Treize

Geary lui jeta un regard noir. « Êtes-vous bien sûre qu’ils ne veulent pas en prendre le contrôle ou embarquer du matériel ?

— Sûre et certaine, amiral. Ils veulent seulement l’explorer. »

Desjani fixait le plafond en faisant mine de n’avoir rien entendu. Bon, la décision lui incombait donc entièrement. « Très bien. Dites-leur qu’ils peuvent envoyer des équipes à bord, répondit-il à Rione avant d’enfoncer d’autres touches. Amiral Lagemann, êtes-vous prêt à recevoir des visiteurs ? »

Une demi-heure se passa encore avant qu’un des deux bâtiments lousaraignes ne se glissât près d’un des sas ménagés par les ingénieurs de l’Alliance là où, pour l’investir, les fusiliers avaient fait sauter la coque du supercuirassé. Entre-temps, un comité d’accueil avait été formé, comprenant l’amiral Lagemann, l’officier supérieur de l’infanterie à bord du vaisseau arraisonné et quelques-uns des ingénieurs de l’équipe. Tous étaient en combinaison de survie ou en cuirasse de combat, de même que les Lousaraignes étaient engoncés dans leur armure, mais les extraterrestres se livrèrent malgré tout à des simulacres d’« étreintes », en évitant soigneusement tout contact physique.

En observant le petit groupe des humains, Geary repéra le lieutenant Jamenson. Mais, bien sûr, il ne put distinguer la chevelure d’un vert vif de la jeune femme sous son casque de survie.

Il appela le chef des ingénieurs à bord du Tanuki. « Capitaine Smyth, je croyais le lieutenant Jamenson sur l’Orion.

— C’était le cas, amiral. Je l’ai priée de se rendre individuellement sur le supercuirassé pour participer au comité d’accueil.

— Pourquoi ? »

Smyth sourit. « En tout premier lieu, pour voir comment les Lousaraignes réagiraient à la vue d’une humaine dont l’aspect physique ne correspond pas tout à fait à… euh… au motif auquel ils sont accoutumés. Ce n’est possible que dans un environnement où le lieutenant Jamenson peut ôter son casque, bien évidemment. En outre, il m’a semblé que ses talents assez particuliers pourraient se révéler très utiles lorsqu’elle observera les Lousaraignes en action. Peut-être verra-t-elle quelque chose qui nous a échappé.

— Voilà deux idées bien inspirées, capitaine. Merci. »

Desjani avait l’air sceptique. « Il s’agit bien du lieutenant qui mélange tout, n’est-ce pas ? Intentionnellement, je veux dire ?

— En effet.

— Et en quoi cela nous serait-il utile avec les Lousaraignes ?

— Ça marche aussi dans l’autre sens, expliqua Geary. Le lieutenant Jamenson est également capable de repérer une information précise noyée dans tout un fatras de données.

— Des motifs, par exemple ?

— En quelque sorte.

— Peut-être est-ce un bon choix, alors. » Desjani s’adossa à son siège en même temps qu’elle enfonçait ses touches de contrôle des communications internes. « Encore un peu plus de dix-neuf heures de transit jusqu’au portail de l’hypernet, dit-elle à son équipage. Attelons-nous aux réparations de la coque. »

Les Lousaraignes passèrent six heures à bord du bâtiment vachours. Ils concentrèrent leur attention sur les secteurs des contrôles et de l’ingénierie, tandis que les humains, de leur côté, s’intéressaient de près à ce qu’ils examinaient. Le lieutenant Jamenson eut l’occasion d’ouvrir son casque à un moment donné, mais, si ses cheveux verts surprirent autant les Lousaraignes qu’ils étonnaient ses collègues, rien ne permit de le dire.

Les données des senseurs de la flotte chargés d’examiner les planètes habitées affluaient. Soulagé de n’avoir à analyser aucune activité menaçante, Geary laissait aux experts civils, au lieutenant Iger et aux gens du renseignement le soin de s’en dépêtrer. De temps à autre, il observait des régions planétaires auxquelles venaient d’avoir accès les senseurs à large spectre, apercevait des villes et des cités qui s’étendaient sur une grande surface et semblaient peu peuplées selon les critères humains. Les Lousaraignes y entretenaient sans doute une population importante, mais ils préféraient manifestement se déployer plutôt que de se concentrer dans des zones urbaines surpeuplées. Contrairement au système stellaire vachours, ces planètes présentaient une végétation très variée, souvent à l’intérieur même des villes.

Quatre heures après le départ et une autre tournée d’étreintes simulées de l’équipe lousaraigne qui avait visité le supercuirassé, et dix heures environ avant que la flotte n’atteignît le portail de l’hypernet, Rione appela Geary dans sa cabine. « Je dois vous transmettre un certain nombre d’informations.

— Très bien. Allez-y.

— En personne. »

Il soupira. Rione dans sa cabine. À une heure avancée de la nuit. L’amiral Timbal l’avait prévenu qu’on guetterait tout signe de non-professionnalisme de sa part ou de celle de Desjani. « Madame l’émissaire…

— Le capitaine Benan peut me chaperonner », le coupa-t-elle, ironique, comme s’il s’agissait d’une vieille plaisanterie entre eux.

