« Il faut nous préparer à traverser le système de Hua en combattant », déclara Geary aux commandants de vaisseau rassemblés dans la salle de conférence.
Ils lui retournèrent son regard, tantôt résolus, tantôt résignés à cette perspective, mais jamais très enthousiastes.
Le capitaine Badaya fixa d’un œil mécontent l’écran des étoiles surplombant la table de conférence. « Pourquoi les Sa… les Lousaraignes ne peuvent-ils rien nous apprendre sur les défenses des Énigmas à Hua ? » Il tourna vers l’émissaire Rione et le général Charban un visage furibond au masque désormais accusateur.
Rione lui cloua le bec d’un regard impassible mais péremptoire. « Comprendre les raisons d’autres êtres, seraient-ils eux aussi humains, qui ont d’autres points de vue et expériences que les nôtres, peut parfois se révéler épineux. Nous nous efforçons toujours d’établir avec les Lousaraignes les rudiments d’une communication. Nous sommes encore très loin de formuler des demandes aussi précises.
— Capitaine Badaya, si mon évaluation de la nature des Lousaraignes en matière de stratégie est correcte, il s’agit d’une espèce non agressive, déclara Charban, sur le ton familier d’un officier cherchant à mettre subtilement l’accent sur le lien de camaraderie l’unissant à l’un de ses confrères. Ceux qui s’attaqueraient à eux ne tarderaient pas à comprendre leur erreur, ainsi que nous l’a confirmé la condition de ce système stellaire qui leur sert de barrière défensive ; mais je reste persuadé qu’eux n’attaquent pas. Cela laisse supposer que les Énigmas, qui ont des Lousaraignes une expérience bien plus étendue que la nôtre, ne devraient pas éprouver le besoin de défendre massivement Hua. Qu’ils jugeraient ces défenses superflues.
— Uniquement un piquet de surveillance, voulez-vous dire ? avança le capitaine Bradamont. Des sentinelles ? Des lions contre des requins ? Les lions sauraient qu’ils se feraient dévorer s’ils entraient dans l’élément des requins, mais ils n’auraient pas à craindre d’eux, en revanche, qu’ils s’aventurent dans le leur.
— Ils n’en auraient pas moins besoin de défenses supplémentaires, fit remarquer Tulev. Peut-être pas très importantes mais appréciables. Le niveau des défenses dépend fréquemment davantage de la perception qu’on a de la menace que de sa réalité, et nous savons que les Énigmas sont la paranoïa incarnée. »
Geary opina. « Nous envisageons quelque chose de relativement puissant mais pas assez coriace pour nous résister. »
Le capitaine Duellos fixait l’écran. « Si nous ne nous abusons pas et si les Énigmas envoient effectivement au système stellaire syndic de Midway une grosse force de frappe, alors ils ont dû mobiliser tous leurs vaisseaux disponibles pour cette expédition punitive. Nous ne devrions guère rencontrer d’Énigmas à Hua.
— Certes, convint Geary. Si la flotte Énigma est bien en route pour Midway, elle ne nous attendra pas à Hua. Mais il ne serait pas mauvais non plus de savoir s’ils disposent à Hua d’un portail de l’hypernet ! » ajouta-t-il en forçant sur le sarcasme, tout en jetant à Rione un regard noir.
Charban secoua la tête. « Les Lousaraignes ne peuvent ou ne veulent pas nous l’apprendre.
— Comme je vous l’ai dit auparavant, reprit Geary, les six vaisseaux lousaraignes qui nous escortent n’entreprendront aucune action contre les Énigmas. Nous fournir ces informations peut leur sembler relever d’une forme d’intervention. Mais ça ne nous laisse pas dans une plus mauvaise passe que celle que nous avons connue en traversant pour la première fois le territoire Énigma. Nous arriverons à Hua, nous verrons bien ce qui nous y attend et nous piquerons vers Pele. Nous allons donc planifier une manœuvre évasive automatique pour la flotte, dès son émergence à Hua, au cas où les Énigmas y auraient semé un champ de mines conventionnelles. »
Le capitaine Neeson racla la table de ses phalanges. Une idée venait de lui venir. Bien qu’il eût fait ce geste à bord de son propre vaisseau, le logiciel de conférence ajouta obligeamment un raclement. « Les Énigmas possèdent des communications PRL. Lorsque nous traverserons Hua, ils pourront prévenir leurs forces de Midway de notre arrivée. »
Badaya haussa les épaules. « Et alors ? Ils nous attendront à Pele et nous les y vaincrons.
— S’ils tiennent à nous combattre à Pele, nous les obligerons, convint Geary. Nous ne pouvons strictement rien contre leur aptitude à avertir leur force d’assaut de notre émergence imminente, mais ça rend encore plus impérieux notre besoin de gagner Midway aussi tôt que possible.
— Amiral, nous irions plus vite si nous nous séparions du supercuirassé », suggéra Jane Geary.
L’amiral Lagemann avait été convié cette fois à assister à la réunion, et de nombreux officiers se tournèrent vers lui lorsqu’il prit la parole, tandis que d’autres continuaient de fixer Geary.
