Les fusiliers arrivaient à un tiers environ du supercuirassé quand les Vachours étaient simultanément apparus devant eux en des dizaines de points différents. Les coursives jusqu’alors effroyablement désertes résonnaient à présent du vacarme et de la clameur des armes, les fusiliers ripostant aux tirs d’innombrables Bofs qui semblaient remplir l’espace du pont au plafond.
« Ils portent une cuirasse !
— Attention ! Sur la droite !
— Durien est tombé !
— Ne cessez pas le feu !
— Ils sont beaucoup trop nombreux !
— Il y a des trappes dans le plafond ! Ils tirent de là !
— Plus de grenades !
— Que quelqu’un ramasse Sierra ! Elle est encore en vie !
— Mangez ça, salauds ! »
Les embuscades initiales prenant à partie des fusiliers qui campaient sur leurs positions et ripostaient de toutes les armes qu’ils pouvaient braquer sur les coursives où continuaient de progresser des Vachours armés de fusils d’assaut équipés de boucliers rectangulaires, sergents et caporaux recouvrèrent graduellement un peu de discipline dans leurs communications.
« Nos réserves d’énergie et de munitions s’épuisent !
— Repliez-vous. Tout le monde bat en retraite.
— Les Bofs se servent de leurs morts comme de boucliers ! glapit un soldat. Ils les poussent devant eux ! Nos tirs ne parviennent pas à toucher les vivants !
— Repliez-vous ! ordonna-t-on de nouveau. Ne vous retirez pas progressivement en échelonnant des équipes de tireurs. Ramenez tout le monde très vite. Nous pompons dans les réserves et nous établissons des positions défensives plus près de la coque. Revenez sur-le-champ ! »
Geary fixait les scènes de combat en s’attardant plus spécialement sur celle où l’on poussait dans une coursive ce qui ressemblait à un amas compact de cadavres vachours dont la cuirasse avait été dévastée par les tirs des fusiliers. Les museaux de plusieurs armes, tenues par les Bofs qui arrivaient derrière, saillaient entre les corps et criblaient de tirs les fusiliers qui se repliaient vers la coque extérieure.
Il s’arracha à ces gros plans pour tenter de saisir ce que faisait le général Carabali. Sur son écran, l’image du supercuirassé s’était peu à peu chargée de détails supplémentaires à mesure que les fusiliers progressaient à l’intérieur, et il voyait à présent les symboles représentant leurs unités se replier un peu partout.
Pourquoi Carabali leur ordonnait-elle de reculer aussi loin et aussi vite ? Elle renonçait ainsi à de précieux gains de position, qu’elle aurait le plus grand mal à reconquérir si les Bofs organisaient d’autres embuscades ou mettaient en place d’autres défenses.
Sa main restait suspendue au-dessus des touches de commande de son unité de com. Carabali aurait-elle perdu son sang-froid ? Il faut que je lui demande pourquoi elle réagit ainsi, pourquoi…
Il surprit du coin de l’œil un certain nombre de vignettes montrant une grande effervescence dans un secteur du supercuirassé. Les fusiliers s’y étaient repliés derrière une barrière défensive, et celle-ci, après un féroce mitraillage qui avait réduit en lambeaux le mur protecteur de cadavres vachours et criblé leurs premiers rangs, battait à son tour en retraite vers une seconde ligne de défense, laquelle entreprenait d’installer des armes lourdes. La même activité régnait dans tout le supercuirassé, mais Geary concentra toute son attention sur cette coursive, car les fusiliers qui s’y repliaient furent brusquement attaqués par des Bofs qui s’étaient infiltrés sur leurs flancs, par-dessus et par-dessous, en empruntant les nombreux couloirs et accès latéraux trop étroits pour des hommes.
Une minute de plus et ce peloton aurait été coupé de ses bases et débordé ; mais il avait suffisamment reculé et se trouvait assez près de ses camarades d’arrière-garde pour qu’une rafale de tirs défensifs et quelques haineux corps à corps le tirent d’affaire.
Geary laissa retomber sa main. Elle savait. Le général Carabali s’était rendu compte de ce dont étaient capables les Vachours sur leur propre terrain, en vertu de leur écrasante supériorité numérique. Au lieu de tenir fermement ses positions les mieux assurées lorsqu’elles étaient cernées, elle les déplaçait vers l’arrière plus vite que les Bofs ne pouvaient les envelopper, en prélevant à chaque étape un lourd tribut sur leurs assaillants.
« Amiral ? Votre unité de com fonctionne-t-elle correctement ? s’enquit Desjani d’une voix qui promettait de sérieuses représailles à son officier des trans.
