« Il y a au moins un bon côté, fit remarquer Geary, alors qu’il attendait que se fussent écoulées les dix dernières minutes avant la première manœuvre.
— J’aimerais assez le connaître, répondit Desjani.
— Les Vachours ignorent combien de nos vaisseaux sont détériorés et dans quelle mesure. Ils doivent les regarder tous comme une menace effective.
— Sauf ceux dont les boucliers sont affectés, fit-elle remarquer. Les Bofs devraient pouvoir le détecter.
— Ceux-là exceptés, admit-il.
— Que comptez-vous faire si le Titan ne peut plus suivre ?
— Improviser. »
Desjani prit une communication puis lui adressa un signe de tête. « Mon officier des trans jure sur l’honneur de tous ses ancêtres que votre système de communication devrait fonctionner à la perfection, amiral.
— Amiral ! » Le capitaine Smyth semblait vanné, comme si la dernière heure avait été l’équivalent d’une journée de travail intensif. « Nous nous employons à superviser les réparations à distance, mais elles sont innombrables.
— J’en suis très conscient, commandant, répondit Geary. Où en est le Titan ?
— Le capitaine Lommand affirme que ce qu’il a bidouillé devrait résister même en cas de très forte tension.
— Le capitaine Lommand a d’excellents antécédents, admit Geary. Je suis prêt à le croire sur parole. Qu’en est-il du Sorcière ?
Le capitaine Tyrosian pourra-t-elle bientôt pousser ses boucliers à pleine puissance ? » Les auxiliaires restaient un aussi grand sujet d’inquiétude durant un combat qu’un atout prioritaire entre deux batailles. Leurs protections étaient déjà si légères que tout nouvel affaiblissement de leurs défenses devenait un souci majeur.
« Elle y travaille », répondit Smyth.
Ne restait donc plus qu’à patienter, l’œil fixé sur l’écran, en attendant que le rapport de situation d’un vaisseau se remît occasionnellement à jour pour signaler que les soudaines défaillances qui avaient frappé son matériel étaient réparées. Non, ce n’étaient pas les termes qui convenaient. L’expression « soudaines défaillances matérielles » laissait entendre qu’elles étaient inopinées. Mais, ainsi qu’il l’avait appris assez récemment, ces vaisseaux n’avaient été conçus que pour durer quelques années, car on s’attendait à ce qu’ils fussent détruits bien avant terme lors d’un combat. Geary ainsi que la fin du conflit avec les Mondes syndiqués avaient déjoué cette attente en prolongeant, durant les batailles qu’il avait livrées par la suite, la durée de vie de ces mêmes vaisseaux au-delà de la limite qui leur avait été impartie pour rester fonctionnels. Et maintenant leurs composants internes commençaient à s’user. Smyth et ses auxiliaires travaillaient sans doute à en fabriquer de plus solides pour les remplacer, mais l’opération serait longue et difficultueuse.
D’ici là, Geary devrait aller au combat avec des bâtiments dont les systèmes tendaient de plus en plus à présenter de « soudaines défaillances », au bout de deux, trois ou quatre années d’une existence consacrée à guerroyer.
« À toutes les unités, exécutez la manœuvre Alpha un à T 30. » Il avait le plus grand mal à quitter le Titan des yeux à mesure que le compte à rebours s’écoulait. Qu’arriverait-il s’il activait son unité de propulsion rafistolée ? Sa première mauvaise expérience avec le Titan avait déjà impliqué des problèmes de propulsion, et voilà que ça recommençait.
Et, cette même première fois, son arrière-petit-neveu Michael Geary était probablement mort à bord de son vaisseau, le Riposte, en s’efforçant de retarder les assaillants du Titan.
Pas encore. Pas cette fois.
« C’est parti », annonça Desjani alors que les propulseurs secondaires de l’Indomptable relevaient sa proue et que sa propulsion principale s’activait, tandis que la trajectoire du croiseur de combat s’incurvait vers le haut et sur bâbord, en même que celle d’un tiers des autres vaisseaux de la formation en voie de désintégration.
Les Vachours verraient très vite la manœuvre : dans les cinquante secondes qui suivraient son exécution. Mais ils mettraient un bon moment à comprendre les intentions de l’adversaire. Il leur faudrait alors décider de leur réaction.
Des vaisseaux s’amassaient autour de l’Indomptable, qui restait le pivot de cette partie de la flotte. Un deuxième tiers de la flotte avait viré sur tribord pour se reformer autour du Léviathan du capitaine Tulev, tandis que le troisième plongeait vers le bas, mené par l’Illustre du capitaine Badaya.
Le Titan suivait la formation de Badaya, en même temps que le Kupua, l’Alchimiste et le Cyclope. Tanuki, Domovoï, Sorcière et Djinn escortaient le Léviathan, tandis que les quatre transports d’assaut, Tsunami, Typhon, Mistral et Haboob, accompagnaient l’Indomptable. « Si les Bofs tiennent à s’en prendre prioritairement aux vaisseaux de soutien légèrement armés, ils ne pourront pas se concentrer sur les trois formations à la fois, fit observer Desjani. Joli. »
Les bâtiments qui se regroupaient autour de l’Indomptable, les transports d’assaut au plus loin des Vachours, adoptaient une formation ovale dont la trajectoire continuait de s’incurver pour revenir sur l’armada ennemie.
