Huit

« Dites-leur de le laisser en paix ! » demanda Geary.

Les images du général Charban et de l’émissaire Rione, constamment affairés à contacter les Lousaraignes, échangèrent un regard. « Nous ne sommes pas certains d’avoir les moyens de le leur expliquer, répondit diplomatiquement Charban.

— Essayez au moins. Les experts civils travaillent avec vous, pas vrai ? Faites-leur passer le message. Nous ne voulons pas qu’ils détruisent le supercuirassé vachours. Il nous revient. »

Les appareils lousaraignes s’étaient amassés autour du bâtiment blessé, mais, dans la mesure où il avait toujours ses boucliers, son blindage et son armement, ils s’en tenaient à distance prudente et se contentaient de cribler futilement de tirs ses défenses encore puissantes.

La plupart, néanmoins, harcelaient la débandade de vaisseaux légers vachours qui continuaient d’accélérer vers le point de saut. Ils ne l’atteindraient pas avant une bonne journée, même à ce train d’enfer, mais les Lousaraignes veillaient à ce qu’ils déguerpissent.

Geary mit un terme à sa conversation avec Rione et Charban, et il se radossa en se frottant le menton. Ses yeux se portèrent malgré eux sur son écran pour consulter les dernières informations. La flotte de l’Alliance se repliait et se recomposait lentement en pansant ses blessures. Destroyers et croiseurs légers sillonnaient la vaste zone du dernier combat pour récupérer les modules de survie abritant les spatiaux survivants. Geary n’avait encore repéré aucun appareil lousaraigne détruit au combat, ce qui lui inspirait une amertume croissante. Cela dit, lorsqu’il s’était repassé l’enregistrement de la dernière charge menée contre les Vachours, il avait constaté que ses alliés s’y étaient joints, avaient eux aussi plongé au cœur de l’armada ennemie pour aider la flotte à la briser et perdu plusieurs vaisseaux dans la foulée. De petits canots de sauvetage s’en étaient échappés, récupérés dès leur éjection par un autre appareil lousaraigne.

Mais sa première impression ne l’avait pas trompé : aucun module de survie ou canot de sauvetage ne s’était séparé d’un vaisseau vachours endommagé.

Capsules de survie. Il vérifia où en était la flotte de la récupération des siennes et constata que les croiseurs légers affectés à cette tâche s’y employaient encore. Assez efficacement, sauf pour… « Un appareil lousaraigne n’est-il pas en train de recueillir un de nos modules de survie ? » Il n’était pas sûr de ce que ce sauvetage devait lui inspirer. Gratitude ? Colère ? Crainte ?

« Il était sévèrement endommagé, répondit Desjani. Il provient du Balestra. Peut-être cherchent-ils seulement à savoir s’il a besoin d’assistance. Le Quarte est déjà en chemin mais il ne l’atteindra pas avant une demi-heure.

— Tâchez de contacter quelqu’un à bord de ce module, ordonna Geary. Dès que vous y serez parvenue, faites-le-moi savoir. »

Compte tenu des distances impliquées, il se passa encore près de dix minutes avant qu’une image saccadée, due aux dommages infligés au matériel de transmission du module, n’apparût devant Geary. Il voyait l’intérieur de la capsule bourrée de rescapés du Balestra. Tant ceux-ci que le module lui-même présentaient des blessures consécutives à la destruction du croiseur léger.

Certains de ces survivants flottaient en apesanteur, trop mal en point pour réagir, tandis que d’autres se projetaient d’un bout à l’autre de la capsule encombrée pour réparer l’équipement et soigner leurs camarades. Geary vit que les casiers contenant le matériel d’urgence étaient déjà ouverts et leurs étagères vides, débarrassées des outils, fournitures médicales et autres pièces de rechange. Les deux rouleaux de ruban adhésif de dotation de chaque module de survie avaient déjà servi. Une bande en tapissait partiellement une des parois, sans doute pour colmater une brèche ou une fuite, et une autre servait à réparer quelque chose à l’intérieur d’un compartiment de matériel ouvert. Un soignant œuvrait frénétiquement à en appliquer une troisième sur la plaie au thorax d’un matelot dont un de ses collègues soulevait le bras éclissé.

Deux silhouettes revêtues d’une cuirasse spatiale se tenaient près du sas. Si les Lousaraignes proprement dits pouvaient paraître répugnants à l’œil humain, leurs combinaisons, en revanche, ressemblaient à leurs vaisseaux par leurs lignes pures et leur magnifique conception technique. Elles présentaient sans doute six membres mais cachaient le reste de leur aspect.

« Ici le maître principal Madigan, systèmes de combat du croiseur léger Balestra, se présenta un spatial dont la moitié du visage était mangée par une large ecchymose. Les… Les… extraterrestres nous ont abordés mais se bornent à observer. La situation est stabilisée à bord, mais il faut nous récupérer au plus vite. Euh… notre officier le plus haut gradé est l’aspirante Grade Sidera, mais elle est inconsciente. »

Geary poussa un soupir de soulagement. « Un croiseur léger est en chemin, chef Madigan. Tenez bon. Je crois que les Lousaraignes ne sont montés à bord que pour voir si vous aviez besoin d’aide. Je vous envoie aussi un croiseur de combat. » C’était le vaisseau le plus rapide qu’il pût leur dépêcher, avec des médecins et un vaste compartiment de fournitures médicales à son bord. Il faudrait encore plusieurs minutes à Madigan pour entendre ces quelques mots de réconfort, mais il semblait maîtriser la situation. « Beau travail. Nous n’allons plus tarder à vous récupérer.

— Le Dragon, suggéra Desjani. C’est le croiseur de combat le plus proche du module. »

Geary ordonna au Dragon de s’ébranler puis ferma les yeux en s’efforçant de se concentrer sur les autres problèmes.

« Comment s’appelle cette étoile ? » demanda Desjani. Elle avait l’air exténuée mais soulagée. L’Indomptable avait essuyé des dommages, mais, hormis quelques blessés, il n’avait perdu aucun spatial cette fois.

« Je l’ignore, avoua Geary. En quoi est-ce important ?

— Des vaisseaux sont morts ici, amiral. Et des spatiaux. Il faudrait lui trouver un nom. »

Il ferma de nouveau les yeux, honteux de n’y avoir pas songé plus tôt. Il aurait volontiers opté pour un nom funèbre, mais son petit doigt lui soufflait que cette étoile baliserait les tombes de ces hommes et femmes tombés au combat et devrait donc glorifier leur sacrifice et leur bravoure. Faire comprendre que des humains y avaient laissé leur marque au-delà de leurs propres frontières et s’étaient battus pour sauver leurs camarades. « Existe-t-il déjà une étoile du nom d’Honneur ?

— Honneur ? répéta Desjani avant de vérifier dans la base de données. Non. Ce n’est pas un nom, amiral… mais vous pouvez lui donner celui qu’il vous plaira.

— C’est surtout pour eux.

— Je comprends. » Elle s’interrompit puis réussit à sourire. « Un beau nom pour se souvenir d’eux. Permission d’entrer le nom Honneur dans la base de données de la flotte ?

— Accordée. »

Jane Geary avait survécu à la charge qu’elle avait menée, mais son Intrépide avait beaucoup souffert. Le capitaine Badaya, d’un air exceptionnellement penaud, avait avancé qu’elle avait entrepris cette action de sa propre initiative alors qu’il cherchait encore un moyen de sauver ses autres vaisseaux. L’Orion, déjà malmené par la bataille de Pandora, avait été à nouveau pilonné, mais le capitaine Shen, son commandant, avait déclaré son vaisseau paré au combat. La question avait d’ailleurs eu l’air de proprement l’exaspérer.

La masse de dommages infligés à l’Intrépide, l’Orion, l’Acharné, ainsi qu’aux Représailles, Superbe et Splendide, semblait donner raison à la vieille maxime selon laquelle les cuirassés peuvent sans doute mettre du temps à atteindre leur objectif, mais qu’ils sont sacrément difficiles à détruire ensuite. Néanmoins, si le commandant de l’armada vachourse avait daigné détacher un de ses supercuirassés et quelques escorteurs pour les lancer aux trousses de ces six cuirassés battant de l’aile, ils n’y auraient certainement pas survécu.