— Parfaitement, répondit Geary. C’était plutôt moi le problème. J’avais oublié que le général Carabali connaissait mieux que moi son travail. »
Alors que les fusiliers battaient en retraite vers la coque extérieure, le volume d’espace qu’ils devaient défendre s’élargissait en raison du diamètre croissant de la coque du supercuirassé. Mais Carabali envoyait des renforts et rassemblait ses troupes aux intersections des plus larges coursives pour former des sortes de hérissons capables de tirer dans tous les sens avec des armes lourdes, tandis que les Bofs continuaient de progresser. Sous le feu concentré de ces armes lourdes, appuyé par les tirs des armes de poing et d’épaule des fantassins, les rangs serrés de Bofs semblaient se dissoudre à mesure qu’ils tentaient de fondre sur les envahisseurs humains pour opérer le contact.
« Mais combien sont-ils donc ? » s’écria un fusilier.
Quelques Bofs avaient réussi à s’infiltrer dans les compartiments où avaient été opérées les premières effractions et s’en prenaient aux ingénieurs qui défendaient ces têtes de pont. Ceux-ci ne disposaient sans doute pas des armes lourdes des fantassins, mais ils se débrouillaient avec les outils de démolition et les autres instruments de leur profession. Geary frémit en voyant les ravages qu’ils semaient alentour et dans les rangs des Bofs qui leur fonçaient dessus. Cette section du vaisseau serait d’un bien maigre rapport pour ceux qui chercheraient à en apprendre davantage sur les Vachours et leur technologie.
Épouvanté par le carnage, Geary ne parvenait pas à détacher les yeux des écrans où les Vachours opposaient leur nombre et leurs armes de poing au tir concentré des armes lourdes des fusiliers. Certes, ils parvenaient parfois à atteindre les hérissons, à se ruer par rangées entières sur leur périmètre de défense, menaçant de les submerger. En dépit du rendement supérieur de leur cuirasse de combat, Geary vit des fusiliers succomber et certains de leurs rangs vaciller, leur hérisson comprimé de toutes parts. De plus en plus tassés à l’intérieur de leur périmètre de défense, ils étaient quasiment paralysés, incapables d’autre chose que de continuer à tirer, leurs armes chauffées au rouge.
Mais Carabali s’en était également aperçue. D’autres renforts arrivaient, sautaient des navettes et s’engouffraient aussi vite que possible dans le supercuirassé par les sas improvisés ménagés dans la coque extérieure. Ils formaient des équipes de choc qui investissaient à présent les coursives conduisant aux hérissons les plus massivement assiégés et prenaient les Bofs à revers.
L’un après l’autre, les hérissons soumis à la plus rude pression furent renforcés, tandis que les fantassins poussaient leur avantage pour établir de plus larges positions défensives et interdire aux Vachours de concentrer leurs forces sur les îlots de résistance principaux.
Les assauts menés contre les positions des fusiliers commencèrent de faiblir çà et là puis partout d’où avaient surgi les Bofs.
Leurs attaques s’interrompirent un instant, donnant l’impression que l’ennemi soufflait et cherchait à reprendre ses forces pour continuer le combat. Avant que ce répit ne s’éternise, Carabali donna de nouveaux ordres et, partout, les fusiliers rompirent leurs hérissons et leurs lignes de défense pour forer de nouveaux trous à travers les cloisons et contourner les coursives encombrées de cadavres de Vachours.
« Coriaces, ces salauds », fulmina un soldat en sautant un mur compact de Bofs inertes à la cuirasse déchiquetée. Des globules d’un sang violacé saturaient l’air ambiant, flottant dans cette gravité nulle.
« Encore heureux qu’ils n’aient pas été plus nombreux, convint un de ses compagnons.
— Ils sont plus nombreux, aboya leur sergent. Tenez-vous prêts à tirer, fermez-la et gardez l’œil ouvert. »
En s’enfonçant plus avant dans le supercuirassé, les fusiliers tombaient sur des poches éparses de Bofs, qui se ruaient sur eux lors d’attaques vaines et désespérées qui ne s’achevaient qu’à la mort du dernier d’entre eux. Geary vit les symboles des unités de fusiliers refluer vers le cœur du supercuirassé puis dépasser les positions où son équipage avait contre-attaqué.
« Qu’est-ce que c’est que ça ? » s’exclama un lieutenant. L’unité de la jeune femme venait d’entrer dans un vaste compartiment, proche du centre du vaisseau, dont le plafond culminait à six mètres mais au pont recouvert de végétation : des rangées innombrables de cultures poussant dans des conteneurs. Chacune des multiples pousses de ces plantes croulait sous des graines ou des fruits, à moins qu’il ne s’agît des deux à la fois.