L’idée, bien entendu, n’exalterait pas non plus son époux. « D’accord », répondit Geary.

Elle apparut quelques minutes plus tard, flanquée d’un capitaine Benan à la démarche raide. Une fois dans la cabine, il regarda autour de lui en plissant les yeux comme s’il cherchait à repérer des menaces puis salua avec rigidité avant de tourner les talons et de ressortir, pour se planter ensuite derrière l’écoutille refermée.

Geary attendit cet instant pour demander : « Comment va-t-il ?

— Mieux depuis la conversation que vous avez eue avec lui.

— Au moins avons-nous mis le doigt sur la racine du mal et ai-je appris qu’on vous faisait chanter. »

Elle attendit un instant avant de répondre. « Sans confirmer pour autant votre seconde assertion, je déplore qu’aucune de ces deux informations ne nous soit d’un rapport immédiat, lâcha-t-elle finalement.

— C’est exact. Vous avez entièrement raison. Mais, selon vous, le capitaine Benan serait plus stable, non ?

— J’ai dit qu’il allait mieux. » Rione se dirigea vers une chaise et s’y assit en fixant l’écran des étoiles. « Plus stable ? Un peu. Mais il reste dangereux.

— Soyez sur vos gardes.

— Je le suis toujours. Permettez-moi de vous informer de ce que j’ai pu apprendre lors de conversations avec certains Lousaraignes, alors que le général Charban et les experts civils discutaient avec d’autres. »

Geary s’assit face à elle. « Vous adressiez-vous au responsable ? Quel grade ont donc ceux qui se sont entretenus avec nous ? » La question n’avait cessé de le préoccuper, mais jamais quand un de ses interlocuteurs aurait pu y répondre.

« Je n’en sais rien. Nous n’en savons rien. » Rione écarta les mains, paume en l’air. « Quelle qu’elle soit, la structure de leur organisation est trop complexe ou trop étrangère pour que nous la comprenions de sitôt. Une de nos experts, le docteur Schwartz, pense que son organigramme doit prendre la forme d’une toile. Elle a peut-être raison. Toujours est-il que nous ne sommes pas parvenus à deviner comment s’établissait leur hiérarchie, même si eux semblent en avoir une notion très limpide.

» Maintenant, j’ai eu vent de certains éléments que vous devriez connaître. J’ignore dans quelle mesure on peut les divulguer à l’ensemble de la flotte, et c’est d’ailleurs pourquoi j’ai choisi de vous en faire part en privé. » Rione s’exprimait avec brusquerie mais restait prosaïque. « Avant tout, ces Lousaraignes m’ont appris qu’ils ne nous épauleraient pas si nous agressions les Énigmas, ni ne nous défendraient contre eux. Et cela sans qu’il subsiste aucune ambiguïté. Certes, ils riposteront si les Énigmas les attaquent, mais ils n’engageront les hostilités avec eux dans aucun autre cas.

— Vous en êtes certaine ?

— Absolument. Si jamais nous devions combattre les Énigmas, nous serions livrés à nous-mêmes.

— Le général Charban vous a-t-il parlé de ses impressions relativement aux Lousaraignes et à la guerre ?

— Oui. » Rione secoua la tête. « C’est une explication plausible, mais nous ignorons si elle est exacte. Tout ce que nous savons, c’est qu’ils ne combattront les Énigmas que pour se défendre.

— Au moins nous l’ont-ils appris. Croyez-vous qu’ils aient signé un pacte de non-agression avec les Énigmas ? »

Rione s’apprêtait à répondre, mais une idée lui traversa l’esprit et elle s’en abstint puis lui adressa un petit sourire. « Parce que, si un tel pacte existait entre Lousaraignes et Énigmas, nous pourrions espérer signer le même avec ces derniers.

— Oui.

— Je ne le sais pas. Je tâcherai de m’informer. » Elle se pencha sur les touches de l’écran des étoiles, toute proche de Geary, et en tapota quelques-unes.

Même s’ils ne se touchaient pas, il était conscient de sa proximité, et les souvenirs de moments qu’ils avaient passés ensemble dans cette cabine, avant que Tanya et lui n’eussent pris conscience de ce qu’ils ressentaient l’un pour l’autre, lui revinrent sans qu’il pût les refouler.

Il ne montra rien à Rione de ce qu’il venait d’éprouver et de revivre, et elle-même n’eut aucune réaction. Sa voix restait ferme et assurée : « Nous allons émerger de l’hypernet lousaraigne dans ce système stellaire. On ne lui a pas donné de nom, rien qu’une désignation astronomique. Les Syndics ne sont pas arrivés jusque-là quand ils ont poussé plus loin leur exploration de cette région, voilà un siècle. Depuis cette étoile, nous effectuerons un bref saut jusqu’à cette autre. Toujours pas de nom d’origine humaine, mais, quand les Lousaraignes nous en ont parlé, ils se sont servis du même symbole que pour Honneur, bien que ce soit une étoile d’un type différent. »

Geary fixa son écran en réfléchissant. « Un symbole. Une étiquette, non pour désigner un type d’étoile mais autre chose ? Ils maintenaient une ligne de défense à Honneur pour la garder contre les Vachours. Cette étoile servirait-elle le même objectif, mais cette fois contre les Énigmas ? Ce symbole représente peut-être une forteresse, une place forte ou l’équivalent.