Le Quarte atteignit enfin le module de survie du Balestra. Les deux Lousaraignes montés à son bord se retirèrent dans leur propre appareil dès qu’ils le virent s’approcher, puis celui-ci effectua un grand bond pour rejoindre ses congénères. Il faudrait encore une vingtaine de minutes au Dragon pour rejoindre le module et le Quarte, mais il mettait les bouchées doubles.

Geary songea au personnel médical qui, par toute la flotte et pas seulement sur le Dragon, devait affronter un véritable tsunami de blessés dans des infirmeries et des hôpitaux surchargés, remplis d’hommes et de femmes exigeant désespérément des soins. Si graves que fussent les blessures dont on souffrait, on avait aujourd’hui peu de chances de mourir si l’on atteignait assez tôt l’hôpital, mais, malgré tout, il arrivait parfois qu’on y fût impuissant. « Comment font-ils ? » se demanda-t-il à haute voix. Desjani lui jeta un regard interrogateur ; pour une fois, elle ne lisait pas dans ses pensées. « Les médecins, les infirmières, les soignants, les brancardiers, etc., expliqua-t-il. Parfois, en dépit de tous leurs efforts, ceux qu’ils tentent de soigner trépassent. Comment font-ils pour continuer ? »

Desjani y réfléchit. « Comment ils font ? Sachant qu’en dépit de toute leur bonne volonté il arrive à leurs patients de mourir ? » Il voyait bien pointer son raisonnement, bien qu’il fût cuisant. « Je me dirais sans doute que ce serait encore pire si je ne faisais pas de mon mieux.

— Ouais. Ça vaut aussi pour moi. D’ordinaire. »

Le capitaine Smyth donnait de nouveau la preuve de sa valeur : il coordonnait d’innombrables travaux de réparation dans toute la flotte, et ses ingénieurs, pour continuer à fournir, marchaient à la caféine et au chocolat (le breuvage des dieux selon les propres paroles de Smyth : « Quand les vieilles légendes parlaient de nectar et d’ambroisie, elles faisaient allusion au café et au chocolat »). Et les huit auxiliaires étaient déjà accouplés à l’un des vaisseaux les plus endommagés ou s’en rapprochaient.

Le capitaine Lommand, commandant du Titan, avait offert sa démission. Geary l’avait refusée tout en lui ordonnant de mettre son assez considérable talent au service de la réparation des vaisseaux, dont le sien.

Les systèmes administratifs de la flotte affichèrent une nouvelle alerte, en expliquant sans s’émouvoir que les capacités de stockage des dépouilles étaient dépassées et en préconisant des funérailles.

En lisant ce dernier message, Geary restait sans doute conscient qu’il n’aurait servi à rien de frapper l’écran ou de lui balancer des objets à la tête, car ses coups se contenteraient de traverser les données virtuelles sans les affecter. Il ne fut pas moins tenté de le faire. « Général Charban et émissaire Rione, après que nous aurons réussi à convaincre les Lousaraignes de renoncer à détruire ce dernier supercuirassé, nous devrons aussi savoir le plus tôt possible si nous pouvons sans problème nous occuper des obsèques dans ce système stellaire. »

Rione détourna les yeux mais Charban hocha lentement la tête. « Je comprends, amiral. »

Indubitablement. Les forces terrestres, elles aussi, avaient dû bien souvent dissimuler de hideuses pertes pendant la guerre, quand des batailles se déroulaient sur des planètes entières et les dévastaient en bonne partie. Combien de soldats Charban avait-il perdus au combat ? Combien de fois ces soldats avaient-ils donné leur vie, tout cela pour voir abandonner la terre où ils étaient enterrés à l’occasion d’un revirement stratégique, lorsque la flotte de l’Alliance se retirait ou que les forces terrestres se retrouvaient contraintes de dégager avant que les vaisseaux syndics ne fissent pleuvoir la mort sur leurs têtes depuis leur position orbitale ?

Geary avait dormi pendant ce même siècle, alors que de tels sacrifices forgeaient la mentalité des hommes et des femmes qui les vivaient. Desjani lui rappelait à l’occasion, quelquefois avec colère, qu’il ne pouvait pas les comprendre, même s’ils avaient parfois besoin qu’il leur rappelât ce en quoi croyaient leurs ancêtres avant que la guerre ne referme ses mâchoires sur ceux qui s’y retrouvaient piégés.

Et, aujourd’hui, d’autres encore avaient trouvé la mort dans une bataille tout aussi sanguinaire. Pourrait-il faire en sorte que tous ces hommes et femmes survivent aussi à la paix ?

« Amiral, l’appela Rione depuis une salle de conférence de l’Indomptable où l’on tentait encore frénétiquement de contacter les Lousaraignes, nous avons réussi à faire comprendre à ces gens que nous nous chargeons du dernier supercuirassé.

— Ces gens ? » Il mit quelques secondes à percuter. « Les Lousaraignes, voulez-vous dire ?

— Oui, amiral. » Sa voix adopta des inflexions un tantinet réprobatrices. « Nous devons les regarder comme des gens. Parce que c’est ce qu’ils sont.

— Des gens particulièrement hideux », murmura Desjani.

Il la tança du regard avant de se retourner vers l’image de Rione. « Merci. Je ferai de mon mieux. »

Elle eut un sourire contrit. « Je crains que ça ne vous soit pas facile. Croyez-moi.

— Tâchez de vous accorder quelque répit, le général Charban et vous. Vous vous attelez à cette tâche depuis des heures sans discontinuer. » L’image de Rione disparue, il se pencha sur son écran. Il lui fallait désormais envoyer des vaisseaux vers le supercuirassé blessé qui dérivait dans le système stellaire, et s’assurer que les Lousaraignes ne remettraient pas en cause sa réquisition par les hommes.

Certains vaisseaux de l’Alliance se dirigeaient déjà depuis une demi-heure vers une interception du supercuirassé quand une nouvelle alerte clignota. Geary, qui s’attendait toujours à une tentative massive d’autodestruction de la part des Vachours piégés dans ce bâtiment, sursauta comme si on l’avait mordu.

Mais aucune icône ne signalait un nuage de débris en expansion là où s’était tenu le supercuirassé. Il était toujours sur place mais avait étrangement changé. « Quoi encore ? »

Une partie de sa coque avait été arrachée et saillait à l’extérieur. L’espace d’un instant, Geary crut à une explosion interne, trop faible pour le détruire mais assez violente pour l’éventrer. Mais il lui apparut très vite que la section qui s’en désolidarisait et avait adopté la forme d’un des petits vaisseaux vachours était autonome. À la place qu’elle occupait auparavant, en grande partie nichée dans le supercuirassé, on distinguait à présent une dépression correspondant à sa silhouette.

« Appareil de sauvetage, rapporta le lieutenant Castries. Accélérant vers le point de saut. »

On avait enfin trouvé un module de survie sur un vaisseau vachours. Mais un seulement ? Et conçu pour de telles vélocité et endurance ? « Il ne peut certainement pas abriter tout l’équipage, fit-il remarquer.

— Non, répondit Desjani. Impossible. »

Les vaisseaux humains étaient encore trop loin du supercuirassé pour intercepter ce canot de sauvetage, mais ceux des Lousaraignes pivotaient déjà ou bondissaient sur leur nouvelle proie.

« Voulez-vous qu’on leur demande de ne pas s’en prendre à cette unité ? s’enquit Desjani.

— Je ne suis pas certain que nous en ayons le temps », répondit Geary. Le message n’atteindrait les Lousaraignes qu’après que les premiers d’entre eux auraient intercepté le supercuirassé.

Desjani hocha la tête, les lèvres serrées. « J’imagine qu’ils vont faire sauter l’épave, maintenant.

— Peut-être. » Geary fixa son écran en fronçant les sourcils. « Cet appareil est sans doute très volumineux pour un module de survie, mais il ne fait jamais que la moitié d’un destroyer.