« Deux-en-un, répondit un sergent. Réapprovisionnement en oxygène et en vivres. » Il s’accroupit pour examiner une longue rangée d’hydroponiques. « Mon père travaillait dans une ferme similaire d’une ville sous dôme du système de Huldera, avant qu’il ne soit abandonné. Et, si je ne me trompe pas complètement, c’est comme ça que ces Bofs recyclent une partie de leurs déjections en s’en servant d’engrais. Heureusement que ces baquets sont scellés, sinon toute cette saleté se serait mise à flotter dès qu’ils ont coupé la gravité artificielle. »
Un concert d’exclamations écœurées s’éleva de la section du sergent. Les hommes prirent soudain bien garde où ils posaient les mains et les pieds.
D’autres unités tombèrent sur des compartiments équivalents puis un peloton fit résonner une alarme qui attira l’attention de Geary. « Lieutenant, je crois que nous avons trouvé un poste de commande. Il n’a pas l’air assez gros pour être celui du réacteur.
— Comment le savez-vous, Winski ?
— À Welfrida, j’ai participé à la prise d’un vaisseau syndic, voilà comment. Il était bien plus petit que ce tas de ferraille, et son poste de commande beaucoup plus grand.
— Tanya, jetez un coup d’œil à ceci, lui enjoignit Geary en même temps qu’il transmettait aussi l’image à Smyth. Qu’en pensez-vous ? »
Desjani semblait dubitative : « Un poste de commande secondaire, peut-être. Il n’est même pas assez grand pour le réacteur d’un vaisseau de la taille de l’Indomptable. »
Smyth en convint mais ajouta une remarque : « Tout ce que nous trouverons ressemblera peut-être à un poste de commande secondaire. J’ai vu nos fantassins dresser les plans des ponts de ce supercuirassé et je suis de plus en plus persuadé que les Vachours évitent de recourir à un ou deux générateurs principaux et préfèrent s’en tenir à de multiples sources d’énergie moins puissantes. Peut-être pour suppléer. Par prédilection pour la redondance. Ou parce que, sur un vaisseau de cette taille, il semble logique d’éparpiller les sources d’énergie au lieu de tirer des câbles dans tout le bâtiment à partir d’un ou deux générateurs établis dans le même secteur.
— Pourquoi ne l’ont-ils pas fait sauter ? redemanda Geary.
— Ça ne leur est peut-être pas venu à l’esprit. Si ça se trouve, ils ont triomphé de leurs prédateurs en refusant de renoncer plutôt qu’en se battant jusqu’à leur dernier souffle et leur ultime survivant. » Smyth cligna des paupières et changea d’expression. « Quand vous m’avez montré les images de ce poste de contrôle, j’ai aperçu quelques-unes des coursives de ce vaisseau. Telles qu’elles sont actuellement, remplies de cadavres. Pourquoi continuent-ils à se battre ? Pourquoi mourir dans une lutte sans espoir ?
— Ils ont dû se persuader qu’ils allaient crever de toute façon et ils ont préféré le faire avec panache. » Geary n’avait jamais aimé les Vachours. Non, il les détestait pour l’avoir forcé à combattre dans le système de Pandora et dans celui-ci, mais, tout comme Desjani, bien à contrecœur, il éprouvait maintenant pour eux une manière de respect. On comprenait aisément pourquoi ils avaient dominé leur planète natale en éliminant toute compétition.
Raison de plus pour leur interdire de suivre la flotte jusque dans l’espace contrôlé par l’humanité.
Les fusiliers se déployaient dans le supercuirassé en se scindant en unités de plus en plus réduites pour balayer des poches de résistance, elles aussi de plus en plus petites, dont les survivants refusaient de se rendre et continuaient d’attaquer jusqu’à la mort du dernier. De temps à autre, un petit groupe décampait devant les soldats, mais, dès qu’il se retrouvait acculé dans une impasse, il se retournait pour charger ses poursuivants.
Les envahisseurs humains découvrirent de vastes baraquements cloisonnés, divisés en compartiments plus petits correspondant par des sas hermétiques mais s’étendant sur une longue distance. On trouvait partout des salles d’hydroponiques, comme s’ils passaient leur vie à brouter. Ils tombèrent aussi sur des compartiments qui ne pouvaient que faire office d’hôpitaux, où le matériel de chirurgie était comme nanifié, de sorte que ces complexes, de manière singulièrement troublante, évoquaient des salles de jeux enfantines. Sur des armureries vides de toute arme. D’autres postes de contrôle.
Finalement, une section dénicha la passerelle du supercuirassé : un compartiment dont les sièges de commandement tournaient le dos à des sortes de tribunes, comme si des dizaines de spectateurs assistaient à ce qui s’y passait.
« Vraiment bizarre, laissa tomber Desjani. À quoi ça peut bien servir ?
