XVI La vérité

Lorsque ce fut le tour d’En-Vérité de questionner Vialatte, il resta un instant à la considérer. Elle offrait l’image même de la confiance suffisante, la tête légèrement penchée de côté, dans une attitude de légère curiosité, en attente de ce qu’il allait lui demander.

« Mademoiselle Franker, je voudrais savoir… Lorsque vous êtes passés à travers le mur de la prison, comment êtes-vous remontés jusqu’au niveau du sol ? »

Elle eut l’air momentanément troublée. « Oh, la prison est en sous-sol ? Eh bien, quand on a traversé le mur, je suppose qu’on a… Non, bien sûr que non. La prison est au premier étage du tribunal, et ça fait une hauteur d’une dizaine de pieds. Ce n’est pas gentil de votre part, d’essayer de me piéger.

— Ma question tient toujours. Vous avez dû faire une belle chute quand vous avez traversé le mur pour vous retrouver dans le vide.

— Ça s’est fait en douceur. On… on a flotté jusque par terre. Ç’a été un moment inoubliable de cette aventure merveilleuse. Si j’avais su que vous vouliez tant de détails, je vous en aurais parlé tout de suite.

— Alors. Alvin… flotte.

— C’est vraiment un jeune homme remarquable.

— Je veux bien le croire, dit En-Vérité. D’ailleurs, il possède entre autres talents extraordinaires la faculté de voir par-delà les sortilèges d’illusion. Vous le saviez ?

— Non, je… Non. » Elle avait l’air perplexe.

« Par exemple, il voit à travers le sortilège dont vous vous servez pour cacher aux gens votre petite manie de claquer vos fausses dents. Vous le saviez ?

— Manie ! » Elle était mortifiée. « Des fausses dents ! En voilà des horreurs à dire !

— Avez-vous, oui ou non, de fausses dents ? »

Marty Laws se dressa d’un bond. « Votre Honneur, je ne vois pas quel rapport des fausses dents ont avec l’affaire qui nous occupe.

— Maître Cooper, ça paraît un peu déplacé, fit le juge.

— Votre Honneur, vous avez accordé une grande marge de manœuvre à l’accusation pour qu’elle conteste la sincérité de mon client. Il me semble que la défense a droit à la même latitude vis-à-vis de ceux qui taxent monsieur Smith d’abus de confiance.

— De fausses dents, c’est un peu personnel, vous ne trouvez pas ? demanda le juge.

— Et accuser mon client de l’avoir séduite, ça ne l’est pas ? » répliqua En-Vérité.

Le juge sourit. « Objection rejetée. Je crois que l’accusation a ouvert une porte assez large pour ce genre de questions. »

En-Vérité se retourna vers Vialatte. « Avez-vous de fausses dents, mademoiselle Franker ?

— Non ! se récria-t-elle.

— Vous êtes sous serment. Par exemple, n’avez-vous pas agité votre dentier en direction d’Alvin lorsque vous avez dit que c’était un beau jeune homme ?

— Comment je pourrais agiter un dentier que je n’ai pas ?

— Puisque vous déposez, mademoiselle Franker, accepteriez-vous de paraître devant la cour sans les quatre amulettes que vous portez et sans le châle dans lequel sont cousus des sortilèges ?

— Je n’ai pas à me soumettre à…»

Alvin se pencha et tirailla sur les basques d’En-Vérité. L’avocat voulut l’ignorer, parce qu’il le savait, Alvin allait lui interdire de poursuivre dans cette voie. Mais comment feindre de n’avoir pas remarqué un geste si peu discret que toute la cour l’avait vu ? Faisant fi des protestations de Vialatte, il se tourna vers son client qui lui chuchota dans le creux de l’oreille. « En-Vérité, vous connaissiez que j’voulais pas…

— Mon devoir, c’est de vous défendre du mieux…

— En-Vérité, posez-lui des questions sus la salamandre qu’elle a dans son sac. Faites-la sortir si vous pouvez. »

En-Vérité fut surpris. « Une salamandre ? Mais à quoi ça nous avancera ?

— Faites-la sortir du sac, c’est tout, insista Alvin. Dessus une table, devant tout l’monde. Elle s’ensauvera pas. Même quand elles sont possédées par le Défaiseur, les salamandres restent bêtes. Vous verrez. »

En-Vérité refit face au témoin. « Mademoiselle Franker, auriez-vous l’amabilité de nous montrer le lézard que vous avez dans votre sac ? »

Alvin tirailla encore sur les pans de son habit. La bouche collée contre son oreille, il souffla : « Les salamandres, c’est pas des lézards. C’est des amphibiens, pas des reptiles.

— Je vous demande pardon, mademoiselle Franker. Pas un lézard. Un amphibien. Une salamandre.

— Je n’ai rien de…

— Votre Honneur, voudriez-vous informer le témoin des conséquences qu’entraîne une fausse déclaration sous…

— Si j’ai une créature pareille dans mon sac, je voudrais bien savoir qui l’y a fourrée ou comment elle y est entrée, fit Vialatte.

— Vous ne verrez donc aucune objection à ce que l’huissier regarde dans votre sac et en retire toute créature amphibienne qui pourrait s’y trouver ? »

Surmontant son indécision, Vialatte répondit : « Non, aucune.

— Votre Honneur, qui juge-t-on ici ? intervint Marty Laws.

— Je crois qu’il s’agit d’établir la sincérité du témoin, fit le juge, et je trouve cet exercice passionnant. Vous nous avez proposé un scandale et nous vous avons écouté. Maintenant ça m’intéresse de voir un amphibien. »

L’huissier farfouilla dans le sac, puis il poussa soudain un cri et bondit en arrière. « Excusez-moi, Votre Honneur, il est dans ma manche ! » dit-il en s’efforçant de garder son calme tandis qu’il se trémoussait et dansait la gigue.

D’un geste théâtral. En-Vérité balaya la table de la défense des papiers qui l’encombraient et la tira au milieu du tribunal. « Quand vous aurez récupéré la petite fugueuse, dit-il, posez-la ici, je vous prie.