— Un tiers environ de sa masse et sa longueur, précisa Desjani. Lieutenant Castries, peut-on évaluer le nombre des Bofs qui sont à son bord ? »

La réponse lui parvint au bout d’un moment. « Nos systèmes estiment qu’il n’a été conçu que pour abriter au maximum une centaine d’individus de la taille de ces Vachours, rapporta Castries. À condition qu’ils s’y entassent et que leur équipement occupe sensiblement la même place que le nôtre à l’intérieur. Une vingtaine selon l’évaluation la plus basse.

— Entre vingt et cent. » Desjani fit la grimace. « L’équipage de ce supercuirassé pouvait s’élever à plusieurs milliers d’individus.

— Peut-être est-il très automatisé, suggéra Geary. Non. Certaines des vidéos que nous avons visionnées se passent sur leurs vaisseaux et montrent que d’innombrables Bofs y fourmillent. » La réponse lui vint alors à l’esprit. « Les officiers ! Le commandant en chef, son état-major et peut-être leur famille si c’est la coutume chez eux. Les chefs de cette partie du troupeau, l’abandonnant derrière eux tandis qu’ils filent se mettre à l’abri.

— Je préfère “chefs du troupeau” à officiers, s’insurgea sèchement Desjani. Des officiers n’abandonneraient pas leur équipage, et rien ne prouve que cet énorme vaisseau disposait d’autres appareils de sauvetage.

— Certains Vachours sont plus égaux que d’autres, lâcha Geary. Ça ne devrait pas nous surprendre. Nous savions qu’ils se donnaient des chefs, et les chefs peuvent facilement former une caste élitiste.

— Comme chez les Syndics.

— Peut-être. Peu ou prou. » Mais même les Syndics avaient mis des capsules de survie sur leurs vaisseaux. Cela dit, ils ne disposaient pas d’au moins trente milliards de travailleurs de rechange, entassés quasiment joue contre joue. « Ces chefs de troupeau fuient peut-être, mais ils ne s’en tireront pas. »

Desjani sourit puis laissa échapper un rire bref. « Trop de Lousaraignes pour leur bloquer le passage. » C’était effectivement le cas : les vaisseaux de leurs « alliés » fondaient bel et bien sur l’appareil de sauvetage, en un complexe tourbillon de trajectoires incurvées évoquant une résille qui se refermait très vite sur le « canot de sauvetage » du commandant vachours.

En dépit de sa taille relativement modeste, celui-ci présentait des boucliers impressionnants. Mais il ne pouvait pas être à la fois lourdement blindé et rester rapide et agile ; en outre, il ne disposait que d’un armement réduit et mitraillait désespérément les vaisseaux ennemis, lesquels convergeaient sur lui et s’en rapprochaient déjà pour effectuer leurs passes de tirs.

Une vingtaine de bâtiments lousaraignes le prirent pour cible : leurs assauts répétés firent bientôt s’effondrer ses boucliers, percèrent sa coque puis finirent sans doute par déclencher une surcharge de son réacteur. Alors que ses assaillants s’en éloignaient après leurs frappes, il n’en resta plus qu’un champ de débris en expansion.

« J’ai la vague impression que les Lousaraignes ne tenaient pas à faire de prisonniers, constata Desjani. Pourquoi ce commandant en chef a-t-il pris la fuite ? Il aurait été davantage en sécurité à bord de son supercuirassé.

— Ce bâtiment est condamné, fit remarquer Geary. Peut-être leur chef a-t-il paniqué et allons-nous voir maintenant le supercuirassé s’autodétruire. Le commandant ne tenait certainement pas à quitter le monde de cette manière.

— Il l’a quand même quitté de cette manière, déclara sèchement Desjani en désignant les fragments du véhicule de sauvetage. Hummm… ils seraient à présent très loin de ce bâtiment blessé, hors de portée de l’onde de choc. Dans le pire des cas, selon notre estimation, elle ne les aurait pas affectés. Alors pourquoi n’a-t-il pas explosé ?

— Un traquenard ? Comme l’a suggéré le capitaine Smyth à propos de l’Invulnérable ? Les Vachours auraient-ils programmé leurs supercuirassés pour exploser quand nous monterions à bord ?

— Ou si ça tournait mal pour eux, avança Desjani. Ou encore si les Bofs laissés-pour-compte refusaient d’être pulvérisés. À moins qu’ils n’aient jamais eu l’intention de déclencher une surcharge. Aucun de leurs autres vaisseaux ne s’est autodétruit. Les Lousaraignes ont anéanti tous ceux qui avaient été blessés mais restaient opérationnels.

— Quand donc avez-vous eu l’occasion de vous repasser les enregistrements de l’engagement ? s’étonna Geary en songeant à tout ce qu’il avait fait depuis la fin du combat.

— J’ai mis à profit mes nombreux moments de loisir. Une seconde par-ci, une seconde par-là… ça finit par cumuler. »

Geary serra les poings. « Il nous reste une petite chance d’arraisonner ce machin.

— Oui, convint Desjani. Mais ceux qui monteront à bord devront affronter l’éventualité qu’il pourrait exploser alors qu’ils sont encore dedans, en même temps que la perspective de combattre des milliers de Bofs, qui lutteront probablement jusqu’à la mort pour éviter d’être dévorés vivants, ce à quoi ils doivent s’attendre de la part des affreux prédateurs que nous sommes. Vous ai-je déjà dit pourquoi je ne m’étais pas engagée dans les fusiliers spatiaux ?

— Je sais que vous avez déjà conduit des abordages, affirma Geary en se souvenant de la médaille de Desjani, cette Croix de la flotte de l’Alliance dont elle ne parlait jamais qu’en termes très vagues.

— Quand j’étais encore jeune et évaporée. » Elle secoua la tête. « Toujours pas d’autodestruction. Hé, une idée me vient ! Les tactiques et les armes des Lousaraignes ne seraient jamais venues toutes seules à bout de cette armada, même s’ils doivent sûrement disposer d’un moyen de repousser les Bofs.

— Vous y avez déjà fait allusion.

— Vraiment ? Mais je viens seulement de songer à ceci : les Bofs n’ont peut-être jamais perdu de vaisseaux dans un système qui leur était hostile. Soit ils ont livré toutes leurs batailles dans leur système natal, soit ils ont réussi à ramener chez eux tous ceux de leurs vaisseaux qui n’avaient pas été anéantis. Et, parce que ça ne s’est jamais produit, peut-être ne disposent-ils même pas de procédures et de plans permettant de les saborder. Allons, regardez-moi ce machin. » Elle montra de la main l’image du supercuirassé. « Vous attendriez-vous vraiment à le trouver piégé et impuissant ?

— Pas précisément impuissant. Ses armes et ses boucliers sont encore opérationnels. Et comment expliquer l’appareil de sauvetage ?

— Effectivement. Les chefs qui étaient à son bord devaient avoir de bonnes raisons de croire qu’il leur faudrait pouvoir s’en échapper. Ce supercuirassé aurait-il été le vaisseau amiral de leur armada ?

— Pas impossible. » Le commandant d’une flotte devait pouvoir disposer d’un moyen de quitter un bâtiment endommagé lors d’un combat pour le poursuivre depuis un autre vaisseau amiral. « Mais, même si vous avez raison, ça ne veut pas dire que l’équipage resté à bord aurait été incapable de bricoler un dispositif d’autodestruction. On n’en sait tout bonnement rien. »

Desjani désigna son écran d’un coup de menton. « Leurs rescapés continuent de fuir vers le point de saut. Quarante et un vaisseaux. Je me félicite que les Lousaraignes se chargent de les pourchasser parce que, même moi, je ne m’en sens pas pour le moment. Mais, si le dernier Bof quitte ce système stellaire alors que le supercuirassé est encore intact, nous devrons décider s’il faut courir le risque de l’arraisonner.

— Je vais devoir en décider », rectifia Geary.

L’image du général Carabali montra d’un geste l’écran de la cabine de Geary. « Il s’agit de ce bâtiment ?

