L’amiral Lagemann écarta les mains en signe d’excuse. « Je suis conscient que cette évaluation de la situation n’est pas très encourageante.
— Mais infiniment précieuse, affirma Geary. J’ignore si je pourrai réagir efficacement en temps voulu, mais je sais au moins que je dois le faire. » Il mesura du regard la distance qui le séparait de Midway : elle était beaucoup trop grande compte tenu du bref délai qui lui était imparti. « Ce pourrait être infaisable. Surtout avec ce supercuirassé que nous devons remorquer.
— Nous ne pouvons pas prendre le risque de le perdre, convint Lagemann. Vous êtes monté à bord ?
— Uniquement en virtuel. J’ai vu quelques compartiments, des coursives… et j’ai assisté à son arraisonnement, bien entendu.
— Une foutue opération, admit Lagemann. Les généraux et colonels présents avec moi sur le Mistral reconnaissent tous que votre général Carabali a fait du sacré bon boulot. Mais, quoi qu’il en soit, je suis monté moi-même à bord de ce bâtiment. Pendant que notre groupe de réflexion peaufinait ses conclusions, je me suis porté volontaire pour participer aux corvées de nettoyage parce que j’y voyais une occasion de visiter un vaisseau extraterrestre. En outre, le spectacle d’un amiral se salissant un peu les mains ne saurait nuire aux matelots et aux fusiliers, n’est-ce pas ? » Lagemann s’interrompit un instant pour se plonger dans ses souvenirs. « C’était comme dans un rêve. Littéralement. Familier et pourtant étrange. Je longeais une coursive, tout me semblait parfaitement normal dans ce vaisseau, ordinaire, avant de tomber sur un truc complètement bizarre mais qui, lui, avait tout à fait sa place ici. On ne se rend jamais vraiment compte du nombre de choses qu’on fabrique selon certains critères préconçus parce que tout le monde s’y prend de cette façon, jusqu’à ce qu’on tombe sur un objet de facture totalement étrangère, construit par des gens qui ne partagent aucune de nos conceptions en matière de création. »
Geary hocha la tête. « C’est ce qui excite tant les ingénieurs lorsqu’ils ont affaire à de nouveaux concepts, en même temps que, quand ils ne parviennent pas à comprendre le fonctionnement de certains articles, ça les pousse à s’arracher les cheveux.
— Si nous le ramenons, qui le pilotera en tant que son commandant ? »
Geary n’y avait pas encore réfléchi.
« Il vous faudrait au moins un capitaine, suggéra Lagemann. Voire un amiral si quelqu’un se portait volontaire.
— Où pourrais-je bien trouver un amiral assez nigaud pour se porter volontaire ? s’enquit en souriant Geary. Ça risque de friser les travaux forcés. Le système de survie vachours n’est plus très fiable après tous les dommages que nous avons infligés à ce bâtiment pour l’arraisonner, les vivres se limiteront aux barres énergétiques et l’ameublement n’est pas à la bonne taille.
— Un vrai petit coin de paradis, à vous entendre.
— Quelqu’un pourra-t-il veiller au grain à bord du Mistral si vous êtes transféré sur le supercuirassé ? » Lagemann avait été une précieuse source d’informations jusque-là, en même temps qu’une présence charismatique parmi les ex-prisonniers, dont certains avaient très mal réagi en découvrant qu’ils n’auraient plus aucun rôle à jouer dans le destin de la flotte ni dans celui de l’Alliance.
« L’amiral Meloch. Angela a la main ferme et la tête solide. Sinon le général Ezeigwe. Il appartient à la défense aérospatiale, mais ne retenez pas cela contre lui.
— Je m’en garderais bien. » Geary réfléchit un instant, éperonné par le besoin de prendre des mesures relativement aux déductions que Lagemann venait de lui transmettre de la part de son groupe de réflexion. « Très bien. Regardez-vous dès maintenant comme affecté au commandement de l’équipage, trié sur le volet, de ce supercuirassé. Mettez-vous en rapport avec le commandant des fusiliers présents sur site et l’officier responsable des ingénieurs qui se trouvent à son bord. Je préviendrai le général Carabali et le capitaine Smyth. »
Lagemann se leva. Il affichait un sourire enthousiaste. « Ce sera merveilleux d’exercer de nouveau une responsabilité ! Avez-vous une idée de l’heure du décollage de la prochaine navette vers le supercuirassé ?
— Nous pourrons certainement vous arranger ça très bientôt.
— Ce bâtiment a-t-il déjà reçu une appellation officielle ? Un nom peut-être un peu moins à rallonge que le “supercuirassé vachours arraisonné” ?
— Je n’y ai pas réfléchi non plus. Je vous recontacterai.
— Super. Avec tout le respect que je vous dois, amiral, j’ai appris qu’un des officiers à bord de l’Indomptable est la fille d’un homme avec qui j’ai servi. Avant de prendre la navette pour le “SVA”, j’aimerais la voir pour lui apprendre… (le sourire de Lagemann vacilla puis s’évanouit) comment est mort son père. Je tenais à le faire en personne. »
Lagemann parti, Geary s’assit pour réfléchir à ce qui lui était possible. Un élément au moins prédominait : il ne pourrait gagner Pele ou Midway à temps que si les Lousaraignes consentaient à le laisser traverser leur territoire qui, il fallait l’espérer, s’étendait vers l’espace humain sur une très grande distance. De sorte qu’il allait devoir s’entretenir avec ceux qui s’efforçaient de communiquer avec eux.
Il appela Rione et la trouva dans sa cabine en train d’étudier des pictogrammes. « N’êtes-vous pas censée vous reposer, madame l’émissaire ?
— Vous aussi. Et depuis quand vous attendez-vous à ce que je vous obéisse ? » Elle avait encore l’air fatiguée et ne semblait manifestement pas d’humeur à badiner.
