Deux

La salle pouvait tout au plus contenir une douzaine de personnes, mais le logiciel de conférence permettait de l’« agrandir » afin d’héberger toutes les présences virtuelles assistant à la réunion. Geary porta le regard au bout de la table, laquelle donnait l’impression de s’être allongée pour permettre à tous les officiers de s’y installer. Les commandants de tous les vaisseaux de la flotte, ainsi que d’autres personnages tels que le lieutenant Iger, le docteur Nasr, les deux émissaires Charban et Rione et certains des experts en xénobiologie, lui retournèrent son regard.

Quelques personnes restaient hors de vue et de portée d’ouïe des participants, exception faite de Geary et Desjani. Choisies parmi les représentants des anciens prisonniers de guerre hébergés à bord du Mistral et du Typhon, celles-là étaient autorisées à observer et écouter. Si d’aventure leurs pairs d’un grade plus élevé et imbus de leur propre valeur venaient à l’apprendre, tous exigeraient sans doute de siéger eux aussi à la conférence et de donner de la voix, mais ça n’allait tout bonnement pas se produire.

Les réunions qui s’étaient tenues dans cette même salle et avaient pris une tournure dramatique depuis que Geary assumait le commandement de la flotte avaient déjà été par trop nombreuses à son goût. Au cours de son siècle de sommeil de survie, les conférences stratégiques de la flotte avaient dégénéré en meetings politiques en roue libre, durant lesquels chaque commandant cherchait à obtenir le soutien de ses subalternes. Quand on l’avait retrouvé et ranimé, le capitaine Geary était de loin le plus ancien officier de l’Alliance puisqu’il avait été promu près d’un siècle plus tôt. Peu lui importait à l’époque, mais, à la mort de l’amiral Bloch, il s’était retrouvé à la tête de la flotte de par son ancienneté. Telle avait été la dernière décision de Bloch. En outre, aux yeux de Geary, son devoir l’exigeait. Plusieurs des commandants de vaisseau de l’époque avaient été suffisamment déstabilisés par l’une ou l’autre de ces deux motivations pour voir sa promotion d’un mauvais œil. Tout le processus consistant à ne pas se contenter de solliciter l’opinion de ses subordonnés mais encore à cultiver leurs suffrages avait paru à Geary scandaleusement erroné. Il avait alors compris à quel point un siècle de guerre sanguinaire avait altéré la structure même de la flotte et corrompu le comportement de ses officiers.

Il s’efforçait d’y remédier. Lentement sans doute, et trop souvent péniblement, mais les réunions tendaient dorénavant à prendre un tour plus professionnel. « En premier lieu, j’aimerais vous exprimer ma satisfaction pour l’habileté avec laquelle la flotte a combattu lors de son dernier engagement. Bravo. »

Sans doute aurait-il eu le plus grand mal à faire cette déclaration si le capitaine Vente (commandant du vaisseau qui avait été le dernier Invulnérable en titre mais n’était plus désormais, après l’explosion contrôlée de son réacteur, qu’une boule de poussière en expansion rapide) avait été présent. Cela dit, n’étant plus commandant, Vente n’était plus habilité à assister à une réunion stratégique. Pour l’heure, il était assis dans une cabine du Tanuki, inconscient de la tenue de la conférence. « Nous avons essuyé aussi quelques pertes, poursuivit Geary. Puissent les ancêtres des défunts les accueillir honorablement, ainsi qu’ils le méritent. »

Le capitaine Badaya fronça les sourcils sans quitter des yeux le dessus de la table. « Nous vengerons l’Invulnérable. Peut-être l’Alliance se décidera-t-elle enfin à ne plus donner ce nom porte-malheur à un autre croiseur de combat.

— Ça ne devrait plus se produire, fit remarquer le commandant Vitali du Risque-tout. On a cessé d’en construire depuis la fin de la guerre. Il n’y aura pas de nouveaux croiseurs de combat qui pourraient être ainsi baptisés. »

Le regard de Geary croisa celui du capitaine Smyth, qui, sans aucun geste et le visage impassible, réussit malgré tout à lui faire savoir qu’il comprenait parfaitement le raisonnement de son amiral. Si ce que Smyth et son équipe avaient découvert était vrai, l’Alliance construisait bel et bien de nouveaux vaisseaux de guerre, mais Geary et sa flotte en étaient tenus dans l’ignorance. Pour quelle raison ? C’était précisément un des problèmes que Geary devait résoudre.