« Mon vaisseau est un poids mort, reconnut-il. Les ingénieurs ne sont pas encore prêts à prendre le risque d’allumer son réacteur, et ses principales unités de propulsion sont estropiées, de sorte que nous ne pourrions même pas bouger si nous remettions le courant. Mais, si l’on tente de nous aborder, nous pouvons encore nous défendre.
— Pas très bien, s’insurgea le général Carabali. Vous n’avez qu’une seule compagnie de fusiliers à bord. J’aimerais au moins doubler leur nombre.
— Les systèmes de survie provisoires que nous avons bidouillés sur le GPS ne supporteraient pas tant de personnel supplémentaire, objecta Smyth.
— Vos ingénieurs ne pourraient-ils pas augmenter leurs capacités ? s’enquit Geary.
— Si. Mais il me faudrait alors les arracher à d’autres tâches hautement prioritaires.
— Les miens pourraient trafiquer l’équipement de survie portable destiné à des opérations sur des planètes hostiles, affirma Carabali. Cela devrait pallier ces insuffisances. »
Smyth plissa pensivement le front. « Puis-je avoir connaissance des spécifications techniques de cet équipement, général ? Je ne mets pas vos affirmations en doute, mais j’aimerais savoir de quoi nous disposons.
— Vous n’y voyez donc pas d’inconvénient ? demanda Geary.
— À utiliser le matériel des fusiliers ? Non, amiral. Il est compatible avec celui de la flotte et les ingénieurs du général Carabali connaissent leur métier.
— Ça fait plaisir d’entendre un ingénieur de la flotte l’admettre, déclara Carabali. Si vous approuvez cette mesure, amiral, nous l’appliquerons avant que la flotte ne quitte ce système. Le bâtiment arraisonné aura à son bord deux compagnies de fusiliers renforcées par quelques détachements dotés d’armes lourdes. On ne pourra investir ce supercuirassé qu’avec une puissante force d’abordage et un très rude affrontement. »
Le capitaine Shen affichait une plus longue figure encore que d’ordinaire. « Je ne vois aucune objection au renforcement des fusiliers à bord du bâtiment capturé, mais quiconque tenterait de l’arraisonner devrait d’abord livrer une âpre bataille. On ne vaincra pas aisément l’Orion et ses collègues.
— Je me sentirais certainement plus en sécurité si l’on interposait huit cuirassés et deux compagnies de fusiliers entre mon bâtiment et toute menace extérieure, admit l’amiral Lagemann. Et, bien sûr, son blindage devrait également protéger mon équipe.
— Très bien. Exécution », ordonna Geary.
Jane Geary se pencha vers lui. « Est-ce à dire que nous allons dissocier ce bâtiment de la flotte en le laissant sous escorte ?
— Non, répondit fermement Geary. Pas encore, tout du moins. Le supercuirassé vachours est d’une valeur inestimable. Il me faudrait détacher au moins la moitié de la flotte pour l’escorter, et, tant que je n’ai pas une idée plus précise des vaisseaux dont disposeront les Énigmas, je ne puis me résoudre à la diviser, d’autant que je ne sais pas encore s’il ne nous faudra pas les affronter à Pele.
— Pas avant d’avoir traversé Hua, en tout cas », convint Tulev.
Geary allait mettre fin à la réunion quand Desjani se rapprocha de lui : « Priez Roberto Duellos de rester. Vous devriez lui parler. »
Il dissimula sa surprise, se contenta d’opiner puis fit signe à Duellos de patienter avant de saluer ses commandants de vaisseau d’un signe de tête. « Ce sera tout. Nous serons prêts à combattre où que les Énigmas choisissent de nous rencontrer. »
Les images des officiers disparurent comme une envolée de moineaux, tandis que la salle de conférence donnait l’impression de rétrécir un peu plus après chaque départ, tant et si bien que ses cloisons semblaient périlleusement se contracter.
Rione et Charban, qui, comme Desjani, avaient été physiquement présents, se levèrent en affichant une figure résignée. « Nous allons recontacter les Lousaraignes, laissa tomber Charban. C’est reparti pour tenter de percer à jour d’étranges modes de raisonnement.
— Si vous tenez à entrer en politique, vous avez tout intérêt à vous y faire, lui dit Rione. Mais ça vous fait parfois vieillir. Si vous voulez bien nous excuser, amiral. »
Desjani attendit qu’ils fussent sortis et qu’il ne restât plus dans le compartiment que Geary, Duellos en virtuel et elle-même. « Il me semble que vous avez besoin d’une récré, les gars.
— Je vous demande pardon ? fit Geary.
— Vous vous êtes beaucoup entretenus avec moi. Un certain amiral de ma connaissance devrait sans doute partager ses inquiétudes avec quelqu’un d’autre, et pas seulement avec le commandant d’un croiseur de combat, s’il tient à entendre plusieurs sons de cloche. Vous savez qu’on peut faire confiance au capitaine Duellos à tous égards. Et vous, Roberto, vous m’avez fait part de ce qui vous turlupinait depuis votre retour de permission, à quoi je vous ai répondu que vous devriez en parler à Jack. Pour l’amour de nos ancêtres, écoutez-moi au moins cette fois.
— Jack ? s’étonna Duellos.