« Je sais que vous avez déjà discuté avec les Lousaraignes de l’éventualité d’obtenir leur autorisation de regagner l’espace contrôlé par les humains en traversant leur territoire, affirma Geary sans autre préambule. C’est devenu depuis une urgence prioritaire. Nous devons être en mesure de revenir le plus vite possible à proximité de Pele ou Midway. »
Rione le fixa puis hocha la tête. « Les Énigmas ?
— Oui. Très vraisemblablement.
— Je comprends. J’aurais dû y songer. Le général Charban et moi-même allons accorder à cette tâche la plus haute priorité. Oh, quelqu’un, si ce n’est vous-même, a demandé comment s’y prenaient les Lousaraignes pour manipuler de petits objets avec leurs griffes. Il se trouve que chacune abrite de… minuscules tentacules, pareils à des vermisseaux, qu’ils peuvent déployer pour effectuer des travaux minutieux.
— De petits tentacules pareils à des vermisseaux ? Dans chaque griffe. »
Sa réaction avait dû se voir car Rione eut un petit sourire torve. « Je sais. On voit mal comment ils pourraient nous paraître plus répugnants physiquement. Nous allons devoir surmonter cette répulsion. À ce propos, je vous conseille d’appeler le docteur Setin ou le professeur Schwartz. Ils ont élaboré sur les Lousaraignes une assez mystifiante théorie, qu’à mon sens vous devriez entendre.
— D’accord. Merci. » Il enfonça une touche pour contacter le Mistral et obtint presque aussitôt une réponse d’un professeur Setin à la mine coupable.
« Amiral ? Y a-t-il quoi que ce soit qui… ?
— Oui. » Geary scruta l’expert ès espèces intelligentes non humaines en essayant de deviner pourquoi il lui donnait l’impression d’avoir été pris en flagrant délit de tricherie pendant une épreuve du bac. Tricherie… ? « Vous êtes en train de travailler, professeur ?
— Oui, amiral, répondit Setin. Mais c’est si important que nous ne pensions pas pouvoir nous accorder un répit. Je savais que vous comprendriez. »
Et c’est pour cela que vous ne m’en avez pas informé, hein ? « L’émissaire Rione m’apprend que le docteur Schwartz et vous avez échafaudé une théorie intéressante sur les Lousaraignes…
— Oh, oui. Mais pas encore au point de…»
Le docteur Schwartz agrandit l’image sur l’écran de com afin de s’y intégrer. Elle semblait un tantinet hagarde mais béate. « Je pense que nous devrions en faire part à l’amiral. C’est davantage une affaire d’instinct, d’intuition, qu’une hypothèse qu’on peut démontrer scientifiquement. Nous arrivons à déchiffrer avec exactitude les mots et les phrases que les Lousaraignes semblent employer jusqu’à ce que de nouvelles étoiles remplacent les anciennes et qu’on ne puisse plus avoir aucune certitude. Ce que je crois surtout vrai de ces êtres, c’est qu’ils pensent en termes de motifs. Le docteur Setin s’accorde à dire que c’est une réelle possibilité.
— De motifs ?
— Oui. Le général Charban, l’émissaire Rione et nous tous nous efforçons de parler de choses précises. Il m’a fallu un certain temps pour comprendre qu’eux raisonnaient toujours en termes d’interconnexions. Vous et moi, nous voyons une forêt composée d’arbres individuels. Eux voient la forêt dans sa globalité. » Elle s’interrompit pour afficher une grimace contrite. « Sans doute l’analogie n’est-elle pas adéquate, parce qu’ils se servent toujours de termes faisant référence à l’équilibre de plusieurs forces. Comme pour une toile d’araignée. C’est ce qui m’a inspiré cette idée. Notre formation universitaire nous pousse à partir du principe que ce qui ressemble à une araignée ne peut pas vraiment en être une. Pour comprendre ce qu’elle est réellement, il faut d’abord la déconstruire et la dissocier. Mais admettons que les Lousaraignes descendent réellement de ce à quoi ils ressemblent à nos yeux. Une créature arachnéenne. Qui tisse des toiles dont les fils sont tous reliés, où toutes les tensions et les forces sont en équilibre… une pure image de beauté et de stabilité. Imaginez une espèce dont les individus verraient toutes choses sous cet angle. »
Geary se renversa dans son siège et réfléchit un instant, le front plissé. « À l’instar de leurs formations. Pas seulement fonctionnelles mais flattant aussi l’œil. Et, s’ils descendent effectivement d’animaux qui tissaient des toiles comme les araignées, cela signifierait qu’ils gardent un penchant inné, instinctif, pour la forme d’ingénierie qui inspire aux humains respect et admiration.
— Oui ! Des êtres qui ne raisonnent pas de la même manière que nous, mais malgré tout d’une manière que nous pouvons saisir, appréhender.
— Les hommes peuvent discerner des motifs, fit remarquer Geary. Ça ne nous est pas étranger.
— C’est vrai, intervint Setin. Mais ce n’est pas notre penchant premier. C’est d’ailleurs ce qui m’a incité à trouver intrigantes les idées du professeur Schwartz, parce que nous ne raisonnons pas instinctivement en termes de motifs. Plutôt en termes de contraires : blanc et noir, bon et mauvais, yin et yang, thèse et antithèse, oui et non, droit et gauche, amis et ennemis. Ce qui nous importe avant tout, ce sont les oppositions, et, quand nous n’avons pas clairement affaire à un contraire, nous le rangeons à la place que nous lui octroyons sur une certaine échelle entre deux concepts opposés : tiède, peut-être, gris. Nous pouvons certes distinguer des motifs quand nous nous creusons les méninges, mais ce n’est pas une tendance spontanée. »
Geary dut y réfléchir un peu plus mûrement tandis que les scientifiques patientaient : les conséquences s’imposèrent graduellement à lui. « Donc, pour ces extraterrestres, nous ne sommes ni des amis ni des ennemis. Nous faisons simplement partie d’un motif.
