il avait faim de compagnie.

« Vous pourriez aussi bien me la raconter, votre histoire. Entre les bouchées, si vous voulez. »

Harrison se mit à manger. Calvin devina des restes de bonnes manières. L’homme avait jadis été civilisé.

Entre les bouchées, Harrison raconta son histoire. En entier : comment il avait fait venir des Rouges du sud de l’Hio pour enlever deux jeunes Blancs et accuser Tenskwa-Tawa, le soi-disant prophète rouge. Seulement, les prisonniers avaient été sauvés d’une manière ou d’une autre et avaient rencontré le frère du Prophète, Ta-Kumsaw. Incident sans grande importance, cela dit, parce que Harrison s’était quand même servi de l’enlèvement pour mettre en houle les Blancs du nord de la Wobbish, ceux qui vivaient tout près du village du Prophète au bord de la Tippy-Canoe. Il avait donc pu lever une armée pour aller exterminer Prophetville. Et voilà qu’à la dernière minute, qui réapparaît ? L’un des deux jeunes enlevés. Bah, Harrison ne voit qu’une solution : le faire tuer, et tout a l’air de bien marcher. Les Rouges restent là sans bouger et laissent les salves de mousquets et la mitraille les faucher jusqu’à ce qu’il n’en reste qu’un sur dix ; tout le pré n’est plus qu’une nappe de sang qui s’écoule dans la Tippy-Canoe, seulement c’est plus que ne peuvent en supporter les Blancs – et ils se prennent pour des hommes ! – parce qu’ils arrêtent tous de tirer avant d’avoir terminé le travail, puis voilà que se lève le gamin qu’on croyait mort, même pas blessé, et il apprend la vérité à tout le monde, alors le prophète rouge lance une malédiction sur tous ceux qui sont là et la pire sur Harrison, condamné à raconter cette histoire à une personne différente chaque jour et…

— Vous la racontez complètement de travers », le coupa Calvin.

Harrison le regarda avec colère. « Tu crois qu’après toutes ces années je ne sais pas comment raconter cette histoire ? Si jamais je la raconte autrement, je me retrouve les mains pleines de sang, et crois-moi, ça n’est pas beau à voir. Les gens vomissent devant ce spectacle. On dirait que je me suis plongé les bras dans un cadavre jusqu’aux coudes.

— En la racontant à votre façon, vous vivez dans une ruelle, vous dépendez de la charité pour manger et vous buvez des fonds de bouteilles », dit Calvin.

Harrison le considéra, les yeux plissés. « Tu es qui, toi ?

— Le jeune Blanc que vous avez voulu tuer, c’est mon frère Mesure. L’autre que vous avez fait enlever, c’est mon frère Alvin.

— Et tu viens jubiler ?

— Est-ce que j’ai l’air de jubiler ? Non, je suis parti de chez moi par rapport que je supportais plus leur droiture, qu’ils connaissent tout et qu’ils ne respectent pas les autres. »

Harrison fit un clin d’œil. « Je n’ai jamais aimé ces gens-là.

— Vous voulez savoir comment faut la raconter, votre histoire ?

— J’écoute.

— Les Rouges étaient en guerre avec les Blancs. Ils ne cultivaient pas la terre mais ils ne voulaient pas que les Blancs la cultivent non plus. Ils ne voulaient pas partager, et pourtant l’espace ne manquait pas. Tenskwa-Tawa clamait qu’il était pacifique, mais vous saviez qu’il rassemblait des milliers de Rouges pour l’armée de Ta-Kumsaw. Fallait bien faire quelque chose pour attiser la colère des Blancs de la région et qu’ils repoussent la menace. Alors, oui, vous avez fait enlever les deux gars, mais vous n’avez jamais donné d’ordres pour qu’on tue des gens…

— Si je dis ça, le sang va me jaillir tout de suite sur les mains…

— J’suis sûr que vous avez pensé à toutes les menteries possibles, mais écoutez-moi jusqu’au bout.

— Vas-y.

— Vous n’avez pas ordonné qu’on tue. Ce sont seulement des inventions que vos ennemis ont répandues sur vous. Des inventions d’Alvin Miller junior, qu’on appelle maintenant Alvin Smith, le forgeron. Après tout, Alvin, c’était le Petit Renégat, le petit Blanc qui a suivi partout Ta-Kumsaw durant une année. C’était l’ami de Ta-Kumsaw – on dira « l’ami » par rapport qu’on est en bonne compagnie – alors comme de juste il a inventé des mensonges sur vous. C’est votre bataille à la Tippy-Canoe qui a fait échouer les plans de Ta-Kumsaw. Si vous n’aviez pas frappé à ce moment-là, Ta-Kumsaw aurait remporté la victoire plus tard à Fort Détroit, il aurait chassé tous les habitants civilisés des terres à l’ouest des montagnes d’Appalachie, et les armées des Rouges tomberaient sur les villes de l’Est, elles surgiraient des montagnes et… Enfin, grâce à vous et à votre courage à la Tippy-Canoe, les Rouges ont été repoussés à l’ouest du Mizzipy. Vous avez ouvert les terres de l’Ouest à une colonisation sans risques.

— Le sang me dégoulinerait des mains avant même que je sorte tout ça.

— Et après ? Vous n’avez qu’à les lever et dire : Regardez ce que le sorcier rouge Tenskwa-Tawa a fait pour me punir. Il m’a couvert les mains de sang. Mais j’suis content de payer ce prix-là. C’est grâce à ce sang sus mes mains que les Blancs bâtissent la civilisation jusqu’au bord du Mizzipy. C’est grâce à ce sang sus mes mains que dans l’Est on dort tranquille la nuit, sans souci des Rouges qui pourraient venir violer et tuer comme ces sauvages ont toujours fait. »

Harrison gloussa. « Tout ça, ce sont des craques énormes, mon gars, j’espère que tu le sais.