— Ça me dépasse », avoua Geary.
Le général Carabali appela. Elle fit son rapport le visage impavide : « Toute résistance organisée a cessé à bord du supercuirassé, amiral, mais je ne peux pas encore vous promettre qu’il est sécurisé. Pas avant de l’avoir plus soigneusement exploré. Mes hommes resteront sur le pied de guerre, et ils escorteront tout personnel de la flotte montant à bord.
— Merci, général. Très beau travail ! Mes félicitations pour ce succès et mes condoléances pour vos pertes.
— Merci, amiral.
— Reste-t-il des Bofs en vie ?
— Ils se sont tous battus jusqu’à la mort, ou bien ils mouraient lorsque nous commencions à les submerger. J’ignore s’il s’agit d’un dispositif matériel, dans leur organisme ou leur cuirasse, qui leur permet de se suicider, ou si c’est d’ordre purement mental. Ils ont aussi massacré tous leurs blessés inconscients qui risquaient d’être faits prisonniers.
— Que nos ancêtres nous préservent ! »
Carabali fit la grimace. « Quand on y réfléchit, amiral… Si vous étiez un Vachours et que vous connaissiez le sort qui attend vos camarades capturés, de telles décisions vous paraîtraient sensées. Ils protégeaient leurs blessés d’un sort pire que la mort. Mes fusiliers cherchent parmi leurs cadavres tous ceux qui auraient été blessés assez grièvement pour sombrer dans l’inconscience mais n’auraient pas été achevés ensuite, pour les “sauver”, par leurs propres camarades. »
Elle hésita une seconde. « À propos d’ennemis morts… Après chaque bataille, amiral, la question se pose de ce qu’on doit faire de leurs dépouilles. Notre politique à cet égard a varié pendant la guerre, comme vous le savez, même si nos adversaires étaient d’autres hommes. Mais, depuis que vous avez assumé le commandement, nous avons traité ces dépouilles avec toute la dignité et le respect qui leur sont dus. Or, là… amiral, il y a tant de cadavres qui encombrent ce vaisseau qu’on ne peut même plus emprunter certaines coursives sur de très longues distances. En outre, une énorme quantité de sang s’est répandue dans l’atmosphère, tant et si bien que nous n’oserions pas faire redémarrer la ventilation même si nous savions comment nous y prendre. Que devons-nous en faire ? »
Comment donner une sépulture décente à tant d’ennemis morts, d’autant que nombre de ces cadavres n’étaient pas entiers mais explosés ?
Cela dit, il fallait absolument en évacuer le vaisseau, sinon, dans quelques jours, il se transformerait en un invivable pandémonium.
« Traitons-les du mieux que nous pouvons, général. Des équipes de corvée devront ramasser leurs cadavres. Le personnel médical voudra sans doute conserver quelques spécimens, mais il faudra stocker les autres dans une des soutes. Chaque fois qu’elle sera pleine, un office sera donné, puis on éjectera en masse les corps dans le vide, sur une trajectoire visant l’étoile, avant de recommencer à la remplir.
— Oui, amiral. Il serait préférable que des matelots participent à ces équipes. Ce n’est pas un travail bien agréable, et il y a de quoi faire. »
Geary secoua la tête. Il avait consulté les relevés du statut de la flotte. « Amiral, tous mes matelots travaillent pratiquement vingt-quatre heures sur vingt-quatre aux réparations de leur vaisseau ou participent à des équipes techniques spéciales chargées d’aider à celles d’un autre. Je dois accorder la priorité à leur remise en état, autant que possible et le plus vite possible. » De quelles autres ressources disposait-il ? Des officiers supérieurs libérés du camp de travail syndic de Dunaï. Ils n’étaient pas nombreux, mais c’était déjà ça. « Je demanderai à des volontaires de se présenter parmi nos deux groupes de passagers, pour participer au nettoyage, et je vérifierai si nos auxiliaires ne disposent pas d’un équipement susceptible de s’acquitter lui-même de cette corvée. »
Carabali ne cacha pas son désappointement mais hocha la tête. « Je comprends. Personne ne se la coule douce pour le moment. Mais une aide quelconque, fût-elle même de quelques personnes, serait la bienvenue.
— Je vous adjoindrai des gens, général. »
Il fallut presque deux jours de prudente exploration aux fusiliers, assistés de petits clones robotiques qui pouvaient se faufiler dans toutes les sections du supercuirassé, pour qu’enfin le général Carabali le déclarât officiellement arraisonné. Bien avant cela, des ingénieurs dont on avait désespérément besoin pour conduire des réparations sur les vaisseaux de Geary avaient été arrachés à leurs tâches pour tenter à la fois de découvrir le fonctionnement des commandes du bâtiment ennemi et de tout sécuriser.
