« Ils nous suivent », déclara Desjani. Hors de l’Indomptable, on ne voyait que la grisaille et le néant de l’espace du saut. « Les experts civils avaient raison.
— Ouais. » Geary avait la même impression. Il vit une des mystérieuses lueurs de l’espace du saut s’embraser puis s’éteindre sur un des flancs du vaisseau. « L’étoile que nous gagnons est une naine blanche. Il y a peu de chances qu’on y trouve une planète habitable. À moins que les Vachours n’y disposent d’un avant-poste massivement fortifié, nous serons mieux placés pour les bazarder.
— Nous avons durement touché certains de leurs supercuirassés au passage, fit Desjani. Mais sans leur infliger de gros dégâts. On aura du mal à les détruire. Et avez-vous remarqué ceci ? » Elle afficha un enregistrement sur l’écran de Geary. « Observez la couche supérieure de notre formation au moment où nos vaisseaux passent au plus près de leur forteresse. »
Il étudia l’enregistrement et repéra ce dont elle parlait : lorsque les vaisseaux humains étaient passés sous la forteresse, tout en se maintenant à des milliers de kilomètres de distance, quelque chose les avait repoussés pour les en écarter. « Leur dispositif de défense planétaire. Quel qu’en soit le principe. Au moins ces changements imprévus de trajectoire ont-ils fait cafouiller quelques-uns de leurs tirs sur nos vaisseaux.
— Et rater aussi certains des nôtres, ajouta Desjani. Il me semble que nous disposons là d’une image assez précise de la portée maximale de ce dispositif.
— Bien vu. » Depuis combien de temps était-il sur la passerelle ? Pendant combien d’heures avait-il joué au taureau et au matador avec l’armada vachourse ? « Nous allons passer huit jours dans l’espace du saut. Un très grand bond.
— Allez-vous enfin vous reposer suffisamment ?
— C’est bien mon intention. » Il n’avait nullement besoin d’exhorter Desjani à ordonner à son équipage de dormir le plus possible au cours des deux prochains jours. Il savait qu’elle le ferait. Il arrive parfois aux commandants d’exiger de leurs matelots un effort intensif pendant une longue période. Tous en sont conscients. Mais les bons commandants savent aussi qu’il est nécessaire de compenser le surcroît d’effort quand les circonstances le permettent, et de faire ainsi comprendre à leur équipage qu’ils ne les tiennent pas pour acquis. « Je vais d’abord descendre remercier mes ancêtres. Nous aurons besoin de leur assistance lors de notre prochaine rencontre avec les Vachours. »
Ça n’avait pas été une victoire à proprement parler, mais pas non plus une défaite. La flotte s’était soustraite à Pandora et rentrait désormais chez elle, même si le trajet de retour risquait d’être un tantinet tortueux puisqu’il lui faudrait sauter d’étoile en étoile. Une fois qu’elle aurait atteint l’espace des Mondes syndiqués, elle pourrait sans doute emprunter l’hypernet syndic pour regagner plus vite le territoire de l’Alliance, mais ce moyen lui restait interdit hors de l’espace colonisé par l’homme.
Nul ne pourrait leur reprocher, à lui ni à la flotte en tant que bras armé de l’Alliance, de n’avoir pas exécuté les ordres. Geary avait fait très exactement ce qu’on lui demandait : en apprendre plus long sur la puissance et l’étendue territoriale de l’espèce Énigma. Il était plus que temps de rapporter ces informations.
Les spatiaux qu’il croisait dans les coursives semblaient relativement enjoués, façon « Nous avons survécu à tout ça et nous rentrons maintenant chez nous ».
Il remercia les puissances qui veillaient – du moins l’espérait-il – sur la flotte et lui-même puis regagna sa cabine, s’affala sur sa couchette et finit par se détendre et sombrer dans un bienheureux sommeil.
« Je vais devoir m’appuyer cette conversation avec le capitaine Benan », déclara Geary. Au bout de trois jours dans l’espace du saut, il avait enfin rattrapé son retard de sommeil et n’était pas encore affecté par cette étrange impression de malaise qui y gagnait les hommes et croissait à mesure qu’ils s’y attardaient.
Desjani releva des yeux implorants. Bizarre à quel point les hommes continuent instinctivement à chercher dans le ciel les dieux auxquels ils croient, songea Geary. Bien qu’ils se soient profondément enfoncés dans l’espace intersidéral, ils gardent l’impression que quelque chose de plus grand qu’eux réside « là-haut ».
« Et je vous répète que c’est une idée atroce, amiral.
— Compris. C’est aussi mon avis. » Il chercha les mots justes. « Mais mes tripes me soufflent que je dois le faire. »
Elle le fixa. « Vos tripes ?
— Oui. Quelque chose me dit qu’un tête-à-tête avec Benan produirait ses fruits. » Il écarta les mains comme pour tenter d’agripper un objet intangible. « Je lui suis redevable. Personnellement, à cause de ce qui s’est passé entre son épouse et moi. En tant que représentant de l’Alliance, pour ce qu’il est advenu de lui durant son service. Mon cerveau m’affirme sans doute que je ne peux guère faire mieux, que je me suis déjà acquitté de tout ce qu’exige mon devoir, mais, quelque part, j’ai l’impression que l’honneur en exige davantage. De tenter autre chose, même si je ne dois pas m’attendre à ce que ça marche. Parce que ne pas tenter ce qui risquerait de marcher serait sans doute plus prudent mais immoral. »
Desjani soupira. « Vous vous laissez guider par les remords ?
— Non, je ne crois pas que ce soient les remords. Je n’ai rien fait qui ait été sciemment dirigé contre lui et je ne suis pas responsable de ce que lui ont infligé les Syndics durant sa captivité. » Geary s’interrompit pour réfléchir. « Mais il fait partie des miens. C’est un officier sous mes ordres, qui souffre d’une profonde blessure. Rien de ce que nous avons essayé jusque-là n’a vraiment opéré. Mais lui et moi ne nous sommes jamais entretenus en privé. Il faut que je le fasse. »
Desjani opina. Un coin de sa bouche se retroussa en un sourire cynique. « Le devoir peut être une maîtresse exigeante. Très bien. Je pourrais parfaitement ressentir la même obligation. Et, si quelque chose vous dit que vous devez tenter le coup… Nos ancêtres nous parlent souvent d’une voix indistincte. L’un des vôtres s’efforce peut-être de vous souffler cette idée. Mais… (son demi-sourire s’effaça) vous ne comptez pas embarquer cette femme dans votre conversation, au moins ?