Alvin se renversa sur sa chaise, les jambes tendues, les chevilles croisées, l’air du politicien qui vient de gagner une élection. Sous son siège, le soc reposait dans son sac de toile.

De toutes les personnes présentes dans la salle, seule Vialatte ne prêta aucune attention à la salamandre. Elle resta assise sans bouger, comme en transes ; pourtant non, ce n’était pas ça. Non, on aurait dit qu’elle assistait à une soirée où l’on tenait des propos légèrement inconvenants et qu’elle feignait de ne pas les remarquer.

En-Vérité ne savait pas où allait le mener cette histoire de salamandre, mais comme Alvin ne lui permettrait pas de suivre une autre voie pour discréditer Vialatte ou Amy, il faudrait qu’il s’en contente.


* * *

Alvin avait observé Vialatte pendant qu’elle déposait – observé de près, non seulement avec les yeux, mais avec sa vision intérieure qui lui permettait de voir comment s’agençait le monde matériel. L’un des premiers détails qu’il nota, ce fut la façon dont Vialatte penchait un brin la tête avant de répondre. Comme si elle écoutait. Il envoya donc sa bestiole et la fit planer en l’air, à l’affût des plus petites vibrations sonores. Et il y en avait, pour sûr, mais telles qu’Alvin n’en avait jamais connu. D’ordinaire, le son se propage depuis sa source comme des vaguelettes autour d’un caillou qu’on a jeté dans une mare, dans toutes les directions, elles rebondissent et se répercutent, mais elles s’amenuisent aussi et faiblissent avec la distance. Ce son-là, lui, suivait un canal. Comment était-ce possible ?

Pendant quelques instants, cette question scientifique faillit l’absorber totalement et lui faire oublier qu’il passait en jugement alors que déposait le témoin le plus dangereux mais peut-être aussi le plus faible du procès. Heureusement, il comprit très vite ce qui se passait. Le son provenait de deux sources très proches l’une de l’autre et se déplaçait en parallèle. Lorsque les ondes se croisaient, il y avait interférence, le son se réduisait à une simple turbulence dans l’espace. Alvin tendit l’oreille et perçut le léger sifflement chaotique qui en résultait. En revanche, dans la direction où elles restaient parfaitement parallèles, non seulement les ondes n’interféraient pas entre elles, mais elles donnaient l’impression d’augmenter la puissance du son. Résultat : il suffisait d’occuper la place exacte de Vialatte pour que le chuchotement le plus faible devienne audible : et partout ailleurs dans la salle, on n’entendait rien.

Alvin trouva le phénomène vraiment curieux. Il ignorait que le Défaiseur se servait du son pour s’adresser à ses laquais. Il lui avait toujours supposé un moyen de leur toucher directement l’esprit. Au lieu de ça, le Défaiseur s’exprimait à partir de deux sources rapprochées. Alvin ne put retenir un sourire. Le vieux dicton se vérifiait : Le menteur parle des deux côtés de la bouche.

Alvin envoya sa bestiole fouiller dans le sac de Vialatte et ne tarda pas à trouver la source sonore. La salamandre se tenait perchée sur les objets personnels du témoin, et le son lui sortait de la gueule – pourtant les salamandres ne sont pas équipées pour reproduire la voix humaine. Si seulement il arrivait à entendre ce qu’elle disait.

Eh bien, sauf erreur, il pouvait arranger ça. Mais d’abord il fallait qu’il la fasse sortir afin que la cour entière constate d’où venaient les réponses. Ce fut à ce moment qu’il s’intéressa de nouveau au déroulement du procès, mais pour découvrir, à son grand effroi, qu’En-Vérité allait passer outre ses instructions et tenter d’enlever le merveilleux déguisement de Vialatte. Il avança le bras, tira sur l’habit de son défenseur et lui chuchota des reproches aussi aimablement que possible. Il lui dit alors de faire sortir la salamandre du sac.

Maintenant l’animal paniquait, coincé dans la manche de l’huissier, et il fallut à Alvin un certain temps pour lui envoyer sa bestiole et entreprendre de le calmer : ralentir son rythme cardiaque, lui souffler des mots apaisants. Bien entendu, il ne rencontra aucune résistance de la part du Défaiseur. Il n’en fut pas surpris. Il lui suffisait de Faire quelque chose pour le repousser. Mais il le sentit, tapi, qui miroitait en arrière-plan, dans les angles de la salle du tribunal, et attendait de réintégrer la salamandre afin de reprendre son discours à Vialatte.

C’était bon signe : le Défaiseur avait besoin d’une créature pour s’adresser à elle. Vialatte n’était pas entièrement dévorée par la soif du pouvoir ni par le désir de Défaire, voilà pourquoi le Défaiseur ne pouvait pas entrer en relation directe avec elle.

Alvin n’en savait pas vraiment aussi long sur le Défaiseur, mais après des années d’interrogations et de réflexions, il était parvenu à certaines conclusions. Il ne l’assimilait plus à une personne, même s’il oubliait parfois d’y penser comme à une chose ou un animal. Il l’avait toujours vu sous forme d’un frisson dans l’air, d’un chatoiement qui battait en retraite vers sa vision périphérique : il croyait désormais qu’il s’agissait là de la véritable nature du Défaiseur. Tant qu’on s’employait à Faire, on le tenait en échec ; et du reste, la plupart des gens ne l’intéressaient pas outre mesure. Seuls l’attiraient les Faiseurs hors du commun – et les destructeurs les plus orgueilleux (ou les individus dotés d’un orgueil destructeur, Alvin n’était pas sûr si ça faisait une différence). Alvin l’attirait parce qu’il voulait s’en débarrasser ainsi que de ses réalisations. Mais d’autres attiraient aussi le Défaiseur, comme Philadelphia Thrower et, apparemment. Vialatte Franker, parce que ceux-là lui offraient les mains, la bouche et les yeux dont il avait besoin pour accomplir sa besogne.