— Vous savez très bien de qui je veux parler. De l’amiral, précisa-t-elle toutefois, en mettant avec cocasserie l’accent sur le grade. Maintenant, je vais prendre congé pour que vous puissiez également parler de moi si le besoin s’en fait sentir. »
Duellos sourit puis, Desjani sortant, salua son départ d’une petite courbette. « Qu’avez-vous bien pu faire pour la mériter ?
— Je ne la mérite pas, répliqua Geary. Il me semble que nous avons tous les deux reçu nos ordres, non ?
— Je me suis souvent dit que tous les amiraux devraient avoir sous la main une petite voix disposée à leur faire comprendre qu’ils ne sont pas infaillibles. C’est exactement l’office que remplit Tanya avec vous.
— Ce qui peut parfois, quand je ne l’écoute pas, prendre une tournure passablement contraignante. De quoi s’inquiète-t-elle donc ?
— De vous et de moi, j’imagine. » Duellos se retourna vers où étaient assises un peu plus tôt les images des autres commandants. « Et de Jane Geary aussi, bien que celle-ci refuse de parler. Malgré tout, elle donne toujours l’impression de ronger son frein, non ? D’aspirer à la gloriole ?
— J’ai remarqué, croyez-moi. » Geary s’assit et fit signe à Duellos de l’imiter. « Détendez-vous. De toute évidence, ce tête-à-tête va tenir lieu de séance de conseils mutuels, bien que nous n’ayons ni l’un ni l’autre demandé à ce qu’il se produisît.
— C’est à cela que servent les amis. » Duellos prit place en soupirant. D’une certaine façon, il faisait plus âgé que la dernière fois où Geary l’avait vu, quelques jours plus tôt.
« Quel est le problème ? demanda Geary. Nous rentrons chez nous.
— Et je devrais sans doute être aussi heureux que possible. » Duellos haussa les épaules. L’incertitude se lisait sur ses traits. « Je suis retourné chez moi durant cette brève période de festivités, après la guerre. Ça m’a fait une drôle d’impression.
— Drôle ?
— Vous n’êtes pas retourné à Glenlyon ?
— Non. Vous imaginez sans doute l’effet que ça me ferait. Kosatka m’a amplement suffi. »
Duellos hocha la tête. « Le héros de légende regagnant sa mère patrie. J’avoue qu’en rentrant chez moi je ne m’attendais pas seulement à ce que ma famille se réjouît, mais aussi à l’entendre louer les exploits de la flotte. “Beau boulot, Roberto.” Ce genre de petites phrases. Rien de vraiment exalté. Juste “Beau boulot”. Mais l’humeur générale était très différente, amiral. Très différente.
— Je ne comprends pas.
— C’est fini. » Duellos s’interrompit pour réfléchir. « C’était plutôt l’effet que ça faisait. C’est terminé. Pas “Hourrah ! on a gagné”. Mais la guerre est finie. Il y a à Catalan une grosse base d’entraînement qui peut former jusqu’à vingt mille conscrits à la fois. Au cours du dernier siècle, Fort Cinque a enseigné à d’innombrables recrues, avec un succès variable, à marcher au pas et obéir aux ordres. Je m’y suis rendu, amiral. Elle était fermée.
— On l’a bouclée ? » demanda Geary. Une telle décision était-elle bien sensée ?
« Non. Ils se sont tout bonnement contentés, le lendemain du jour où ils ont appris que la guerre était finie, de remettre à chaque recrue un billet de retour. Ils les ont fichues à la porte le même jour, puis ils ont viré les instructeurs, les gardes, les gens de la maintenance et ainsi de suite. Le commandant de la base est sorti le dernier, au coucher du soleil, et il a verrouillé la porte derrière lui. » Duellos regarda Geary, le visage indéchiffrable. « En l’espace d’un siècle, des dizaines de milliers d’hommes et de femmes étaient passés par ce fort. Il faisait partie de leur vie, partie de l’histoire. Et, le lendemain du jour où l’on a su la guerre finie, on l’a fermé.
— Ils font cela partout ? demanda Geary.
— Et comment ! On ferme les bases, on démantèle les défenses aussi vite que le permet la paperasserie, on résilie les contrats des militaires, on remballe le matériel ou on le met tout simplement au rebut. Il ne s’agit pas d’une démobilisation ni même d’une réduction des efforts de guerre mais d’un démantèlement total. » Duellos eut un sourire empreint d’amertume. « Nous nous sommes rendus à quelques réunions, mon épouse et moi. Et les gens que j’y ai rencontrés ne m’ont pas demandé ce que j’avais fait mais si je vous avais vu. Et, à part cela, ce que je comptais faire à présent. Maintenant que la guerre est finie et qu’on n’a plus besoin des officiers de la flotte. »
Geary se rappela les soldats des forces spéciales qu’il avait rencontrés sur la station d’Ambaru, à Varandal : eux-mêmes se demandaient ce qu’ils allaient devenir maintenant que leurs unités n’avaient plus l’usage d’effectifs aussi nombreux. Sans doute eût-ce été différent si la guerre avait été plus courte, si elle n’avait duré que cinq ans, ou même dix. Pas assez longtemps pour devenir le mode de vie de ceux qui y participaient. Mais, comme l’avait dit Duellos, certaines existences lui avaient été entièrement consacrées. « Qu’aimeriez-vous faire ?