— Non. La présence de Victoria ne ferait que mettre en exergue un des motifs de notre mésentente.
— Elle pourrait aussi contribuer à l’apaiser s’il perdait les pédales. Amiral, vous savez aussi bien que moi que, si Benan vous disait quelque chose de contraire au règlement, vous seriez contraint de prendre des mesures, même si nul n’en savait rien.
— J’en suis conscient. »
Desjani secoua la tête. « Parfait. Comptez-vous avoir ce petit entretien dans votre cabine ?
— C’est un terrain privé et…
— C’est aussi là que vous avez passé beaucoup de temps avec cette femme, ne l’oubliez pas. » La voix de Desjani se fit plus acerbe, mais elle réussit à ne pas paraître trop furieuse à cette évocation. « Benan le saura, ne croyez-vous pas ? »
Geary fit la grimace. « Nous nous servirons d’une salle de conférence privée. Hermétique et sécurisée.
— Et je me tiendrai derrière l’écoutille. Avec cette femme. Si jamais vous pressez sur le bouton de l’alarme, j’ouvrirai le sas et je la précipiterai entre vous deux avant que vous n’ayez compté jusqu’à trois.
— Très bien, commandant. »
Rione ne s’était guère montrée plus enthousiaste que Desjani à cet égard, mais Geary n’avait pas cédé. « Votre instinct vous a souvent servi efficacement au combat, avait-elle fini par admettre. Et le mien m’a trompée presque aussi souvent. Peut-être avez-vous encore raison. »
Geary conduisit donc Benan dans la salle de conférence, conscient que Rione et Desjani se tenaient derrière l’angle de la coursive et qu’elles y resteraient une fois l’écoutille refermée.
Le capitaine Benan était au garde-à-vous, raide comme un piquet et les yeux écarquillés comme un animal pris au piège, près de la table occupant le centre du compartiment. « Asseyez-vous », lui intima Geary. Au moment même où ces mots lui sortaient de la bouche, il se rendit compte qu’il leur avait imprimé le ton d’un ordre.
Benan hésita une seconde, les yeux braqués sur la paroi opposée, puis s’installa avec raideur sur le siège le plus proche.
Geary prit place en face de lui en s’efforçant de se tenir bien droit, les mains posées à plat sur la table. Cette rencontre n’avait rien de mondain. Elle était purement professionnelle. « Capitaine, vous êtes sous traitement depuis votre libération. »
Benan acquiesça d’une saccade de la tête mais garda le silence.
« Les services médicaux s’inquiètent de l’absence de tout progrès. »
Nouveau hochement de tête silencieux.
« Y a-t-il quelque chose que je devrais savoir et qui affecte votre bien-être personnel, capitaine ? Dont l’équipe médicale ne serait pas informée ? »
Les yeux de Benan se portèrent sur Geary et soutinrent son regard. Une lueur étrange y brillait. « Je n’ai rien à dire. » D’une voix ânonnante.
« Rien à dire ? » répéta Geary. La moutarde lui monta au nez. Je m’efforce de l’aider. Pourquoi m’en empêche-t-il ? « Quoi que vous puissiez penser, il ne s’agit pas d’une affaire personnelle mais professionnelle. Vous êtes un officier qui relève de mon autorité et je suis responsable de votre santé et de votre bien-être.
— Je n’ai rien à dire, répéta mécaniquement Benan.
— Je suis le commandant en chef de cette flotte, insista Geary. Et, à ce titre et par l’autorité qu’il me confère, je vous ordonne instamment de me dire si quelque chose exerce une influence pernicieuse sur votre traitement médical et votre rétablissement d’ex-prisonnier de guerre. »
L’espace d’une seconde, Benan parut s’arrêter de respirer, puis ses lèvres s’activèrent à plusieurs reprises avant que le premier mot ne lui sortît de la bouche. « Commandant en chef. Vous m’ordonnez de parler en tant que commandant en chef de la flotte ? Pourriez-vous répéter, je vous prie ?
— Je vous ordonne de parler en tant que commandant en chef de la flotte », s’exécuta Geary en se demandant ce qui se passait.
Benan regarda autour de lui puis déglutit. « Nous sommes seuls. Il n’y a pas d’enregistreurs branchés ici.
— C’est exact.
— Bon sang ! » Benan déglutit à nouveau, spasmodiquement cette fois, puis bondit sur ses pieds. « Je peux parler ! Je peux parler ! » Il chancelait.
« Asseyez-vous, capitaine », ordonna Geary.
Benan se laissa retomber sur son siège. Son visage se convulsait. Les émotions se succédaient si vite sur ses traits qu’on ne pouvait les appréhender. « Oui, quelque chose inhibe bel et bien mon traitement. J’ignore comment, mais ce doit en être en partie responsable. Vous savez ce que j’ai fait, amiral ? Avant d’être capturé par les Syndics ?
— Vous étiez un officier de la flotte, répondit Geary. Vos états de services sont bons. Fiable, courageux et intelligent.
— C’est effectivement ce que j’étais. Mais peut-être pas intelligent. Un homme intelligent n’aurait pas trempé là-dedans.
— Dans quoi, capitaine ? Dans la guerre ?
— Nous devions tous être impliqués dans la guerre. » Benan fixait un angle du compartiment. « Sauf Vie. Elle n’aurait pas dû. Ça l’a changée, elle aussi. Vie n’aurait jamais…» Sa voix s’enroua. Il rougit, tremblant, mais ne moufta pas. Il évitait de regarder Geary.