Ce que devinait Alvin, mais qu’il ne pouvait pas savoir, c’était que ceux à qui le Défaiseur apparaissait le plus clairement détenaient une espèce de pouvoir sur lui. Que le Défaiseur, une fois qu’il s’était mis en rapport avec eux, ne pouvait soudain plus se libérer tout seul. Il jouait le rôle que son allié humain lui avait dévolu. Le révérend Thrower avait eu besoin d’un visiteur angélique investi d’une colère divine – ce que le Défaiseur était donc devenu pour lui. Vialatte avait eu besoin d’autre chose. Mais le Défaiseur ne pouvait pas se détacher d’elle comme ça. Il ne sentait pas le danger qu’il courait en s’offrant à la vue de tous, à moins que Vialatte ne le sente elle-même. Et comme elle n’était pas assez lucide pour se rendre seulement compte de la présence d’une salamandre – un détail qu’Alvin tenait de ce que lui avait raconté Arthur Stuart – il y avait une bonne chance pour qu’on amène le Défaiseur à s’exposer devant l’ensemble de la cour, à condition de procéder avec précaution et de prendre Vialatte par surprise.

Il regarda donc l’huissier sortir enfin la salamandre calmée – disons plus calme, en tout cas – de son col de chemise où elle s’était réfugiée et la poser délicatement sur la table. Peu à peu, Alvin retira sa bestiole de l’amphibien afin que le Défaiseur puisse le réintégrer. Reviendrait-il ? Reparlerait-il à Vialatte comme l’espérait Alvin ?

Il revint. Il lui reparla.

La colonne sonore s’éleva de nouveau.

Tout le monde voyait la gueule de la salamandre s’ouvrir et se refermer, mais bien sûr on n’entendait rien et on croyait aux mouvements désordonnés d’un animal.

« Vous voyez la salamandre ? » demanda En-Vérité.

Vialatte parut perplexe. « Je ne comprends pas la question.

— Sur cette table, là, devant vous. Vous voyez la salamandre ? »

Vialatte eut un vague sourire. « Je crois que vous essayez maintenant de me faire marcher, maître Cooper. »

Des murmures montèrent dans la salle.

« Ce que j’essaye de faire, dit En-Vérité, c’est d’établir si vous êtes une observatrice sérieuse. »

Daniel Webster prit la parole. « Votre Honneur, comment pouvons-nous être sûrs que la défense ne nous joue pas un tour ? Nous savons déjà que le défendeur détient des pouvoirs occultes remarquables.

— Prenez patience, maître Webster, fit le juge. Vous aurez tout le temps de réfuter par la suite. »

Pendant ce temps, Alvin s’intéressait au double faisceau sonore qui partait de la salamandre et se dirigeait droit sur Vialatte. Il chercha un moyen de le dévier, mais sans succès bien sûr, puisque le son se propage forcément en ligne droite – manifestement, pareille opération dépassait son pouvoir et ses connaissances.

Ce qu’il pouvait tenter, cependant, c’était de créer une contre-turbulence à la source même d’un des faisceaux, ce qui laisserait l’autre parfaitement audible, étant donné que celui qu’il aurait bloqué n’amènerait plus d’interférences. Le son serait faible, malgré tout ; Alvin ignorait totalement si on l’entendrait assez pour qu’on le comprenne. Il n’y avait qu’un moyen de savoir.

D’ailleurs, c’était peut-être là le nouvel acte de Faiseur qu’il lui fallait accomplir pour passer la zone obscure dans sa flamme de vie où Peggy ne voyait rien.

Il bloqua un faisceau sonore.


* * *

« Mademoiselle Franker, disait En-Vérité, puisque tout le monde sauf vous dans cette cour est en mesure de voir cette salamandre…»

Soudain, une voix provenant d’une source inattendue devint audible, au beau milieu d’une phrase. En-Vérité se tut pour écouter.

Il s’agissait d’une voix de femme, guillerette et encourageante. « Ne bougez pas, Vialatte, ce bouffon d’Anglais n’est pas de taille. Rien ne vous force à lui dire quoi que ce soit si vous n’en avez pas envie. Cet Alvin Smith a eu sa chance de devenir votre ami et il vous a rejetée, alors maintenant vous allez lui montrer ce dont est capable une femme qu’on méprise. Il ne vous savait pas autant de jugeote, fine mouche que vous êtes.

— Qui c’est, ça ? » demanda le juge.

Vialatte le regarda, l’air vaguement étonnée, sans plus. « C’est à moi que vous le demandez ?

— Tout juste ! répliqua le juge.

— Mais je ne comprends pas. Qui c’est, quoi ? »

La voix de femme reprit : « Quelque chose ne tourne pas rond, mais restez calme, n’admettez rien. Mettez tout sur le dos d’Alvin. »

Vialatte prit une profonde inspiration. « Est-ce qu’Alvin a jeté un genre de sortilège qui touche tout le monde sauf moi ? » lança-t-elle.

Le juge répondit sèchement : « Quelqu’un vient de dire : « Mettez tout sur le dos d’Alvin. » Qui a dit ça ?

— Ah ! ah ! ah ! s’écria la voix féminine qui sortait à l’évidence de la gueule de la salamandre. Ah ! comment pourrait-il m’entendre ? Je ne parle qu’à vous seule ! Je suis votre meilleure amie, Vialatte, et l’amie de personne d’autre ! Ils essayent de vous piéger ! N’admettez rien !

— Je… je ne sais pas de quoi vous voulez parler, bafouilla Vialatte. Je ne sais pas ce que vous entendez.

— La femme qui vient de dire : « N’admettez rien », fit En-Vérité. Qui est-ce ? Qui est cette femme qui se dit votre meilleure amie et l’amie de personne d’autre ?

— Ah ! ah ! ah ! ah ! s’écria la salamandre.

— Ma meilleure amie ? » demanda Vialatte. Son visage ne fut plus brusquement qu’un masque de terreur – hormis sa bouche qui arborait toujours un grand sourire charmant. Des gouttes de sueur lui perlèrent au front.