— C’est possible. » Rione pointa de nouveau le doigt. « De cette deuxième étoile, nous sauterons ensuite vers celle-là, que les Syndics ont appelée Hua et qu’ils ont sans doute atteinte avant que les Énigmas ne les refoulent vers Midway. Je ne crois pourtant pas qu’ils soient arrivés jusque-là, parce que les Lousaraignes nous ont signalé que Hua était une sorte de tête de pont Énigma. Ils nous ont fait entendre qu’il y avait du danger.

— Espérons que ce n’est pas un portail de l’hypernet Énigma, lâcha Geary. Je n’ai nullement envie de relever ce gant encore une fois. » Il tendit la main pour décrire une trajectoire sur l’écran. « Et Hua est à portée de saut de Pele…

—… d’où nous pouvons gagner Midway, acheva Rione pour lui.

— Merci. Tout cela est très important…

— Il y a encore autre chose. » Elle brandit son calepin, qui affichait le symbole dont se servaient les Mondes syndiqués pour désigner leurs vaisseaux. « J’ai montré ce signe aux Lousaraignes avec qui je me suis entretenue. Ils l’ont reconnu. »

Geary regardait fixement le symbole. « Vous en êtes sûre ?

— Ils me l’ont dit.

— Les Lousaraignes connaissent l’existence des Syndics ? Ils auraient eu des contacts avec les Mondes syndiqués ?

— Je ne le pense pas. J’ai l’impression que les Syndics n’étaient guère plus conscients que nous de l’existence des Lousaraignes. Mais il y a un hic, amiral. Je leur ai demandé ce que représentait ce symbole pour eux et ils m’ont répondu : “Ennemis de votre peuple.”

— Comment pourraient-ils… ? » Geary reporta le regard sur Rione. « La frontière de l’Alliance se trouve à très grande distance. À l’exception de notre flotte, aucun vaisseau de l’Alliance n’a approché cette région de l’espace syndic depuis un siècle. Et, assurément, aucun combat ne s’est déroulé à proximité. Comment diable pourraient-ils savoir que nous livrions une guerre aux Syndics ?

— Très bonne question, amiral. » Rione laissa pensivement reposer son menton sur sa paume. « Nous savions que les Énigmas nous épiaient bien avant que de connaître leur existence. Peut-être…

— Les Lousaraignes auraient pénétré dans l’espace de l’Alliance ? » Il s’efforça d’y réfléchir.

« Les Énigmas ont implanté dans les systèmes de nos senseurs des virus destinés à nous dissimuler leur présence, déclara Rione. Les Lousaraignes n’auraient-ils pas pu faire de même ?

— S’ils l’ont fait, ils se servent d’un principe entièrement différent. Nous avons nettoyé ces systèmes avec tous les moyens disponibles sans rien trouver d’autre.

— N’avez-vous jamais entendu parler de vaisseaux lousaraignes repérés dans l’espace de l’Alliance ? »

Geary fouilla dans sa mémoire sans rien trouver de précis. « Il y a toujours eu de “fausses observations”. C’est le nom que nous leur donnons. Les senseurs affirment qu’un objet se trouve à un point donné. Nous scannons de nouveau sans rien trouver. Ou nous envoyons un vaisseau enquêter. Qui tombe parfois sur quelque chose de difficilement repérable. » C’était d’ailleurs ainsi que l’Alliance l’avait retrouvé congelé dans son sommeil de survie à bord d’une capsule endommagée dont la balise de détresse était H. S. et la signature énergétique commençait à faiblir, à tel point qu’elle n’apparaissait même plus aux plus récents senseurs. S’ils ne l’avaient repérée et identifiée pour ce qu’elle était sur le moment, au lieu de la prendre pour un autre fragment de carcasse à la dérive, si un destroyer n’avait pas scrupuleusement exploré les environs et ne l’avait pas trouvée… Geary s’efforça de chasser le souvenir de la glace qui avait naguère congelé son organisme. « La plupart du temps, ce qu’on envoie enquêter ne trouve rien. C’est ce qu’on appelle une “fausse observation”.

— Quelle en est la cause ? s’enquit Rione.

— Tous les systèmes électroniques connaissent des défaillances. Des bugs. Des électrons libres. On ne leur donne pas toujours le même nom, mais ça recouvre des phénomènes identiques : quelque chose qui ne devrait pas être là donne l’impression de s’y trouver, de se produire alors qu’il ne devrait pas, ou de rester suspendu là où rien ne devrait pouvoir s’accrocher. La même espèce d’événement fortuit qui affecte tout ce qui est électronique ou encodé. C’est bien pourquoi il existe une commande de dérogation manuelle sur tous les systèmes. »

Rione opina. « J’ai fait quelques recherches avant de venir. Des exemples de ces “fausses observations” se sont produits durant toute l’histoire humaine, en remontant jusqu’à la vieille Terre. La plupart ont été aisément expliquées. Les autres ont été négligées. Mais, si nous avions la certitude que de tels événements survenaient réellement, ça permettrait facilement de rendre compte de faits qui ne sont pas le produit de défaillances ou de bugs. Si les Lousaraignes disposent d’une technologie furtive convenable…

— Ils la possèdent. » Geary songea aux mines d’Honneur.