Les ingénieurs des auxiliaires avaient prêté une demi-douzaine d’unités mobiles de décontamination, destinées à s’enfoncer dans un vaisseau pour le débarrasser de toute trace de contagion ou de pollution. Ils aspirèrent le sang qui stagnait dans l’atmosphère, récurèrent celui qui tapissait les cloisons, les ponts et les plafonds, collectèrent les débris que les ingénieurs appelaient des « fragments biologiques aléatoires » et rassemblèrent en très grand nombre les cadavres des Vachours encore relativement intacts pour les transporter dans la soute affectée à cet effet, soulageant ainsi les fusiliers épuisés et mécontents. Leurs officiers et sous-officiers s’y relevaient pour réciter les paroles du service de funérailles standard chaque fois qu’on déversait dans l’espace, pour leur dernier voyage vers l’étoile du système, une masse de cadavres vachours.
Au milieu des Bofs morts, les fusiliers en avaient découvert six encore vivants mais trop gravement blessés pour reprendre conscience. Tous furent transférés dans le service de quarantaine du Mistral, où les médecins de la flotte s’efforcèrent de trouver le moyen de les garder en vie.
« Que diable comptez-vous faire de ce machin ? » grommela Desjani le troisième jour. Elle était épuisée. Comme tout le monde. « On l’embarque avec nous, non ?
— Oui. Il le faut. » Geary savait qu’elle connaissait la réponse aussi bien que lui.
« Comment ? »
Question nettement plus ardue. « Je vais demander au capitaine Smyth. » Geary se massa les yeux. Il était conscient d’avoir les idées embrouillées, après tant de journées passées à superviser ces innombrables réparations. Sans compter tout le restant. « À toutes les unités, ici l’amiral Geary. Quartier libre demain. Chacun doit se détendre, dormir, manger et recharger ses batteries. En l’honneur de nos ancêtres, Geary, terminé. »
Desjani le fixa d’un œil incrédule en fronçant les sourcils. « Nous ne pouvons pas nous permettre un jour de repos. Et pourquoi appelle-t-on ça un “quartier libre”, d’ailleurs ?
— Je sais que nous ne le pouvons pas et, non, j’ignore pourquoi.
— Quoi ?
— Exactement ce que je voulais dire, répondit-il. Nous fonctionnons tous à vide, le cerveau cotonneux à force d’épuisement. Nous avons besoin de repos, de repartir du bon pied pour nous montrer plus efficaces. »
Le capitaine Smyth protesta à son tour. « Mes ingénieurs n’ont pas besoin de se reposer, amiral. Ça les freinerait dans leur élan. Ils peuvent encore bosser deux ou trois jours sans pause.
— Chercheriez-vous à me faire croire qu’ils pourraient encore se montrer pleinement efficaces en travaillant sans répit deux ou trois jours de plus ? demanda Geary.
— Absolument. Bon, bien sûr, la fréquence de leurs hallucinations et de leurs égarements s’accélérera légèrement, selon une courbe ascendante, mais…
— Accordez-leur ce répit, capitaine Smyth. C’est un ordre catégorique. Je vérifierai que ce congé est bien respecté. »
Bien entendu, si Geary lui-même s’efforça de dormir un peu, il ne put s’empêcher de travailler toute la journée.
« Je sollicite un entretien personnel », demanda le capitaine Badaya, dont l’image venait d’apparaître dans sa cabine.
On ne lui avait jamais vu un visage aussi penaud. « Accordé. Asseyez-vous, commandant.
— Merci, amiral. » Badaya prit un siège dans sa propre cabine et se pencha en avant, les coudes sur les genoux. « Vous détenez déjà mon rapport officiel sur la dernière intervention.
— En effet. Vous ne vous êtes pas épargné.
— Et je n’avais pas non plus à le faire ! » L’officier se rejeta en arrière. « J’ai tout foiré. Je ne pouvais pas prévoir que le Titan allait perdre en partie ses propulsions, ni que les unités de propulsion principales de l’Incroyable seraient frappées au moment où s’effondraient les boucliers de l’Illustre, mais j’aurais dû réagir mieux et plus vite quand ça s’est produit. Sans le capitaine Geary, la grande majorité des vaisseaux passés sous mon commandement auraient probablement été détruits et les autres gravement endommagés.
— La décision du capitaine Jane Geary aurait pu avoir de plus néfastes conséquences, fit remarquer Geary.