— Oui, général. » Geary grossit la représentation du supercuirassé. « Vos fusiliers peuvent-ils l’investir ?

— Si nous en sommes capables ? Oui, amiral, j’en ai la certitude. Ce dont je suis moins sûre, c’est du prix que ça risque de nous coûter. »

C’était la question principale. « Je comprends. Dans ces conditions, j’aurais besoin de votre expertise : selon vous, devrions-nous tenter de l’arraisonner ? »

Carabali s’accorda un temps de réflexion. « Les inconnues sont nombreuses. Nous n’avons qu’une idée assez générale, fondée en grande partie sur les vidéos que nous avons interceptées, des aptitudes au combat réelles des Bofs pris individuellement. Mais vous savez à quel point les films peuvent s’écarter de la réalité, et nous ne savons même pas si nous avons visionné des fictions ou des documentaires. Nous ignorons également combien il en reste à bord de ce bâtiment. Je n’évaluerais pas leur nombre à moins d’un millier, mais ils pourraient être beaucoup plus. Un vaisseau de cette taille pourrait abriter dix mille individus s’ils en décidaient ainsi.

— Dix mille ? s’exclama Geary, stupéfait. C’est votre évaluation ?

— Non, amiral. C’est le maximum que nous admettons. Cinq ou six mille serait plus plausible. Ça fait beaucoup de Bofs. » Carabali s’interrompit pour renouer le fil de ses pensées. « Nous ne savons rien de la configuration du vaisseau. Durant une opération d’abordage normale, mes fusiliers gagneraient directement certains secteurs critiques pour s’assurer du contrôle du réacteur et d’autres systèmes vitaux. Nous ignorons où ils se trouvent sur ce bâtiment, tout comme la forme que prennent leurs commandes.

— Nous ne savons même pas s’ils conçoivent ces compartiments comme nous, admit Geary.

— La disposition interne…» Carabali haussa les épaules. « Les Bofs sont beaucoup plus petits que nous. Leurs coursives risquent d’être très étroites pour un fantassin en cuirasse de combat. Même si nous avions l’avantage en matière de puissance de feu individuelle, il nous serait peut-être difficile de l’employer. Tout cela en fait une opération très problématique, évoquant davantage l’assaut d’un fort que l’abordage d’un vaisseau. »

Le tableau qu’en donnait le général de l’infanterie n’était certes guère brillant, mais elle n’avait pas dit non plus que ce n’était pas jouable. Les bénéfices qu’on tirerait de l’arraisonnement de ce vaisseau valaient-ils d’en prendre le risque ? C’était la question pendante. Le capitaine Smyth et les experts civils avaient d’ores et déjà voté pour. La perspective d’explorer cette prise de guerre pour recueillir des informations sur les Bofs et leur technologie les exaltait.

Certes, on devait trouver à bord de ce bâtiment des indices permettant de découvrir comment fabriquer ce dispositif de défense contre les bombardements orbitaux. À lui seul, cet atout justifierait presque toutes les pertes. Tous les sacrifices. « Mais vous pouvez le faire. » C’était davantage un constat qu’une question.

« Oui, amiral. Du moins si les Bofs ne le font pas sauter avant. Préalablement au débarquement, il faudra que ses défenses extérieures soient réduites au silence et, ensuite, nous aurons besoin d’un soutien rapproché. Donc d’un nombre significatif de vaisseaux de la flotte en position près de cet énorme bâtiment, où eux aussi seraient donc en péril s’il devait s’autodétruire.

— Compris. » Il allait devoir affecter un bon nombre de ses moyens limités, tant en vaisseaux qu’en fusiliers, à cet assaut. Si les Bofs se contentaient d’attendre afin d’attirer les humains à l’intérieur, ils pourraient alors détruire tout ce que Geary aurait envoyé à son bord ou à proximité. Il avait donc de bonnes chances de souffrir de pertes considérables sans rien obtenir en échange.

Mais qui ne risque rien n’a rien. Ce serait laisser passer une occasion qui pourrait ne plus jamais se reproduire.

« Commencez à planifier cet assaut, ordonna-t-il. Partez du principe que vous disposerez de tous les atouts accessibles. De mon côté, je compte affecter autant de vaisseaux qu’il le faudra à la mise hors de combat des défenses extraterrestres avant l’intervention de vos fusiliers. Ce sera une sale besogne, mais je vous en sais capable. »

Carabali salua en affichant un sourire sardonique. « C’est précisément pour cela qu’on vous a fourni des fusiliers. Pour faire le sale boulot dont personne ne veut ou n’est capable. Quand voulez-vous avoir connaissance de mon plan, amiral ?

— Le plus tôt possible, mais prenez le temps nécessaire pour l’établir correctement. Nous n’irons nulle part avant d’avoir effectué d’innombrables réparations sur nos vaisseaux endommagés.

— Entendu, amiral. En l’occurrence, notre ignorance simplifiera notre planification. Il nous faudra considérablement improviser sur le tas à l’intérieur. Fort heureusement, les fusiliers sont très doués en ce domaine. »

Geary s’assit une fois l’image de Carabali disparue ; il se prit la tête entre les mains en songeant à tous les hommes et femmes qui avaient déjà trouvé la mort dans ce système stellaire, ainsi qu’à tous ceux qui allaient encore périr parce qu’il avait pris cette décision.

Le supercuirassé tournoyait lentement dans l’espace : le creux marquant dans son flanc l’ancien emplacement de l’appareil de sauvetage revenait en vue à intervalle régulier. Il ne présentait guère de dommages, hormis à la poupe, où les unités de propulsion principales avaient été déchiquetées par une violente explosion au moins, laquelle avait apparemment déclenché une sorte de réaction en chaîne. « Les principaux secteurs consacrés à l’ingénierie sont peut-être détruits aussi, avait suggéré le capitaine Smyth. Auquel cas ils ont peut-être été contraints de couper leur réacteur ou ce qui en tient lieu.

— Pourquoi leurs boucliers et leur armement sont-ils encore opérationnels ? avait demandé Geary.

— Ils doivent être alimentés par des générateurs secondaires. Boucliers et armes sont moins énergivores que la propulsion principale à plein régime. Sans doute disposent-ils de sources d’énergie subsidiaires, suppléant chacune à l’une de ces fonctions. Inefficace sans doute selon nos propres critères, mais le soutien apporté par une telle redondance ne nous serait pas superflu. »

La flotte de l’Alliance restait relativement stationnaire par rapport au supercuirassé : la plupart de ses bâtiments se trouvaient à trente secondes-lumière, formant un amas compact qui réduisait les distances entre les unités, tandis que des navettes transportant pièces détachées et équipes de maintenance faisaient le trajet d’un vaisseau à l’autre. Plus proches du Léviathan, tous les cuirassés de la flotte et la moitié de ses croiseurs de combat se déployaient tout autour. Tous fendaient encore l’espace mais semblaient immobiles les uns par rapport aux autres.

Les systèmes de combat de la flotte et les ingénieurs du capitaine Smyth avaient procédé à une évaluation du rayon de la destruction qu’était susceptible d’infliger, dans le pire des cas, une explosion du supercuirassé si un ou deux de ses réacteurs entraient en surcharge. Geary avait placé ses cuirassés à une fois et demie cette distance, hors de portée, et ses croiseurs de combat encore un peu plus loin.

Les vaisseaux lousaraignes avaient de nouveau adopté une magnifique formation à bonne distance, près de dix minutes-lumière, et observaient avec circonspection, de là-bas, les activités des humains. Ils honoraient assurément leur engagement préalable selon lequel le supercuirassé restait à la disposition des hommes. Nul, parmi ceux qui « communiquaient » avec eux, n’aurait su dire ce qu’ils pensaient de cette tentative d’arraisonnement du bâtiment vachours, mais la prudente distance qu’ils observaient laissait clairement entendre qu’ils n’avaient aucunement l’intention de participer au foutoir que leurs nouveaux alliés avaient décidé de déclencher, ni même de s’y retrouver impliqués.