— Je n’en sais rien, répondit Duellos. Je suis un officier de la flotte. J’ai été élevé dans cette perspective. Je n’ai jamais rien fait d’autre. Je m’attendais à trouver la mort près d’une lointaine étoile, en combattant les Syndics, ou peut-être dans un système stellaire frontalier de l’Alliance en repoussant une de leurs offensives. Si par miracle j’avais survécu jusqu’à ma retraite, je serais rentré chez moi pour regarder d’autres hommes et femmes partir en guerre. Un siècle que ça dure ! Je ne m’attendais pas à ce que ça finît un jour. Nous avions tous cessé d’y croire. » Il brandit la main, les doigts repliés comme s’il tenait un verre, et il porta un toast en guise de salut à Geary. « Et maintenant ils ne veulent plus des officiers de la flotte.
— Pas d’autant d’officiers de la flotte, le reprit Geary. Mais le besoin…
— Non, amiral, le coupa Duellos. Ils n’en veulent pas. Ils sont las jusqu’à l’écœurement de la guerre, d’envoyer au front des jeunes gens et des jeunes femmes qui disparaissent dans sa gueule, de voir rentrer au pays des cadavres mutilés et de la voir engloutir toutes les richesses de leurs planètes. » Il haussa encore les épaules. « Comment le leur reprocher ? Et pourtant, aujourd’hui, tant d’entre nous qui avaient la vocation depuis toujours ne l’ont plus. »
Que répondre ? Geary baissa un instant les yeux en s’efforçant de trouver les mots puis reporta le regard sur Duellos. « Qu’en dit votre femme ?
— Elle est contente de me voir rentrer en vie. Et de savoir que nos enfants n’auront plus à trouver la mort dans une guerre interminable. Mais la mélancolie que m’inspire ce monde devenu méconnaissable, et où je suis devenu obsolète en un clin d’œil, la laisse perplexe. » Duellos secoua la tête avec morosité. « Ça me ronge. Le coût de ce conflit a été effroyable. Mais je ne connais rien à la paix. J’ai été coulé dans le moule de la guerre. Je la hais. J’ai horreur de la mort, de savoir que d’autres encore vont périr, de me retrouver loin de ceux que j’aime, mais… c’est la seule existence que je connaisse. Chez moi, tout le monde aimerait reléguer le plus tôt possible tout cela dans le passé, oublier que c’est arrivé… Mais, s’ils parviennent à effacer les horreurs et les atrocités, ils oublient en même temps les sacrifices, les hauts faits de ceux qu’ils ont envoyés au front. Ils ne veulent plus en entendre parler. Et je ne sais tout bonnement pas ce que je suis censé faire maintenant qu’on n’a plus besoin de moi. »
Geary détourna les yeux pour tenter de réfléchir à ce qu’il devait répondre. « Vous m’en voyez navré.
— Vous n’y êtes pour rien, amiral. Vous avez fait votre devoir. Ce que prédisait la légende. » Il s’interrompit pour scruter attentivement Geary. « Mais la légende n’a jamais dit ce que ferait Black Jack quand il aurait sauvé l’Alliance, n’est-ce pas ?
— Je n’en sais rien. J’ai toujours refusé d’y prêter l’oreille.
— Nous en avons parlé, Tanya et moi. Nous ne nous en étions jamais rendu compte, alors même que nous avons grandi dans cette légende. Elle ne s’achève pas sur un “Et il vécut heureux après…”, ni sur rien de tel. Black Jack nous sauvera tous puis…» Il fixa de nouveau l’amiral. « Elle ne dit rien. Fin de l’histoire. Mais, à présent, nous voici face à la réalité. A-t-on encore besoin de Black Jack ? Combien sont-ils à souhaiter encore sa présence ?
— Je ne tiens pas précisément à être Black Jack, rappelez-vous, répondit Geary. Et vous êtes au courant des mouvements populaires qui tiennent à me voir prendre les commandes à mon retour, débarquer le gouvernement et le “rafistoler”, quoi que ça puisse vouloir dire, ou extirper miraculeusement la corruption et les méfaits qui infestent toutes les formes de pouvoir. C’est cela que veulent les gens.
— Le veulent-ils réellement ? Ils le disent, certes, mais que se passerait-il si l’on vous confiait effectivement cette mission ? Au bout de combien de temps le colosse se retrouverait-il avec des pieds d’argile ?
— Le colosse a toujours eu des pieds d’argile, rétorqua Geary. Ce serait pour moi un immense soulagement si les gens cessaient de croire qu’il me suffirait de mettre les pieds dans le plat pour sauver le monde. Et certainement pas un crève-cœur si je devais me résoudre à… à…»
Il s’interrompit pour remettre de l’ordre dans ses pensées. À quoi exactement ?
« Roberto, reprit-il lentement, vous savez qu’assumer le commandement de la flotte quand elle était piégée par les Syndics ne m’a jamais particulièrement exalté. Et que je n’ai jamais non plus apprécié la légende de Black Jack. Pendant quelque temps, je me suis consolé en me persuadant qu’après avoir ramené la flotte chez elle je me retirerais quelque part pour me… cacher. Partir, tout bêtement, là où personne n’aurait jamais entendu parler de Black Jack. Gagner cette guerre ne m’incombait pas uniquement parce que le gouvernement avait inventé à mon propos un mythe stupide qui faisait de moi le dernier des héros.