Ne trouvant rien de bien utile à ajouter, Geary patienta. Je regrette d’avoir couché avec votre femme. Nous vous croyions mort tous les deux. Certes, cela ne vous réconfortera pas. Mais vous savez déjà que votre épouse a vécu un enfer quand elle a appris que vous étiez peut-être encore de ce monde.
Benan reprit la parole au terme d’un long silence. « Je peux vous le dire, à vous. Car, si le commandant d’une flotte m’ordonne de parler, je dois obéir. Pourvu que nous soyons seuls. Sans témoin.
— Voulez-vous dire qu’un autre ordre vous l’interdisait avant ?
— Ce n’était pas un ordre, amiral, cracha Benan. Vous a-t-on parlé du Prince Cuivre ? A-t-on informé Black Jack du Prince Cuivre ?
— Le Prince Cuivre ? » Geary parcourut mentalement la liste des nombreux titres de projets et plans classifiés qu’il avait eus sous les yeux depuis qu’il s’était réveillé de son sommeil de survie. « Je ne me rappelle pas en avoir entendu parler.
— Vous vous en souviendriez. » Benan chuchotait à présent. « Un projet très secret entrepris par le gouvernement de l’Alliance. Saviez-vous sur quoi nous travaillions, amiral ? Sur la guerre biologique, précisa-t-il d’une voix désormais à peine audible. Une guerre biologique stratégique. Peut-être vous étiez-vous imaginé qu’au moins l’Alliance et les Syndics n’avaient pas enfreint cette règle pendant le conflit. Mais l’Alliance a mené des recherches.
— Une guerre biologique stratégique ? répéta Geary, qui n’en croyait pas ses oreilles.
— Oui. Des virus capables d’éliminer la population de toute une planète. Qui peuvent rester assoupis dans l’organisme humain le temps qu’on les transporte vers d’autres systèmes stellaires, avant de redevenir virulents et d’exterminer une population si vite qu’aucune contre-mesure n’est efficace. » Benan sucrait les fraises. « Pour des motifs purement défensifs, bien entendu. C’était ce que tout le monde disait. Si nous en avions eu la capacité, les Syndics n’auraient pas osé utiliser une arme identique de peur des représailles. C’était ce que nous nous disions. Peut-être était-ce vrai. »
Geary se rendit compte qu’il s’était arrêté de respirer et, avant de répondre, il inspira profondément. « La règle Europa est-elle encore effective ?
— Bien sûr. Mais on nous a dit que la situation avait changé. Que nous devions tenir compte des nouvelles réalités. Les Syndics étaient capables de n’importe quoi. La guerre biologique stratégique ne semblait pas leur répugner.
— Mais… la règle Europa, répéta Geary, sidéré. De mon temps, on passait des vidéos au lycée. Pour s’assurer que tout le monde sache ce qui s’était passé. La colonie lunaire du système solaire n’a pas été rendue à jamais inhabitable par une attaque. L’agent pathogène a été libéré accidentellement par un soi-disant institut de recherches d’Europa. S’il n’avait pas été si virulent, au point de provoquer si vite la mort, il aurait pu contaminer la Terre elle-même avant que nos ancêtres ne comprennent ce qui se passait.
— Je sais tout cela ! Nous le savions tous ! » Le capitaine Benan fixa le pont d’un œil furieux puis reprit la parole sur un ton plus tempéré. « On montre toujours ces vidéos à l’école. Les images sont toujours aussi bonnes que le jour où elles ont été prises par des caméras de surveillance dont les opérateurs étaient déjà décédés ou par des drones qui avaient aluni. Les cadavres des colons d’Europa jonchant le sol partout dans les habitats. Parfois paisiblement, parfois trahissant la panique et la souffrance des derniers instants. Si vous les aviez vus, vous vous en rappelleriez aussi distinctement que moi.
— Je vois mal comment on pourrait les oublier. Et les images postérieures ? s’enquit Geary.
— Oui. Des siècles plus tard, les couloirs et les salles entièrement déserts, hormis les restes en lente décomposition de ceux qui avaient vécu là. » Benan secoua la tête. « On nous a dit que nous travaillions à la prévention d’une telle catastrophe dans la mesure où nous étions capables de la provoquer. Bizarre à quel point ce dont les hommes parviennent à se persuader paraît parfois logique, non, amiral ?
— Vous étiez partie prenante ? » Geary se demanda si la répulsion qu’il éprouvait perçait dans sa voix.
Benan dévoila ses dents dans un rictus. « Pendant quelque temps. Mais un de mes ancêtres se trouvait à bord d’un des vaisseaux qui imposait la quarantaine à Europa. Le sien a intercepté et détruit un bâtiment marchand bourré de réfugiés.
— Un souvenir lourd à porter, admit Geary.
— Plus que vous ne le croyez, amiral. Mon aïeul savait que la famille de sa sœur était à bord de ce bâtiment. Peut-être l’épidémie les avait-elle déjà tous décimés, mais il l’ignorait. Et moi… je travaillais à présent sur un projet infernal de la même espèce. » Benan abattit le poing sur la table. « Mais j’ai recouvré mes sens. Je leur ai dit que je refusais d’y travailler davantage. Que c’était un projet criminel et insensé, et qu’il fallait y mettre un terme.
— Ils l’ont fait ?
— Je n’en sais rien. J’ai été transféré dans la flotte, affecté à une autre mission. » Benan grimaça derechef. « Dans l’espoir, sans doute, que j’allais mourir bravement en combattant et emporter mes secrets dans la tombe. On nous avait déjà fait jurer de garder le silence, mais, quand on m’a transféré, on m’a aussi programmé mentalement dans ce sens. Non pas par un ordre mais par un blocage. Cela existait-il de votre temps ?
— Les blocages ? » Quel rapport avec la configuration personnelle des communications ? « De quels blocages voulez-vous parler ?
— De blocages mentaux. D’inhibitions implantées dans le cerveau. »
Un souvenir refit enfin surface. « Un blocage mental ? Mais… Ils sont… Ils vous ont imposé un blocage mental ? » Geary était conscient d’avoir à nouveau l’air révulsé.