Pour l’heure, il valait mieux orienter le débat vers d’autres pistes. « J’aimerais tout particulièrement souligner la prestation de l’Orion lors du récent engagement. »

Le capitaine Shen hocha la tête d’un air bourru pour prendre acte de ces félicitations, tandis que les autres officiers approuvaient du geste et de la voix. La plupart, à tout le moins. Quelques-uns, sans doute parce qu’ils restaient fidèles au capitaine Numos tombé depuis en disgrâce, demeurèrent de marbre. Et Jane Geary, elle, chercha manifestement à réprimer son mécontentement devant cet éloge de Shen.

« Tout le mérite en revient à mon équipage », affirma celui-ci en affichant cette fois pleinement son insatisfaction habituelle. Shen n’était pas un diplomate et semblait hermétique au besoin de s’attirer les faveurs de ses supérieurs, mais l’Orion avait bien combattu récemment, pour la première fois depuis que Geary assumait le commandement de cette flotte. Peut-être Desjani avait-elle raison : en dépit de ses aspérités, Shen serait peut-être le commandant qui réussirait à remettre l’Orion dans le droit chemin.

« En second lieu, poursuivit Geary, il s’agit de savoir comment ces extraterrestres ont réussi à détourner le caillou que nous avons largué sur leur forteresse orbitale. Jusque-là, nous n’avons aucune réponse à cette question. Vous avez tous eu accès aux relevés des senseurs. J’aimerais connaître votre opinion. »

Le commandant Neeson de l’Implacable prit le premier la parole : « J’ai d’abord cru à un champ magnétique. Puissant et très concentré, projeté pour dévier tout ce qu’on tire sur la forteresse pourvu qu’il s’agisse du métal idoine. Mais nos senseurs l’auraient détecté. »

Hiyen, du Représailles, hocha la tête : « Pourtant le comportement du caillou correspondait à ce que nous aurions vu en pareil cas. Autrement dit, ce champ opérerait comme un champ magnétique. Peut-être serait-il aussi efficace contre ce qui ne contient pas de métal.

— Il s’agirait donc de… ? s’enquit le commandant Duellos de l’Inspiré.

— Je n’en ai aucune idée, répondit Hiyen. Tout ce que je peux avancer avec certitude, c’est que son activation doit exiger une énorme consommation d’énergie.

— J’en conviens, dit Neeson. Davantage que ne pourrait en produire un vaisseau. »

Le capitaine Tulev opina, la voix sombre : « Nous savons donc à présent pourquoi cette forteresse est si grosse. Elle doit contenir les générateurs d’énergie nécessaires à la production de ce mécanisme de défense. »

Depuis la mort du capitaine Cresida, Neeson et Hiyen restaient des meilleurs théoriciens scientifiques de tous les officiers de la flotte. Ayant entendu leur opinion, Geary se tourna vers Smyth. « Qu’en pensent vos ingénieurs ? »

Smyth montra ses paumes en signe d’ignorance. « Ils tombent unanimement d’accord pour dire que les extraterrestres ne pourraient pas y parvenir sans projeter un champ magnétique très puissant et localisé, comme l’a fait remarquer le capitaine Neeson. Ce qu’ils n’ont pas fait. Donc nous n’avons aucune idée réelle de leur manière de procéder. »

Le général Carabali, qui commandait l’infanterie embarquée avec la flotte, abattit brusquement le poing sur la table. « Quelle que soit la façon dont ils s’y prennent, la planète principale doit disposer de la même défense. » Tous les yeux la fixèrent puis Desjani hocha la tête.

« Assurément. Heureusement, nous n’avons pas gaspillé de projectiles cinétiques en bombardements de représailles. »

Le général Charban scrutait toujours Carabali. « Ce système de défense serait pour nous d’une valeur inestimable. Il rendrait nos planètes invulnérables aux bombardements depuis l’espace… »

Il n’avait pas besoin d’aller jusqu’au bout de sa pensée. Au cours de la guerre contre les Mondes syndiqués, d’innombrables civils avaient trouvé la mort et des planètes entières avaient été dévastées à l’occasion de ces bombardements.

« Comment nous le procurer ? demanda âprement Rione, rompant le silence qui avait suivi la déclaration de Charban. Je vous accorde qu’il nous serait très précieux. Mais comment l’obtenir ? Ils refusent même de communiquer. Nos messages n’ont reçu aucune réponse.

— Un raid ? suggéra Badaya avant de répondre lui-même à sa question : Même si, en nous approchant de la forteresse, nous n’avions pas à nous inquiéter de la voir larguer plusieurs centaines de ces appareils kamikazes, comment pourrions-nous détruire leurs défenses au sol s’ils sont capables de dévier nos projectiles ? Et comment faire atterrir des navettes si ce système de défense peut également les envoyer valser ? »

Carabali secoua la tête. « Tout groupe de navettes cherchant à se poser sur une de ces forteresses serait anéanti par les armes que nous pouvons distinguer à leur surface. Si la flotte ne parvient pas à les réduire au silence, nous ne pourrons jamais faire atterrir les fantassins. En vie, tout du moins.