— Mais vous avez changé d’avis, affirma Duellos en feignant de plonger le regard dans le vin imaginaire du verre tout aussi imaginaire qu’il faisait encore mine de tenir.
— Tanya m’a fait comprendre que ça m’était impossible. » Geary fixa un instant le pont d’un œil lugubre. « J’étais conscient que ça ne pouvait pas se produire. J’avais une mission à remplir. Mais le gouvernement n’a jamais réellement voulu de Black Jack. Vous le savez comme moi. Il espérait seulement que sa légende inspirerait la flotte et le peuple de l’Alliance. Mais il ne voulait pas d’un héros en chair et en os. Depuis qu’on m’a fait entrer dans la légende, ceux-là mêmes qui l’avaient créée cherchent à s’en débarrasser. »
Duellos le fixa un instant puis, avant de se pencher, fit le geste de reposer son verre de vin fictif. « Et voilà où nous sommes à présent, vous, moi et tous ceux-là dont on n’a plus besoin ou dont on ne veut plus. Étrange coïncidence, non ? qu’on nous ait justement envoyés au fin fond d’un territoire inexploré par le genre humain, à l’occasion d’une expédition dont la dangerosité est littéralement incalculable.
— Oui. Quel hasard, n’est-ce pas ? » Geary sentit ses lèvres se crisper pour ne plus dessiner qu’une mince ligne blanche. « J’avais quelque chose à vous dire.
— Tanya m’en avait avisé. À propos du gouvernement, je crois ?
— Entre autres. QG de la flotte. Agendas secrets. Complots. Plans. Chantiers spatiaux secrets où l’on construit de nouveaux vaisseaux. Et bien d’autres choses encore. » Geary exhala longuement en même temps qu’il s’éclaircissait les idées. « Permettez-moi de vous faire part de ce que je sais, qu’il s’agisse de faits avérés ou de simples soupçons.
— Équitable », admit Duellos. D’un coin de sa cabine, il avait sorti et rempli un verre de vin bien réel, qu’il sirotait à présent d’un air appréciateur. « Fait numéro un ?
— Le premier, donc : le gouvernement de l’Alliance et le QG de la flotte ont voulu lancer un peu trop vite cette expédition, avant que nous ne soyons vraiment parés et aussi pleinement approvisionnés que je l’aurais souhaité. Je suis conscient que de telles inepties se produisent sans arrêt. Pressez-vous et attendez. On reste six mois les bras croisés puis on reçoit l’ordre de tout plier en une semaine. C’est normal. Mais, cette fois, ça m’a paru anormal.
— Tout le monde l’a remarqué, fit observer Duellos. On exige brusquement de nous d’entrer précipitamment en action. Nous ne connaissons cela que trop bien. Mais le faire quand les Syndics frappent à la porte est une chose, tandis que se livrer à des préparatifs de crise quand aucune crise n’est en vue en est une autre. Mais vous étiez aux commandes et nous en avons donc conclu qu’il y avait probablement urgence quelque part. » Il but une autre gorgée de vin. « Fait numéro deux ?
— Le deuxième : à la dernière minute, j’exagère à peine, le QG a tenté de nous reprendre la majorité de notre force d’auxiliaires. Titan, Tanuki, Kupua et Domovoï. Où en serions-nous aujourd’hui s’il ne nous était resté que les quatre plus petits ?
— Mal en point, répondit Duellos. Comment diable avons-nous esquivé cette dernière balle ? Vous êtes-vous contenté d’ignorer cet ordre ?
— Non. L’amiral Timbal a fait remarquer qu’il avait été envoyé en contravention des protocoles requis et qu’il exigeait donc une clarification. Il a transmis une requête dans ce sens, tandis que je décollais avec les quatre auxiliaires en question.
— Il est vital de toujours procéder correctement. Fait numéro trois ?
— Le troisième : on nous a dit à tous, et à moi personnellement à plusieurs reprises, qu’on avait cessé de produire des vaisseaux par mesure d’économie. Mais nous avons la preuve tangible que le gouvernement en fait secrètement construire un nombre appréciable. »
Duellos se pétrifia, le regard plongé dans son verre de vin, en même temps qu’il plissait lentement le front. « Jusqu’à quel point cette preuve est-elle solide ?
— Assez pour convaincre ceux qui ont l’expérience de ces questions. » Geary ne tenait pas à entrer dans les détails avec Duellos, quant à la preuve qu’avait déterrée le lieutenant Jamenson parmi des centaines de rapports et de contrats apparemment sans lien entre eux.
« Combien de vaisseaux ? s’enquit Duellos.
— Vingt cuirassés, vingt croiseurs de combat et un nombre approprié d’escorteurs, croiseurs et destroyers. »
Duellos s’accorda cette fois une plus longue pause avant de répondre. « Je peux comprendre pourquoi le gouvernement tient à le cacher à une opinion publique lasse de la guerre, mais pourquoi vous induire en erreur, vous ?