« En ce cas, amiral, nous devons en conclure que, pendant que l’humanité réglait seule ses problèmes en se lamentant sur l’absence dans l’univers d’autres intelligences semblables à la nôtre, il n’est pas impossible que de telles intelligences se soient sournoisement faufilées chez nous pour en apprendre le plus possible sur notre compte. »

Geary se massa les yeux de la paume. « Mais pourquoi les Lousaraignes ne nous auraient-ils pas contactés ? Nous savons pour quelle raison les Énigmas s’y sont refusés. Pourquoi les Lousaraignes s’en seraient-ils aussi abstenus ?

— Je n’en sais rien.

— Comment auraient-ils réagi si notre colonisation et notre exploration de l’espace avaient atteint leurs frontières avant ce jour ?

— Peut-être précisément comme ils l’ont fait avec nous, répondit Rione. Pour on ne sait quelle raison, ils attendaient que nous les contactions. Cette raison… ou ces raisons doivent leur sembler logiques. Plus prosaïquement, les Énigmas se trouvaient sur le chemin de l’espace qu’explorait l’humanité en expansion et lui interdisaient tout contact avec les Lousaraignes. »

Geary fixait toujours son écran en s’efforçant de réfléchir. « S’ils savent que les Syndics sont… étaient nos ennemis, pourquoi nous croient-ils si pressés de gagner Midway avant les Énigmas ? »

Rione sourit derechef. « Ils pensent que nous aidons nos frères ennemis contre un ennemi qui n’est pas de la famille. Ç’a même l’air de sacrément les impressionner. » Elle se leva. « Je ne devrais pas m’attarder plus longtemps.

— Je comprends. » Il se leva à son tour, mais, alors que Rione tournait déjà les talons, il reprit la parole : « Je vais l’aider, Victoria. Je sais ce qu’il faut faire pour cela et j’y veillerai dès notre retour dans l’espace de l’Alliance. »

Elle le dévisagea puis hocha lentement la tête. « Espérons qu’il vivra jusque-là. »

Rione n’était pas sortie depuis une minute que le panneau de com de Geary émettait un bourdonnement familier. « Oh, encore debout ? s’étonna Desjani.

— Comme si vous l’ignoriez. Appelez-vous pour savoir si l’émissaire Rione est toujours là ?

— Elle était dans votre cabine ?

— Oui. Pour m’informer de certains éléments qu’elle a appris sur les Lousaraignes. » Éléments dont Desjani devait également être tenue informée. « Dans la mesure où j’ai déjà bien assez alimenté la machine à rumeurs pour ce soir, je vous mettrai au courant demain matin.

— Merci, amiral. » Desjani lui lança un regard intrigué. « En tout cas, on dirait que ça vous a impressionné. Devrions-nous nous en inquiéter ?

— Je ne sais pas. Pour l’heure, disons simplement que, depuis un bon bout de temps, l’humanité se félicite de tout ce qu’elle a réussi à apprendre sur l’univers. Et que, pendant ce temps-là, l’univers se moquait d’elle et faisait des grimaces dans son dos. »

Pourquoi il s’était attendu à ce que le portail de l’hypernet lousaraigne différât par son apparence de ceux qu’avaient construits humains et Énigmas, il l’ignorait. Toujours est-il qu’il en avait eu la conviction et qu’il n’était pas déçu. Les Lousaraignes avaient disposé leurs torons à l’imitation des toiles d’araignée métaphoriques du docteur Schwartz. Aux yeux de Geary, leur portail n’était pas seulement un fabuleux exploit technologique (à l’instar d’ailleurs de ceux des hommes) mais également une œuvre d’art. Tout en n’en restant pas moins ce qu’il était : un portail de l’hypernet.

« Je n’aime pas l’hypernet », marmotta-t-il assez fort pour se faire entendre de Desjani. Il ne tenait pas à partager ses impressions avec tous les officiers présents sur la passerelle.

Elle leva les yeux pour vérifier le statut de l’Indomptable et s’assurer que son vaisseau était paré pour le transit. « Pourquoi ?

— Ça n’a pas l’air naturel.

— Comparé à quoi ? Au saut ? »

Il la fusilla du regard. « Vous voyez très bien ce que je veux dire.

— Que non pas, rétorqua-t-elle. Sérieusement. Si l’on veut passer d’une étoile à une autre, on ne peut le faire en moins de plusieurs décennies que par une méthode bizarroïde. Personnellement, je trouve l’espace de l’hypernet moins étrange que celui du saut. »

Geary ne répondit pas. Il se sentait d’humeur ronchonne. Les informations de Rione pesaient encore sur son esprit, ses inquiétudes relatives à Midway refaisaient surface et son absence de renseignements précis sur ce que possédaient les Énigmas à Hua l’incitait à se persuader qu’il devait aussi s’en inquiéter…

« Les Lousaraignes demandent si nous sommes prêts », annonça le général Charban.

Geary parcourut des yeux les relevés sur l’état de la flotte. Ç’aurait pu être mieux. Beaucoup mieux. Trop d’avaries et pas assez de temps ni de moyens pour effectuer toutes les réparations nécessaires. Mais la flotte était prête au départ. « Oui. La flotte est parée. Les Lousaraignes vont-ils nous envoyer un compte à rebours ?