— Mais elle n’en reste pas moins la bonne, insista Badaya. Je m’efforçais encore de trouver le moyen de sauver toute ma formation, ce qui m’était impossible, mais elle s’est rendu compte qu’un sacrifice était requis. Bon, je suis conscient que vous n’avez pas l’habitude d’humilier publiquement vos officiers, même quand ils le méritent, et nous savons tous les deux de qui je veux parler. Mais je tenais à vous dire que je ne m’opposerais pas à la nomination d’un autre officier à la tête d’une sous-formation dont ferait partie mon croiseur de combat. Je sais bien que tout le monde y verra une rétrogradation, mais aussi que j’ai failli à mon poste quand on m’a confié de plus hautes responsabilités. Avec le temps, peut-être apprendrai-je à mieux m’en acquitter. Si vous n’y voyez pas d’objection, je serais assez enclin à confier le commandement de la sixième division de croiseurs de combat au capitaine Parr, commandant de l’Incroyable. Sans doute n’a-t-il pas mon expérience, mais c’est un excellent officier. Très compétent. »
Geary fixa Badaya quelques instants avant de répondre. « Ç’aurait pu être mieux. Mais ç’aurait aussi pu être bien pire.
— Merci, amiral.
— Je me rappelle mon premier commandant sur mon premier vaisseau, reprit Geary. J’étais encore nouveau à bord, embarqué depuis un mois environ, quand j’ai commis une grosse boulette. Mon chef de service a failli m’écorcher vif et le second me crever les tympans. Puis le commandant m’a convoqué.
— Il devait s’agir une énorme bourde, lâcha Badaya.
— Oh que oui. Assez grosse pour que je ne vous en fasse pas part. Mais mon commandant m’a donc fait appeler, jeune officier encore tout tremblant des remontages de bretelles que je venais de m’appuyer, et il m’a dit d’une voix très calme : “C’est par nos erreurs que nous apprenons.” Il m’a laissé le dévisager longuement, complètement éberlué, puis a repris d’une voix aussi froide que l’azote liquide : “Ne refaites plus jamais celle-là.” Puis il m’a donné congé. »
Badaya éclata de rire. « Dites-m’en tant !
— Le fait est que j’ai plus appris de ces deux phrases que des hurlements dont m’abreuvaient le second et mon chef de service. Avec, le commandant avait réussi à simultanément m’engueuler et me rendre ma confiance en moi. Par la suite, je ne l’ai jamais laissé choir. Je tenais à m’assurer que je ne le laisserais jamais tomber. » Geary se radossa, affectant ostensiblement une posture plus détendue. « Oui, vous avez merdé. Vous le savez. J’en tiendrai compte en décidant ultérieurement de la nomination de commandants de sous-formations, mais je tiendrai compte aussi de ce que vous avez bien fait, cette fois ou les précédentes. Il n’y aura aucune modification de la chaîne de commandement de la sixième division de croiseurs de combat. Je n’ai rien contre le capitaine Parr, qui, comme vous l’avez dit vous-même, s’est révélé un excellent officier, mais vous gardez toute ma confiance à la tête de cette division. »
Badaya mit trente bonnes secondes à répondre, la voix enrouée par l’émotion. « Vous êtes réellement lui, vous savez. J’ai entendu des gens dire que personne ne pouvait vraiment être Black Jack, mais…
— J’ai commis mon lot d’erreurs. » Geary s’interrompit, prenant soudain conscience qu’il pouvait se servir de ce tête-à-tête à d’autres fins. « Particulièrement dans des domaines qui me sont étrangers. Que nombre des dirigeants politiques de l’Alliance ne fassent pas ou n’aient pas fait un très bon travail ne veut pas dire que vous ou moi pourrions faire mieux, capitaine Badaya. »
Badaya soutint fermement son regard ; des pensées s’agitaient dans ses yeux. « C’est vrai, reconnut-il finalement. Vous arrive-t-il jamais de vous sentir débordé lors d’une bataille, amiral ? Comme s’il se passait trop de choses en même temps, sans que vous sachiez quelle décision prendre ?
— Bien sûr.
— Quand vous avez parlé des politiciens, à l’instant, je me suis imaginé moi-même en train de prendre des décisions politiques à l’occasion d’une crise. On ne se sent que trop facilement débordé. » Il garda un instant le silence. « C’est pour ça que vous leur laissez la plupart du temps la bride sur le cou, n’est-ce pas ?
— Oui. » Une demi-vérité ou un demi-mensonge, qui fit sourciller Geary intérieurement. Badaya restait persuadé qu’il dirigeait le gouvernement dans les coulisses. Il avait fallu l’en convaincre pour éviter une tentative de coup d’État perpétrée au nom de Geary mais sans son approbation ; et, depuis qu’il s’était retrouvé contraint de lui donner cette image de lui-même, il cherchait laborieusement à s’en défaire. « Si médiocres qu’ils soient, ils n’en restent pas moins plus doués que moi pour cette tâche. Certains sont sans doute épouvantables à tous égards, mais quelques-uns aussi sont très dévoués. Et, plus capital encore, ils tiennent leur pouvoir de leur élection par le peuple de l’Alliance. »
Badaya coula un regard aigu vers son amiral. « Le peuple de l’Alliance vous élirait si vous le lui demandiez ouvertement.