« Oui. Je ne pouvais littéralement rien dire à ce sujet. Je savais que ça me travaillait, que ça me rongeait l’esprit, mais je ne pouvais pas en parler ! » Il avait glapi ces derniers mots puis repris contenance.
Geary se frotta la bouche de la main en cherchant ses mots. « Mais il vous permettait de parler si on vous l’ordonnait, non ?
— Seulement sur l’ordre d’un commandant en chef de la flotte. Parce que le règlement l’exigeait. Et si personne d’autre n’était présent. Le risque était faible. Quelles étaient les chances pour qu’un commandant en chef s’adressât à moi personnellement et m’ordonnât de parler d’un projet dont il ignorerait tout au moment précis où nous serions en tête à tête ? » Benan fixa Geary. « Vous étiez au courant ?
— Non. J’ai seulement eu le pressentiment que je devais vous parler sans témoin. Quelque chose m’a soufflé de le faire. »
Benan hocha la tête. Le plus clair de sa tension s’était dissipé, remplacé par une sorte de prostration, fruit de son épuisement mental et émotionnel. « Bien sûr. Black Jack, envoyé par les vivantes étoiles. Autant je vous déteste pour ce que vous avez fait, autant elles semblent bien vous inspirer.
— Je n’ai jamais rien prétendu de tel. » Geary songea à ce qu’avait dit Desjani à propos des tortures auxquels les Syndics avaient sûrement soumis Benan. « Les Syndics ont-ils découvert quelque chose à cet égard quand vous étiez leur prisonnier ?
— Non. » Benan eut un rire amer. « Le blocage. Je vous ai dit que tout était verrouillé. Je ne pouvais rien dire. Pas le premier mot. Quoi qu’il arrive. Quoi qu’ils… me fassent. » De nouveau dans un filet de voix. « Je ne me rappelle rien de ce qu’ils m’ont fait. »
Geary hocha la tête pour dissimuler derechef son incapacité à trouver les mots justes. « Comment pouvons-nous vous aider à présent ? Que pouvons-nous faire ?
— Je n’en ai aucune idée. » Benan haussa les épaules. « Mon propre sort est sans importance. Je dois cesser de m’en soucier. Victoria. C’est tout ce qui me reste. » Le regard qu’il portait sur Geary se durcit puis il détourna de nouveau les yeux. « Quelque chose la mène par le bout du nez. Dont elle refuse qu’il la contrôle. Pas vous. Je l’ai soupçonné. Mais ce n’est pas vous.
— Elle a fini par m’avouer récemment que quelqu’un dont elle ne pouvait ou ne voulait pas citer le nom lui avait donné des instructions avant qu’elle ne se joigne à nous pour cette expédition.
— Elle s’est montrée moins prolixe avec moi, grommela Benan avant d’éclater de rire. On pourrait sans doute dire qu’à ses yeux je n’étais pas assez stable pour qu’elle se fie à moi. De quel levier pourrait-on bien se servir pour contraindre Victoria Rione à obéir ? Elle ne cède pas facilement. Comment acheter sa soumission et son silence ? »
Une affreuse certitude s’empara de Geary. « Elle m’a affirmé, et je veux bien la croire, que l’Alliance et vous étiez tout pour elle. J’ai tenté moi aussi de comprendre quel serait ce levier. Il pourrait s’agir de vous. Une personne informée de votre implication dans le projet Prince Cuivre l’a peut-être menacée de le divulguer si elle ne se pliait pas à ses desiderata.
— Oui ! C’est certainement ça ! J’aurais été diabolisé ! On m’aurait accusé d’avoir fomenté ce projet, de l’avoir conçu et soutenu jusqu’à son arrêt définitif ! Elle me croyait mort, incapable de me défendre ! » Benan tremblait de nouveau d’une fureur quasiment irrépressible, mais Geary se rendit compte avec surprise que sa colère, cette fois, était dirigée contre lui-même. « Victoria s’est compromise, on l’a fait chanter en la menaçant de salir ma mémoire, l’honneur de l’homme qui avait été le capitaine Paol Benan. Et regardez-moi, amiral ! Regardez ce que je suis devenu ! C’est pour cette ruine, cette épave, que s’est compromise la femme qui compte le plus au monde pour moi ! »
Cela commençait à faire sens. Les pièces se mettaient place. Il n’en avait pas la preuve, rien que la certitude croissante que cette explication rendait compte d’un certain nombre de choses jusque-là inexplicables. « Vous êtes son talon d’Achille, le seul moyen pour eux de l’obliger à leur obéir. Mais, étant donné ce qu’elle est, elle a sans doute exécuté leurs ordres d’une manière qui ne correspondait pas à leurs véritables objectifs. Croyez-vous qu’elle connaisse leur identité ? »
Benan fixa le pont en secouant la tête. « Si elle l’avait su, elle les aurait sûrement traqués. » Il s’interrompit. « Mais peut-être pas. Je commence doucement à comprendre que mon épouse est parfaitement capable d’une vision à long terme.
— La première fois qu’elle vous a aperçu, à votre libération, il me semble avoir vu son visage afficher brièvement une expression horrifiée, déclara Geary. Je comprends maintenant pourquoi. Vous vivant, si cette information filtrait, votre réputation serait non seulement détruite, mais vous seriez aussi accusé de crimes de guerre.
— Oui. Accusation que je n’aurais pu ni démentir ni réfuter puisque j’aurais été incapable d’en parler. » Benan se leva, au garde-à-vous, raide comme un piquet. « Il y a peut-être une solution. Vous pourriez délivrer mon épouse, amiral, et moi en même temps. Vous disposez déjà de tous les éléments vous permettant de m’envoyer devant un peloton d’exécution. Faites-le. Moi déclaré traître à la patrie et disparu, on ne pourra plus rien retenir contre Victoria. »
Geary se leva à son tour et regarda Benan dans le blanc des yeux. « Je m’y refuse. Vous méritez mieux tous les deux.
— Vous n’avez donc rien compris ?
— Je comprends surtout que leur accorder la victoire ne servirait de rien. Vous mort, on pourra toujours souiller votre mémoire, et vous ne pourrez même plus témoigner en votre faveur si l’on parvient à lever cette inhibition.