Les vaisseaux humains filaient auparavant à 0,15 c, alors que la vélocité de ceux des Bofs se maintenait à 0,23 c. De sorte qu’ils se rapprochaient jusque-là à une vitesse combinée de 0,08 c ; mais, quand les trois nouvelles sous-formations de l’Alliance se retournèrent vers la force vachourse, cette vitesse grimpa brusquement jusqu’à près de 0,4 c. Geary vit les positions des vaisseaux ennemis se brouiller sur son écran et passer de simples points à l’état de taches floues, cette incroyable vitesse combinée produisant des distorsions de la réalité qu’aucune ingéniosité humaine ne pouvait compenser. Les vaisseaux de la flotte passèrent sous le nez des Vachours avant que ceux-ci n’eussent pleinement compris ce qui se passait.
« Ils gardent le même cap, rapporta Desjani. Droit sur les Lousaraignes.
— Alors allons épauler nos nouveaux amis. » Geary transmit d’autres ordres. « Exécution immédiate. À toutes les unités de Gamma Un-Un, virez de cent quatre-vingt-dix degrés sur tribord et de deux vers le bas. Gamma Un-Deux : virez de quatre-vingt-cinq degrés sur tribord. Gamma Un-Trois, montez de treize degrés. » Il bascula sur un autre canal. « Capitaine Tulev, capitaine Badaya, une fois vos formations en bout de course, opérez indépendamment. Concentrez-vous sur l’élimination des escorteurs. »
Desjani le fixa en arquant un sourcil. « Vous ne comptez pas superviser les manœuvres des formations de Badaya et Tulev ?
— Non. À ce qu’on sait de ces Bofs, ils n’obéissent qu’à une seule tête. Si tous nos vaisseaux opéraient en concordance, nous nous retrouverions sur leur terrain : un cerveau contre un autre. Mais si tous opèrent indépendamment les uns des autres, des centaines de cerveaux agissant pour leur propre compte, nous serons désavantagés par rapport à leurs manœuvres coordonnées. »
Elle opina. « Tandis que trois formations nous permettent de les frapper lourdement par trois fois, tout en leur opposant trois adversaires qui travaillent la main dans la main, mais librement.
— Quatre, rectifia Geary. Du moins si les Lousaraignes ne tentent pas d’éviter le combat. Je compte sur les tempéraments différents des commandants de formation pour confondre encore davantage les Vachours. Tulev est aussi méthodique et ferme que Badaya vif et téméraire.
— Et vous imprévisible, ajouta-t-elle.
— Espérons-le. »
Devant eux, la formation lousaraigne avait entrepris de s’effilocher : son motif complexe s’effritait en échardes qui donnaient l’impression de se reformer pour dessiner de plus petites spirales de vaisseaux. Mais ces groupes commencèrent à leur tour à se décomposer, chaque bâtiment s’en écartant selon une trajectoire différente.
« On dirait bien qu’eux aussi vont combattre individuellement », remarqua Desjani.
Pendant que les vaisseaux « alliés » pivotaient, manœuvraient et accéléraient, les senseurs de la flotte purent enfin obtenir des relevés de leurs systèmes de propulsion. « Belle camelote », approuva Desjani, admirative.
Ça résume assez bien ma propre impression, songea Geary. Des chicanes s’étaient ouvertes sur toutes les coques ovoïdes, révélant d’impressionnants systèmes de propulsion, tandis que d’autres, identiques, coulissaient en divers points du fuselage pour démasquer de puissants propulseurs secondaires. Les vaisseaux lousaraignes semblaient tous disposer d’un rapport masse/poussée qui, supérieur à celui des humains, leur conférait une maniabilité proche de celle des bâtiments Énigmas. Et tous convergeaient vers l’armada vachourse.
Geary serra les dents : il venait de se rendre compte qu’il lui serait pratiquement impossible d’éviter l’essaim des vaisseaux lousaraignes qui grouillaient autour de l’armada vachourse. « Ils feraient mieux de dégager la route, car nous ne pouvons pas à la fois nous écarter et attaquer. » Ce qui lui rappela autre chose : une omission qui l’épouvanta l’espace d’une brève seconde lorsqu’il prit conscience de ce qui aurait pu se produire. « À toutes les unités, vérifiez que vos systèmes de combat sont bien paramétrés pour ne pas tirer sur les vaisseaux lousaraignes, sauf contrordre spécifique de ma part. »
Privés de la cible que leur offrait jusque-là la formation lousaraigne, les Vachours avaient finalement opté pour un autre objectif. Leur formation décélérait aussi vite que le leur permettait la masse de leurs supercuirassés, en même temps qu’elle pivotait et piquait vers le bas pour fondre sur la sous-formation de Badaya. Les vaisseaux de celui-ci grimpaient à sa rencontre, tout en pivotant pour laisser un mur de bâtiments entre les Bofs et les quatre auxiliaires.
Leur marteau de forgeron parut se déployer en même temps : deux de ses huit supercuirassés balisaient ses flancs tandis que les six autres demeuraient proches du centre. « Ils ne vont pas nous faciliter la tâche », laissa tomber Desjani.
Geary modifia le cap de sa propre formation de manière à piquer droit sur le plus proche supercuirassé de flanc. « Exécution immédiate. À toutes les unités de Gamma Un, réduisez la vélocité à 0,08 c. »
L’Indomptable et les bâtiments qui l’accompagnaient se retournèrent pour présenter leurs principales unités de propulsion au supercuirassé. En dépit des tampons d’inertie, Geary sentit la pression le plaquer à son fauteuil quand les propulseurs s’activèrent pour freiner.