— C’est ce que nous croyons, affirma le professeur Schwartz. Je m’efforçais encore de décrypter une de leurs phrases, qui affirme “L’image a changé mais reste la même”, quand je me suis dit : Et s’ils ne parlaient pas d’une image mais d’un motif ? Notre irruption dans ce système a modifié ce motif mais ne l’a pas effacé ; il est seulement altéré. Puis les Lousaraignes ont ajouté : “Ensemble nous maintenons le motif.” Bon, si c’est bien ce que cela veut dire, ça met ce qu’ils attendent de nous en lumière. Il me semble que nous pouvons supputer qu’à leurs yeux le rôle que nous jouons est de fournir un nouvel ancrage au motif sous lequel leur apparaît l’univers, pour lui permettre de recouvrer sa stabilité.
— Vous pensez que ces êtres voient en l’humanité une force de stabilité ? »
Les deux professeurs hésitèrent puis échangèrent un regard : « Ça paraît étrange, n’est-ce pas ? répondit Schwartz. Nous ne nous voyons pas nous-mêmes sous ce jour. Mais combien d’observateurs extérieurs ont-ils jugé l’humanité jusque-là ? Comparés à ces paranoïaques d’Énigmas et à ces Vachours ravageurs, nous devons passer pour sympathiques aux yeux des Lousaraignes.
— Il y a un terme qui revient sans arrêt, ajouta le docteur Setin. Un pictogramme. Le logiciel qu’ils nous ont fourni lui donne diverses interprétations : ancre, fondation, lien, quille ou arc-boutant. Toutes choses qui comportent une notion de stabilité. Ils ne cessent de l’employer quand ils dialoguent avec nous. La notion d’ancrage solide semble avoir pour eux une importance critique. »
Geary comprit subitement : « Parce que, sans points d’ancrage, tout motif risque de s’effilocher et de se désintégrer.
— Précisément.
— Il me semble que leur conception d’un ancrage implique autant des éléments immatériels que matériels, reprit prudemment le professeur Schwartz. Idées. Théories. Philosophie.
Mathématiques. Tout cela contribue à la cohésion du motif, aide à le maintenir en place. »
Si seulement ils n’étaient pas aussi affreux… « On dirait donc que les Lousaraignes et nous pouvons réussir à nous comprendre. Du moins suffisamment pour coexister pacifiquement, voire échanger des idées.
— Oui, amiral, je le crois. » Schwartz eut un geste embarrassé. « Bien entendu, ça reste une hypothèse. Leur réaction à ce que nous tentons de leur expliquer n’est pas toujours bien claire. Déchiffrer les émotions qui les agitent reste… problématique.
— Ils présentent de subtiles modifications de nuances, expliqua le docteur Setin. Nous les avons constatées chez nombre d’entre eux. Des variations de la teinte de la tête ou du corps, mais nous ignorons la signification de chacune de ces couleurs. Peut-être existe-t-il d’autres indices permettant de décrypter ce qu’ils ressentent, comme des effluves ou des émissions hormonales, mais, dans la mesure où toutes nos communications se font virtuellement et où ne nous trouvons pas en présence les uns des autres, nous ne pouvons pas en avoir la certitude.
— Je… comprends. » Quelle pouvait bien être l’odeur des Lousaraignes ? Geary n’était pas sûr de vouloir le savoir. « Ont-ils émis une opinion sur le vaisseau que nous avons capturé ?
— Le vaisseau ? » Les deux professeurs avaient l’air un peu gênés. « Nous n’en avons pas beaucoup parlé… répondit Setin.
— Pourquoi ? Cela contrarie-t-il les Lousaraignes ?
— Non. C’est plutôt… (Setin baissa les yeux) le… l’assaut. Nous avons assisté à ses… conséquences. Tous ces… Tant de…»
Geary finit par comprendre. «… de morts. De Vachours qu’il nous a fallu tuer. Je sais qu’on a du mal à s’y habituer. Mais nous ne l’avons pas fait par choix. Ils nous ont pourchassés jusque dans ce système, ils nous y ont agressés et ils ont ensuite refusé de se rendre.
— Mais… rencontrer une nouvelle espèce pour la… la…
— Avez-vous éprouvé la même compassion pour les hommes et les femmes qui sont morts parce que les Bofs refusaient de communiquer avec nous ? » Ces mots lui avaient échappé, empreints de plus d’aigreur et de colère qu’il ne l’avait escompté. « J’en suis moi-même désolé. Mais, l’horrible vérité, c’est que les Bofs se souciaient encore moins que vous et moi de la vie de leurs congénères. Cette divergence de vue entre nos deux espèces, quant à la conception du monde, ne nous laissait aucune alternative. Si vous vous imaginez un seul instant que j’y ai pris plaisir, vous faites fausse route.
— Nous en sommes conscients, amiral, déclara Schwartz. Nous regrettons seulement que cela ait dû se passer ainsi. Ce n’est pas une critique. »
Le docteur Setin ne semblait pas tout à fait d’accord avec cette dernière assertion, mais il eut le bon goût de garder le silence.
« Qu’en est-il des six Vachours survivants, amiral ? demanda le professeur Schwartz. On ne cesse de nous répondre que l’affaire est classée top secret.
— Ils semblent se rétablir, autant que nous puissions le dire, mais ils sont toujours dans le coma, répondit Geary. On les garde isolés de tout contact avec les hommes afin de leur éviter de s’affoler à leur réveil. Je n’en sais pas plus pour l’instant. »
La communication terminée, il resta un moment assis à fixer son écran, en se demandant s’il ne devait pas chercher à se reposer. Ou à se trouver une occupation distrayante. Lire un bouquin…
Son panneau de com bourdonna.