— Je n’en sais rien », répondit Charban après avoir retransmis la réponse de Geary par le canal de coordination. Ces mots n’avaient pas franchi ses lèvres que l’univers se convulsait et que les étoiles disparaissaient, ne laissant plus que ténèbres autour de l’Indomptable. « Rectification. La réponse est non. Ils ne nous fourniront pas de compte à rebours.

— Merci, général. » Geary inspecta du regard ce rien, différent de l’espace du saut, qui entourait les vaisseaux durant leur transit par l’hypernet. Une bulle de néant, comme l’avait appelé Desjani. Au sein de laquelle les bâtiments restaient comme en suspension. Selon les physiciens, ils n’allaient en réalité nulle part mais retomberaient dans l’espace conventionnel, très loin de leur point de départ, au portail suivant.

« Quatre jours selon les Lousaraignes, lui rappela Charban.

— On doit faire un sacré bond, fit remarquer Desjani. Vous ai-je déjà dit que, dans l’hypernet, plus la distance était grande, plus le transit était bref ?

— Oui, vous me l’avez déjà dit. » Le souvenir de cet instant, alors qu’il attendait d’entrer pour la première fois dans la salle de conférence de l’Indomptable pour assumer le commandement d’une flotte piégée dans l’espace syndic, restait même très vivace. C’était aussi sa première vraie rencontre avec Tanya, et elle lui avait alors fait part de la foi fervente qu’elle plaçait en lui et en sa capacité de les sauver tous, ferveur qui l’avait proprement terrifié.

Elle ne s’était pas trompée, mais il continuait de se dire que la chance y avait été pour beaucoup.

Peut-être était-ce parce qu’il se trouvait dans l’hyperespace, lequel, puisqu’il n’était nulle part, n’aurait sans doute pas dû l’incommoder mais y réussissait néanmoins pour ce qui le concernait. Ou bien en raison des innombrables inconnues qu’il devait affronter. Voire parce que quelque chose lui évoquait les épreuves passées.

Toujours est-il qu’il se réveilla au beau milieu de la nuit, couvert de transpiration, les yeux braqués sur le plafond pour vérifier qu’il était bien intact. Le fracas des sirènes d’alarme, la clameur des explosions et les cris des mourants résonnaient toujours dans sa tête, mais sa cabine était silencieuse, mis à part le bruit blanc qui règne toujours la nuit à bord d’un vaisseau, même quand, sur un bâtiment loin de toute planète, cette nuit est artificielle.

Geary s’assit dans le noir et se frotta la figure à deux mains, les plantes des pieds bien à plat sur le pont afin d’éprouver le réconfort que lui inspiraient la solidité du croiseur de combat et les innombrables et infimes vibrations qui, transmises par ses cloisons, lui confirmaient que l’Indomptable vivait.

« Amiral ? » Le visage de Desjani venait de s’inscrire sur son écran de communication, la chevelure embroussaillée et les yeux accommodant à mesure qu’elle se réveillait complètement. Dans l’espace de l’hypernet, même le commandant d’un croiseur de combat peut espérer s’accorder une bonne nuit de sommeil.

Geary inspira profondément avant de répondre. « Que se passe-t-il ?

— “Que se passe-t-il ?” Vous m’avez appelée.

— Jamais de la vie. »

Elle se rembrunit. « Je peux vous montrer l’enregistrement de cet appel par le système des com si vous y tenez. Peut-être avez-vous enfoncé le bouton par inadvertance dans votre sommeil, mais vous avez bel et bien appuyé dessus. »

Pris de remords, Geary jeta un œil sur les touches de contrôle qui s’alignaient sous son écran, près de sa couchette. Peut-être en effet avait-il accidentellement enfoncé la touche qui lui permettait de communiquer directement avec Tanya, d’autant qu’elle était la plus proche d’un éventuel moulinet de son bras, lors d’une bataille imaginaire qu’il aurait livrée dans son sommeil. « Veuillez m’en excuser. C’était un accident. »

Elle l’examina au lieu de raccrocher. « Vous avez une mine d’enfer.

— Merci bien.

— Un cauchemar ?

— Oui. »

Elle attendit un instant, en l’observant avec toute la patience d’une chatte plantée devant un trou de souris, prête à y passer la nuit si besoin.

« Rien qu’une bataille, c’est tout, précisa-t-il. Comme d’habitude.

— Comme d’habitude ? » Tanya poussa un soupir. « Vous n’êtes pas le seul à avoir des flashbacks. Et n’oubliez pas que je suis au courant de vos cauchemars à propos du Merlon. L’un d’eux m’a réveillée pendant notre lune de miel. Vous reviviez seulement ses derniers instants ? »

Il aurait pu répondre par l’affirmative, mais elle aurait sans doute senti qu’il lui mentait. « En partie. Mais il y avait autre chose. » Elle attendit. « Je fais parfois ces rêves. Je suis sur la passerelle de l’Impitoyable ou du Merlon, à la tête d’une flotte, et, alors que je me déconcentre un bref instant, l’ennemi nous tombe brusquement dessus. Sa supériorité numérique est écrasante. J’envoie des ordres, mais ils arrivent trop tard ou sont ineptes, et des vaisseaux sont détruits. Dans les deux camps. Mais le mien est durement touché, et je comprends que c’est la fin, car je sais quand un vaisseau est perdu, et que c’est entièrement de ma faute.