Les sous-formations de l’Alliance restaient relativement proches les unes des autres malgré les énormes distances exigées par ce retournement compte tenu de leur vitesse. Une minute-lumière environ les séparait, et Geary voyait manœuvrer les autres pratiquement en temps réel. Badaya n’avait pas altéré sa trajectoire : il continuait de grimper vers une interception de l’armada ennemie, tandis que Tulev, comme Geary, avait levé le pied et en visait une autre section.
Alors que sa propre force traçait vers les vaisseaux vachours, une image lui traversa l’esprit, celle d’un taureau furieux en train de le charger, dont les cornes et la tête auraient été ces supercuirassés colossaux. « Cinq minutes avant d’arriver à portée d’engagement, prévint Desjani.
— Entendu. » Il patienta dans l’espoir que les Bofs s’apercevraient trop tard de son changement de cap pour y réagir. À trois minutes du contact, le moment lui parut idéal. « À toutes les unités de Gamma Un-Un, virez de quatre degrés sur tribord et de un vers le haut. Exécution immédiate. Engagez le combat avec les escorteurs ennemis dès que vous serez à portée. »
La formation humaine tourna légèrement sur la droite et vers le haut, modifiant ainsi sa trajectoire : au lieu de viser directement le plus proche supercuirassé, elle adoptait un cap lui permettant de traverser la couche supérieure de celle des Vachours à un tiers environ de son sommet. Les Bofs eux-mêmes avaient freiné aussi longtemps que ça leur avait été possible pour s’efforcer de revenir à une vitesse d’engagement, mais ils pivotaient à présent, au tout dernier moment précédant le contact, pour présenter leur plus épais blindage et leur armement aux vaisseaux de l’Alliance. La vitesse combinée des deux flottes en approche n’était plus que de 0,18 c, vélocité que pouvaient tolérer les paramètres des systèmes de visée humains mais qui dépassait de très peu les capacités de ceux des Bofs. « Trop vite pour eux, mais pas de beaucoup », constata Desjani au moment du contact.
Des missiles spectres jaillissaient déjà vers les vaisseaux vachours. Puis, dans la fulgurante seconde d’un tir séquentiel, les lances de l’enfer se déchaînèrent, la mitraille cribla les plus proches ennemis et, dans quelques rares cas, les mortels nuages de champ de nullité engloutirent de larges portions de leurs cibles.
Une seule frappe proche secoua l’Indomptable. Les yeux de Geary étaient rivés à son écran, où se mettaient rapidement à jour les pertes de la flotte vachourse. Six de leurs plus petits vaisseaux – dont quatre de la taille approximative d’un croiseur, l’équivalent d’un croiseur léger et l’équivalent d’un cuirassé – avaient été durement touchés. Deux des croiseurs avaient disparu, le cuirassé blessé tournoyait sur lui-même et les autres, boucliers, blindage et armement gravement endommagés, battaient de l’aile pour tenter de rejoindre leur formation.
Le cri de Desjani et le ululement des sirènes d’alarme chargées d’avertir d’une collision imminente retentirent presque simultanément. Médusé, Geary vit une vingtaine ou une trentaine d’appareils lousaraignes louvoyer entre ses propres vaisseaux à une vitesse prodigieuse, n’évitant parfois le télescopage que d’un cheveu, ou d’une distance qui aurait horrifié tout commandant de vaisseau humain.
Dès qu’ils eurent traversé sa formation, les Lousaraignes bondirent sur les bâtiments vachours blessés et, en quelques passes de tir individuelles, les réduisirent à l’état d’épaves.
« Nom… d’une… pipe ! » Desjani fixait son écran d’un œil noir. « Ces crétins de Lousaraignes ont failli nous dégommer à la place des Bofs !
— Commandant ? » appela le lieutenant Castries. Respect et effroi se mêlaient dans sa voix. « Nos systèmes estiment que les vaisseaux lousaraignes étaient pilotés manuellement plutôt que par des systèmes automatisés quand ils nous ont traversés.
— C’est impossible. Personne ne pourrait…» Desjani secoua la tête. « Personne d’humain, en tout cas. Ces bestioles sont complètement fêlées, amiral.
— Au moins sont-elles de notre côté », répondit Geary tout en s’efforçant d’évaluer le meilleur moment pour sa manœuvre suivante. La force de Tulev venait de passer au travers de la couche inférieure de l’armada vachourse et laissait dans son sillage cinq de ses escorteurs estropiés, tout en encaissant davantage de dommages que celle de Geary dans la mesure où la vélocité combinée était retombée à l’intérieur des paramètres de tir ennemis. Il vit une autre meute de Lousaraignes zigzaguer entre les obstacles après avoir bondi de nouveau pour achever les victimes de la passe de tirs de Tulev.
Badaya s’était encore retourné à la dernière seconde ; ses vaisseaux avaient raclé le fond de la formation vachourse et abattu quatre autres escorteurs, tout en infligeant de gros dégâts à plusieurs autres. Mais l’Illustre et l’Incroyable avaient aussi essuyé de sérieuses avaries de la part de deux supercuirassés.
« À toutes les unités de Gamma Un-Un. Remontez de cent quatre-vingt-dix degrés. Exécution immédiate, ordonna Geary. Augmentez la vélocité jusqu’à 0,1 c. » Il allait faire grimper sa formation avant de la faire redescendre en décrivant un peu plus d’un demi-cercle pour fondre sur l’arrière-garde vachourse, laquelle avait désormais ralenti et ne filait plus qu’à 0,09 c.