« Ils sont peut-être plus malins que nous », avait fait observer Charban.

Rione, elle, avait été plus directe en s’entretenant avec Geary en privé. « Je vous sais conscient de ce qui risque de se produire si vous dépêchez des milliers de fusiliers à bord de ce vaisseau.

— J’en suis même douloureusement conscient, avait-il répondu. Quel prix seriez-vous prête à payer pour disposer de ce moyen de défense planétaire contre les bombardements spatiaux ? »

Elle avait perçu la colère sous-jacente à sa question. « Il y a autre chose. Quoi ? »

Geary avait soutenu son regard. « Vous m’avez assez clairement confirmé que les gouvernements de la République de Callas et de la Fédération du Rift ne tenaient pas à voir rentrer leurs vaisseaux.

— Je n’ai jamais dit cela.

— Vous ne m’avez pas non plus détrompé quand j’ai soulevé cette hypothèse avant que la flotte quitte Varandal. Hypothèse qui ne m’a effleuré que parce que vous y aviez fait plusieurs allusions discrètes, selon lesquelles les gouvernements en question ne se fiaient pas aux réactions de ces vaisseaux et redoutaient qu’ils ne se lancent dans une tentative de coup d’État au motif qu’ils me prêtaient cette intention. Je soupçonne nombre de gens du gouvernement de l’Alliance de craindre notre flotte pour la même raison, et de l’avoir envoyée au diable Vauvert dans l’espoir qu’elle ne rentrerait jamais. Et, maintenant que je songe aux hommes, aux femmes et aux vaisseaux qui ne rentreront pas chez eux, que d’aucuns, chez nous, puissent s’en féliciter me rend très, très chagrin. »

Rione mit un bon moment à répondre. « Je n’en attendais pas moins de vous. Je n’ai jamais participé à aucun complot visant à nuire à cette flotte et à ses équipages, nonobstant ce que d’autres ont pu exiger de moi.

— Quels autres ? Dites-le-moi.

— J’en serais bien incapable car je n’ai aucune certitude à cet égard ! Ils sont assez retors pour se servir de paravents, d’agents qui opèrent pour leur compte mais que je ne peux relier à personne. Je suis désolée, amiral. Désolée pour ceux qui sont morts parce que certains de leurs dirigeants ne leur font pas confiance. Mais ce n’est pas toujours le cas. Ne commettez pas l’erreur de croire que le gouvernement de l’Alliance œuvre contre vous. Je vous l’ai déjà dit, de nombreux cerveaux s’efforcent de le contrôler. Certains sont vos alliés, et beaucoup ne veulent que le bien de l’Alliance mais ne tombent pas d’accord sur le sens à donner à ce mot. »

Maintenant assis sur la passerelle de l’Indomptable, Geary se demandait s’il avait pris la bonne décision, néanmoins conscient qu’il avait été contraint de la prendre. « Envoyez les sondes. »

Plusieurs des vaisseaux humains proches du supercuirassé vachours larguèrent des drones ; ceux-ci s’en rapprochèrent encore à une allure régulière, sans faire preuve d’agressivité mais en diffusant toutes un message appelant à sa reddition et promettant la vie sauve aux Bofs qui se trouvaient encore à bord. Secondés par certains techniciens de la flotte, les experts civils avaient pondu une animation destinée à convoyer le même message en se servant d’images au même format que celui des Vachours, et les vidéos chargées de leur faire cette proposition étaient transmises simultanément au supercuirassé.

Ces vidéos et messages ne reçurent aucune réponse. Tout le monde était-il mort à bord, ou bien refusaient-ils encore de communiquer avec les humains ?

Un rayon de particules jaillit brusquement du supercuirassé et détruisit les drones l’un après l’autre ou désactiva tous leurs systèmes en l’espace de quelques secondes. « On va devoir faire ça à la dure, conclut Geary.

— Rien de surprenant », rétorqua Desjani. Elle s’était montrée d’humeur revêche, exaspérée qu’on eût confié aux cuirassés plutôt qu’aux croiseurs de combat comme son Indomptable le soin de réduire au silence les défenses du bâtiment ennemi.

« Capitaine Armus ! » appela Geary.

L’image d’Armus, commandant du Colosse, apparut devant lui. C’était un homme solide mais dépourvu d’imagination et vétilleux au point de n’être parfois pas assez rapide à la détente. Ça pouvait poser problème. Mais, en l’occurrence, ces défauts devenaient des qualités, si bien que Geary lui avait confié le commandement de tous les cuirassés pour cette opération.

« Mon détachement est prêt, affirma Armus.

— Entamez votre bombardement. »

Armus salua à la manière un peu gauche de nombreux officiers supérieurs dont la carrière s’était entièrement déroulée dans une flotte où le salut n’était plus qu’un rituel oublié, puis il disparut.

Tout autour du supercuirassé désemparé, les cuirassés de l’Alliance pointèrent sur lui leur proue et entreprirent de s’en rapprocher, armement et boucliers parés. Intrépide, Orion, Superbe et Splendide, tous affligés de boucliers affaiblis et de dommages extensifs, avaient reçu l’ordre de se tenir à distance jusqu’à ce que la majeure partie des défenses vachourses aient été éradiquées ; mais on pouvait toujours les faire intervenir plus tôt si besoin. Même sans les compter, Geary avait la possibilité de déployer dix-neuf cuirassés contre ce bâtiment isolé. Si puissant et massif que fût le supercuirassé vachours, il était désormais incapable de manœuvrer et sa puissance de feu surclassée par celle qui se rapprochait de lui régulièrement. Geary regardait, non sans une certaine fierté, ses divisions opérer séparément.

Il avait conduit ces vaisseaux au combat à de nombreuses reprises mais rarement eu l’occasion d’admirer la lenteur majestueuse avec laquelle ils se mettaient en branle. Vaillant, Intraitable, Glorieux et Magnifique ; Intrépide, portant encore les larges balafres d’un récent combat ; Orion, tout aussi malmené que son frère d’armes ; Fiable et Conquérant ; Écume de guerre, Vengeance, Revanche et Gardien ; Colosse, Entame, Amazone et Spartiate ; Acharné, Représailles, Superbe et Splendide, tous quatre également scarifiés. D’une certaine façon, les plaies et bosses arborées par ces cuirassés les rendaient encore plus imposants et menaçants : autant de vétérans blessés au combat, mais qui ne s’en effarouchaient pas.

Le supercuirassé avait dû dépenser tous ses missiles durant la bataille antérieure puis en se défendant contre le harcèlement sans trêve des Lousaraignes. Il rouvrit néanmoins le feu avec des rayons de particules et des lasers, mais les cuirassés de la flotte ne ripostaient toujours pas et laissaient à leurs boucliers de proue le soin d’absorber ces frappes, en même temps que leurs senseurs détectaient avec précision la position des armes ennemies. « Ils ne concentrent pas leurs tirs », fit remarquer Geary. Il avait craint que les Bofs ne prennent pour cibles principales ceux de ses cuirassés déjà endommagés, mais, dans la mesure où le supercuirassé tirait sur tous ceux qui l’entouraient, aucun n’était assez durement touché pour susciter de graves inquiétudes.

« Plus de chefs, répondit Desjani. Ils ont déserté le vaisseau, si bien que personne ne leur dit à qui ils doivent s’en prendre. Chacun se contente de choisir sa cible au pif. »

Toutes les armes ennemies localisées, Armus ordonna à son tour d’ouvrir le feu, et vingt-trois cuirassés larguèrent en même temps un effroyable tir de barrage de mitraille, accompagné de plus lourds projectiles cinétiques puisque le supercuirassé ne pouvait plus les esquiver en manœuvrant. La mitraille frappa sa coque sur toute sa longueur, portant ses boucliers au blanc à mesure que l’énergie cinétique des roulements à billes se convertissait en puissance d’impact et pilonnait les défenses adverses. Les boucliers vachours défaillaient sous les coups, et des points faibles apparaissaient et grossissaient çà et là.