— C’est vous qui décidez si vous voulez laisser Tenskwa-Tawa gagner la victoire finale.

— Pourquoi tu me dis tout ça ? Qu’est-ce que tu y gagnes ?

— Je m’demande. Je suis venu vous voir en me disant que vous aviez peut-être encore le sens du pouvoir, mais quand j’vous ai entendu conter cette histoire de poule mouillée du Sud, j’ai compris que vous ne connaissez rien d’utile pour un homme digne de ce nom. J’en sais plus long que vous, par le fait. Alors, vu que j’allais vous demander un service, il m’a semblé honnête de vous en rendre un aussi.

— Bien aimable. » Impossible de ne pas sentir le sarcasme.

« J’crois pas. J’imagine la figure de mon frère Alvin quand vous direz à tout l’monde que c’est lui, le Petit Renégat. Racontez ça, et personne ne le croira s’il témoigne contre vous. Par le fait, il sera forcé de se cacher, quand on pense à toutes les horreurs que les gens prêtent au P’tit Renégat. Qu’il était le plus cruel de tous les Rouges, qu’il tuait et torturait à faire dégobiller même les Shaw-Nees.

— Je me souviens de ces histoires.

— Levez vos mains pleines de sang, l’ami, et faites-leur dire ce que vous, vous voulez qu’elles disent. »

Harrison secoua la tête. « Je ne peux pas vivre avec ce sang sur les mains.

— Vous avez donc une conscience, hein ? »

Harrison se mit à rire. « Le sang tomberait dans ce que je mange. Il tacherait mes vêtements. Il rendrait les gens malades.

— À votre place, je mangerais avec des gants et j’porterais du linge foncé. »

Harrison avait fini de manger. Calvin aussi.

« Tu attends donc ça de moi pour faire du mal à ton frère.

— Pas pour lui faire du mal. Seulement pour le forcer à se taire et à se cacher. Vous avez passé… quoi ? huit ans à vivre comme un chien. Asteure, c’est son tour.

— Il n’y aura pas moyen de revenir en arrière, dit Harrison. Une fois que j’aurai menti, je garderai les mains pleines de sang jusqu’à la fin de mes jours. »

Calvin haussa les épaules. « Harrison, vous êtes un menteur et un assassin, mais vous aimez le pouvoir plus que votre vie. Malheureusement, vous ne valez pas tripette pour le prendre et l’garder. Ta-Kumsaw, Alvin et Tenskwa-Tawa vous ont traité en niaiseux. J’vous dis comment défaire ce qu’ils vous ont fait. Comment vous libérer. C’est à vous de voir, moi, je m’en fiche comme d’une queue de rat. » Il se leva pour partir.

Harrison se redressa à demi pour agripper les jambes du pantalon de Calvin. « Quelqu’un m’a dit qu’Alvin, c’est un Faiseur. Qu’il a un vrai pouvoir.

— Non, c’est faux, répondit Calvin. Faut pas vous inquiéter d’ça. Vous voyez, l’ami, il peut seulement se servir de son pouvoir pour le bien, jamais pour faire le mal.

— Même pas à moi ?

— Peut-être qu’il fera une exception pour vous. » Calvin se fendit d’un sourire mauvais. « Je sais que moi, je l’ferais. »

Harrison retira les mains du pantalon de Calvin. « Ne me regarde pas comme ça, sale petite vipère.

— Comme ça comment ?

— Comme si j’étais de la charogne. Tu es mal placé pour me juger.

— Vous pouvez m’donner une seule bonne raison pour ça ?

— Malgré tout ce que j’ai fait, mon gars, je n’ai jamais trahi mon frère, moi. »

Ce fut au tour de Calvin de regarder le mépris en face. Il cracha par terre près des genoux de Harrison. « Bouffe du pus et crève, lança-t-il.

— C’est une malédiction ? railla Harrison tandis que Calvin s’éloignait. Ou un simple avertissement amical ? »

Calvin ne lui répondit pas. Déjà il pensait à autre chose. Tout d’abord, comment trouver l’argent de la traversée vers l’Europe. En première classe. Il voyagerait en première classe. Peut-être que ce qu’il fallait, c’était voir si son talent allait jusqu’à faire tomber de l’argent du sac d’un boutiquier qui porterait sa recette à la banque. S’il se débrouillait bien, personne ne remarquerait rien. Il ne se ferait pas prendre. Et même si on voyait l’argent tomber et si on le voyait le ramasser, on pourrait seulement l’accuser d’avoir trouvé de l’argent par terre, puisqu’il n’aurait pas touché au sac. Ça marcherait. Ce serait facile. Tellement facile qu’Alvin était idiot de n’y avoir jamais pensé. La famille en aurait eu l’emploi, de cet argent. Certaines années avaient été dures. Mais Alvin était trop égoïste pour songer à personne d’autre que lui-même, ou à rien d’autre que son projet ridicule d’enseigner le pouvoir du Faiseur à des gens qui n’avaient aucun talent pour ça.

Une première classe pour l’Angleterre, puis la traversée de la Manche jusqu’en France. Des vêtements neufs. Ce serait un jeu d’enfant de trouver la somme nécessaire. Beaucoup d’argent changeait de mains à La Nouvelle-Amsterdam, et rien n’empêcherait qu’il en tombe un peu dans la rue aux pieds de Calvin. Dieu lui avait donné le pouvoir, autant dire que c’était Sa volonté qu’il s’en serve.

Ce serait la meilleure si Harrison suivait ses conseils, non ?

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