Un voyant d’alerte rouge clignota. « Le Titan a encore perdu une unité de propulsion », lâcha Geary en jurant sourdement.
La capacité de la formation de Badaya à accélérer, ralentir et virer semblait s’être brusquement réduite. Les Vachours avaient dû repérer les problèmes du Titan car ils entreprenaient déjà de se retourner pour intercepter sa sous-formation. L’Incroyable titubait près du Titan, sa propre unité de propulsion principale flanchant à la suite des dommages dont elle avait souffert un peu plus tôt, et, presque au même moment, les boucliers de l’Illustre présentèrent des défaillances sur la majeure partie de sa coque.
Geary aboya de nouveaux ordres : sa propre sous-formation effectua un virage si serré qu’on put percevoir le gémissement des tampons d’inertie en dépit des grognements qu’arrachait la tension au fuselage de l’Indomptable. Les autres bâtiments épousèrent la trajectoire du vaisseau amiral, sauf les transports d’assaut, qui, incapables de rivaliser avec le rayon de braquage des combattants, durent virer plus largement sur l’aile.
S’il conservait ce cap, il entrerait en contact avec l’armada vachourse alors que sa propre sous-formation serait encore disloquée et ses transports d’assaut dangereusement exposés.
« Amiral ? demanda Desjani.
— Pas moyen, grommela-t-il. Pas de cette manière. » Mais il lui fallait impérativement réagir pour réduire la pression qui pesait sur Badaya, lequel s’efforçait vainement de maintenir la cohésion de sa formation alors qu’elle pivotait pour se soustraire à la charge des Bofs. Celle de Tulev s’était retrouvée brusquement déportée quand les Vachours s’étaient retournés vers Badaya, et elle devrait désormais les pourchasser pour opérer de nouveau le contact. Elle n’arriverait jamais à temps pour repousser leur assaut sur les vaisseaux de Badaya.
Geary disposait de cinq croiseurs de combat dans sa sous-formation : Indomptable, Risque-tout, Victorieux, Intempérant et Adroit. Il frappa de la main une touche de contrôle. « À toutes les unités de Gamma Un-Un, remontez de vingt degrés. Exécution immédiate. Alignez-vous sur l’Écume de guerre. Risque-tout, Victorieux, Intempérant et Adroit, prenez modèle sur l’Indomptable. »
Il se tourna vers Desjani. « Amenez l’Indomptable au sein de la formation ennemie à la vélocité maximale qu’il pourra fournir, commandant. »
Elle dévoila ses dents en un sourire qui sans doute aurait exaspéré les Vachours s’ils avaient pu le voir. « Allons-y ! » aboya-t-elle à l’intention de ses officiers, avant de retourner le croiseur de combat dans un hurlement, puis d’accélérer pour effectuer un virage encore plus serré que le précédent, aussitôt imité par les quatre autres.
Geary vit s’allumer des lignes de clignotants rouges sur son écran quand Desjani poussa son bâtiment jusque dans une dangereuse zone de stress. Pourtant, les quatre autres croiseurs de combat réussirent à se maintenir de conserve quand leur petite formation fondit sur les vaisseaux ennemis.
Ils la traversèrent à une vitesse fulgurante, leurs unités de propulsion principales poussées au maximum. Un supercuirassé et une vingtaine de vaisseaux vachours moins imposants leur dépêchèrent tout ce qu’ils avaient dans le ventre, mais Desjani avait fait grimper la vélocité relative à près de 0,2 c, interdisant ainsi à l’ennemi de pointer efficacement. Les vaisseaux humains ripostèrent par des tirs de barrage aussi vifs que l’éclair, qui pilonnèrent deux des cuirassés vachours.
Au terme de cette passe de tirs, Geary reprit le contrôle de l’Indomptable et ramena les croiseurs de combat vers le reste de sa formation.
Un mur de vaisseaux lousaraignes venait de s’interposer entre la sous-formation de Badaya et les Vachours qui piquaient sur elle, mais ils ne purent provoquer que de légers dommages avant de s’éparpiller devant les supercuirassés.
Geary serra les dents, s’attendant à de sérieuses pertes ; il était conscient que Badaya avait joué de malheur, mais aussi qu’il avait aggravé sa situation en réagissant trop tardivement : il ne s’était pas suffisamment écarté ni non plus retourné assez vite. Rien n’interdisait plus aux Bofs d’infliger de lourds dégâts à ses vaisseaux, tant ces supercuirassés semblaient quasiment aussi invulnérables qu’incontournables.
Sans aucun avertissement, les cuirassés Intrépide et Orion décrochèrent de la formation de Badaya, suivis aussitôt par le Fiable et le Conquérant. Acharné, Représailles, Superbe et Splendide chargèrent derrière eux. Tous les cuirassés de la sous-formation de Badaya fondaient à présent, massifs, fermes et résolus, droit sur l’ennemi en approche.
Les paroles du capitaine Mosko lui revinrent : C’est ce que sont censés faire les cuirassés.
« Ils vont se faire déchiqueter », murmura-t-il. Ma petite-nièce. Allant à la mort sous mon commandement, exactement comme son frère. Puissent mes ancêtres me pardonner.
Desjani arborait un masque de tragique fierté. « Oui. Mais ils permettront peut-être au reste de leur sous-formation d’échapper au massacre. »
Les yeux de Geary fouillèrent l’écran en quête d’un miracle. La sous-formation de Tulev était encore bien trop loin, les Lousaraignes se contentaient de grignoter les franges de l’armada vachourse, et ses propres croiseurs de combat grimpaient vers le haut avant de se retourner pour rejoindre la leur, qui, de son côté, virait pour se porter à sa rencontre et fondre de nouveau sur l’arrière-garde des Bofs.