Pris d’une impulsion soudaine, En-Vérité s’approcha d’elle à grands pas et empoigna son châle. « Excusez-moi, mademoiselle Franker, vous m’avez l’air d’avoir chaud. Je vais vous tenir votre châle. »

Vialatte était tellement troublée qu’elle comprit trop tard son intention. À l’instant même où le châle lui tombait des épaules, son sourire s’effaça de ses lèvres. Mieux, le visage que tout le monde connaissait disparut pour céder la place à celui d’une femme entre deux âges, plutôt ridée et hâlée ; plus surprenant encore : elle avait la bouche grande ouverte, et son dentier supérieur claquait de haut en bas, comme si elle le faisait monter et descendre avec la langue.

Le bourdonnement dans la salle de tribunal se mua en rugissement.

« En-Vérité, sacordjé, protesta Alvin. J’vous avais dit de pas…

— Pardon, fit l’avocat. À ce que je vois, vous avez besoin de ce châle, mademoiselle Franker. » Vite, il le lui remit sur les épaules.

Consciente à présent de ce qu’il lui avait fait, elle serra le châle d’un geste vif contre elle. Les fausses dents cliquetantes furent aussitôt remplacées par le même sourire ravissant qu’elle affichait jusque-là, et ses traits retrouvèrent leur jeunesse et leur finesse.

« Je crois que nous nous sommes fait une idée du sérieux de ce témoin », conclut En-Vérité.

La salamandre s’écria : « Ils vont gagner, maudite gourde ! Ils t’ont piégée ! Ils t’ont eue, sombre imbécile ! »

La figure de Vialatte perdit de son calme. Elle avait l’air effrayée. « Comment pouvez-vous me parler comme ça, à moi ? » murmura-t-elle.

Vialatte n’était pas la seule à prendre peur. Le juge lui-même s’était tassé dans l’angle le plus reculé du dégagement derrière son banc. Marty Laws était assis sur le dossier de son fauteuil, les pieds sur le siège.

« Vous vous adressez à qui ? » voulut savoir le juge.

Vialatte détourna son visage à la fois du juge et de la salamandre. « À mon amie, répondit-elle. Ma meilleure amie, je croyais. » Puis elle refit face au juge. « Durant toutes ces années, personne d’autre n’avait jamais entendu sa voix. Mais maintenant vous l’entendez, vous, hein ?

— Oui, fit le juge.

— Tu leur en dis trop ! » s’écria la salamandre. Est-ce que sa voix changeait ?

« Vous la voyez ? demanda Vialatte d’une petite voix chevrotante. Vous voyez comme elle est belle ? Elle m’a appris comment me rendre belle moi aussi.

— La ferme ! brailla la salamandre. Tais-toi donc, sale garce ! »

Oui, la voix était plus grave à présent, une voix de fond de gorge, voilée, râpeuse.

« Je ne la vois pas, non, répondit le juge.

— Mais ce n’est pas mon amie, non, dit Vialatte. Pas vraiment.

— Je vais t’arracher la langue, espèce de…» La salamandre lâcha un chapelet d’injures à couper le souffle.

Vialatte pointa le doigt sur la créature. « C’est elle qui m’a dit de le faire ! Elle m’a dit de raconter tous ces mensonges sur Alvin ! Mais maintenant je vois qu’elle est vraiment odieuse ! Et pas du tout belle ! Elle n’est pas jolie, elle est affreuse comme… comme un triton !

— Une salamandre, rectifia obligeamment le juge.

— Je vous déteste ! cracha Vialatte à la salamandre. Allez-vous-en ! Je ne veux plus vous voir ! »

La bête semblait sur le point de bouger, mais pas pour s’en aller. Elle donnait davantage l’impression de vouloir bondir de la table et franchir la distance qui la séparait de Vialatte pour l’assaillir ainsi que l’horrible voix l’en avait menacée.


* * *

Alvin fouillait avec précaution l’organisme de la salamandre, essayait de trouver où et comment le Défaiseur la dirigeait. Mais quelle que fût la méthode employée, elle ne laissait aucune trace physique visible pour Alvin.

Il comprit cependant que ça n’avait pas d’importance. Il existait des moyens de libérer une personne d’une domination extérieure : un sortilège « fiche-moi-l’camp », par exemple. Bien exécuté, serait-il sans effet pour la salamandre ? Alvin délimita dans sa tête les points exacts de la table où il faudrait tracer le sortilège, définit leur ordre, le nombre de boucles qui les relieraient entre eux.

Puis il envoya sa bestiole dans le cerveau de la salamandre, là où résidait le peu d’intelligence qu’elle possédait Liberté, y chuchota-t-il à sa façon que les animaux comprenaient. Pas avec des mots, mais avec des sensations. Des images : la salamandre en quête de nourriture, qui s’accouplait, qui trottinait sur la vase, dans les feuilles et les herbes, s’insinuait dans les fissures moussues et fraîches des pierres. Libre de ses mouvements au lieu de vivre dans un sac à main tout sec. La salamandre ne demandait que ça.

Vas-y, dit silencieusement Alvin à l’esprit de l’animal. Et il lui montra les méandres à suivre pour arriver au premier point.

La salamandre se préparait à sauter de la table. Mais elle décida plutôt de courir le long du motif sinueux et toucha d’un orteil le point exact ; Alvin s’arrangea pour que l’orteil pénètre dans le bois juste assez pour laisser une marque, même si aucun œil humain n’aurait pu la distinguer, tant elle était discrète. Trottinement, boucle, marque et on recommence. Six tout petits pointages à la surface de la table, puis un bond au beau milieu du sortilège.

Et le Défaiseur disparut.


* * *

La salamandre fila selon un parcours aberrant, trop vite pour qu’on le distingue clairement ; elle courut puis s’arrêta net au centre de la table.

Brusquement, l’intelligence parut abandonner les mouvements de la créature. Elle ne regardait plus Vialatte. Ne regardait plus personne en particulier. Elle furetait sur la table. Comme on n’était pas encore sûr que le sortilège qui la liait était vraiment rompu, personne n’osait s’approcher. Elle descendit à toute allure le pied de table puis décampa tout droit vers Alvin. Elle flaira le sac sous son siège qui contenait le soc. Elle se précipita à l’intérieur.

La consternation s’abattit sur le tribunal. « Qu’est-ce qui se passe ? s’écria Marty Laws. Pourquoi elle est entrée dans ce sac ?