— Mais…
— Bon sang, capitaine ! Réfléchissez ! Vous tenez vraiment à ce que je vous fasse exécuter pour trahison ? Ou mutinerie ? Un traître mort ? Alors que votre épouse a déjà tout risqué pour protéger votre nom et votre honneur ? Cela seul suffirait à l’anéantir. Et, si ces accusations étaient publiquement divulguées, combien de gens, selon vous, accorderaient-ils automatiquement foi aux rumeurs courant sur la culpabilité d’un homme condamné pour trahison ? Combien l’accuseraient-ils, elle, d’avoir été complice de son crime et de l’avoir encouragé ? »
Benan se rassit brusquement telle une baudruche humaine subitement dégonflée. « C’est sans issue.
— Il y a toujours une issue. Il nous faut seulement la trouver. » Geary s’en chargerait. Il le devait bien à cet homme.
Peut-être Benan comprit-il car son regard s’aiguisa, braqué sur l’amiral. « Vous songez à faire contrepoids ?
— Non. Ça m’est interdit. Mais, même si je n’avais jamais rencontré Victoria Rione, je ne permettrais pas qu’on fasse subir un pareil sort à un bon officier. Et, si ce projet Prince Cuivre est encore en cours, je dois faire ce qu’il faut pour l’arrêter. J’ai besoin de vous pour cela. »
Benan secoua la tête. « Vous ne pouvez pas vous fier à moi. Je ne suis plus l’homme que j’étais. Je me vois agir sans pouvoir me contrôler. Comme de l’extérieur.
— Peut-être réussirons-nous à y remédier maintenant que nous connaissons le problème, répondit Geary. Je vais m’y atteler. En ce qui vous concerne, capitaine, mes ordres sont de faire tout ce qui est en votre pouvoir pour rester stable. Dites-moi ce dont vous avez besoin et, si cela signifie que je dois vous placer en isolement dans une cellule de confinement, faites-m’en part également.
— Amiral, je ne peux même pas intervenir par ce biais ! Je ne peux rien suggérer qui ait trait à ce blocage. Croyez-moi, j’ai essayé.
— Je ne suis pas soumis à un blocage, moi, déclara Geary en se levant. Dans la mesure où nous sommes tous les deux convaincus que votre épouse est informée de cette accusation de chantage qui pourrait être utilisée contre vous, voyez-vous une objection à ce que je lui dise l’entière vérité ?
— Elle n’est pas habilitée à connaître cette information, se récria Benan.
— Elle l’apprendra de ma bouche. »
Benan se leva de nouveau et, les bras raides, s’appuya à la table. « Je continuerai de vous détester, amiral.
— Je peux le comprendre.
— Pourquoi ne l’avez-vous pas gardée ? Vous pourriez avoir toutes les femmes que vous voulez.
— Elle ne m’aimait pas. Ne m’a jamais aimé. Victoria Rione n’aime qu’un seul homme, celui pour qui elle sacrifierait tout, et c’est vous. »
Le capitaine Benan ne répondit pas. Il baissait la tête et ses larmes éclaboussaient la surface rugueuse de la table.
Geary ouvrit l’écoutille et trouva Rione et Desjani debout derrière. « J’ai obtenu quelques réponses. » Il se pencha vers Rione, colla ses lèvres à son oreille et murmura d’une voix presque inaudible : « Émissaire Rione, on a implanté un blocage dans le cerveau de votre mari. » Rione blêmit puis rougit de fureur. « Vous savez certainement que c’était justifié. Sinon je vous l’expliquerai en privé. »
Il recula d’un pas et se tourna vers Desjani. Celle-ci fixait l’écoutille d’un œil noir. « Est-il étanche, maintenant ?
— Non. Mais nous avons peut-être trouvé la clef qui permettra de l’aider. »
Rione s’arrêta à mi-chemin dans le compartiment et se retourna vers Geary. « L’aider se révélera malgré tout extrêmement malaisé. Merci, amiral. »
Elle ferma l’écoutille, laissant Geary et Desjani en tête à tête.
« A-t-il… commença cette dernière sur un ton officiel.
— Non. Il n’a pas. » Geary secoua la tête. « Je dois m’entretenir avec le personnel médical de votre vaisseau, mais j’ai le mauvais pressentiment qu’ils ne sauront pas quoi faire. Une fois hors de l’espace du saut, je pourrai parler au médecin en chef de la flotte. Si quelqu’un connaît le traitement approprié ou est capable de s’en informer, c’est bien lui. D’ici là, tenez le capitaine Benan à l’œil. De son propre aveu, il est mentalement et émotionnellement instable.
— Foutus Syndics, marmotta Desjani.
— Ils n’y sont pour rien, Tanya. L’Alliance en est responsable. »
Elle ne répondit qu’au terme d’un long délai : « Parce que c’était nécessaire ?
— Oui. Encore un autre truc “nécessaire” pour l’emporter, mais qui, malgré tout, ne menait pas à la victoire. »
Quelques jours plus tard, Geary s’asseyait de nouveau dans son fauteuil de commandement sur la passerelle de l’Indomptable et guettait le moment où la flotte émergerait du point de saut de la naine blanche. S’il s’agissait d’une autre étoile colonisée par les Vachours, il lui faudrait de nouveau s’appuyer un rude combat, car le point d’émergence serait certainement gardé par une forteresse. Si, en revanche, le système était contrôlé par les Énigmas, la flotte devrait alors affronter les forces rassemblées par cette espèce pour la pourchasser le long de son territoire. Et, par-dessus le marché, l’armada vachourse dont elle avait déjoué les manœuvres à Pandora ne tarderait pas à rappliquer. « Peut-être n’y a-t-il d’ailleurs personne, lâcha-t-il à voix haute.
— Ce serait éminemment préférable, en effet », convint Desjani.