Nul miracle. Rien que des hommes et des femmes faisant de leur mieux, conscients que ça ne suffirait pas.
« Que fabriquent-ils… ? » éclata Desjani.
Le regard de Geary se reporta sur les huit cuirassés et leur charge suicidaire. Il mit un moment à comprendre ce qu’il avait sous les yeux : des centaines de projectiles jaillissaient des cuirassés. Leur trajectoire s’incurvait vers l’armada vachourse en approche, à moins d’une minute du contact. « Des projectiles cinétiques ? Dans un combat vaisseau contre vaisseau ? C’est…» Il saisit brusquement. « Brillant. »
Normalement, un vaisseau pouvait aisément esquiver ces stupides cailloux tirés de très loin, mais les cuirassés avaient largué tous les projectiles cinétiques dont ils disposaient ; une sorte de champ de mines mortel se précipitant sur l’ennemi. Ils avaient même lancé les plus gros, ceux que les spatiaux appelaient des BFR, qu’on utilisait rarement en raison des ravages qu’ils pouvaient provoquer sur le sol d’une planète, mais qui, pour l’heure, filaient sur une trajectoire les conduisant droit sur les supercuirassés. Seul un tel rassemblement de cuirassés humains aurait pu larguer avec une promptitude suffisante assez de projectiles cinétiques pour contraindre une armada de la taille de celle des Vachours à une manœuvre évasive.
Si les Bofs n’esquivaient pas, s’ils maintenaient le cap sur la formation de Badaya, ils plongeraient droit dans la gueule de loup et aucun, assurément, n’en…
Tandis que s’égrenaient les dernières secondes avant le contact, Geary continua d’observer ce spectacle avec une stupéfaction croissante : les cuirassés de l’Alliance larguaient à présent des missiles spectres aussi vite que ça leur était possible, tandis que les Bofs poursuivaient sur leur lancée en tirant leurs propres missiles. Aucun ne vacillerait, aucun ne quitterait sa position dans les rangs, aucun ne romprait ce mur de vaisseaux, exactement comme sur les vidéos vachourses qu’il avait visionnées.
Lorsque les deux forces et le bombardement cinétique s’interpénétrèrent, l’espace s’emplit d’un chaos trop intense pour permettre aux senseurs de la flotte de capter ce qu’il advenait. Geary ne put que fixer son écran, saisi d’effroi par l’ampleur de la dévastation.
Un des cuirassés humains émergea brusquement de la pagaille en rendant compte de dommages étendus, mais encore ingambe. L’Intrépide. L’Orion fit irruption dans son sillage, titubant mais résolu. Le Fiable et le Conquérant suivaient, tous deux, étonnamment, très légèrement touchés. Puis Acharné, Représailles, Superbe et Splendide en jaillirent en trombe à leur tour, leur blindage criblé et de nombreuses armes H. S. mais toujours opérationnels.
L’armada vachourse n’avait pas dévié de son cap, mais les explosions d’énergie en son centre avaient disloqué les autres vaisseaux, interrompant sa charge. Et Badaya avait finalement enclenché la bonne manœuvre en imprimant à sa formation une torsion la faisant grimper vers le haut, hors d’atteinte des vaisseaux ennemis rescapés qui la dépassaient inefficacement.
Geary comprit enfin ce qui s’était passé. Pas un miracle, certes, mais un événement inattendu. « Ils ont percé un trou à travers la formation ennemie. Ils n’ont réussi à la traverser au lieu de l’éviter que parce que tout ce qui se trouvait devant eux un instant plus tôt avait déjà été pulvérisé par ce tir de barrage. » Pourquoi les Vachours ne l’avaient-ils pas esquivé ? Cette nouvelle tactique avait-elle surpris leur commandant ? Avait-il tenté d’ordonner, mais trop tard, une manœuvre d’évitement, alors que chacun de ses vaisseaux maintenait sa position dans la formation ?
« Trois de leurs supercuirassés sont anéantis, ainsi qu’un bon nombre des escorteurs qui les accompagnaient. » La fierté de Desjani était désormais empreinte d’une joie mauvaise. « Puissent les vivantes étoiles se rappeler ce qui est arrivé ici.
— Ils ne sont pas encore défaits », la prévint Geary en voyant les Vachours se reformer. Ils s’étaient contentés de resserrer les rangs après chaque engagement et ils recommençaient à présent. Leur formation s’était sans doute beaucoup amenuisée, mais, manifestement, elle était toujours prête à se battre.
Geary entendait monter des acclamations dans tout l’Indomptable à mesure que le bruit se répandait de la prouesse des cuirassés. Les mêmes devaient à présent retentir à bord de tous les vaisseaux de la flotte. Pour l’instant du moins, le moral des troupes n’était plus un sujet d’inquiétude.
« Pourquoi n’ont-ils pas esquivé ? » questionna à son tour Desjani. Geary s’aperçut qu’elle ne faisait pas allusion aux cuirassés de l’Alliance mais aux vaisseaux vachours. « Les Bofs ne devaient pas savoir ce dont étaient capables autant de projectiles cinétiques de cette masse…» La compréhension se fit lentement jour dans les yeux de Tanya : « Ils l’ignoraient. Ils n’ont pas de cailloux à bord de leurs bâtiments. Ils ne s’en servent tout bonnement pas, puisqu’ils ont sur leurs planètes un dispositif de défense adéquat. Et, les vaisseaux n’ayant normalement aucun mal à les esquiver, les leurs n’auraient aucune raison d’en embarquer.