— Bonne question, mais qui doit être liée au fait numéro quatre. Les systèmes de nos vaisseaux souffrent de graves problèmes de vétusté. Aucun n’a été conçu pour plus de trois ans d’activité.
— Ce n’est un secret pour personne depuis Honneur, déclara Duellos. Je savais que des difficultés se préparaient, mais, là, ça a suffi à me dessiller les yeux.
— À nous tous, reconnut Geary. Je connaissais le problème, je savais qu’il s’aggraverait avant qu’il n’y ait une amélioration, mais je n’étais pas préparé aux pannes en cascade qui se sont produites à Honneur. Nous affronterons sans doute un phénomène identique à Midway, mais le capitaine Smyth est convaincu que le stress dont nos systèmes ont souffert à Honneur a mis hors circuit tous les composants sur le point de flancher, de sorte que nous connaîtrons une période de relative accalmie. Néanmoins, en dépit de tout ce dont sont capables nos auxiliaires, nous perdons lentement du terrain en matière de capacités. » Devait-il annoncer la suite à Duellos ?
« Ce n’est pas tout, affirma celui-ci avec une sereine assurance.
— En effet. » Geary eut un sourire désenchanté. « Tout le monde s’accorde à dire que je suis un exécrable menteur.
— C’est vrai. Épouvantable ! C’est même l’une de vos dispositions les plus appréciables.
— Très bien, en ce cas. Les nouveaux vaisseaux que l’on fait construire ? Nous avons de bonnes raisons de croire que leur fabrication obéit à des cahiers des charges beaucoup plus exigeants que les précédents.
— Ce n’est pas invraisemblable, déclara Duellos. En fait, on devrait s’y attendre, dans la mesure où nos vaisseaux ont été conçus pour être sacrifiés en temps de guerre, tandis que ces nouveaux bâtiments, eux, devraient durer plus longtemps puisque appartenant à la flotte en temps de paix. Mais… cela voudrait dire aussi que les autorités étaient conscientes qu’il vous faudrait faire face à de très gros problèmes de fiabilité, sans cesse croissants, durant cette expédition. Y a-t-il un cinquième fait ?
— En effet. » Geary montra l’écran de la main. « On nous a envoyés en mission dans une région inexplorée, contre un ennemi dont la force nous était inconnue, mais en nous ordonnant malgré tout de déterminer l’étendue du territoire qu’il occupait alors qu’il aurait pu se révéler bien plus éloigné qu’il ne l’est en réalité.
— Avec une flotte dont les gens au pouvoir savaient que les systèmes souffriraient de dysfonctionnements de plus en plus nombreux, ajouta Duellos. Et dont le QG avait tenté de reprendre la moitié des auxiliaires. Le tableau n’est guère souriant, en effet.
— Il empire encore. Fait numéro six : on nous détourne de notre mission sur le trajet en nous ordonnant de libérer les prisonniers de guerre de Dunaï. Fait numéro sept : on commande à Rione de rester sur le même vaisseau que Tanya et moi, alors que ceux qui en donnent l’ordre savent pertinemment que cette situation peut devenir explosive.
— Autre diversion.
— Fait numéro huit : les Énigmas auraient aisément pu nous isoler à l’autre bout de l’espace syndic en provoquant l’effondrement de tout l’hypernet syndic. Nous aurions toujours pu rentrer chez nous, mais le trajet aurait duré beaucoup plus longtemps. Nous ne l’avions pas envisagé. Mais certains Syndics y avaient songé, eux. C’est pourquoi j’ai marchandé avec les autorités de Midway pour obtenir le dispositif créé par les Syndics permettant d’interdire cet effondrement par télécommande. »
Duellos plissa les yeux et son visage se durcit. « Quelqu’un de notre bord y avait songé aussi ?
— Fait numéro neuf, reprit Geary. Le QG a également tenté de dévoyer tous les gens de la flotte qui avaient de l’hypernet une connaissance théorique.
— C’est forcément prémédité.
— Difficile de l’expliquer autrement, n’est-ce pas ? Fait numéro dix : Victoria Rione ne se conduisait pas normalement.
— En tout état de cause, j’aurais le plus grand mal à dire quand Rione se conduit “normalement”.
— Tanya vous a aussi parlé d’elle ?
— Elle en parle constamment. Si du moins c’est bien de Rione qu’elle parle quand elle dit “cette femme”.
— Vous a-t-elle appris que Rione avait finalement reconnu qu’elle se pliait à des ordres secrets ? Venant de personnes dont elle refuse de citer les noms.
— Selon Tanya, “cette femme” représente pour la flotte de l’Alliance une menace plus grande que les Énigmas, les Bofs et tout ce qui reste des Mondes syndiqués réunis, résuma Duellos.
Mais j’ai aussi été témoin des services que l’ex-sénatrice, ancienne coprésidente de la République de Callas et actuelle émissaire de l’Alliance Victoria Rione nous a rendus, et je ne sous-estime pas son intelligence. Pourquoi accepterait-elle de tels ordres ?
— Chantage.
— Vous concernant ?
— Non. Ce n’est pas un secret, et la liaison que Rione et moi avons brièvement entretenue quand nous ignorions que son époux était encore vivant ne pouvait porter atteinte qu’à son honneur.