Le docteur Nasr, médecin en chef de la flotte, donnait l’impression de n’avoir pas dormi depuis des jours, ce qui était probablement le cas en dépit des ordres de Geary exhortant tout le monde à s’accorder une journée de repos. Les médecins s’étaient toujours regardés comme au-dessus de la discipline militaire qui régentait les activités de tous, et ils affichaient ouvertement qu’ils donnaient à leur serment professionnel la priorité sur le règlement s’imposant à d’autres officiers. « Vous m’avez laissé un message, amiral ? »
Geary l’avait-il fait ? Aiguillonné par la déclaration du toubib, il finit par s’en souvenir. Le message, paramétré pour lui être transmis lors du saut de la flotte quelques jours plus tôt, était resté bloqué dans les systèmes de communication de l’Indomptable. Ni le médecin ni Geary n’avaient eu jusque-là le loisir de s’en préoccuper. « C’était au sujet d’un officier. Le capitaine Benan.
— Benan ? » Nasr fouilla dans ses souvenirs, le regard flou. « Blessé au combat ?
— Non. Il s’agit des causes de ses difficultés d’adaptation à sa condition d’ex-prisonnier du camp de travail syndic de Dunan. »
Nasr poussa un soupir. « Amiral, j’apprécie pleinement la sollicitude dont vous faites preuve à l’égard de vos officiers, mais, pour l’heure, nous sommes entièrement absorbés par la lutte que nous menons contre les blessures infligées lors du dernier combat.
— Docteur… (quelque chose dans la voix de Geary contraignit Nasr à le fixer plus attentivement) que savez-vous des blocages mentaux ? »
Le médecin le dévisagea plusieurs secondes sans mot dire. « Pas grand-chose.
— Savez-vous s’ils ont changé de nature au cours du dernier siècle ? »
Le médecin s’accorda de nouveau un long temps de réflexion avant de répondre, le visage de plus en plus sombre. Il finit par hocher la tête. « De manière significative… ? Non.
— Mais on continue d’y recourir. » C’était un constat.
« Vous le savez donc, amiral.
— Je le sais. Pour ne l’avoir appris que très récemment. »
Le médecin ferma les yeux puis les rouvrit pour focaliser le regard sur Geary. « Officiellement et officieusement, à presque tous les niveaux de classification, on ne s’en sert plus. Je ne pourrais en débattre qu’avec vous seul, puisque vous êtes le commandant de la flotte. Je ne suis pas soumis à un blocage, j’aurais préféré quitter ce service plutôt que d’accepter de m’y soumettre, mais j’ai prêté le serment de me plier aux procédures de sécurité.
— Le capitaine Benan, lui aussi, ne pouvait en discuter qu’avec moi, parce que je suis le commandant de la flotte.
— Le capitaine Benan ? Pourquoi un officier d’active… Il a été soumis à un blocage ?
— Oui. » Geary se demanda ce qu’il devait dire, s’il y avait quelque chose à ajouter. « C’est par un pur hasard que je satisfaisais à toutes les conditions l’autorisant à s’en ouvrir à moi.
— Il n’aurait pas pu m’en parler. » Le médecin abattit sa paume ouverte sur la table devant lui, la face convulsée de colère. « Bon sang ! Êtes-vous conscient, amiral, qu’en vous entretenant avec moi d’un cas précis de blocage mental vous enfreignez toutes les règles de sécurité ?
— Seriez-vous en train de me dire que ces règles ne vous autorisent pas à connaître de l’état d’un de vos patients alors qu’il est un officier de la flotte ?
— Je ne suis même pas autorisé à vous le dire. » Geary était certes habitué à rencontrer des médecins au professionnalisme implacable, mais le docteur Nasr se montrait ouvertement amer. « Il n’y a peut-être, dans le personnel de la flotte, que deux ou trois personnes qui soient au courant des blocages mentaux, mais, même moi, je ne connais pas leur identité.
— Les ancêtres nous préservent ! lâcha Geary. Est-ce à dire qu’on ne s’en sert que très rarement ?
— Autant que je sache. » Cette dernière déclaration était entachée d’ironie. Le médecin entra une recherche sur sa console. « Cela expliquerait assurément les symptômes que nous avons rencontrés chez le capitaine Benan : altération de la personnalité, difficultés à maîtriser colère et pulsions, désorientation occasionnelle.
— Ses états de service étaient bons avant sa capture par les Syndics.
— Vraiment ? » Le docteur afficha des archives et les compulsa brièvement. « Je vois, oui. Il s’est présenté à bord de son nouveau vaisseau et a été capturé trois mois plus tard. Deux semaines de permission plus trois autres de transit avant d’embarquer. Soit un peu plus de trois mois au total. » Le docteur s’interrompit, le front plissé. « Oui. Six mois, donc. Le délai normal pour que se manifestent clairement les symptômes d’un blocage mental. Mais le capitaine Benan a été fait prisonnier avant. »
Donc, s’il n’avait pas été capturé, sa prestation à bord de ce vaisseau se serait détériorée : il aurait commis des infractions à l’ordre et à la discipline pour des raisons inconnues et il aurait sans doute été limogé. « J’ai le souvenir de problèmes de suicide, fit lentement remarquer Geary. Quand, à l’occasion des cours de survie aux interrogatoires, on faisait allusion à la capture d’officiers supérieurs par l’ennemi, on ne nous parlait pas beaucoup des blocages mentaux, mais, en revanche, lorsqu’on nous donnait les raisons pour lesquelles on n’y recourait plus, on faisait allusion au suicide.