— Le plus vieux piège du manuel, affirma Geary. Présumer que l’ennemi a les mêmes capacités, tactiques et intentions que vous. Remercions les vivantes étoiles de nous avoir donné cet atout. » Ils en auraient encore besoin, mais il doutait de pouvoir recourir de nouveau à cette tactique maintenant que les Bofs la connaissaient.
Les cinq croiseurs de combat reprirent leur position dans la sous-formation Gamma Un-Un, et l’Indomptable son statut de vaisseau pivot. Les Bofs avaient largement viré sur bâbord et vers le haut en s’efforçant d’intercepter la force de Badaya, mais la lenteur de leurs supercuirassés rescapés continuait de les handicaper. Badaya, pour sa part, grimpait toujours en accélérant, incapable de rompre le contact, ainsi embarrassé de bâtiments à la capacité de propulsion limitée mais réussissant malgré tout à prolonger le délai dont les Vachours auraient besoin pour le rattraper. La force de Tulev était légèrement remontée pour tenter d’intercepter les Bofs sur leur nouvelle trajectoire, tandis que les appareils lousaraignes grouillaient dans tous les coins, louvoyaient entre les formations humaines avec une folle désinvolture et réduisaient en pièces ceux des bâtiments vachours que leurs avaries avaient expulsés de l’armada.
Les huit cuirassés de la formation de Badaya remontaient et se retournaient pour essayer de la rejoindre. Le Fiable et le Conquérant formaient un bouclier à leurs homologues plus gravement endommagés, tandis qu’un tourbillon d’appareils lousaraignes tissait une sorte de barrière entre eux et l’armada vachourse. Qui a donné l’ordre de cette charge ? se demanda Geary. Badaya leur a-t-il ordonné d’exécuter cette manœuvre, ou bien Jane Geary l’a-t-elle entamée de sa propre initiative ? Quel que soit celui qui a pris cette décision, c’était la bonne. Et qui a bien pu avoir l’idée de balancer tous les projectiles cinétiques sur l’ennemi ?
Remettant à plus tard ces questions auxquelles il ne pouvait répondre pour l’instant, Geary ordonna à sa formation de foncer pratiquement droit devant elle, braquée sur une interception de l’armada vachourse qui, de son côté, s’était stabilisée sur sa trajectoire visant Badaya. Il y parviendrait quelques minutes seulement après que Tulev l’aurait frappée.
« Comment les Lousaraignes se sont-ils débrouillés pour tenir les Vachours en échec ? s’interrogea Desjani. À voir leurs tactiques et leur puissance de feu, jamais ils n’auraient pu leur interdire de parader dans ce système stellaire et d’emprunter un de ses points de saut.
— Bonne question. Il faudra la leur poser quand tout sera fini. » Geary voyait à présent affluer les rapports d’avaries et les décomptes des pertes de ses huit cuirassés, et, à mesure que les systèmes automatiques de la flotte les totalisaient, il sentait son cœur se serrer. Ils avaient chèrement payé leur victoire.
Çà et là sur son écran, de nouveaux voyants signalant des dommages s’allumaient à mesure que les systèmes frappés de vétusté et débordés flanchaient à bord des vaisseaux de l’Alliance. Mais la bourrasque des défaillances précédentes s’était calmée. Celles-là n’étaient sans doute pas de bon augure, mais au moins la flotte n’était-elle pas en train de se décomposer sous ses yeux.
La formation de Tulev passa en trombe sur un flanc de l’armada ennemie, pilonna les vaisseaux qui le composaient et en mit deux autres hors de combat. Mais c’est à peine si les supercuirassés s’en aperçurent et ils continuèrent de charger la force de Badaya, s’en rapprochant à un rythme effréné. Celle-ci accélérait toujours, mais les dommages subis par les propulsions du Titan et de l’Incroyable contraignaient Badaya à maintenir sa propre vélocité autour de 0,06 c.
Geary pointa sa formation sur le fond de la force vachourse. Les Bofs venant de lui décocher un lourd tir de barrage, l’Indomptable vibra de nouveau sous les frappes et les tirs manqués de peu. C’est à peine s’il entendit les rapports d’avarie qui parvenaient en masse à Desjani, parlant de boucliers pénétrés, de frappes au blindage léger du croiseur de combat et de diverses brèches mais ne rendant compte d’aucune perte des systèmes. Sur son écran affluaient des rapports identiques en provenance d’autres vaisseaux de sa formation. Aucun n’avait été durement touché, mais beaucoup avaient subi des dommages.
Un autre bâtiment vachours battait de l’aile, infichu de s’arracher à une spirale qui l’éloignait de sa formation et en faisait une proie facile pour l’essaim de vaisseaux lousaraignes. Plusieurs autres présentaient des avaries.
Mais cela ne suffisait à repousser l’ennemi.
Deux des croiseurs de combat de Badaya étaient encore en état de combattre avec efficacité, et l’Inspiré et le Formidable décrochèrent de sa formation pour revenir sur l’armada vachourse en virant sur l’aile.