Les cuirassés de la flotte déchaînèrent leurs lances de l’enfer en une étourdissante série de rafales incapacitantes qui déchiquetèrent ce qui subsistait des boucliers du supercuirassé puis perforèrent son blindage partout où des armes avaient été détectées. Ses boucliers s’effondrèrent complètement puis sa coque proprement dite commença de rougir sous la chaleur infernale des rayons qui la frappaient.

Étonnamment, les Vachours continuaient de riposter de toutes leurs armes encore opérationnelles, en s’efforçant frénétiquement de repousser l’assaut humain.

« Wouah ! souffla Desjani.

— Une formidable force de frappe concentrée sur une unique cible, convint Geary.

— Je me disais surtout que cette cible était toujours là et continuait de rendre coup pour coup en dépit de cette formidable force de frappe », déclara Desjani. Sa voix trahissait le respect que lui inspirait malgré elle un ennemi aussi combatif.

Mais le feu de l’ennemi ne tarda pas à se tarir et à se faire plus aléatoire, avant de se taire définitivement, toutes ses armes détruites l’une après l’autre à mesure qu’elles parlaient. Le tir de barrage humain perdura plusieurs secondes puis s’interrompit à son tour, uniquement ponctué par une ultime et vindicative salve de l’Intrépide, lorsqu’il se rapprocha du supercuirassé avec l’Orion, le Superbe, le Splendide et leurs compagnons d’armes.

Le capitaine Armus réapparut devant Geary, l’air assez content de lui mais sans plus. Geary soupçonnait Armus de n’avoir jamais affiché sa jubilation. « Les défenses extérieures de l’ennemi ont été réduites au silence, rapporta-t-il.

— Excellent. Beau boulot, capitaine Armus. Maintenez vos cuirassés en position, prêts à engager le combat si l’on tente encore de tirer sur les fusiliers. Bazardez tout ce qui ouvre le feu. »

Armus prit acte de ses ordres d’un bref hochement de tête, salua de nouveau et disparut.

« Général Carabali, vous pouvez mener votre assaut », transmit Geary.

Les quatre transports d’assaut se détachèrent de la masse de la flotte. Typhon et Tsunami s’approchèrent d’un des flancs du supercuirassé, qui continuait toujours de pivoter sur lui-même, tandis que Haboob et Mistral l’abordaient par le flanc opposé. Les transports d’assaut épousèrent le mouvement de rotation du vaisseau extraterrestre de manière à ce que les cinq bâtiments parussent se mouvoir de conserve, tels les exécutants d’un ballet majestueux.

« Pourquoi Carabali divise-t-elle ses forces ? demanda Desjani. N’est-ce pas là une très mauvaise idée, puisque nous ne savons pas grand-chose de ce qui se trouve à l’intérieur de cette boîte de conserve vachourse ?

— En partie parce que nous ne disposons pas de plans de ses ponts, expliqua Geary. Elle ne tient pas à tomber sur des goulets d’étranglement, des coursives où, faute de place, elle ne pourrait pas trop engager de soldats. En abordant le bâtiment par deux flancs opposés, elle s’efforce de pallier ce handicap. »

S’accordant un répit dans ses tentatives de communication avec les Lousaraignes, le général Charban était monté sur la passerelle sans se faire remarquer. Ses yeux étaient cernés de fatigue et voilés par l’émotion et les souvenirs. Il regardait se dérouler l’assaut des fusiliers. « Ne complique-t-elle pas aussi la défense de l’ennemi en le frappant en plus d’un point ? s’enquit-il.

— Oui, répondit Geary. C’est l’autre raison. » Il s’était demandé s’il n’aurait pas dû permettre à Charban, lui-même général à la retraite, d’examiner les plans de Carabali en quête de choix problématiques, mais il s’en était finalement abstenu. Pas uniquement parce qu’il avait besoin que le général se concentrât avant tout sur ses efforts pour communiquer avec les Lousaraignes. Les opérations de l’infanterie spatiale diffèrent de manière significative de celles menées par les forces terrestres, et Charban ne jouissait pas d’une fonction militaire dans la flotte. Rien de bon n’aurait pu sortir d’un tel amalgame.

Mais, de toute manière, peu importait qu’il prît l’avis d’untel ou d’untel, songea-t-il. La responsabilité ultime lui incombait.

« Vous avez bien trois mille fusiliers, non ? demanda Charban. Combien de ces fantassins participent-ils à cette opération ?

— Deux mille dans la première vague, répondit Geary. Mille de chaque côté. Le général Carabali en garde cinq cents autres en réserve, et il en restera encore cinq cents à bord des bâtiments les plus importants pour servir si nécessaire de renfort.

— Deux mille, répéta Charban. Contre combien de combattants extraterrestres ? Nous allons bientôt connaître la réponse à cette question ancestrale : combien un fusilier vaut-il de Vachours ? »

Geary réprima un rire. Il avait reconnu une blague des soldats des forces terrestres portant sur la légendaire arrogance des fusiliers de la flotte, qui s’estimaient supérieurs à tous les autres combattants, quel que soit leur nombre.

Desjani, elle, s’esclaffa et se tourna vers Charban pour lui sourire. Elle ne l’aimait pas, n’avait eu que mépris pour sa réticence à recourir à la force quand elle-même l’avait jugée manifestement nécessaire, mais elle appréciait qu’on fût capable de plaisanter dans l’adversité.

Des nuées de navettes de débarquement jaillirent des transports d’assaut, s’alignèrent et piquèrent vers le supercuirassé comme autant d’aigles fondant sur une proie.

Çà et là, des tirs de rayons de particules et de lasers partirent soudain du bâtiment ennemi, provenant d’armes qui avaient cessé de s’activer avant d’être détruites, ou bien étaient restées jusque-là au repos, pour tenter de décimer les rangées de navettes en approche.

Quelques-unes vacillèrent sous les coups, mais les cuirassés étaient restés à l’affût et les batteries de lances de l’enfer entrèrent de nouveau en action, réduisant en quelques secondes ce tir défensif à l’impuissance sous une avalanche de contre-feux.

Huit navettes avaient essuyé des frappes, dont deux sérieusement endommagées, et leur formation était légèrement disloquée. Geary entendit des ordres lancés par les coordinateurs de l’assaut : « Navettes 1210 et 4236, avortez votre course et regagnez la base. Les autres, continuez !

— Répétez, répondit le pilote de la 12x0 d’une voix intriguée. Je n’ai pas capté.

— Avortez la course. Regagnez la base.

— Désolé. Je ne capte pas, répéta le pilote. Je continue.

— Ici le pilote de la 4236, intervint une autre voix. Je garde le contrôle. Demande l’autorisation de poursuivre. C’est plus sûr que de tenter un repli. »

Tout le monde avait entendu la 1210 et la 4236, et les autres navettes reprirent la formation, s’interdisant de la rompre alors que leurs camarades plus gravement endommagés se cramponnaient.

Bien que les tirs ennemis eussent de nouveau cessé, les principales unités de propulsion de l’Intrépide s’allumèrent un bref instant, rapprochant le cuirassé du bâtiment ennemi.

Geary activa un circuit spécial qui lui permettait de communiquer en privé avec tout commandant de vaisseau. « Capitaine Jane Geary, ici l’amiral Geary. Vous n’avez plus rien à prouver depuis vos hauts faits de la dernière bataille. Regagnez la position qui vous a été affectée avec vos camarades. »

Il n’attendit pas la réponse, coupa la communication et se radossa.

Desjani lui coula un regard en biais. Le recours au canal privé avait automatiquement déclenché l’activation d’un champ d’intimité autour de lui, interdisant aux autres d’entendre ses paroles, et Tanya devait se demander ce qu’il avait dit à sa petite-nièce.

Les propulseurs de proue de l’Intrépide s’allumèrent, freinant le cuirassé dans son élan et lui permettant de regagner sa position.

« Très bien, fit Desjani. Je craque. Que lui avez-vous dit ?

— Qu’elle n’avait plus besoin de prouver à personne qu’elle était une Geary.

— Espérons qu’elle vous écoutera. Je peux surveiller la situation à l’extérieur du supercuirassé, amiral, si vous tenez à vous concentrer sur l’abordage.