— Très bien, dit Tanya. Je suis aussi passée par là, mais sans commander à la flotte. Vous avez suivi une thérapie contre le stress post-traumatique ?

— Ouais. » Il se sentait un peu mieux maintenant qu’il lui parlait, même si cette conversation ravivait les images de destruction de son cauchemar. « Elle m’a soulagé. Sans l’effacer totalement. »

Desjani eut un petit rire amer. « Vous croyez que ça m’est inconnu ? J’ai combattu plus longtemps que vous, matelot.

— J’espérais que le traitement se serait amélioré en un siècle de guerre.

— Ce ne sont pas les cobayes qui manquent pour les expériences, affirma sèchement Tanya, d’humeur sombre. Mais non. Les humains sont compliqués. Quand quelque chose va de travers dans nos têtes, les reformater n’est ni évident ni commode. Les toubibs arrivent maintenant à nous aider à fonctionner de nouveau, même si, en toute connaissance de cause, nous devrions en être incapables, mais ce sont des hommes, pas des dieux. Stress et traumatisme sont deux des privilèges éternels de la vie de soldat, comme le rata, le manque de sommeil, les quartiers inconfortables et les longues séparations d’avec nos familles. »

Geary eut un sourire désabusé. « Avec de tels privilèges, on se demande bien pourquoi il faudrait encore nous verser une solde.

— Mystère. Vous vous sentez mieux ?

— Ouais, grogna-t-il.

— Menteur. Il y a autre chose ? »

Geary se passa la main dans les cheveux. « Dans mon cauchemar… je vous ai vue… mourir, Tanya. Je vous jure que je ne sais pas ce que je deviendrais si vous…

— Si je mourais ? » Elle avait proféré ce dernier mot avec brutalité. « Si ça devait arriver, vous surmonteriez et vous poursuivriez votre existence en continuant de faire votre devoir. »

Il la fixa. « Vous croyez vraiment que ça me serait si facile ?

— Non, mais là n’est pas le problème. Vous vous imaginez peut-être que j’aimerais avoir un époux ravagé en guise de monument funéraire ? “Ouais, c’est bien Black Jack. C’était un héros avant qu’elle ne meure, le laissant anéanti.” Ah vraiment ! C’est exactement ce que je voudrais que tout le monde se dise après mon départ !

— Tanya…

— Non, le coupa-t-elle de nouveau. Ce n’est pas négociable. Si on en arrive là, vous poursuivrez le cours de votre existence. Vous trouverez à nouveau le bonheur et vous continuerez à faire ce que vous devez faire. Est-ce bien clair ?

— Très clair. Ferez-vous comme moi ?

— Si vous mouriez ? Vous, le héros légendaire idolâtré de l’Alliance ? J’écrirais sans doute un mémoire que je ferais publier et qui me rapporterait trop d’argent pour que je puisse le compter. N’oubliez pas que mon oncle est non seulement agent littéraire, mais qu’il a déjà été pris plusieurs fois la main dans le sac à enfreindre la morale et la déontologie. Dormir avec Black Jack. Comment trouvez-vous ce titre ? »

Geary se surprit à sourire. « Pourriez-vous au moins éviter de m’appeler Black Jack quand vous gagnerez votre vie en racontant notre existence commune ? »

Elle secoua la tête. « Nan. Je suis bien certaine que les gens du marketing y tiendront. Je vois déjà le genre de jaquette qu’ils imposeront. Vous dans une posture héroïque, sans doute en train de faire quelque chose que vous n’aurez jamais fait. Probablement en cuirasse de combat. Et armé d’un fusil.

— Comme si ça pouvait arriver ! Donc, si jamais je meurs, vous vous contenteriez de pondre vos mémoires ?

— Non. Je me trouverais sans doute aussi un chat. » Elle lui jeta un regard. « Vous vous sentez mieux ?

— Oui, Tanya. Sincèrement. Allez-vous retourner vous coucher ?

— Je vais essayer. » Elle recouvra son sérieux. « Tâchez de consulter demain matin pour savoir si vous avez encore besoin d’un traitement ou de médocs. Cette saloperie n’est pas facile à vivre.

— Promis. »

Son écran éteint, Geary se rallongea pour fixer le plafond en se demandant ce qu’il ferait s’il lui fallait affronter cela tout seul.

Le système stellaire lousaraigne anonyme, à l’autre bout du trajet par hypernet, n’avait sans doute rien du paradis dont le précédent donnait l’impression, mais il n’en présentait pas moins un assez convenable cortège de planètes, des ressources conséquentes et, sur le seul monde habité, un grand nombre de villes. Toutefois, Geary et la flotte ne virent pas grand-chose de ce qu’il abritait puisque le point de saut vers lequel piquaient leurs six escorteurs lousaraignes ne se trouvait qu’à une heure-lumière du portail. Les inquiétudes persistantes de Geary, selon lesquelles leurs guides risquaient de les conduire ailleurs, très loin de la destination promise, se dissipèrent dès que les senseurs de la flotte eurent scanné le firmament et confirmé que les étoiles occupaient bien la position prévue.