— Oui. » Le docteur eut une moue écœurée. « C’est assez fréquent chez les individus soumis à un blocage. Ils souffrent de ces symptômes, en connaissent la raison mais ne peuvent s’en ouvrir à personne. En outre, tous les traitements échouent puisque ceux qui les administrent ignorent la cause sous-jacente de ces symptômes et…» Il secoua la tête. « Une décision impulsive. La seule issue, le seul moyen de trouver la paix et voilà tout. Je suis sur le point de vous faire une déclaration qui pourrait m’attirer de graves ennuis avec la sécurité, amiral.
— Parlez librement. Je vous défendrai.
— Merci. Les rares fois où j’ai réfléchi aux blocages mentaux, j’ai pris conscience qu’ils étaient effectivement destinés à préserver des secrets, et ce par le plus ancien et le plus sûr des moyens. Il pousse les individus concernés à se donner la mort, de sorte qu’ils ne peuvent plus les divulguer. »
Les morts ne parlent pas. À quand remontait cette expression ? Geary expira profondément pour se calmer. « Pourquoi ne pas tout simplement les tuer ?
— Nous sommes des êtres civilisés, amiral. Nous ne tuerions pas des gens. » Cette fois, la voix du médecin était riche de sarcasme.
« Je comprends pourquoi ils tiennent ça tellement sous le boisseau, déclara Geary. Si ceux qui sont informés de l’emploi des blocages mentaux par l’Alliance étaient plus nombreux, la vérité ne tarderait pas à se répandre et le retour de bâton serait féroce. Les Syndics y ont-ils fréquemment recours ? »
Le docteur Nasr secoua la tête. « Ils ne s’en servent pas. Sinon je l’aurais certainement appris. Dans la mesure où ils sont moins civilisés que nous, les Syndics se contentent de fusiller ceux qui en savent un peu trop à leur goût. Quand on y réfléchit froidement, c’est une méthode bien plus efficace. »
Que répondre ? « Merci pour ces informations, docteur. Maintenant que vous êtes au courant, pouvez-vous prodiguer un traitement mieux approprié au capitaine Benan ?
— Je peux prendre certaines mesures, mais je doute qu’elles soient très efficaces. Il faudrait d’abord lever le blocage, amiral. Et, ensuite seulement, tenter de réparer les dégâts.
— Puis-je vous ordonner de le lever ?
— Non, amiral. » Le médecin ouvrit les mains en signe d’impuissance. « Même si vous y étiez habilité, je ne saurais pas comment m’y prendre. Je sais certes, de manière purement théorique, comment ils sont implantés, mais je suis incapable, dans la pratique, de les lever. D’ailleurs, j’aurais refusé de suivre une telle formation. C’est dire que je n’ai pas la première idée de la méthode à employer.
— Le capitaine Benan devra donc attendre notre retour pour bénéficier d’un traitement convenable ?
— S’il vit jusque-là et si, à notre retour, nous pouvons obtenir l’aval des autorités. Les seuls qui sauront procéder n’accepteront de le faire que s’ils en reçoivent l’ordre par les canaux idoines. » Le médecin secoua encore la tête. « Désolé, amiral.
— Vous n’y êtes pour rien.
— S’il n’y a rien d’autre, je suis attendu au bloc dans quinze minutes.
— Vous dormez suffisamment ? »
Le docteur Nasr s’accorda un temps de réflexion. « Mes patients ont besoin de moi, amiral. Si vous voulez bien m’excuser, je dois…» Il s’interrompit pour consulter un message qui venait de s’afficher hors champ. « Un des Vachours avait repris pleinement conscience, amiral. Il vient de mourir.
— Mort ? s’enquit Geary, un goût amer dans la bouche. Dès qu’il s’est aperçu qu’il avait été capturé ?
— Oui. Il a entièrement bloqué son métabolisme. J’ignore comment. Mais, dans la mesure où nous le maintenions en isolement complet, nous n’avons pas pu réagir à temps pour l’en empêcher.
— J’avais espéré que l’un d’entre eux au moins se donnerait le temps de constater que, puisque nous les avions soignés pour les remettre sur pied, nous ne leur voulions pas de mal. »
Le médecin hésita de nouveau puis reprit sourdement : « Amiral, ces créatures, là, les…
— Lousaraignes ?
— Oui. Avez-vous réfléchi à l’éventualité qu’ils pouvaient se nourrir comme les araignées que nous connaissons ?
— Pour être tout à fait franc, docteur, j’ai préféré ne pas trop songer à ce qu’ils mangent ni à leur mode de nutrition, avoua Geary.
— C’est assez compréhensible. » Nasr fit la grimace. « Certaines araignées ne tuent pas leur proie tout de suite, vous savez ? Elles se contentent de la paralyser ou de l’immobiliser en l’enrobant dans leur toile. Puis elles la gardent à leur portée pour le moment où elles auront faim. Elles ne tiennent pas à ce qu’elle soit morte. Elles préfèrent la consommer vivante. »
Geary ne comprit pas tout de suite ce que voulait dire Nasr, puis il eut une fulgurance. « Les Vachours auraient déjà rencontré les Lousaraignes, voulez-vous dire ? Appris qu’ils dévorent leurs proies vivantes et verraient en eux un prédateur ? »
— Nous devons l’envisager. Nous n’en savons rien mais ce n’est pas exclu. Nous ignorons si les Bofs n’auraient pas eu affaire à de tels prédateurs sur leur propre planète avant d’y affirmer leur domination. S’ils n’avaient pas déjà rencontré d’autres espèces qui apprécient leur chair. Les hommes ne se regardent pas d’ordinaire comme des proies, amiral. Mais la perspective de servir de prochain repas à des aliens est proprement horrible. Je me suis d’abord demandé pourquoi une espèce intelligente aurait acquis cette faculté d’interrompre toutes ses fonctions vitales, de vouloir mourir. Mais ces Vachours, eux, sont bel et bien des proies. Ils ont toujours été des proies. Peut-être ont-ils développé cette aptitude à se donner volontairement la mort en même temps qu’ils devenaient intelligents. Je peux certes imaginer la souffrance physique qu’il y a à être dévoré vivant, mais pas la souffrance mentale. En l’occurrence, cette capacité à mettre fin à ses jours devient enviable. »
Un bourdonnement se fit entendre dans le bureau du docteur Nasr, le faisant tressaillir. « Mon service de chirurgie, amiral. Je dois y aller.