— Parce qu’elle est née dans ce sac ! s’exclama Webster. Vous voyez bien qu’Alvin Smith est à l’origine de ce mauvais tour ! J’ai contemplé le diable en face, et il se tient assis avec un toupet incroyable dans ce fauteuil là-bas ! »

Le juge abattit son marteau.

« Ce n’est pas lui, le diable, fit Vialatte. Le diable a la figure beaucoup plus jolie que ça ! » Elle éclata alors en sanglots.

« Votre Honneur, dit Webster, le défendeur et son avocat ont fait un cirque de cette cour !

— Mais après que vos mensonges éhontés et vos insinuations dégoûtantes en ont fait une fosse d’aisance ! » lui rugit en retour En-Vérité.

Les spectateurs saluèrent d’une salve d’applaudissements.

Le juge abattit une fois de plus son marteau. « Silence ! Reprenez-vous sinon je demande à l’huissier de faire évacuer la salle ! Vous m’entendez ? »

Au bout d’un moment, le silence régna de nouveau.

Alvin se pencha et fouilla dans le sac. Il en sortit le corps flasque de la salamandre.

« Elle est morte ? demanda le juge.

— Non, m’sieur, répondit Alvin. Elle est jusse endormie. Elle est très, très fatiguée. On y en a fait voir, comme qui dirait. On y en a fait voir et on y a rien donné à manger. Asteure, c’est pas vraiment une preuve de quèque chose, Votre Honneur. J’peux la donner à mon ami Arthur Stuart pour qu’il s’occupe d’elle jusqu’à tant qu’elle retrouve ses forces ?

— L’accusation y voit-elle une objection ?

— Non, Votre Honneur », fit Marty Laws.

Au même instant, Daniel Webster se leva d’un bond. « Cette salamandre n’a effectivement jamais rien prouvé. Il est évident qu’elle a été amenée par le défendeur et son avocat et qu’elle a toujours obéi à leurs ordres. Voilà qu’ils ont pris possession d’une femme honnête et qu’ils l’ont brisée ! Regardez-la ! »

Il désigna la belle Vialatte Franker, dont les joues lisses et ravissantes ruisselaient de larmes.

« Une femme honnête ? fit-elle d’une voix douce. Vous le savez aussi bien que moi, vous m’avez fait comprendre que vous aviez besoin d’une confirmation pour cette Amy Sump, que si vous aviez moyen de prouver qu’Alvin était bel et bien sorti de la prison, on la croirait, elle, et personne ne croirait plus Alvin. Oh, vous en avez poussé, des soupirs, et vous faisiez croire que vous ne me suggériez rien, mais je n’étais pas dupe, pas plus que vous, alors j’ai appris les sortilèges auprès de mon amie, on a fait ce qu’il fallait, et maintenant vous êtes là à mentir encore.

— Votre Honneur, fit Webster, le témoin est visiblement perturbé. Je vous assure qu’elle a mal interprété la brève conversation que nous avons eue au cours d’un dîner à l’auberge.

— Je n’en doute pas, maître Webster, dit le juge. Je suis sûr que vous avez tous les deux raison.

— Votre Honneur, avec tout le respect que je vous dois, je ne vois pas…

— Non, vous ne voyez pas ! s’écria Vialatte en se levant de sa place à la barre des témoins. Vous prétendez voir ici une femme honnête ? Je vais vous en montrer une, moi, de femme honnête ! »

Elle se débarrassa les épaules de son châle. Aussitôt, l’illusion de beauté disparut de son visage. Puis elle baissa les mains, sortit les amulettes de son corsage et s’en passa les chaînettes par-dessus la tête. Son corps se modifia devant les yeux de l’assistance : désormais elle n’était plus grande et mince mais de taille moyenne, plutôt corpulente, entre deux âges. Ses épaules se voûtaient et elle avait les cheveux davantage blancs que dorés. « Ça, c’est une femme honnête », dit-elle. Puis elle s’affaissa dans son fauteuil et pleura dans ses mains.

« Votre Honneur, dit En-Vérité, je crois que je n’ai plus de questions à poser à ce témoin.

— L’accusation non plus, fit Marty Laws.

— Je ne suis pas d’accord ! s’exclama Webster.

— Maître Webster, lui dit calmement Marty Laws, vous êtes dégagé de votre poste de procureur adjoint. Le témoignage de ces témoins que vous m’avez amenés ne paraît pas recevable dans cette cour, et je crois que vous seriez bien avisé de quitter cette salle sans délai. »

Quelques personnes applaudirent, mais un regard noir du juge les réduisit au silence.

Webster se mit à fourrer des papiers dans sa serviette. « Si vous alléguez que j’ai pu agir contrairement à l’éthique…

— Personne n’allègue quoi que ce soit, maître Webster, dit le juge, sauf que vous n’avez plus aucun lien avec le procureur du comté de Hatrack et qu’il serait donc judicieux que vous passiez de l’autre côté de la barre de délimitation et, à mon humble avis, de l’autre côté de la porte de ce tribunal. »

Webster se leva de toute sa hauteur, se coinça son sac sous le bras et, sans un autre mot, enfila l’allée à grands pas et sortit de la salle d’audience.

Au passage, il croisa une femme dans la cinquantaine, aux cheveux poivre et sel, qui se dirigeait d’un air décidé vers le banc du juge. Non, vers la barre du témoin ; elle entra alors dans le box, passa le bras autour des épaules de Vialatte Franker et aida la femme en pleurs à se mettre debout. « Allons, Vialatte, vous avez été très courageuse, vous avez bien agi, on est joliment fiers de vous.

— Dame Trader, murmura Vialatte, j’ai tellement honte.

— Vous racontez des bêtises. On veut toutes être belles, et pour tout dire, j’crois que vous l’êtes toujours. Mais… plus mûre, voilà tout. »

Les spectateurs regardèrent en silence Dame Trader conduire sa rivale d’autrefois hors du tribunal.