— Concernant l’honneur d’un tiers, alors ? » Duellos hocha la tête. « J’ai certes appris par Tanya quelques menues choses à propos du capitaine Benan. Mais il y a des secrets que même elle refuse de me confier.
— C’est malheureusement vrai. L’essentiel, c’est que quelqu’un cherchait à contraindre Rione à nous accompagner pour entreprendre certaines actions. Je n’en sais rien à proprement parler, mais je tiens pour certain qu’elle a scrupuleusement évité de commettre des actes susceptibles de nuire à la flotte, tout en continuant d’adhérer à la lettre de ces ordres secrets. »
Duellos opina derechef, sans quitter son vin des yeux. « Y a-t-il d’autres faits ?
— Non. Seulement des suppositions.
— Laissez-moi deviner. » Le regard de Duellos se porta sur l’écran des étoiles. « Quelqu’un dont la fidélité au gouvernement est plus que douteuse cherchait à perdre la flotte une seconde fois. En même temps que le héros du passé qui a eu la mauvaise idée de resurgir en vie. Les Mondes syndiqués se démantelant et la paix régnant de nouveau officiellement, l’Alliance n’a plus besoin de l’une ni de l’autre et construit déjà une nouvelle flotte pour se défendre. Elle va armer ces nouveaux vaisseaux d’hommes et de femmes qui n’ont jamais servi sous les ordres de Black Jack et ne lui sont donc pas personnellement dévoués, et confier leur commandement à des officiers dont la loyauté au gouvernement est indubitable.
— Pas tout à fait, rectifia Geary. Rione a lâché quelques indices laissant entendre qu’il ne s’agit pas d’un complot monolithique, mais des manœuvres de factions diverses visant à des fins différentes. Une de ces manœuvres se serait soldée par cette expédition.
— Quelle différence au plan pratique ?
— Certaines de ces factions et des individus qui les composent poursuivent des objectifs où la loyauté qui leur est due personnellement prime sur la fidélité au gouvernement. »
Duellos se figea de nouveau ; son visage ne montrait rien, mais, à voir son regard, il se concentrait manifestement sur un raisonnement. « Vous m’avez dit que, lorsque vous vous étiez présenté devant le Grand Conseil de l’Alliance, certains des sénateurs vous étaient ostensiblement hostiles tandis que d’autres opéraient de manière plus subtile, finit-il par déclarer.
— Et quelques-uns semblaient même intègres et dévoués, renchérit Geary. Navarro, par exemple. Mais, comme l’a dit Victoria Rione, ses responsabilités précédentes de président du Conseil et les attaques répétées de ses ennemis politiques ont usé le sénateur Navarro. Je ne me fie absolument pas à la sénatrice Suva et je suis persuadé qu’elle a joué un rôle dans notre affectation à cette mission. J’ignore encore quelles cartes joue le sénateur Suvaï. Et il ne s’agit là que de trois exemples.
— Des factions ? murmura rêveusement Duellos. Vous savez, ces tentatives pour vous dépouiller des auxiliaires et de tous ceux qui connaissaient peu ou prou le fonctionnement de l’hypernet pourraient bien ne relever que de la stupidité bureaucratique habituelle. Les ordres pourraient provenir de sources différentes, agissant toutes au nom du règlement ou des “besoins de la flotte” vus par le petit bout de la lorgnette. Après tout, nous parlons du QG de la flotte, structure qui n’est guère renommée pour sa grande capacité de coordination, même interne. Ne jamais attribuer à la malfaisance ce qu’on peut expliquer par la bêtise, comme dit la vieille maxime. Je me demande qui a bien pu l’énoncer en premier.
— Ça m’a traversé l’esprit, avoua Geary. En des circonstances normales, on peut aisément se dire que la bureaucratie militaire tire sur vous à boulets rouges, et les circonstances actuelles sont bien pires.
— Précisément. Vous avez suffisamment l’expérience des cerveaux qui occupent les rangs les plus élevés de la hiérarchie du QG. Nombreux sont ceux qui ne sont arrivés à cette position qu’en songeant à leurs seuls carrière et avancement. Ceux qui, comme vous, ne doivent leur promotion qu’à leurs actions représentent une menace pour les individus dont le curriculum vitæ consiste essentiellement en jetons de présence. Ils chercheraient à vous évincer par principe, même en l’absence de toute conspiration. À vous jeter à la rue sans vous laisser le temps de vous préparer… Bon, vous pourriez parfaitement échouer dans la mission qui vous a été assignée. Ne serait-ce pas là un fiasco épouvantable pour ceux qui se regardent comme vos rivaux ? Et, même si vous n’échouiez pas, cela vous compliquerait au moins la vie, ce qui, pour ces esprits étroits et ces ego démesurés, serait déjà une récompense appréciable. »
Duellos réfléchissait toujours. « Ces nouveaux vaisseaux… Là encore, ça fait sens. Les nôtres ont beaucoup et durement servi et, comme vous l’avez dit, n’ont pas été fabriqués pour durer. On peut aisément concevoir pourquoi des bâtiments neufs seraient construits pour fournir à l’Alliance une défense durable. D’ailleurs, on pourrait même se dire que c’est là la politique la plus responsable.
— Certes, admit Geary. Mais pourquoi le cacher ?