— Très bien, docteur. Assurez-vous que les Vachours survivants restent inconscients et sous sédatifs. »
Nasr allait mettre fin à la communication mais il s’interrompit à mi-geste. « Vous êtes conscient que nous ne connaissons pas grand-chose de leur physiologie ni de leurs réactions à nos médicaments, et que nous risquons de les tuer en les maintenant sous analgésiques ?
— Je sais, docteur. » L’impasse dans un cas comme dans l’autre ! « Mais, si nous ne tenons pas à ce que les cinq autres se suicident, ni à ce qu’ils meurent d’une autre cause, je vois mal ce que nous pourrions faire d’autre pour l’instant. »
Geary rumina quelques instants à la fin de la communication. Que diable pouvait-il faire de ces Vachours ? Cette ébauche de geste humanitaire à leur égard se soldait par la nécessité de les maintenir dans un coma proche de la mort pour les empêcher de mourir. Le leur permettre serait-il plus humain ?
Il se rendit compte qu’après ces entretiens avec les scientifiques et le médecin il voyait de nouveau en eux des Vachours plutôt que des Bofs. Mais, quel que fût le nom qu’on leur donnait, le problème demeurait.
Et la discussion avec le docteur Nasr à propos du capitaine Benan ne s’était pas non plus révélée bien réconfortante.
Il ne doutait pas que certains individus (ou, plus vraisemblablement, un petit nombre de personnages importants) s’étaient persuadés que le recours aux blocages mentaux se justifiait dans quelques rares cas, en permettant de contrôler de manière humaine des connaissances trop explosives pour qu’on prît le risque de les voir tomber entre de mauvaises mains.
Mais une personne au moins était informée de l’implication du capitaine Benan dans le projet Prince Cuivre et avait pu s’en servir pour faire chanter Rione. Par-dessus le marché, tout semblait indiquer que cette personne occupait un échelon élevé dans le gouvernement ou la hiérarchie de la flotte.
Il était plus que temps de faire la lumière sur ces affreuses ténèbres. Certes, Geary pouvait s’informer auprès du lieutenant Iger des procédures de sécurité adéquates, et il se verrait sans doute répondre qu’elles exigeaient de lui qu’il ne s’en ouvrît à personne, encore qu’il doutait que l’officier du renseignement fût au courant de ce dossier. Non. Il s’en abstiendrait. « Ne pose pas la question si tu ne veux pas connaître la réponse », l’avait prévenu un maître principal alors qu’il était encore jeune enseigne. Il lui semblait à présent que cette conversation était vieille d’un siècle.
Elle avait d’ailleurs pris place un siècle plus tôt. Mais il lui faudrait certainement beaucoup plus de temps pour oublier ce conseil particulièrement avisé.
Il y aura des changements quand je réintégrerai l’espace de l’Alliance, et les gens comme le capitaine Benan seront soignés. J’en ferai part à tous ceux qu’il faudra pour que ça se produise. La sécurité n’est pas une licence accordée aux autorités pour leur permettre de dissimuler des méthodes auxquelles elles n’admettraient jamais ouvertement recourir.
Le lendemain matin, cherchant à paraître reposé et confiant, il s’arrêta un instant devant l’entrée de la passerelle pour vérifier comment tout se passait. Il aurait pu procéder à ces contrôles depuis sa cabine, mais les dirigeants doivent parfois se produire devant leurs subordonnés, se montrer concernés et impliqués.
« J’espère apprendre aujourd’hui que nous avons l’autorisation des Lousaraignes pour regagner notre espace en traversant leur territoire, déclara-t-il à Tanya.
— Ce serait préférable, acquiesça-t-elle. Mais, en attendant de conclure un accord avec eux, le lieutenant Yuon a quelque chose à vous dire », ajouta-t-elle en désignant son officier responsable des systèmes de combat.
Le lieutenant Yuon cligna des paupières, se redressa légèrement et montra son écran d’un coup de menton. « Amiral, le capitaine Desjani nous a demandé d’observer attentivement les points de saut de ce système stellaire. Nous savions déjà tout ce qu’il fallait sur notre point d’émergence, mais nous avons découvert quelque chose sur chacun des trois autres. »
Geary vit de nouveaux symboles s’afficher sur son écran, brillant de la lueur rouge familière signalant un danger. « Des mines ?
— Une mine, amiral. Une seule. À chaque point de saut. Masquée par une assez impressionnante technologie furtive. Et très, très grosse. »
Ça n’avait aucun sens. Une très grosse mine ? Il adressa un regard perplexe à Desjani.
Celle-ci montra de nouveau Yuon de la main. « Faites votre rapport, lieutenant.
— Oui, commandant. J’ai ordonné aux senseurs de la flotte de me rapporter tout ce qu’ils avaient détecté sur ces mines, mais rien d’anormal n’avait été enregistré. Je le leur ai alors demandé de scanner la zone alentour en quête de quelque chose d’inhabituel. Et ils ont fini par repérer une distorsion spatiotemporelle.
— Une distorsion spatiotemporelle ? Autour d’une mine ? Comment est-ce que… ? Une petite seconde ! N’est-ce pas précisément ce qui se produit à proximité d’un portail de l’hypernet ? »
Desjani fit mine d’applaudir. « Bien vu. Ou, du moins, de la part du lieutenant Yuon.
— Ils disposent d’une version armée des portails, amiral, expliqua Yuon avec empressement. Ce ne sont pas des moyens de transport, mais ils permettent de déclencher des décharges d’énergie extrêmement violentes.