Si Rione, Charban et les experts civils s’attendaient à recevoir des communications des Lousaraignes, rien ne leur parvint, ni de leurs escorteurs ni des autres sources locales, avant que la flotte n’eût pratiquement atteint le point de saut.

« Ils veulent savoir si nous sommes parés, annonça Charban.

— Nous le sommes », affirma Geary. Il aurait cette fois le contrôle au moment du saut et s’en félicitait.

Après le saut, Desjani observa le néant de grisaille qui entourait le vaisseau. « La prochaine étoile ne posera aucun problème, affirma-t-elle. La suivante pourrait bien être plus menaçante.

— Et celle d’après très certainement », déclara Geary.

Il ne fut guère surpris, à leur arrivée dans ce système stellaire en qui il voyait une sorte de forteresse lousaraigne, d’y trouver rôdant près de chaque point de saut les mêmes mines furtives massives, ainsi qu’une autre sublime formation de vaisseaux lousaraignes, postée là où elle pouvait intercepter toute force émergeant d’un des deux autres points de saut. « Quoi que les Lousaraignes puissent penser des Énigmas par ailleurs, ils s’en méfient manifestement.

— Regardez un peu ça. » De l’index, Desjani tapota les relevés fournis par les senseurs sur ce qu’ils captaient des quatre planètes du système. « Cette étoile présente des éruptions imprévisibles. Quelque chose l’a disloquée. Et ces planètes ont été durement balayées par je ne sais quoi, et à plusieurs reprises.

— Une étoile instable pourrait en être responsable…» Geary étudia les relevés. « Mais celle-là n’est pas d’un type naturellement instable et sa rotation n’est pas non plus anormalement rapide.

— Avons-nous déjà assisté à un pareil phénomène ? s’enquit Desjani d’une voix à la fois lointaine et glacée.

— À Kalixa, répondit Geary. Et Lakota. Mais c’était moins grave à Lakota qu’ici.

— On s’est servi de mines dans ce système. » Desjani fit courir sa main sur l’écran, tout en le scrutant attentivement. « Fréquemment. Les Énigmas ont dû tenter de s’y introduire à plusieurs reprises.

— Je me demande à quoi il pouvait bien ressembler avant. »

Rione avait quitté le siège de l’observateur pour s’approcher de l’écran, et elle regardait droit devant elle. « Que s’est-il passé ?

— Des mines à l’échelle d’un portail de l’hypernet », résuma une Desjani assez ébranlée pour s’adresser directement à Rione.

Geary hocha la tête pour renforcer ses paroles. « Quand il s’agit de défendre leur territoire, les Lousaraignes ne plaisantent pas. »

Rione frissonna, les yeux fermés. « Une chance qu’ils aient choisi de devenir nos amis. »

L’émotion était palpable sur la passerelle : on pouvait presque sentir refluer en chacun la confiance qu’il accordait aux Lousaraignes, et se dissiper cette fugace connivence avec eux. Les Sabs. Toute espèce capable d’employer placidement de telles armes…

« Minute ! » Le général Charban s’était à son tour avancé, le regard braqué sur les écrans de la passerelle. « À quelle stratégie recourraient les Lousaraignes ? N’ai-je pas raison, amiral, en affirmant qu’ils se replieraient tout bonnement vers un point de saut puis quitteraient le système au moment où la mine exploserait derrière eux, détruisant tous leurs ennemis ? »

Geary croisa le regard de Desjani et y lut son approbation. « Oui. Leurs vaisseaux sont assez rapides pour rendre cette stratégie efficace contre tout ennemi de notre connaissance.

— Donc, si nous ne nous étions pas trouvés à Honneur sur le moment, c’est également ce qu’ils auraient fait. Ils n’avaient nullement besoin de combattre les Vachours. Ils auraient pu se contenter de gagner un point de saut et d’attendre que les Bofs se soient trop éloignés de tous les autres pour survivre à l’explosion, ou bien qu’ils renoncent et rentrent chez eux. Mais ce n’est pas ce qu’ils ont fait. Ils sont restés sur place et se sont battus parce que nous étions là. Ils nous ont épaulés et ont essuyé des pertes en vaisseaux et en personnel, alors que leur stratégie habituelle les leur aurait épargnées.

— Vous avez raison. » Geary avait éprouvé une horreur croissante à l’encontre des Lousaraignes en découvrant qu’ils étaient capables d’employer de telles armes, mais l’intervention de Charban s’inscrivait en faux. « Ils ont choisi de nous aider à combattre les Vachours. Bon sang, ils auraient parfaitement pu se replier et nous anéantir tous, humains et Bofs ! »

Desjani exhala longuement. « Je me félicite de ne l’avoir pas compris sur le moment. Notre combat contre les Bofs était déjà bien assez palpitant en soi. »

Un rire de Rione, âpre et sourd, salua ces derniers mots. « Je me suis fait du mauvais sang. Je m’inquiétais de la réaction du gouvernement des Mondes syndiqués. Ne risquaient-ils pas de lancer des attaques contre les Lousaraignes ? Je n’ai plus à m’en soucier, semble-t-il.