— Je sais. » Avoue-lui tout de suite l’entière vérité. « Ça me fiche une peur bleue.
— C’est compréhensible. » Badaya se leva et salua. « Merci, amiral. »
Son image ne s’était pas évanouie que le panneau des communications de Geary carillonnait de nouveau. « Qu’est-ce qu’il voulait ? demanda Desjani.
— S’excuser.
— Il s’est excusé ? Badaya la grande gueule, embarrassé ? Première nouvelle ! » Desjani n’avait jamais apprécié les fréquents commentaires oiseux de Badaya à propos d’elle-même et de Geary. « Vous faites des miracles, vous savez ?
— Très drôle. Vous vous reposez ?
— Me reposer, moi ? Oh oui, amiral. Si assidûment que je dors même dans mon sommeil.
— Donnez le bon exemple à l’équipage, Tanya. »
Elle se fendit d’un salut impeccablement raide. « Oui, amiral. J’entends et j’obéis. »
Badaya et Desjani disparus, Geary se frotta les yeux et envisagea un instant de chercher le sommeil…
Six sonneries espacées par paires retentirent successivement sur le système d’annonce générale de la flotte, suivies par une voix qui disait : « Amiral. Flotte de l’Alliance. En approche. »
Un amiral ? Il n’y en avait que deux autres dans ce système stellaire, parmi les prisonniers de guerre libérés hébergés sur le Mistral ou le Typhon. Mais aucun n’aurait dû débarquer sur l’Indomptable.
Geary tendait encore la main vers son panneau de com quand celui-ci s’activa. Desjani le fixait de nouveau. « L’amiral Lagemann vient d’arriver à bord d’une navette et sollicite une entrevue avec vous, amiral.
— L’amiral Lagemann ? » La tension qui venait de s’emparer de lui céda le pas à un brusque soulagement. Les visites personnelles étaient certes inhabituelles, mais, compte tenu des nombreuses allées et venues des navettes entre les vaisseaux, elles n’étaient pas si singulières. « Bien sûr. Dirigez-le vers ma cabine.
Il ne fallut que cinq minutes à Lagemann pour gagner la cabine de Geary, qu’il salua d’un hochement de tête à son entrée. C’était la première fois qu’ils se rencontraient physiquement. « Une navette desservait l’Indomptable depuis le Mistral, et je me suis dit que je devais profiter de l’occasion pour vous parler. Je vous dois un rapport, amiral Geary.
— À quel propos ? » demanda celui-ci, incapable de renouer le fil tant il avait l’esprit encombré par les nombreux problèmes à régler suite à la dernière bataille et à la capture du supercuirassé vachours. « Content d’enfin vous rencontrer. Asseyez-vous.
— Merci. » Lagemann s’exécuta puis balaya du regard la cabine de Geary avec un petit sourire. « Rien de luxueux, mais on s’y sent chez soi, hein ?
— Excellente définition. » Il n’avait pas d’autre chez-soi. C’était sur Glenlyon, sa planète natale, que le culte de Black Jack avait brillé le plus intensément. Y retourner, regagner un monde regorgeant de lieux familiers mais désormais déserté par tous ceux qu’il avait connus, morts durant son siècle d’hibernation, et un monde qui le traiterait en surhomme, était une perspective encore plus terrifiante que celle d’une bataille.
« Guère différent de mon dernier vaisseau amiral. » Un brin de nostalgie s’afficha sur les traits de l’amiral Lagemann. « Un croiseur de combat, lui aussi. L’Invulnérable.
— L’Invulnérable ? J’aimerais assez savoir combien il y a eu d’invulnérables.
— Sans doute une douzaine. Je suis resté assez longtemps aux mains des Syndics, et chacun sait combien de temps durent les Invulnérables. J’en suis encore à me demander comment j’ai pu être assez stupide pour hisser mon pavillon sur l’un d’entre eux. Puis-je ? » Lagemann tendit la main vers les commandes de l’écran et afficha les régions de l’espace qu’avait traversées la flotte. « Vous nous avez demandé notre avis sur ce que, selon nous, les Énigmas comptaient faire. »
Et il avait ensuite complètement oublié. Pour une fois, grâce en soit rendue à ses ancêtres, il s’était souvenu de déléguer. « À quelle conclusion êtes-vous parvenus ?
— Au coup de poignard dans le dos. »
Lagemann eut un sourire en coin.