— Je ne devrais pas…» En règle générale, il ne devait pas concentrer toute son attention sur une zone particulière en négligeant les autres aspects du tableau. Et, surtout, il lui fallait éviter d’entrer dans les détails d’une opération des fusiliers en perdant de vue, ce faisant, les événements qui se déroulaient autour de ses vaisseaux. Mais aucune bataille n’était en cours par ailleurs, aucune autre force hostile ne hantait ce système stellaire. Tout ce qui émergerait d’un point de saut se trouverait encore à une distance de plusieurs heures-lumière, et les Lousaraignes étaient assez éloignés pour que même eux ne pussent lancer une attaque surprise, dans l’éventualité où ils deviendraient soudainement et inexplicablement hostiles.

« Vous devez en apprendre davantage sur la manière d’opérer des fusiliers, lui fit remarquer Desjani. Vous êtes un amiral, maintenant. Et la meilleure façon d’apprendre est encore de les regarder faire.

— Vous avez raison, lui accorda-t-il.

— J’ai toujours raison, murmura-t-elle avant d’ajouter d’une voix plus sonore, de manière à se faire entendre des voisins de Geary : Je vais veiller au grain pendant que vous surveillerez l’intervention des fusiliers, amiral. »

Nul officier de la flotte n’y objecterait. Autant ils respectaient ces fantassins, autant ils ne se fiaient pas entièrement à eux quand ils se trouvaient à bord. Les fusiliers étaient différents. Ils suivaient un entraînement différent, vivaient des expériences différentes. Ils appuyaient parfois, sans trop savoir à quoi il servait, sur le bouton qu’il ne fallait pas. Tout le monde verrait d’un bon œil que l’amiral les surveillât.

Bon, bien sûr, les fusiliers éprouvaient exactement les mêmes sentiments à l’endroit des spatiaux, et ils auraient probablement apprécié que le général Carabali pût superviser les agissements des officiers de la flotte.

Geary afficha des fenêtres montrant des images retransmises par la cuirasse de combat des fusiliers et, au début, s’étonna de l’épaisseur des couches successives qui s’offraient à son regard. Mais il n’avait encore jamais assisté à une opération de cette ampleur, mobilisant tant de sections, de pelotons, de compagnies et de bataillons de fantassins. Il pouvait toucher l’image du commandant d’un bataillon et accéder ainsi, au-delà, à celle de commandants de compagnie, puis de chefs de peloton, de section et, enfin, à celles de chaque fusilier pris individuellement. Il pouvait également activer une grande fenêtre contenant des clichés en réduction de plusieurs centaines de fusiliers à la fois, lancés dans une activité étourdissante. Et, bien sûr, il pouvait s’adresser directement au général Carabali.

Il n’avait nullement l’intention de la distraire alors qu’elle avait avant tout besoin de diriger ses troupes. Ni même de prendre langue avec un de ses fusiliers. De sorte qu’il écarta prudemment la main de ses touches de contrôle afin d’éviter de le faire par inadvertance. Il devait absolument se tenir au courant de ce qui se passait et en apprendre plus long sur les opérations des fusiliers, mais en aucun cas tenter de régenter le comportement de gens qui connaissaient leur travail bien mieux qu’il ne le ferait jamais.

Une petite fenêtre ouverte sur un côté de l’écran l’intrigua un instant, puis il s’aperçut qu’elle offrait des vues depuis les navettes qui se rapprochaient très vite du supercuirassé. Il en toucha une et obtint une plus grande image de ce dernier bâtiment et de son blindage récemment piqueté de trous, qui s’élevait de part et d’autre comme si les navettes fondaient sur un mur massif et légèrement incurvé. Cette large écoutille était-elle scellée hermétiquement ? Elle ressemblait à celle d’une soute.

Une autre, bien plus petite et beaucoup moins haute que celles destinées aux humains, s’ouvrait juste à côté et semblait réservée à l’accès du personnel. Un fusilier en cuirasse de combat pour-rait-il se faufiler par une aussi étroite ouverture ?

La navette freina, ses propulseurs de proue crachant le feu, et s’arrêta juste avant le supercuirassé. Si près que Geary pouvait voir les balafres laissées par les frappes, repérer l’emplacement probable d’un générateur de boucliers avant qu’il n’eût été pulvérisé par les tirs de ses cuirassés.

Un silence profond régnait, comme si le vaisseau extraterrestre était tout autant privé de vie à l’intérieur qu’à l’extérieur : une épave n’abritant que des matelots morts.

Ce n’était pas exclu. Les tirs défensifs auxquels on avait assisté venaient peut-être d’armes automatiques contrôlées par des systèmes informatiques.

Mais Geary n’en croyait rien. Et les fusiliers non plus, manifestement.

Il se demanda quel effet ça lui ferait, à quoi ça ressemblerait si le supercuirassé s’autodétruisait alors qu’il observait de si près son image virtuelle. Cette perspective le fit frissonner, et il chercha à détourner ses pensées d’une éventualité sur laquelle il n’avait aucune prise.

Il repéra quelques vignettes où semblait régner une certaine activité, les passa au premier plan et obtint des vues provenant de la cuirasse de combat de fusiliers arpentant la coque du supercuirassé. Les légendes indiquaient qu’il s’agissait d’hommes du génie. Il les vit placer des charges explosives destinées à faire sauter une des grandes écoutilles qu’il avait remarquées un peu plus tôt.

La vue changea rapidement, les fusiliers se plaquant contre la coque, puis tressauta quand les charges directionnelles explosèrent, arrachant des portions d’écoutille, tandis que, transmises par la coque, leurs ondes de choc secouaient les fusiliers qui s’y cramponnaient.

La vue tangua de nouveau follement quand les ingénieurs regagnèrent le sas, en même temps que des jurons se faisaient entendre sur les circuits de com. « On n’a pas traversé le blindage ! » « Mais de quelle épaisseur peut bien être ce truc ? »

Puis les ordres de Carabali résonnèrent dans les cuirasses de combat de tous les ingénieurs. « Doublez la puissance des charges. »

Les fusiliers s’activèrent prestement. Ils n’avaient nullement besoin des encouragements, façon « Bougez-vous le cul ! », de leurs chefs de section pour placer en tandem les charges destinées à percer le blindage du supercuirassé. Ce retard avait immobilisé les navettes, qui s’amassaient désormais près du bâtiment vachours sans pouvoir larguer leurs fantassins. La vue sauta de nouveau, les ingénieurs mettant une prudente distance entre eux et les charges. « Feu dans le trou ! »

À quand remontait cette expression et à quoi faisait-elle originellement allusion ? Geary n’aurait su le dire. Peut-être allumait-on autrefois les mèches avec une flamme réelle. À présent, elle prévenait seulement de l’imminence d’une explosion.

La vue tangua encore, cette fois durablement. Les fusiliers s’engouffrèrent par des trous de l’écoutille blindée en poussant des cris de triomphe. « Encore cinq ! Là et là ! Ça va briser cette section. Allez-y ! »

Geary scruta les autres fenêtres accessibles et vit se dérouler une activité identique partout où les soldats cherchaient à s’introduire par effraction dans le supercuirassé. L’une après l’autre, les équipes d’artificiers perçaient dans son blindage des orifices assez larges pour permettre aux fantassins de s’y faufiler.

Il afficha une fenêtre différente, montrant celle-là une vue prise par un fusilier qui s’était déjà introduit dans une soute similaire. Pas de lumière, rien que vide et ténèbres. « Pas de gravité artificielle à l’intérieur. Soit elle est H. S., soit ils l’ont coupée. » L’homme s’écarta en se déplaçant prudemment, tandis que d’autres entraient. Leurs lampes à infrarouge fournissaient les images spectrales d’un vaste compartiment présentant quelque ressemblance avec celui d’un vaisseau humain. Cela dit, c’était prévisible. Quel que soit l’être qui conçoit une soute de cargaison, elle répond toujours aux mêmes exigences.