Au fond de la passerelle, Rione et Charban attendaient eux aussi. Les officiers de quart se tenaient à leur poste tout autour, prêts à réagir. Sur l’écran de Geary, qui, dans l’espace du saut, ne pouvait guère afficher que le seul statut de l’Indomptable, l’icône du croiseur de combat apparaissait en surbrillance, prêt à combattre, ses boucliers poussés au maximum de leur puissance et ses armes parées à tirer.
« Dix secondes avant émergence, annonça le lieutenant Castries. Cinq… quatre… trois… deux… un…»
L’univers bascula et Geary éprouva la sensation de désorientation qui accompagne toujours l’émergence. Il se força à reprendre le dessus et se concentra sur l’écran, où la noirceur piquetée d’étoiles de l’espace conventionnel avait remplacé le néant grisâtre de l’espace du saut.
Les alarmes des systèmes de combat hurlèrent, tous les vaisseaux de la flotte procédant automatiquement à la manœuvre d’évitement dont Geary avait ordonné la programmation avant le saut. La structure de l’Impitoyable protesta lorsqu’il freina des quatre fers pour se déporter sur tribord et vers le bas afin de se soustraire aux éventuels systèmes de défense du point de saut, et cela avant même que les hommes à son bord n’eussent eu le temps de reprendre leurs esprits.
Desjani récupéra avant Geary, et il perçut ses premières paroles alors même que ses yeux accommodaient enfin sur son écran : « Oh, flûte ! »
Geary fixa l’écran en clignant des paupières. Son cerveau fit simultanément deux constatations.
Les Énigmas ne les attendaient pas au point de saut. Ni les Vachours.
Mais quelqu’un d’autre.
« Qui ça peut-il bien être ? s’enquit Charban d’une voix sourde.
— Ce qu’ils sont se trouve encore bien trop loin pour que nous n’ayons pas à nous inquiéter d’un combat imminent », répliqua Desjani. Elle s’interrompit en voyant les senseurs de la flotte apporter de nouvelles données à l’analyse qu’ils avaient entreprise dès l’émergence de la flotte dans le système. « À une heure-lumière de distance environ. Ce ne sont pas des Énigmas.
— Non, commandant, confirma le lieutenant Yuon. Les systèmes de combat les évaluent comme “inconnus”. Leurs spécifications ne correspondent pas à celles des vaisseaux Énigmas que nous connaissons. Ni aux vaisseaux humains, pas plus qu’à ce que nous avons rencontré à Pandora.
— Une autre espèce extraterrestre, lâcha Geary, que rien ne surprenait plus.
— Encore une autre ? » lui fit écho Desjani avant de lui jeter un regard accusateur.
Il ne répondit pas. Il fixait la représentation de la nouvelle force qui les attendait. À peu près à une heure-lumière du point de saut, une pléiade de vaisseaux disposés en une formation complexe évoquant de multiples sous-formations entrelacées et dessinant un seul grand motif qui ressemblait davantage à une œuvre d’art qu’à une formation militaire étaient suspendus dans le vide. « Mince, éructa le lieutenant Castries, admiratif.
— C’est beau, admit Desjani. À présent, pourrait-on me dire quel genre de vaisseaux a bien pu composer ce joli bouquet ? »
Geary attendit que les senseurs eussent étudié les lointains appareils en combinant les relevés de tous les bâtiments de la flotte pour générer des images composites, qui finirent par s’afficher sur son écran. « Quoi ? » Si la présence de ces extraterrestres n’avait pas réussi à le choquer, la forme de leurs vaisseaux s’en chargeait.
Desjani semblait éberluée. « Exactement ce que je me disais. Que diable… ? »
La taille de ces bâtiments allait de la moitié de la masse d’un destroyer de l’Alliance à celle, bien supérieure, de ses derniers cuirassés de reconnaissance, expérience aussi regrettable qu’infructueuse. Mais c’était leur seul aspect un peu familier.
« Des ovoïdes parfaitement lisses, confirma le lieutenant Yuon. Rien ne dépasse, senseurs, armes, rampes de lancement, générateurs de champs ni propulseurs… Strictement rien. Juste des coquilles lisses.
— Et la propulsion ? s’enquit Desjani. Ils doivent bien avoir un système de propulsion apparent.
— Rien qu’on puisse distinguer sous cet angle, commandant. Si ces vaisseaux pointent tous leur proue vers le point de saut, leurs principaux systèmes de propulsion doivent nous tourner le dos. »
Desjani écarta les mains, mystifiée. « À quoi bon un vaisseau qui ne sert à rien ?
— Ils doivent bien disposer d’un équipement que nous n’avons pas encore repéré », répondit Geary, soulagé de savoir ces appareils à une heure-lumière de là. Ils ne recevraient que dans une heure l’image de l’irruption de la flotte et mettraient encore plus de temps à y réagir. Ce qui lui laissait un délai crucial pour tenter d’en apprendre davantage sur leurs occupants. « Quelle espèce a bien pu concevoir d’aussi beaux bâtiments ? »
Desjani secoua la tête. « Pas les Vachours, à coup sûr, amiral. Voudriez-vous bien cesser de découvrir de nouvelles espèces extraterrestres intelligentes ?
— Je ne m’y efforce nullement, capitaine Desjani. »
L’arrivée d’un message interdit à Tanya de répondre. L’image du capitaine Smyth rayonnait de béatitude. « Par mes ancêtres, amiral ! Ces gens sont vraiment des ingénieurs !
— Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?
— Regardez un peu ce qu’ils ont construit ! Avez-vous repéré la présence d’équipements sur leur coque ? »
Pendant que Smyth s’enthousiasmait, les systèmes de combat de la flotte entreprenaient de mettre à jour les images d’un appareil extraterrestre, en soulignant en surbrillance certaines caractéristiques subtiles qu’ils s’efforçaient d’identifier, telles que senseurs, armes, boucliers, générateurs et propulseurs, jusque-là passées inaperçues. « Regardez-moi ça ! s’exclama encore Smyth. Ils ont tout encastré dans le fuselage. Rien ne dépasse, rien ne brise les lignes. Il faut de fabuleux ingénieurs pour parvenir à ce résultat et conserver leur fonctionnalité à ces systèmes, amiral. »
Geary s’efforça d’adopter le point de vue de Smyth. « Vous pensez donc que ces êtres sont de grands ingénieurs ?