« Grosse surprise, pas vrai ? » Il mit une étoile en surbrillance. « Nous avons sauté de là jusqu’à Pandora, le système vachours. Les Énigmas nous ont poursuivis avec une force importante, mais pas jusqu’à Pandora, sans doute parce qu’ils savaient très exactement ce qui nous y attendait. Bon, dans la mesure où ils connaissaient les défenses dont disposent les Bofs, ils ont dû conclure, à juste raison, que nous avions peu de chances de quitter Pandora en un seul morceau.
— J’aimerais autant ne pas me retrouver piégé dans la même situation, avoua Geary. Donc, si, rebroussant chemin, nous regagnions l’espace Énigma en combattant, ce qui resterait de notre flotte et tomberait de nouveau sur eux serait décimé. Conclusion que les Énigmas devraient raisonnablement tirer eux aussi. Ils pourraient y laisser une force assez conséquente, capable de bloquer et d’affronter tout ce qui reviendrait sur elle. Mais ça n’interdirait pas non plus à une autre flotte humaine de réapparaître dans leur espace à l’avenir, et de le traverser. »
Lagemann changea l’affichage de l’écran pour montrer l’espace contrôlé par l’humanité. « Non. S’ils tiennent à s’assurer que les humains ne reviendront plus jamais frapper à leur porte, ils devront la verrouiller.
— Pele ? s’enquit Geary. Il n’y a strictement rien là-bas.
— Non. Mais pour gagner Pele nous devons passer par…
— … Midway. » Geary fixa l’écran avec effroi. « Les Énigmas vont tenter d’éliminer ce marchepied permettant d’accéder à leur territoire qu’est pour nous le système de Midway.
— C’est notre opinion. À tout le moins, ils pourraient l’investir et provoquer l’effondrement de son portail de l’hypernet en recourant à la vieille méthode, la destruction de tous ses torons. Êtes-vous sûr que les Syndics possèdent un dispositif de sauvegarde interdisant à l’effondrement d’un portail de dévaster tout son système stellaire ?
— J’en suis certain, répondit Geary. Nous avons repéré cet équipement sur le portail de l’hypernet de Midway la dernière fois que nous avons traversé ce système. »
Lagemann se mordilla la lèvre, l’air morose. « On aurait pu me faire tomber à la renverse rien qu’en m’effleurant d’une plume le jour où j’ai pris conscience des ravages que pouvait causer l’effondrement d’un portail. Des éruptions solaires à l’échelle d’une nova. Et nous avons installé ces foutus machins dans tous nos systèmes stellaires les plus précieux.
— C’est ce que souhaitaient les Énigmas en laissant secrètement filtrer cette technologie, affirma Geary. Ils cherchaient à ce que l’Alliance et les Mondes syndiqués mettent eux-mêmes en place une bombe monstrueuse dans leurs propres systèmes. Un jour ou l’autre, les Syndics ou nous-mêmes aurions découvert qu’on pouvait se servir comme d’une arme de ce moyen de transport, afin d’estropier, voire d’exterminer l’humanité, faute de quoi, si les humains s’étaient montrés trop subtils ou trop moralistes pour déclencher leur propre génocide, les Énigmas s’en seraient chargés eux-mêmes.
— Je ne miserais pas trop sur notre subtilité, déclara Lagemann. Mais ce plan est tombé à l’eau. Les Énigmas devront maintenant nous arrêter un système stellaire après l’autre. Et la seule façon d’y parvenir est de nous interdire d’utiliser Midway comme base pour de nouvelles incursions dans leur territoire. Ils pourraient parfaitement avoir lancé cette force de représailles dès que nous avons sauté vers Pandora, ou peu après.
— Midway ne pourrait pas repousser une attaque massive. » Les Syndics qui s’y trouvaient, du moins si les autorités de Midway se réclamaient encore du gouvernement des Mondes syndiqués, ne disposaient pour défendre leur système que d’une petite flottille de croiseurs et d’avisos. Nul renfort ne viendrait vraisemblablement les soutenir, puisque toutes les forces mobiles des Mondes syndiqués avaient été écrasées par Geary lors des dernières étapes de la guerre, et que ce qui restait de leur puissance militaire était désormais disséminé sur tout leur territoire, leur gouvernement s’efforçant désespérément de maintenir la cohésion d’un empire qui faisait eau de toutes parts, et dont les systèmes stellaires s’affranchissaient de lui l’un après l’autre.
Le seul et dernier recours de Midway était la promesse qu’il avait faite personnellement à ce système de le défendre contre les Énigmas.
Mais il se trouvait très loin de Midway, et tant le territoire des Énigmas que celui des Lousaraignes lui bloquaient le passage.