— Qu’en disent vos ingénieurs de l’armement ?
— Nous avons demandé au capitaine Smyth, répondit Desjani. Ses gens ont d’abord nié qu’on puisse obtenir un tel résultat avec des objets de cette taille, puis ils ont fini par admettre que de très bons ingénieurs pourraient y parvenir.
— De très bons ingénieurs, répéta Geary. Comme les Lousaraignes.
— Et c’est pour cette raison que les Vachours n’ont pas investi ce système stellaire ni cherché à y sauter. Si l’on tente d’emprunter un de ces points de saut sans la permission des Lousaraignes, c’est badaboum, éteignez les lumières ! Je me suis dit que vous deviez le savoir.
— Merci. Et merci à vous, lieutenant Yuon. Impressionnant exemple de recherche et d’analyse. »
Yuon rayonnait. Le lieutenant Castries brandit le poing en signe de félicitation.
« Mais n’oubliez jamais cela quand vous traiterez avec ces gens, amiral. Ils cachent des atouts dans leurs manches. Et ils ont plus de manches que nous. Comment savoir ce qu’ils pensent ?
— Nos experts civils croient qu’ils raisonnent en termes de motifs et voient en nous des points d’ancrage du motif cosmique. Comme si nous servions à maintenir sa stabilité. »
Desjani arqua des sourcils sceptiques. « Un motif stable ? Universel, voulez-vous dire ?
— Ouais. Le grand tout. La vie. Le cosmos.
— Comment peuvent-ils savoir s’il est stable ? Il n’y a rien de stable dans la vie ni dans l’univers. Dans rien. Tout change constamment. Ils ne peuvent tout de même pas croire qu’un tel motif existe et que rien ne peut l’altérer tant qu’il reste assez solidement ancré.
— Non. Mais ils ont dit quelque chose à propos d’un motif qui changerait tout en restant tel quel. Il peut changer. Et, à leurs yeux, ce motif, c’est la réalité.
— Oummph. » Le scepticisme de Desjani était manifeste. « Je ne dis pas que ce sont des Vachours ni des Énigmas, mais ils n’en restent pas moins des extraterrestres.
— Inutile de me le rappeler. »
Un appel de Rione coupa la parole à Desjani. Charban se tenait à l’arrière-plan. « Les Lousaraignes consentent à nous laisser traverser leur territoire, rapporta Rione à Geary d’une voix un tantinet essoufflée.
— Remercions-en les vivantes étoiles. Quand pourrons-nous…
— Ce n’est pas tout. » Les coins de la bouche de Rione se retroussèrent, dessinant un sourire triomphant. « Ils ont un hypernet. Quelques-uns de leurs vaisseaux l’emprunteront avec nous pour nous escorter jusqu’à une position beaucoup plus proche de l’espace humain. »
N’en croyant pas son bonheur, Geary resta un instant bouche bée, puis : « C’est absolument merveilleux. Quand…
— Ça ne s’arrête pas là, le coupa-t-elle de nouveau. Ils y mettent deux conditions. La première, c’est qu’un de leurs vaisseaux, chargé d’une délégation diplomatique, nous accompagne jusque chez nous.
— Accordé, répondit aussitôt Geary.
— Ce consentement permettra aux Lousaraignes de connaître exactement les coordonnées de notre territoire, amiral.
— Je les soupçonne d’en avoir déjà une idée assez précise, dans la mesure où leur frontière avec les Énigmas passe si près de Pele. Peut-être ne sont-ils jamais entrés en contact avec nous, mais ils ont certainement dû relever les signes d’un conflit des Énigmas avec une autre espèce dans cette région. Quelle est l’autre condition ?
— Ils attendent quelque chose de nous.
— Quoi ?
— C’est tout le problème. Nous n’arrivons pas à comprendre ce qu’ils veulent.
— Mais… Une information ? Le supercuirassé que nous avons pris aux Vachours ?
— Non, insista Charban. Sûrement pas le supercuirassé. Ni une information. C’est quelque chose d’autre. En rapport avec l’ingénierie.
— L’ingénierie ? s’étonna Geary. Une espèce dont les représentants sont des maîtres ingénieurs ?
— Oui. Ils ont même l’air d’y tenir farouchement. Ils nous ont offert d’emprunter leur hypernet alors que nous essayions encore de deviner ce qu’ils voulaient. Apparemment, ils ne semblaient pas croire que nous étions décontenancés, mais plutôt que nous cherchions à marchander.
— Pourvu que ça marche… ! Mais nous ne savons toujours pas ce que c’est.
— Non ! » Le dépit de Charban s’accentua. « Autant que je sois capable de traduire les pictogrammes et les termes dont ils se servent, ça ressemble à une “substance de fixation universelle”.
— Une substance de fixation universelle ? répéta Geary. Et nous aurions cela, nous ? »
Charban écarta les mains d’exaspération. « C’est ce qu’ils croient. Et ils veulent que nous la leur donnions.
— Mais qu’est-ce qui a bien pu les en persuader ? Qu’avons-nous bien pu faire pour les convaincre que nous disposions d’une substance de fixation universelle ?
— Compte tenu de nos communications relativement limitées, je ne peux guère vous fournir la réponse à cette question. Mais, au vu de leur insistance et de leur assurance, je crois pouvoir affirmer qu’ils estiment que nous leur en avons donné la preuve. »
Geary balaya la passerelle du regard. « Qu’avons-nous qui correspondrait à cette définition ? »
Tout le monde avait l’air de se creuser les méninges. Nul ne se hasarda à avancer une suggestion.
« La glu ? » proposa finalement le lieutenant Yuon.
Ce n’était pas plus idiot qu’autre chose. « La glu ? répéta Geary à Charban.