Geary enregistra et soupesa toutes ces informations : Tulev décrivait un grand arc de cercle exigeant un long délai et de longues distances, tandis que sa propre sous-formation, pour revenir sur ses pas, entamait un virage vers le haut qui lui aussi exigerait trop de temps. Badaya altérait à présent sa trajectoire pour s’éloigner dans une direction diamétralement opposée à celle de l’ennemi en approche, tout en s’efforçant de gagner le plus de temps possible avant d’être rattrapé, tandis que, de l’autre côté de l’ennemi par rapport à Tulev et lui-même, les huit cuirassés tentaient poussivement de le rejoindre. Toute la bataille se déplaçait donc au-dessus du plan du système. Il ordonna à l’Indomptable de simuler hâtivement quelques manœuvres et eut droit à une réponse peut-être désespérée mais jouable. « Fiable, Conquérant, ici l’amiral Geary. Efforcez-vous d’intercepter l’ennemi à la plus haute vélocité possible. »
Distants de deux minutes-lumière, ces deux cuirassés allaient pivoter et accélérer en laissant derrière eux leurs camarades plus sévèrement endommagés. Cela distrairait peut-être les Vachours, mais Geary n’y comptait pas trop. L’essentiel, à présent, c’était de faire feu de tout bois sur cette armada. « Capitaine Tulev, je prends le contrôle des manœuvres de votre sous-formation. »
Pas le temps de procéder à une simulation ni d’établir les délais et distances avec précision. Il ne devait se fier qu’à ses propres capacités, à son expérience et à la faculté inégalée du cerveau humain à reconstituer de tels puzzles sur le tas. « Capitaine Badaya, faites décrocher vos escorteurs à T 17 et ordonnez-leur d’adopter une trajectoire d’interception de la formation ennemie et une vélocité de 0,15 c. »
Desjani avait enregistré ces modifications et fixait son écran en fronçant les sourcils. « Que fabriquez-vous ?
— J’abats le marteau. Si je m’en abstiens, nous perdons tous les vaisseaux endommagés et les auxiliaires indemnes de la formation de Badaya. » Outre l’Incroyable, le Titan et l’Illustre, cela incluait le Kupua, l’Alchimiste, le Cyclope, deux croiseurs lourds et plusieurs croiseurs légers et destroyers.
L’Inspiré et le Formidable, trop rapides pour que les Vachours pussent les viser efficacement, venaient de cingler l’ennemi, mais sans mettre un seul vaisseau hors de combat.
« Capitaine Duellos, coordonnez les mouvements de l’Inspiré et du Formidable avec ceux du Fiable et du Conquérant, ordonna-t-il. Procédez de conserve à votre prochaine passe de tirs. »
Les yeux de Desjani dardaient tous azimuts sur son écran. « Vous avez réussi à ce que nous attaquions tous ensemble. Nous frapperons cette armada à peu près simultanément. Est-ce que ça va suffire ?
— Il vaudrait mieux. » Son propre regard sautait d’un point à l’autre de son écran. Le noyau de la formation de Badaya, composé de vaisseaux blessés, continuait de grimper presque verticalement, tandis que ses croiseurs et destroyers freinaient pour laisser passer leurs camarades et affronter l’ennemi face à face ; l’armada vachourse arrivait par en dessous et sur tribord, Tulev négociait un large virage qui déboucherait là où arriveraient les Bofs, la sous-formation de Geary parvenait au sommet de la boucle qu’elle venait de décrire et se stabilisait pour remonter légèrement en visant les Vachours, et de l’autre côté, sur leur gauche, la petite formation de Duellos continuait également de grimper. « À toutes les unités. Il faut rompre leur charge. Livrez des assauts plus serrés et servez-vous de projectiles cinétiques contre la formation ennemie lorsque vous serez sur le point d’opérer le contact.
— Si quelque chose peut les obliger à se retourner, c’est bien ça, lâcha Desjani.
— S’ils ne se retournent pas et que nous les pilonnons de tous ces cailloux, ils ne réussiront pas à rattraper Badaya. » Jusqu’à quel point le commandant ennemi tenait-il à s’en prendre aux vaisseaux estropiés de Badaya ? Les Vachours souffraient-ils de la même fixation qui pouvait conduire les combattants humains à foncer la tête la première sur des obstacles qu’ils avaient négligés en se concentrant trop obstinément sur la destruction d’une certaine cible ?
« Vous savez quoi ? s’enquit calmement Desjani alors même que les divers groupes de vaisseaux se ruaient les uns vers les autres. Les Bofs n’ont pas tenu compte d’un élément crucial.
— Lequel ? demanda Geary sans quitter son écran des yeux.
— Ils ne savent pas à quel point les hommes sont cinglés. Si nous étions sains d’esprit, nous serions déjà en train de fuir. La formation de Badaya se serait éparpillée. Ils pourraient à présent nous pourchasser et nous écraser. Mais nous sommes complètement dingues, si bien que nous allons maintenir la cohésion et leur faire sauter le caisson. »
Geary sourit tout en regardant les croiseurs et destroyers de Badaya dépêcher des rafales de projectiles cinétiques à l’ennemi.
Les Vachours modifièrent légèrement leurs positions pour tenter d’éviter cette pluie de cailloux. Ils auraient sans doute pu y parvenir en dépit du nombre des projectiles cinétiques, car l’espace est immense. Mais les vaisseaux de Tulev arrivaient aussi sur eux maintenant et, précédés par des volées de cailloux, les prenaient dans un feu croisé ; puis la petite formation de Duellos les imita.
« À nous », fit Desjani. Les systèmes de combat de la sous-formation de Geary entreprirent à leur tour de bombarder les Vachours de projectiles cinétiques, qui fondaient désormais sur l’avant-garde, les deux flancs et l’arrière-garde de leur armada.