— Excellents et sans doute intuitifs. L’ouvrage, la conception, la finition… c’est l’élégance incarnée. Il n’y a pas d’autre mot. »
Geary se tourna vers Desjani. « Le capitaine Smyth affirme que ces êtres sont des ingénieurs nés.
— Oh, super ! lâcha Desjani. On avait bien besoin de ça. D’une autre espèce sans compétences sociales.
— Que pensez-vous de leur formation ? »
Desjani ouvrit les mains. « Sublime. Tant les sous-formations que les motifs imbriqués de la formation principale. Mais sur le plan opérationnel ? Si leurs armes sont peu ou prou équivalentes aux nôtres, elle pourrait sans doute fonctionner. Est-elle plus efficace que nos dispositions plus grossières ? Je n’en jurerais pas. Nous réussissons à entrecroiser zones de tir et concentration de feu sans recourir à cette…
—… élégance ?
— Ouais. C’est le mot. » Desjani étudia encore un moment les images puis secoua la tête. « Je serais volontiers prête à parier que cette magnifique disposition de leurs appareils complique les manœuvres au point de leur créer des difficultés appréciables. Nous en serions capables. Nous pourrions ordonner aux systèmes de manœuvre de générer des formations basées sur des fractales comme celles de Mandelbrot, ou encore de reproduire la série de Fourier et ainsi de suite, mais cela se traduirait au moment des manœuvres par un gros surcroît de travail. Je ne vois aucun profit à tirer de cette complexité. Rien que des complications.
— Si bien qu’ils ne le font que parce qu’ils en ont envie, non parce que ça leur confère une supériorité absolue ni ne leur procure un quelconque avantage matériel.
— C’est mon opinion, convint Desjani.
— Du point de vue de l’ingénieur, capitaine Smyth… est-ce que le dessin de ces vaisseaux donne de meilleurs résultats ? »
Smyth inclina légèrement la tête pour réfléchir. « Qu’entendez-vous par de “meilleurs résultats” ? En termes de pure fonctionnalité, leurs performances risquent d’être inférieures. C’est même probable. Bon, manifestement, une coque aussi lisse que possible ne présente aucun angle ni point faible sur les lesquels une force adverse pourrait concentrer ses tirs. Tout objet ou champ de force frappant le vaisseau serait vraisemblablement dévié. Mais nos propres fuselages sont en majeure partie incurvés de manière à obtenir le même résultat. En matière d’efficacité, en revanche, disposer tous les systèmes à fleur de coque pourrait bien créer de grosses difficultés. Je serais d’avis, en me fondant uniquement sur mon expérience d’ingénieur et sans tenir compte des compétences des êtres qui ont construit ces vaisseaux, qu’en profilant ainsi leur fuselage ils ont perdu pas mal de fonctionnalités et se sont compliqué la tâche. »
Une image cohérente s’en dégageait : l’ingénierie et, probablement, une esthétique basée sur les mathématiques comptaient énormément pour ces extraterrestres, quels qu’ils fussent par ailleurs. « Ils aiment les belles choses, la beauté que nous sommes nous-mêmes capables d’apprécier.
— S’agissant de leurs vaisseaux, oui, amiral.
— Merci, capitaine Smyth. »
Geary se tourna vers Desjani. « C’est peut-être bon signe, qu’ils aient du beau la même conception que nous. »
Elle le fixa en arquant un sourcil. « Dois-je rappeler à l’amiral que nous avons été chassés du système stellaire précédent par une meute d’adorables peluches qui exterminent à peu près tout ce qu’elles rencontrent ? »
Geary réduisit un peu plus le grossissement sur son écran pour étudier le système que la flotte venait d’aborder. Une naine blanche, certes brillante mais inhospitalière. Deux planètes seulement : une boule de roche nue orbitant très vite à moins de deux minutes-lumière de l’étoile et une géante gazeuse boursouflée, assez grosse pour se classer parmi les naines brunes. Compte tenu des quelques minutes d’observation dont ils disposaient, les senseurs prêtaient à cette naine brune une orbite passablement excentrique. Elle se trouvait pour l’heure à dix minutes-lumière de l’étoile, mais, selon l’estimation des systèmes, elle s’en écarterait d’au moins deux heures-lumière avant de s’en rapprocher de nouveau. « Ce n’est pas leur système stellaire natal, à moins qu’ils ne soient une forme de vie pour le moins exotique.
— Ils ne sont pas nés sur ce caillou, convint Desjani. Et cette naine brune semble avoir été capturée par l’étoile. Si l’on a convenablement évalué son orbite, elle s’est retrouvée prise dans son puits de gravité voilà fort peu de temps. Deux millions d’années environ. »
En regard de la durée de vie d’une étoile, c’était effectivement bien peu. Geary réfléchit aux implications. « Ils font face à un point de saut menant chez les Vachours, et ce dans un système stellaire dépourvu de tout intérêt, sinon celui de présenter des points de saut.
— Celui-là est peut-être également accessible depuis l’espace Énigma, fit remarquer Desjani. Mais je serais assez curieuse de savoir pourquoi ils ont adopté cette position dans ce système. Ah-ha ! Voilà pourquoi. »
Les systèmes de la flotte avaient enfin identifié les autres points de saut de la naine blanche. Ils étaient au nombre de trois : le premier devant la flotte et sur sa gauche, le deuxième sur sa droite et au-dessus, et le troisième de l’autre côté de l’étoile. Desjani simula quelques manœuvres en souriant de satisfaction. « Eh oui, effectivement ! Vous voyez ? Là où ils se tiennent, ils peuvent intercepter tout ce qui émerge dans ce système, quel que soit celui de ces trois points de saut qu’ils choisissent de gagner.
— Et ils auraient le temps de voir ce que fait la force adverse au lieu de se contenter de réagir à la dernière minute, renchérit Geary. Très bien. Ce sont de bons ingénieurs et de grands tacticiens. Espérons qu’ils ne sont pas hostiles.