— Non, amiral. J’y ai songé et je leur ai offert un tube de colle. Ils ont refusé puis à nouveau réclamé cette substance de fixation universelle.
— Questionnez les ingénieurs, amiral, conseilla Desjani. Le capitaine Smyth et ses gens. Si quelqu’un sait quelque chose à cet égard, les ingénieurs des auxiliaires sont les mieux placés.
— Si un ingénieur des auxiliaires connaît une substance de fixation universelle et ne m’en a jamais parlé, il va le payer très cher », fit remarquer Geary.
Mais Smyth, déjà éreinté par des journées de travail intensif consacrées aux réparations, se borna à fixer Geary d’un œil atone, le visage sans expression. « Une substance de fixation universelle ?
— Exactement. De quoi disposons-nous qui pourrait correspondre à cette description ?
— De rien. Ce serait comme un… solvant universel. Très pratique, à coup sûr, mais personne n’en a jamais découvert un. D’ailleurs, ce serait plutôt une malédiction, car aucun récipient ne pourrait le contenir…
— Les Lousaraignes sont persuadés que nous l’avons en notre possession, capitaine Smyth, le coupa Geary.
— Pas moi, en tout cas.
— Veuillez aviser tous vos ingénieurs que nous avons besoin de cette substance, je vous prie, et leur demander ce qui, selon eux, pourrait bien lui correspondre.
— Très bien, amiral. Mais, pour être franc, je ne m’attends pas à retenir mon souffle dans l’espoir que quelqu’un de cette flotte détienne une colle universelle. »
Geary attendit que Smyth eût coupé la communication puis envoya à tous les vaisseaux un message demandant si quelqu’un à leur bord était en mesure d’identifier la substance que briguaient les Lousaraignes.
Puis il patienta, pris d’une fébrilité croissante. À chaque seconde qui passait, la force de représailles Énigma se rapprochait de Midway, et il ne pouvait pas intervenir. Il passa un autre appel : « Capitaine Smyth, avez-vous enfin trouvé un moyen d’ébranler ce supercuirassé ?
— Euh… oui, amiral, répondit Smyth, que ce coq à l’âne n’avait décontenancé qu’un instant. Nous nous servirons des cuirassés.
— Des cuirassés ? Au pluriel ?
— Oui. » Smyth saisit l’occasion de débattre d’un sujet que tout ingénieur trouverait certainement excitant. « Du moins quatre d’entre eux. L’Acharné, le Représailles, le Superbe et le Splendide. Ils ont été pas mal amochés, mais leurs systèmes de propulsion sont encore en bon état. Nous allons les arrimer au supercuirassé, relier leurs commandes de propulsion à une unité de coordination et nous en servir pour tracter le bâtiment vachours jusque chez nous.
— Ça ne va pas faire la joie de ces quatre cuirassés, murmura Desjani.
— De quoi d’autre disposons-nous pour remuer une telle masse ? lui demanda Geary. En outre, ils pourront défendre ce machin. Puisque nous avons détruit toutes ses batteries, celles de nos cuirassés devront s’atteler à la tâche d’interdire sa destruction. Avons-nous reçu des réponses au sujet de cette substance de fixation universelle ?
— Pas depuis la dernière fois où vous avez posé la question.
— On l’a transmise à tous les vaisseaux ?
— Via le canal de commandement, amiral. C’est vous qui l’avez envoyée. »
Cette repartie incita Geary à réfléchir comme si quelque chose lui échappait, se dérobait à lui. « Le canal de commandement ?
— C’est celui dont vous vous êtes servi, amiral.
— Et qui donne accès aux commandants de tous les vaisseaux de la flotte ?
— Oui… depuis toujours. »
De quoi était-il question ? Il lui semblait avoir la réponse sur le bout de la langue. « Qui vont-ils interroger ? Sur leurs vaisseaux ?
— Leur équipage. » Desjani haussa les épaules. « Leurs officiers, j’imagine.
— Leurs officiers. Vous avez interrogé ceux de l’Indomptable ?
— Oui, amiral. » Elle semblait maintenant à fois intriguée et sur la défensive. « Où est-ce que ça nous mène ?
— Je ne…» Mener quelque part ? La vieille antienne : quand les jeunes officiers ne savent pas trop quoi faire ensuite, ils doivent en référer à leur supérieur, qui ne sera que trop heureux de leur montrer le chemin. « Quel idiot je fais ! »
Desjani arqua un sourcil. « Professionnellement parlant, vous voulez dire ? Parce que, au plan personnel, je m’inscris en faux.
— Tanya, quand vous voulez vous renseigner sur la bonne manière de vous acquitter d’une tâche, vers qui vous tournez-vous ? Qui soit compétent. »
Elle afficha d’abord une expression intriguée puis sourit : « Vers les chefs.
— Les chefs. Les sous-offs rempilés. Pourquoi diable n’avons-nous pas pensé à leur demander leur avis sur cette substance de fixation universelle ?
— Parce que nous sommes tous les deux des idiots. C’est à eux que j’aurais dû m’adresser dès le début. » Desjani enfonça quelques touches de son panneau de communication interne. « Ici votre commandant. Tous les sous-officiers doivent se rassembler sans délai dans leur mess. Prévenez-moi dès que tous y seront. »
Cinq minutes plus tard peut-être, Desjani posait la question à ses sous-offs rassemblés. « Ne reste plus qu’à attendre, amiral. »
Elle n’avait pas terminé sa phrase que l’image du maître principal Gioninni apparaissait sur la passerelle. « Commandant ? Vous voulez réellement savoir ce que peut désigner l’expression “substance de fixation universelle” ?
— J’en conclus que vous en avez une petite idée.
— Oui, commandant. Dès que vous en avez parlé, je me suis tourné vers le maître principal Tarrini et elle et moi nous sommes exclamés en même temps : “Ruban adhésif !” »