Les dernières secondes s’étaient déjà écoulées quand le tableau se reconstitua : les Bofs tentaient de se soustraire à ce déluge sans pour autant dévier de leur trajectoire vers les vaisseaux blessés de Badaya. Le commandant vachours avait opté pour un compromis, se rendit compte Geary juste avant le contact, en s’efforçant tout à la fois de poursuivre sa traque et d’esquiver le bombardement. Le genre de dilemme, d’incapacité à opter entre deux décisions, qui avait conduit de nombreux commandants humains à leur perte.
Il vit un des cinq supercuirassés survivants frémir sous plusieurs impacts, ses puissants boucliers débordés par la force de frappe des projectiles cinétiques, puis un unique BFR le perforer et le réduire en miettes. Là-dessus, sa sous-formation traversa de nouveau l’armada ennemie en trombe, en même temps que les autres vaisseaux humains.
Cette fois, il sentit quelques frappes toucher l’Indomptable. Les rapports d’avarie affluaient aussi de la formation de Tulev, du petit détachement de Duellos, des escorteurs de Badaya et d’autres vaisseaux de son escadre. Il retint brusquement sa respiration en voyant apparaître sur son écran un symbole redouté flanqué de plusieurs noms. Plus de contact. Considérés comme perdus. Le Brillant. Un bâtiment certes malheureux, dans la mesure où son commandant, le capitaine Caligo, avait été arrêté au motif de conspiration avec le capitaine Kila, mais Geary n’en avait pas moins du mal à se persuader que le croiseur de combat n’était plus là. Comme les croiseurs lourds Émeraude et Hoplon, le croiseur léger Balestra et les destroyers Plumbatae, Bolo, Bangalore et Étoile du matin.
Tous ces vaisseaux humains anéantis ne l’avaient pas été dans les quelques fractions de seconde de l’échange de tirs avec l’ennemi, ce qui aurait interdit à leur équipage toute chance de s’échapper. Certains avaient survécu assez longtemps, désemparés et impuissants, pour permettre à leurs spatiaux d’emprunter des capsules de survie qui attendaient maintenant d’être récupérées.
Mais les Bofs avaient cher payé leur entêtement. Leurs supercuirassés eux-mêmes ne pouvaient encaisser qu’un nombre limité de frappes, et les multiples passes de tirs qui s’étaient succédé, très rapprochées l’une de l’autre après cette avalanche de projectiles cinétiques, avaient ravagé leur armada. Deux des quatre supercuirassés rescapés n’étaient plus que des épaves à la dérive, un troisième était blessé et les appareils lousaraignes pullulaient déjà tout autour pour porter l’estocade. Le quatrième s’éloignait en tournoyant sur lui-même et s’efforçait vainement de reprendre le contrôle de ses manœuvres. Ses unités de propulsion principales étaient lacérées et déchiquetées. Les vaisseaux vachours plus petits avaient été décimés. Il n’en restait plus qu’une quarantaine environ, qui filaient frénétiquement vers le point de saut d’où ils avaient émergé.
Leur mur de bâtiments était brisé.
Les épaules de Geary s’affaissèrent et il se rejeta en arrière. Il ne ressentait aucune impression de triomphe.
« On a réussi, laissa tomber Desjani d’une voix plus penaude que jubilatoire.
— Ouais. » Il acquiesçait autant aux paroles de Tanya qu’à leur intonation. « Formidable, la paix, non ?
— Ressemble beaucoup à la guerre, à mes yeux. »
Geary s’ébroua. Avant tout, s’occuper de ces capsules de survie abritant les rescapés de ses vaisseaux détruits au combat. Nombre d’entre eux seraient blessés et auraient besoin de soins. « Deuxième et cinquième escadrons de croiseurs légers, interceptez et récupérez tous les modules de survie. Prévenez-moi sans tarder s’il vous faut des bâtiments supplémentaires. » Voilà qui réglait au moins le problème le plus immédiat. Ne restait plus qu’à ordonner à la flotte de se reformer, donner la priorité à la vérification des avaries, porter secours aux vaisseaux survivants qui en auraient le plus besoin afin de prendre en charge leurs morts, leurs blessés et leurs dommages…
« Amiral ! » l’interpella Desjani sur un ton qui retint son attention.
Le dernier supercuirassé rescapé avait partiellement stabilisé sa course, mais ses propulseurs s’étaient éteints, bien que l’énorme vaisseau continuât de s’éloigner en tanguant de façon incontrôlable.
« Une cible facile, commenta Desjani.
— Laissons les Lousaraignes…» Geary s’interrompit et se redressa. « Il ne peut pas fuir.
— Va-t-il s’autodétruire ?
— Nous n’en avons encore vu aucun le faire, n’est-ce pas ? Et il n’y a pas eu un seul…» Il s’interrompit de nouveau, frappé par une fulgurance. « Nous n’avons pas vu un seul module de survie s’échapper de leurs bâtiments. Endommagés ni détruits.
— Ils ne doivent pas les trouver rentables, j’imagine. Quand on est des milliards, pourquoi se donnerait-on la peine de sauver quelques poignées ? Le troupeau est encore solide. » Desjani pointa l’index. « Mais, amiral, s’ils ne veulent ou ne peuvent pas sauver ce supercuirassé, c’est pour nous une prise de guerre. »
Un immense vaisseau bourré de survivants, de technologie, littérature, histoire, science, art vachours…
« L’arraisonner ne sera pas facile », lâcha Geary.
Conscient toutefois qu’il leur faudrait tenter le coup.