« Votre Honneur, fit En-Vérité, tout le monde comprend, je pense, qu’il est temps de revenir au cas qui intéresse la cour. Nous avons été distraits par des témoins sans rapport avec l’affaire, laquelle se réduit désormais à Conciliant Smith et Hank Dowser d’un côté, et Alvin Smith de l’autre. Leur parole contre la sienne. À moins que l’accusation ait d’autres témoins à citer, je voudrais commencer ma défense en laissant Alvin donner sa version des faits, ainsi les jurés pourront-ils juger enfin par eux-mêmes.

— Bien dit, maître Cooper, fit Marty Laws. Voilà la véritable affaire, et je regrette de m’en être écarté. L’accusation en reste là, et je crois que nous aimerions tous entendre le défendeur. Je suis heureux qu’il parle en son nom, même si la constitution des États-Unis l’autorise à refuser de témoigner sans préjudice.

— Un noble sentiment, fit le juge. Monsieur Smith, veuillez vous lever et prêter serment. »

Alvin se pencha, ramassa le sac contenant le soc et se le hissa par-dessus l’épaule aussi facilement que s’il s’agissait d’une miche de pain ou d’un sac de plumes. Il s’avança jusqu’à l’huissier, posa une main sur la Bible et leva l’autre avec le sac et le reste. « Je jure solennellement devant Dieu de dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité, dit-il.

— Alvin, fit son avocat, racontez-nous comment est né ce soc. »

Alvin hocha la tête. « J’ai pris l’fer que mon patron m’avait donné – Conciliant, quoi, c’était lui mon maître à l’époque – et j’l’ai fait fondre à la bonne chaleur. J’avais déjà préparé l’moule de mon soc, alors j’l’ai plongé d’dans, j’ai laissé tout ça r’froidir assez pour pouvoir casser l’moule, et après j’ai taillé, martelé et gratté tous les défauts, jusqu’à tant que j’trouve que ça ressemblait à un soc aussi parfait que j’pouvais l’faire.

— Vous êtes-vous servi de votre talent de Faiseur pour le fabriquer ? demanda En-Vérité.

— Non, m’sieur, dit Alvin. Ç’aurait pas été juste. J’voulais gagner l’droit d’être un compagnon forgeron. Je m’suis servi d’ma bestiole pour inspecter l’soc, mais j’y ai rien changé sauf avec mes outils et mes deux mains. »

De nombreux spectateurs approuvèrent de la tête. Ils savaient ce que c’était que vouloir fabriquer un objet de leurs mains sans recourir aux talents extraordinaires si courants dans le village depuis quelque temps.

« Et en fin de compte, qu’avez-vous obtenu ?

— Un soc, répondit Alvin. Tout en fer, bien façonné et bien trempé. D’la bonne ouvrage pour passer compagnon.

— Ce soc, à qui appartenait-il ? poursuivit En-Vérité. Je ne vous le demande pas comme à un expert en droit, mais comme à l’apprenti que vous étiez à l’époque où vous l’avez réalisé. Était-il à vous ?

— Il était à moi par rapport que c’est moi qui l’avais fait, et à lui par rapport que c’était son fer. C’est la coutume que l’compagnon emporte son ouvrage d’admission, mais j’connaissais que Conciliant avait l’droit de l’garder s’il voulait.

— Et vous avez alors décidé de changer le fer, semble-t-il. »

Alvin fit oui de la tête.

« Pouvez-vous expliquer à la cour votre raisonnement à cet égard ?

— J’connais pas si on peut appeler ça un raisonnement, par le fait. C’était pas rationnel, comme aurait dit m’zelle Larner. J’connaissais seulement ce que j’voulais qu’il soye, voilà. Ç’avait rien à voir avec mon passage d’apprenti à compagnon forgeron. Plutôt avec mon passage d’apprenti à compagnon Faiseur, et j’avais pas d’maître pour juger mon ouvrage, ou alors, si y en a un, c’est qu’il s’est pas ’core fait connaître.

— Donc vous avez décidé de changer le fer en or. »

Alvin chassa cette idée d’un geste de la main. « Oh, dites, ça s’rait pas dur, ça, j’connais comment changer un métal en un autre depuis longtemps – c’est plus facile avec les métaux, c’est des p’tits morceaux bien alignés et tout. C’est dur de changer l’air, mais facile de changer le métal.

— Vous dites que vous auriez pu changer le fer en or n’importe quand ? demanda En-Vérité. Pourquoi ne pas l’avoir fait plus tôt ?

— M’est avis qu’y a tout c’qu’y faut comme or dans l’monde, et tout c’qu’y faut comme fer. On a pas b’soin d’faire des marteaux, des scies, des haches et des socs de charrue en or – faut du fer pour ça. L’or, c’est pour les affaires qu’ont besoin de métal mou.

— Mais l’or aurait fait de vous un homme riche », observa En-Vérité.

Alvin secoua la tête. « L’or m’aurait rendu célèbre. Il aurait attiré des tas d’voleurs autour de moi. Et ça m’aurait pas du tout aidé à apprendre comment dev’nir un bon Faiseur.

— Vous voulez nous faire croire que l’or ne vous intéresse pas ?

— Non, m’sieur. J’ai besoin d’argent comme tout l’monde. À ce moment-là, j’espérais me marier et j’avais même pas un sou à moi, ce qu’était pas beaucoup pour démarrer dans la vie. Mais pour la plupart des genses, l’or, ça représente leur ouvrage, et j’voyais pas comment j’pourrais posséder de l’or qui viendrait pas aussi d’mon ouvrage. Ça s’rait pas juste, y aurait pas d’équilibre, et je s’rais pas un bon Faiseur, si vous m’comprenez.

— Et pourtant vous avez bel et bien transformé le soc en or, non ?

— C’était qu’une étape, dit Alvin.

— Une étape vers quoi ?

— Ben, vous connaissez. Vers c’que les témoins ont tous dit qu’ils ont vu. Ce soc-là, c’est pas de l’or ordinaire. Ça bouge. Ça agit. C’est vivant.

— Et c’est ce que vous vouliez faire ?

— Le feu d’la vie. Pas seulement le feu d’la forge.

— Comment vous y êtes-vous pris ?