— Et avec un matériel totalement furtif ? insista Badaya.

— Je ne dispose d’assez de matériel furtif pour équiper une force conséquente. Même si les fantassins arrivaient en un seul morceau, ça reviendrait à s’attaquer à une montagne avec un seau à sable. » Carabali s’interrompit en fonçant les sourcils.

« Nous ne savons pas non plus, d’ailleurs, si notre matériel furtif tromperait les senseurs de ces extraterrestres. Peut-être que oui, mais peut-être aussi que non. »

Badaya fit la grimace. « Le seul moyen de le savoir, c’est encore d’essayer. »

Carabali se renfrogna davantage. Un nuage d’orage passa sur son visage, mais Geary intervint avant qu’il eût crevé. « Je suis sûr que le capitaine Badaya n’est pas en train de nous suggérer de tenter le coup. Il fait simplement remarquer que nous n’avons pas d’autre moyen de nous assurer de ce dont ils sont capables. Devant autant d’incertitudes, un assaut effectif ne pourrait être déclenché qu’en dernier recours, et nous sommes encore loin d’en arriver là. »

Carabali se détendit légèrement. Badaya, de son côté, parut brièvement s’étonner de la vivacité de sa réaction. « Oui, c’était ce que je voulais dire, bien entendu.

— Nous savons au moins une chose, fit observer Tulev. Les Énigmas et ces extraterrestres voisinent depuis d’innombrables années. Pourtant, les premiers ne possèdent pas ce dispositif. Tous nos bombardements ont touché leurs cibles sans encombre. En dépit de tous leurs truquages et tromperies, de leurs logiciels félons, de leurs chevaux de Troie et de leurs capacités combatives, ils n’ont pas été en mesure de se le procurer.

— Peut-être devrions-nous dire aux seconds que nous sommes les ennemis des Énigmas… commença Badaya.

— Nous avons essayé, intervint Rione. En vain. »

Cette interruption parut agacer Badaya, qui, la seconde suivante, concentra de nouveau son attention sur Geary. « Que savons-nous de cette espèce, amiral ?

— Que ce sont des fumiers sanguinaires, répondit le capitaine Vitali. Exactement comme les Énigmas. »

Geary enfonça une touche de commande et l’image de l’extraterrestre reconstitué donna l’impression d’apparaître devant chacun des participants.

Bref silence. Quelqu’un éclata de rire. « Des ours en peluche ? s’enquit finalement le capitaine Neeson.

— Des ours ruminants », rectifia Desjani.

Le docteur Nasr se rembrunit. « C’est médicalement inexact. Leur ADN ne les rapproche ni des ours ni des vaches. Cela dit, à partir des fragments que nous avons trouvés et dont nous nous sommes servis pour reconstituer une de ces créatures, nous avons acquis la certitude qu’il s’agissait d’herbivores intelligents aux mains délicatement préhensiles.

— Minute ! lâcha Badaya. Des herbivores ? Nous avons été attaqués par des… » Il se tourna vers Desjani. « Des vaches ?

— Peut-être sont-elles les esclaves d’une espèce de prédateurs qui les envoie en missions suicides », suggéra le commandant d’un croiseur.

Le lieutenant Iger secoua la tête. « Nous avons enfin réussi à craquer leur système vidéo. Nous avons vu jusque-là de nombreuses images de ces êtres, mais rien laissant supposer qu’une autre espèce les domine ou coexiste avec eux. Nos observations de la principale planète habitée ne permettent pas non plus de conclure à l’existence d’une classe dominante de prédateurs. Tout y est uniforme. Chaque immeuble. Chaque mètre carré de terrain. Rien ne varie réellement. Une classe dominante de prédateurs disposerait de larges zones ouvertes autour d’édifices spécifiques. »

Duellos le fixa en fronçant les sourcils. « Aucune variation ? Une société monolithique ?

— Ça y ressemble, commandant.

» Trente milliards au bas mot, amiral, selon notre estimation la plus faible. » Iger entendit des hoquets de stupéfaction et regarda autour de lui, l’air de mettre tout le monde au défi. « Ils sont entassés là-dedans. Épaule contre épaule. Partout.

— Des animaux grégaires. » Cette fois, tous se tournèrent vers le professeur Schwartz, un des experts civils. « Des animaux grégaires, répéta-t-elle. Des herbivores. Sur ces vidéos, le lieutenant Iger a pu constater que nous les voyons tous agglutinés, même quand il y a de la place dans un local. Ils s’amassent ainsi par choix. Ils se sentent plus à l’aise en groupes resserrés et détestent être séparés de leurs congénères. »

Badaya secoua la tête. « Peut-être, mais… des vaches ? Nous agressant ?