— Pas de ce qui pourrait arriver aux Lousaraignes, tout du moins, convint Geary. Mais nos soucis ne s’arrêtent pas là pour autant. Ces défenses, et leur emploi visiblement fréquent, plaident en faveur d’une forte présence Énigma à Hua. »

Desjani pointa l’index sur un écran. « Nos escorteurs se dirigent tout droit vers le point de saut pour Hua. Ils n’ont pas l’air de s’en inquiéter.

— Tant mieux pour eux. » Geary donna l’ordre à la flotte de marcher sur les brisées des six vaisseaux lousaraignes.

Il lui fallut trois jours pour traverser le système stellaire sur presque toute sa largeur et atteindre le point de saut pour Hua ; trois jours consacrés à contempler les atroces répercussions des explosions répétées de mines lousaraignes à la puissance légèrement inférieure à celle d’une nova. Réparations et réapprovisionnement se poursuivaient à bord des vaisseaux, mais avec une sombre détermination qui rendait ce système stellaire saccagé encore plus lugubre. Des navettes chargées de personnel, de cellules d’énergie, d’armes et de pièces détachées quadrillaient l’espace entre les bâtiments.

« Nos réserves de matériaux bruts commencent à s’épuiser de manière alarmante sur tous mes auxiliaires, lui fit savoir le capitaine Smyth. Les astéroïdes en orbite lâche ne sont guère nombreux dans ce système, de sorte que nous ne pouvons pas vraiment nous appuyer sur les ressources locales.

— Quoi qu’il en soit, je ne pense pas que nous tenions à récupérer ici des matériaux bruts », répondit Geary. Les dispositifs de repérage de la flotte avaient bien identifié quelques astéroïdes distants qui avaient naguère gravité autour de l’étoile mais que les explosions successives de mines avaient arrachés à leur orbite et dispersés dans les ténèbres interstellaires. Certains avaient sans doute été des lunes tournant autour des planètes rescapées. Les plus petits avaient été pulvérisés par ces mêmes déflagrations. « Nous approchons de Midway, capitaine Smyth. Nous pourrons nous y réapprovisionner. D’ici là, je me féliciterais plutôt de voir vos auxiliaires moins massivement chargés. Ils s’en trouveront un tantinet plus agiles si nous devons livrer un combat à Hua, Pele ou Midway.

— “Auxiliaire agile” est un oxymore, amiral, fit remarquer Smyth. Mes rapports consignent la baisse régulière de nos réserves de matériaux bruts sur les auxiliaires. Je sais que vous avez été tenu au courant. Néanmoins, je me dois maintenant d’insister sur le danger que représente leur niveau actuel. Selon mes prévisions, les soutes du Sorcière seront à sec avant que nous n’ayons atteint le point de saut pour Hua. Son personnel pourra toujours procéder à des réparations en se servant des pièces détachées dont il dispose encore, mais il ne pourra fabriquer ni nouveaux composants, ni armes, ni cellules d’énergie. Quand nous atteindrons Pele, du moins en partant du principe que nous aurons traversé Hua sans encombre, le Djinn, l’Alchimiste et le Cyclope se retrouveront également à court de matériaux critiques, et les stocks du Titan, du Tanuki et du Domovoï seront épuisés quelques jours plus tard.

— Je reste conscient de la gravité de notre problème en matière de fournitures, capitaine Smyth, répondit Geary. Je ne crois absolument pas à la possibilité de reconstituer à Hua nos réserves de matériaux bruts. La présence Énigma dans ce système stellaire rendrait trop périlleuse toute tentative d’extraction. Si nous ne gagnions pas Midway aussi vite que prévu, j’autoriserais alors une escale à Pele pour explorer ses astéroïdes. Mais nous devons arriver à Midway à temps pour interdire aux Énigmas de dévaster ce système.

— La décision vous revient, amiral, déclara Smyth, dont le tempérament habituellement jovial semblait quelque peu abattu. J’ai fait mon devoir en veillant à vous informer de ses possibles conséquences.

— Merci, capitaine. Vos ingénieurs ont fourni un travail remarquable. Je tiendrai cet après-midi une conférence stratégique et je m’assurerai que tous les commandants de vaisseau soient mis au courant de l’état de vos réserves. »

Geary s’assit dès que l’image du capitaine Smyth se fut effacée et fixa un instant le vide. Se retrouver contraint de dépendre des Syndics pour le réapprovisionnement en matériaux bruts (ou en quoi que ce soit, au demeurant) n’était certes pas une situation enviable. Le seul bon côté de l’histoire, c’était que le commandant en chef syndic à qui il avait eu affaire à Midway lui avait fait l’impression d’être quelqu’un de… Difficile de dire « fiable », s’agissant d’un commandant en chef syndic ! Ce serait grotesque. Mais Gwen Iceni lui avait paru une femme assez prosaïque pour comprendre l’importance de maintenir de bonnes relations avec la flotte, dans la mesure où celle-ci jouait un rôle essentiel dans la sécurité de son système stellaire.

Cela étant, si la flotte arrivait à Midway trop tard après le passage des Énigmas, il n’y resterait peut-être plus de Syndics avec qui traiter.

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