— C’est dur d’expliquer aux genses qui connaissent pas ce que c’est une bestiole qui va dedans les affaires. J’ai pas créé la vie dans l’soc, elle y était déjà. Les p’tits morceaux d’or voulaient garder la forme que j’leur avais donnée, la forme du soc, alors ils ont lutté contre l’feu qui voulait les fondre, mais ils avaient pas la force pour ça. Ils connaissaient pas leur propre force. Et moi, j’pouvais pas leur apprendre. Alors, tout d’un coup, j’ai eu l’idée d’mettre mes mains dans l’feu et d’montrer à l’or comment se faire vivant, tout comme moi j’l’étais.

— De mettre vos mains dans le feu ? » demanda En-Vérité.

Alvin hocha la tête. « Ça fait un mal affreux, moi j’vous l’dis…

— Mais vous n’en gardez aucune trace, fit l’avocat.

— C’était chaud, mais vous voyez, c’était un feu d’Faiseur, et j’ai finalement compris ce que j’aurais tout l’temps dû connaître, qu’un Faiseur fait partie de ce qu’il Fait. Fallait que j’soye dans l’feu avec le soc pour y montrer comment vivre, pour l’aider à trouver sa propre flamme de vie. Si j’connaissais exactement comment ça marche, j’l’apprendrais sûrement mieux aux genses. Dieu connaît que j’ai essayé, mais y a ’core personne qui y arrive, sauf p’t-être un couple ou deux qui s’y mettent p’tit à p’tit. En tout cas, l’soc, il a commencé à vivre dans l’feu.

— Donc le soc était tel que nous l’avons vu, ou plutôt tel que nous l’avons entendu décrit ici.

— Oui, répondit Alvin. De l’or vivant.

— Et d’après vous, à qui appartient cet or ? »

Alvin regarda autour de lui, d’abord Conciliant, puis Marty Laws et enfin le juge. « Il appartient qu’à lui-même. C’est pas un esclave. »

Marty Laws bondit de son siège. « Le témoin ne revendique sûrement pas le droit des socs d’or à la citoyenneté.

— Non, m’sieur, fit Alvin. Pas du tout. Il a sa propre raison d’être, mais j’crois pas qu’faire le juré ou voter pour un président, ç’a grand-chose à voir là-d’dans.

— Mais vous dites qu’il n’appartient pas à Conciliant Smith ni à vous non plus, remarqua En-Vérité.

— À aucun d’nous deux.

— Alors pourquoi rechignez-vous autant à le redonner à votre ancien maître ? demanda l’avocat.

— Par rapport qu’il veut l’fondre. C’est ça qu’il a dit dès le lendemain matin, ’videmment, quand j’y ai répondu que j’pouvais pas faire ça, il m’a traité d’voleur et il a insisté : l’soc était à lui. Il a dit qu’un ouvrage de compagnon, ça r’vient au maître sauf s’il le donne au compagnon, et alors, j’crois qu’il a dit : « Ça, tu peux toujours courir ! » Et après il m’a traité d’voleur.

— Et n’avait-il pas raison ? N’étiez-vous pas un voleur ?

— Non, m’sieur. Je r’connais que l’fer qu’il m’a donné, j’l’avais pus, et j’demanderais pas mieux que d’le lui rendre, cinq fois ou dix fois plusse, si c’est c’que la justice m’ordonne. Non pas que j’y ai volé, r’marquez, mais par rapport qu’il existait pus. En ce temps-là, ’videmment, j’avais d’la colère après lui par rapport que j’étais prêt à passer compagnon depuis des années, mais lui, il me gardait tout d’même jusqu’au bout du contrat, en faisant semblant d’pas connaître que c’était moi, l’meilleur forgeron…»

Dans le public, Conciliant se dressa soudain et cria : « Un contrat, c’est un contrat ! »

Le juge fit retentir son marteau.

« Mais j’ai respecté l’contrat, dit Alvin. J’ai travaillé jusqu’au bout, quand bien même il me traitait comme un valet, qu’il pouvait pus rien m’apprendre depuis la deuxième année. Du coup je m’suis dit que j’avais plusse que gagné l’prix du fer perdu. Mais asteure, m’est avis que c’étaient les paroles d’un drôle en colère. J’comprends que Conciliant était dans son droit, et je s’rai content d’lui donner l’prix du fer, ou même d’lui faire un aut’ soc en fer à la place de çui-là qu’a disparu.

— Mais vous ne lui donnerez pas le soc actuel que vous avez fait.

— S’il m’avait donné de l’or pour faire un soc, j’y en rendrais autant. Mais il m’a donné du fer. Et même s’il avait un droit sus ce montant d’or, il en a aucun sus cet or-là, par rapport que si l’soc tombait dans ses mains, il le détruirait, et une affaire de même, ça doit pas être détruit, surtout par ceux-là qu’ont pas l’pouvoir d’la refaire. En plusse, cette accusation d’l’avoir volé, c’était avant qu’il voie l’soc bouger.

— Il l’a vu bouger ? demanda En-Vérité.

— Oui, m’sieur. Et alors il m’a dit : « File d’icitte. Prends c’te chose et va-t’en. J’veux plus jamais r’voir ta goule dans les parages. » Si je m’souviens bien, c’étaient ses paroles exactes, et s’il dit que c’est pas vrai, alors Djeu témoignera contre lui au jour du Jugement dernier, et ça, il le connaît. »

En-Vérité hocha la tête. « Nous avons donc votre version de l’affaire, dit-il. Maintenant, en ce qui concerne Hank Dowser, qu’en est-il de cette histoire de puits creusé ailleurs qu’à l’emplacement qu’il avait indiqué ?

— J’connaissais que c’était pas un bon endroit, fit Alvin. Mais j’ai creusé là ousqu’il avait dit, jusqu’à tant que j’tombe sus d’la roche solide comme tout.

— Sans trouver d’eau ?

— C’est ça. Alors j’m’en suis allé où j’aurais dû creuser en premier, et j’y ai installé l’puits, et on en tire ’core de l’eau pure aujourd’hui, j’ai entendu dire.

— Alors monsieur Dowser s’est tout bonnement trompé.