— En partant du principe que tout le processus n’a pas de sombres connotations sous-jacentes ? Parce que, comme nous l’avons avancé un peu plus tôt, aux yeux du contribuable moyen de l’Alliance toutes les dépenses militaires sont devenues superfétatoires. Mais la corruption elle-même peut avoir joué son rôle. Contrats de construction attribués à des individus favorisés. Rétrocommissions des fournisseurs aux politiciens, pots-de-vin et le reste à l’avenant. » Duellos se tut, morose.
« Vous croyez que tout cela est impliqué ? insista Geary.
— Au moins en partie. Si nous avons affaire à plusieurs factions différentes, à de nombreux individus différents, alors nous affrontons des mobiles différents. Certains n’ont peut-être approuvé ces contrats et ce secret que parce qu’ils les reconnaissaient comme nécessaires à la défense de l’Alliance et qu’il fallait agir de manière politiquement viable. D’autres n’ont peut-être été poussés que par la cupidité. Et d’autres encore…» Duellos releva les yeux vers Geary. « Qui a obtenu le commandement de ces nouveaux vaisseaux ? Le savoir nous en apprendrait beaucoup. Certains officiers, comme feu le bien peu regretté amiral Bloch, étaient notoirement connus pour leurs ambitions politiques.
— Il comptait déclencher un coup d’État ?
— Oui. » Duellos haussa les épaules. « Nous n’en savons tout bonnement pas assez. Mais, quand on connaîtra les noms des commandants de ces nouveaux vaisseaux, leur identité nous en dira très long, ainsi que leurs justifications…» Il s’interrompit brutalement, les lèvres crispées.
« Quelles justifications ? » demanda Geary.
Duellos le fixa dans le blanc des yeux. « Des raisons pour lesquelles on ne vous en a pas confié le commandement. Vous êtes le meilleur commandant de la flotte dont l’Alliance ait disposé jusque-là. La population vous apprécie et vous place beaucoup plus haut que tout autre officier. Or on ne va pas vous confier ces vaisseaux. Comment le justifiera-t-on ?
— Vous avez l’air d’avoir trouvé la réponse.
— Effectivement : en l’absence de l’amiral Geary, comment pourrait-on lui en confier le commandement ? »
Geary se rejeta en arrière, les poings crispés de colère. « Les raisons possibles ne peuvent guère être très nombreuses.
— Oh que si. Mais, tout en divergeant sur celles qui les poussent à souhaiter l’absence de l’amiral Geary, ces gens-là peuvent au moins tomber d’accord sur cette aspiration commune. » Duellos hocha la tête d’un air satisfait. « C’est du moins ainsi que je vois les choses : non pas un complot colossal visant assidûment le même objectif, mais différents partis et des projets variés, convergeant pour beaucoup vers l’envoi de la flotte en expédition dans les conditions qu’on connaît. Il ne s’agit plus seulement de vous versus le gouvernement.
— Merci. Je voulais moi-même parvenir à cette conclusion, mais je me méfiais précisément de mon raisonnement parce que j’y tenais trop. Et vous êtes arrivé au même résultat. Des gens cherchent là-bas à me créer des difficultés, tandis que certains poursuivent des projets personnels d’enrichissement ou de pouvoir, et que d’autres encore, qui œuvrent pour le bien commun, sont induits en erreur et incités à soutenir des agissements visant d’autres objectifs. Bon, maintenant, comment puis-je vous soulager de vos inquiétudes ?
— Rien ne saurait apaiser mes angoisses, répondit Duellos. Je suis étranger en mon propre pays. Je vais devoir m’y faire.
— Vous serez toujours chez vous dans toute force sous mon commandement, affirma Geary.
— Vous avez mes remerciements. » Duellos se leva et salua avec solennité. « Mais peut-être pas ceux de ma femme. Le devoir m’appelle, amiral. »
Duellos parti, Geary fixa un instant l’écran des étoiles. Pas moi contre le gouvernement. Mais si le gouvernement changeait ? Si certaines de ces personnes contre lesquelles Rione m’a prévenu s’avisaient de vouloir s’emparer des commandes sous un prétexte quelconque ou affirmaient, pour faire taire la population de l’Alliance, qu’elles disposent de mon soutien ?
Mais alors elles ne seraient pas le gouvernement. Pas vraiment. Assurément pas le gouvernement légitime de la population de l’Alliance.
Si cela devait arriver, combien de gens s’en apercevraient-ils et comprendraient-ils mes réactions ?
Geary avait fait quelques lectures supplémentaires sur cette ancienne cité de la vieille Terre qui portait le nom de Rome, et sur ce qu’il était advenu de ceux de ses chefs militaires qui s’étaient autoproclamés ses dirigeants, toujours au motif de l’incompétence, de la corruption ou de la faiblesse du pouvoir précédent. Certains de ces prétextes étaient d’ailleurs fondés. Mais, vrais ou faux, chaque fois que les légions avaient marché sur Rome, son gouvernement avait un peu plus échappé au Sénat et au peuple pour se concentrer entre les mains de ces chefs dont le pouvoir reposait sur le fil de l’épée.
Il ne pouvait permettre qu’un tel sort échût à l’Alliance.