— Nous ne disposons pas de masses d’informations à cet égard, laissa tomber Desjani.
— La troisième fois est la bonne. » Geary transmit de nouveaux ordres à la flotte, lui imprimant une trajectoire vers le point de saut menant à une autre étoile plus proche de l’espace humain à une vitesse stable de 0,1 c. Ce faisant, ses yeux se posèrent sur la formation de l’Alliance, boîte grossière déformée par les dernières manœuvres et la bataille de Pandora, puis sur les sublimes volutes et spirales de la formation extraterrestre. « Tâchons de ne pas trop passer pour des barbares. »
Il chercha dans les bases de données des systèmes de manœuvre les formations qui lui étaient accessibles, avant de jeter son dévolu sur l’une d’elles, destinée à un passage lors d’une cérémonie assortie d’une revue militaire : les divisions et escadrons y formaient des losanges, lesquels se recomposaient ensuite en losanges plus larges afin de réaliser ce qu’il avait jadis regardé comme un spectacle impressionnant. Sans doute passerait-elle malgré tout pour bien piètre auprès de celle des extraterrestres, mais au moins ne donnerait-elle pas l’impression d’être grossièrement primitive.
« À toutes les unités, adoptez la formation Diamant Cérémonie. »
Rione se tenait près de son siège, légèrement tendue. « Tentez de communiquer avec eux, amiral. Un message bref laissant entendre que nous venons en paix.
— Nous venons en paix, marmonna ironiquement Desjani. Avec une flotte de vaisseaux de guerre.
— Contre qui gardent-ils ce système stellaire ? questionna Rione en ignorant Desjani. Ils font face au point de saut d’où pourraient émerger les Vachours. Dites-leur que nous ne sommes pas venus combattre. »
Peut-être que, pour une fois, cette supplique ne serait pas vaine. Tout en songeant aux Vachours qui n’allaient pas tarder à émerger dans ce système aux trousses de la flotte de l’Alliance, Geary espérait avoir rencontré des alliés plutôt que de nouveaux ennemis. « Puis-je transmettre un message sur un large spectre ? » demanda-t-il à Desjani.
Celle-ci se tourna vers son officier des trans, qui hocha affirmativement la tête. « Quand vous voudrez, amiral. »
Geary se redressa. Il s’exprima lentement et calmement, en tâchant de communiquer de la force à ses paroles sans pour autant les rendre menaçantes. « Salutations aux occupants de ces vaisseaux. Nous sommes des représentants de l’humanité menant une pacifique mission d’exploration. » Avec un peu de chance, l’armement et les dommages infligés au combat, visibles sur les coques de nombreux vaisseaux humains, ne remettraient pas en doute cette « mission pacifique ». « Nous souhaitons établir avec vous des contacts cordiaux et traverser ce système stellaire pour regagner les régions de l’espace contrôlées par notre espèce. Ici l’amiral John Geary, en l’honneur de nos ancêtres. Terminé. »
Il se renversa dans son fauteuil dès la fin de la communication, incapable de réprimer un éclat de rire. « Comment diable pourraient-ils en comprendre le premier mot ?
— J’espère qu’ils sauront au moins lire le langage du corps », déclara Rione sans trop avoir l’air d’y croire elle-même.
D’une main preste, Desjani avait entré des données sur son écran et procédé à des calculs. Elle désignait à présent la représentation de la nouvelle force extraterrestre. « Ils sont face à nous et peuvent nous bloquer le passage quel que soit le point de saut que nous décidons d’emprunter. Selon l’estimation la plus favorable de nos systèmes de manœuvre, l’armada vachourse aura eu besoin d’une heure à une heure et demie pour se retourner et quitter Pandora par le même point de saut pour nous pourchasser.
— Entre une heure et une heure et demie ? » Geary consulta les données. « Nous sommes dans ce système depuis vingt minutes.
— Ne devrions-nous pas accélérer pour nous éloigner au plus vite du point d’émergence ? insista Tanya.
— Ce qui reviendrait à nous précipiter vers ce nouveau groupe d’extraterrestres, répondit Geary. La manœuvre pourrait leur paraître agressive.
— S’ils tiennent à nous combattre, peu importe ce que nous ferons. »
Il secoua la tête avec fermeté. « Je préfère éviter le pire car il risque de se produire. La perspective de nous retrouver pris en sandwich entre ces vaisseaux et ceux des Vachours est déjà suffisamment déplaisante en soi. Faire en sorte que ça se produise à coup sûr serait catastrophique. »
Desjani marqua une pause, décida que Geary camperait sur ses positions et retourna à son écran. « Je vais donc rejoindre mon équipage. Nous ne verrons pas réagir ces extraterrestres avant près de deux heures, et, si les Vachours émergent sur nos traces, ils devront s’appuyer une fameuse trotte le temps que nous décidions de la position où nous les autoriserons à nous rattraper. »
Cette fois, Geary opina : refusant de regarder en face l’éventualité d’un combat contre les Vachours mais conscient qu’il ne pourrait pas s’y soustraire, et ignorant jusqu’où ils consentiraient à les poursuivre, il ne pouvait tout bonnement pas permettre à une force de cette envergure de s’engager dans le territoire contrôlé par l’homme. Avec un peu de chance, ils se satisferaient d’avoir chassé la flotte du système de Pandora.
Cela dit, avec toutes les manœuvres qui avaient permis aux humains de s’échapper, il avait dû rendre fou furieux le chef de leur armada. Sans rien dire de l’effet qu’avait probablement eu sur lui leur évasion proprement dite.
La réponse à la question qu’il se posait sur la réaction probable des Vachours lui parvint vingt minutes plus tard, alors que la flotte s’était déjà éloignée de six minutes-lumière du point de saut et continuait de creuser l’écart à une vélocité régulière de 0,1 c. Des alarmes se mirent à sonner sur les écrans : les senseurs avaient repéré les vaisseaux vachours à leur émergence, six minutes plus tôt. Ils traquaient toujours la flotte de l’Alliance.
« J’espère sincèrement que ces autres zozos sont amicaux », déclara Desjani.