— Il s’est pas trompé, y avait d’l’eau à son emplacement. Il connaissait pas qu’y avait une épaisseur de roche et que l’eau coulait par en d’sous. Au-d’sus, c’était tout sec. Ça explique pourquoi c’était une prairie naturelle : y avait pas d’arbre qui poussait d’sus, et y en a toujours pas, sauf des tout rabougris avec des racines toutes petites.

— Merci beaucoup », dit En-Vérité. Puis, à Marty Laws : « Le témoin est à vous. »

Marty Laws se pencha sur sa table et se posa le menton sur les mains. « Ma foi, je ne sais pas si j’ai beaucoup de questions à poser. Nous avons eu la version de Conciliant sur l’affaire, et nous venons d’entendre la vôtre. Ce que je pourrais vous demander, c’est : Y a-t-il une chance pour que vous n’ayez pas vraiment changé le fer en or ? Pour que vous ayez trouvé l’or dans ce premier trou que vous avez creusé et que vous en ayez fait un soc ?

— Aucune chance, m’sieur, fit Alvin.

— Vous n’avez donc pas caché l’ancien soc en fer afin d’accroître votre réputation de Faiseur ?

— J’ai jamais couru après une réputation d’Faiseur, m’sieur. Et pour c’qui est du fer, ç’en est plus asteure. »

Marty Laws hocha la tête. « Pas d’autre question. »

Le juge se retourna vers En-Vérité. « Vous avez autre chose ?

— Une seule question, fit l’avocat. Alvin, vous avez entendu ce qu’Amy Sump a raconté sur vous deux et le bébé qu’elle porte. Y a-t-il une part de vérité dans sa déclaration ? »

Alvin secoua la tête. « J’suis jamais sorti d’la prison. C’est vrai que j’suis parti de Vigor Church un peu par rapport aux histoires qu’elle racontait sus moi. C’étaient des inventions, mais fallait que j’m’en aille, et j’comptais qu’une fois que je s’rais loin, elle rêverait pus de m’mettre le grappin d’sus et qu’elle tomberait en amour avec un bougre de son âge. J’ai jamais posé la main sus elle. J’suis sous serment et je l’jure devant Dieu. Je r’grette pour le tracas ousqu’elle s’est mise, et j’espère que l’bébé qu’elle porte sera beau et fort, et qu’il fera un bon fils pour elle.

— C’est un garçon ? demanda En-Vérité.

— Oh, oui, répondit Alvin. Un garçon. Mais pas mon fils.

— Maintenant, nous en avons terminé », fit l’avocat.

Le moment était venu des dernières déclarations, mais le juge ne donna pas le signal. Il se renversa dans son fauteuil et ferma longuement les yeux. « Messieurs dames, ce procès n’a pas été ordinaire et il a parfois pris un tour regrettable. Mais à présent, il ne reste que quelques questions en litige. Si Conciliant Smith et Hank Dowser ont raison, que l’or n’a pas été créé mais trouvé, alors je crois juste d’affirmer que le soc est sans conteste la propriété de Conciliant.

— Et comment, sacordjé ! s’écria le forgeron.

— Huissier, mettez Conciliant Smith en état d’arrestation, je vous prie, fit le juge. Il passera la nuit en prison pour outrage à la cour, et au cas où il voudrait à nouveau ouvrir la bouche, je tiens à l’informer que chaque mot qu’il prononcera ajoutera une nuit à sa peine. »

Conciliant faillit éclater mais il garda le silence tandis que l’huissier le conduisait hors de la salle d’audience.

« L’autre possibilité, c’est qu’Alvin a fabriqué l’or à partir du fer, comme il le prétend, que cet or est ce qu’il appelle de “l’or vivant” et que le soc n’appartient par conséquent qu’à lui-même. Ma foi, je ne sais pas si la loi a prévu le cas d’instruments aratoires qui seraient des individus à part entière, mais je sais une chose : si Conciliant a donné à Alvin un certain poids de fer et qu’Alvin l’a fait disparaître, il doit donc à Conciliant le même poids de fer ou son équivalent en argent au cours légal. Voilà comment je vois l’affaire pour l’instant, mais je sais que les jurés peuvent envisager d’autres raisonnements qui m’échappent. L’ennui, c’est qu’en même temps je ne vois pas comment ils peuvent rendre un verdict équitable. Comment oublier cet étalage de liaisons scandaleuses qu’Alvin aurait ou n’aurait pas eues ? Une petite voix me dit que je devrais renvoyer ce procès pour vice de procédure, mais une autre petite voix m’affirme que ce ne serait pas juste d’obliger ce village à subir une nouvelle fois pareille épreuve. Alors voici ce que je propose. Il y a un point dans tout ça facilement vérifiable. Nous nous rendons à la forge et nous demandons à Hank Dowser de nous montrer l’endroit qu’il a choisi pour forer le puits. Nous pourrons alors creuser et constater si nous tombons sur les restes d’un coffre d’or – et sur de l’eau – ou sur une plaque rocheuse comme l’a déclaré Alvin, sans une goutte d’eau. Comme ça, il me semble que nous saurons au moins quelque chose, alors que pour le moment nous ne savons presque rien, si ce n’est que Vialatte Franker, que Dieu la bénisse, porte de fausses dents. »

Pas plus la défense que l’accusation n’avait d’objections à formuler.

« Disons alors que nous convoquons cette cour à la forge de Conciliant à dix heures du matin. Non, pas demain – on sera vendredi, le jour de l’élection. Je ne vois pas d’autre solution, nous ferons ça lundi matin. Encore une fin de semaine en prison, j’en ai peur, Alvin.

— Votre Honneur, fit observer En-Vérité Cooper, il n’y a qu’une seule prison au village, et si Conciliant Smith doit occuper une cellule dans la même salle que mon client…

— D’accord, convint le juge. Shérif, vous pourrez relaxer Conciliant Smith quand vous remmènerez Alvin là-bas.

— Merci, Votre Honneur, fit En-Vérité.

— Séance ajournée jusqu’à dix heures lundi matin. » Le marteau claqua et le spectacle s’arrêta là-dessus pour la journée.

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