« Pas de gravité artificielle ? entendit-il le général Charban répéter dans son dos. Les fusiliers sont entraînés pour de telles conditions, n’est-ce pas ?

— En effet, répondit Desjani. Ils préfèrent combattre dans un champ de gravité, mais ils peuvent s’accommoder de zéro g. » Elle avait l’air de s’enorgueillir de cette suprématie de l’infanterie spatiale sur les forces terrestres. Geary l’avait pourtant entendue se plaindre plus souvent qu’à son tour du comportement et de la mentalité des fusiliers auprès des autres officiers de la flotte, mais, quand elle avait affaire à des gens des forces terrestres ou des défenses aérospatiales, spatiaux et fusiliers devenaient brusquement des frères et sœurs d’armes.

Les soldats sur qui s’était penché Geary se déplaçaient promptement mais prudemment pour explorer le compartiment, l’écran de leur cuirasse éclairant en surbrillance tout ce qui leur paraissait anormal ou suspect. En l’occurrence, dans cet environnement où les cloisons et le plafond étaient tapissés de dispositifs extraterrestres, à la conception sans doute étrange mais remplissant probablement des fonctions familières, ces écrans se verrouillaient sur tout ce qui n’était pas une cloison lisse. Parfois même sur certaines sections des murs, du pont et du plafond, pourtant vierges apparemment de toute décoration mais présentant un aspect qui déplaisait aux senseurs de leur cuirasse.

« Des interrupteurs obéissant à une pression ? s’interrogea un de ceux sur qui Geary avait zoomé.

— Peut-être, répondit son sergent. Ou bien un simple treuil. Mais peut-être pas. N’y touche pas.

— C’est quoi, ça, bon sang ?

— Si tu l’ignores, n’y touche pas non plus ! Cessez de jouer les touristes et tâchez de trouver les sas et leurs commandes. »

Geary passait d’une unité à l’autre et voyait se reproduire à peu près la même scène partout : des sections se déplaçant en gravité nulle dans les compartiments que leur avaient ouverts les ingénieurs, et cherchant toutes à découvrir les sas leur permettant de s’enfoncer plus avant dans les profondeurs du supercuirassé. « J’en ai trouvé un, annonça un des hommes. Ce sont ses commandes, ça ? Elles sont placées bien bas, presque au ras du pont.

— Mais quel couillon ! Ces types sont tout petits, n’oublie pas.

— Fermez-la, ordonna leur caporal. Sergent, ça y ressemble bien. Mais une sorte d’interrupteur à levier plutôt qu’un bouton.

— Lieutenant ?

— Attendez. D’accord, sergent. Le capitaine dit de l’ouvrir, mais tenez-vous prêts au cas où ils seraient derrière. Dégagez vos armes.

— Vu. Couvrez l’écoutille, tas de brêles. Lève le levier, Kezar. »

Geary attendit que le caporal Kezar remonte le couteau de l’interrupteur. Et attendit encore.

« Rien ne se passe, sergent.

— Je m’en rends compte. Lieutenant ?

— Aucun de ces interrupteurs n’ouvre une écoutille, sergent. Mettez votre bidouilleur au boulot.

— Cortez ! Viens ouvrir ce truc. »

Un fusilier s’accroupit près de l’interrupteur, ouvrit avec quelque difficulté le couvercle du boîtier et en examina l’intérieur. Geary changea d’angle de vue pour observer ce que faisait le soldat Cortez, mais il n’arrivait pas à distinguer ce qu’il voyait.

La voix du lieutenant se fit de nouveau entendre. « Alors ? Pouvez-vous outrepasser les commandes ?

— Je n’arrive même pas à les identifier ! protesta le soldat Cortez. Ce boîtier m’a tout l’air d’en faire office, mais…

— Alors trouvez l’alimentation. Les câbles ou…

— Je ne vois strictement rien qui corresponde à une alimentation, lieutenant, à part ce levier, et il n’est relié à aucun câble. Il y a juste une sorte de treillis dans… C’est quoi cette mélasse ? Un genre de gel ou quelque chose comme ça ?

— Vous ne pouvez pas… Par le…» Le lieutenant devait également voir ce que regardaient Cortez et Geary. « Comment diable ce machin fonctionne-t-il ?

— J’en sais rien, lieutenant. Tout ce que je sais, c’est que je ne peux pas trafiquer un truc qui ne marche pas du tout comme les nôtres. »

Des conversations plus ou moins identiques se tenaient partout où les unités de fantassins avaient effectué une pénétration. « Capitaine, nous allons devoir faire sauter les sas, annonça le lieutenant après avoir conféré avec son sergent.

— Les orifices dans la coque extérieure sont-ils scellés ?

— Je n’en sais rien, capitaine, mais nous pouvons parfaitement travailler dans le vide…

— Nos ordres sont d’embarquer tout ce qui se trouve à l’intérieur du bâtiment en l’abîmant le moins possible, et un grand nombre d’objets supportent moins bien le vide que notre cuirasse de combat, rétorqua le capitaine. Restez en ligne. Colonel, nous aimerions savoir si les trous de la coque ont été colmatés dans cette zone.

— Yuhas ! Il nous faut le feu vert pour faire sauter les sas ! »

Près d’une minute s’écoula, des fusiliers de plus en plus nombreux remontant la chaîne de commandement pour demander la permission de se frayer un chemin par effraction vers l’intérieur du supercuirassé.

« Le colonel Yuhas annonce que ses ingénieurs sont d’accord pour nous laisser faire, déclara une voix soulagée, le message étant enfin redescendu jusqu’au plus bas échelon de la hiérarchie. Mais faites sauter les cloisons, pas les écoutilles. Nous ne savons pas comment elles sont scellées ou verrouillées. Ça vient du commandement de la brigade. Tout le monde doit se frayer un chemin à l’intérieur, mais en évitant les sas. Nous sommes très en retard. Entrez dans ce fourbi.

— Que se passe-t-il ? s’enquit Desjani.

— Ils font sauter les cloisons internes pour entrer dans le vaisseau, répondit Geary.

— C’est pour ça que je les ai vus percer des trous et installer à leur place des sas hermétiques d’urgence à l’extérieur de la coque ? Ils ont déjà rencontré des Bofs ?

— Pas encore. » Il vit s’afficher simultanément une centaine de clichés réduits montrant les fusiliers en train de faire sauter les cloisons et de s’engouffrer dans des coursives ou d’autres compartiments. « Vides. »

Partout où ils pénétraient, l’équipage du supercuirassé brillait par son absence. Les fusiliers se ruaient dans des couloirs sans doute plus étroits et plus bas de plafond que ceux des vaisseaux humains mais assez larges pour permettre à deux d’entre eux de s’y mouvoir de front. Des couloirs plus petits les croisaient, dessinant un quadrillage régulier similaire à ceux dessinés par les hommes. Comme dans les vaisseaux humains, d’ailleurs, des conduits de ventilation ou abritant des câbles festonnaient les plafonds, offrant des prises aux fusiliers qui, compte tenu de la gravité nulle, s’y propulsaient comme en nageant. Ils se déployaient à mesure qu’ils progressaient et s’enfonçaient plus profondément dans le vaisseau, tant sur ses flancs qu’en montant et en descendant.

« Tâchez de trouver les compartiments réservés aux commandes et aux réacteurs, rappela un commandant à son unité.

— Tous se ressemblent, répondit un capitaine dépité. Il y a des pictogrammes partout, mais ils n’ont rien en commun avec les nôtres ni ceux des Syndics. Ils pourraient vouloir dire n’importe quoi.

— Pas de ventilation, rapporta un officier. L’atmosphère a l’air respirable, même si la pression est un peu trop basse pour notre confort. Mais ils ont coupé le système de ventilation.

— Ils sont censément des milliers à bord de ce machin, marmonna un fantassin qui, de son arme, cherchait vainement des cibles dans une coursive déserte. Où diable sont-ils passés ? »

Une des vignettes s’ouvrit devant Geary : l’enfer venait de se déclencher, les fusiliers ayant brusquement trouvé la réponse à cette question sur des dizaines de sites.

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