— Croyez-vous vraiment que des herbivores ne peuvent pas représenter une menace ? répliqua Schwartz. Ils peuvent être très dangereux. Sur l’ancienne Terre, un des animaux les plus dangereux était l’hippopotame. Après venaient les éléphants. Et les… rhinocéros… rhinocerii ? Tous des herbivores, mais qui, quand ils se croyaient menacés, eux ou leur troupeau, attaquaient. Rapides, déterminés et mortels. Seules des armes disposant d’une puissance d’arrêt suffisante pouvaient les abattre. Mais rien d’autre.

— Ça ressemble effectivement au combat que nous venons de livrer, admit Duellos.

— Et ça cadre aussi avec leur refus de communiquer, ajouta Schwartz. Dialoguer ne les intéresse pas. Ils ne négocient jamais, car, à leurs yeux, tout ennemi cherche à les tuer. Les prédateurs. On ne négocie pas avec des prédateurs ! Soit on les tue, soit ce sont eux qui vous tuent.

— Mais ils doivent bien négocier entre eux, avança Neeson. N’est-ce pas ? Des animaux qui vivent en troupeaux. Ils font seulement ce que leur dit leur chef, non ?

— Trente milliards au bas mot, murmura Charban, dont la voix, captée par le logiciel, se fit néanmoins entendre distinctement. Que se passe-t-il quand des herbivores ont anéanti tous leurs prédateurs ? Les troupeaux ne cessent de grossir. Démesurément.

— Pourquoi ne sont-ils pas morts de faim ? voulut savoir Badaya.

— Pourquoi les hommes ne sont-ils pas morts de faim quand la population de la vieille Terre est passée de quelques milliers à plusieurs millions puis milliards ? Nous étions intelligents. Nous avons appris à produire davantage de nourriture. De plus en plus. Et ces herbivores sont intelligents.

— Nous représentons pour eux une menace, déclara le professeur Schwartz. Nous leur avons montré des images de nous-mêmes quand nous avons tenté de communiquer avec eux. À la seul vue de notre dentition, ils ont dû déduire que nous étions au mieux des omnivores, sinon des carnivores. Ils ne se sont pas rendus maîtres de cette planète en restant veules ou passifs. Ils doivent pouvoir faire preuve d’agressivité quand ils se sentent menacés. Autrement dit, ils continueront de chercher à nous détruire avant que nous ne les tuions pour les dévorer.

— Et ils ne nous écouteront pas si nous leur affirmons que nous ne voulons pas les manger ? demanda Duellos.

— Non. Bien sûr que non. Si vous étiez un mouton, vous fieriez-vous aux promesses d’un loup ?

— Je ne crois pas que l’occasion me serait donnée de le faire plus d’une fois, reconnut Duellos.

— Ils sont pareils aux Énigmas, lâcha Badaya avec un dégoût manifeste. Ils veulent nous tuer et ne se soucient pas de la vie de… des leurs. Ils sont disposés à lancer des attaques suicides sans hésiter. »

Le général Charban mit un terme à l’acquiescement tacite qui s’ensuivit : « Capitaine, si vous apparteniez à une espèce extraterrestre intelligente et que vous ayez observé le comportement des humains durant le siècle où l’Alliance faisait la guerre aux Mondes syndiqués, en concluriez-vous vraiment que nous nous soucions de la vie de nos congénères ? Ou bien que nous sommes prêts à sacrifier celle d’innombrables êtres humains, sans hésitation ni remords, du moins apparemment ? »

Badaya rougit, cherchant une réponse.

« Ce n’est pas la même chose », argua sèchement Vitali.

Tulev prit la parole. Il articulait lentement : « Nous le savons ou nous croyons le savoir, mais certains des agissements de l’homme ne parlent pas en sa faveur. Nous-mêmes en sommes conscients. Aux yeux d’un observateur extérieur, ils doivent paraître encore pires. »

Cette fois, le silence dura plusieurs secondes. Tous savaient que la planète de Tulev avait été détruite par les Syndics. Elle était encore là, certes, mais la présence humaine dans son système stellaire se réduisait à une pitoyable poignée de rescapés coriaces, qui continuaient de s’accrocher à leurs défenses en cas de retour des Syndics. Il ne subsistait plus que cratères et ruines d’un monde désormais pratiquement inhabité.

« Je n’en disconviens pas, laissa finalement tomber Badaya sur un ton guindé. Il n’en reste pas moins que nous ne les avons pas attaqués dès notre irruption dans leur système. Ce n’est pas nous qui refusons de communiquer. Nous devons les traiter en ennemis parce qu’ils ne nous laissent pas le choix.

— S’ils vivent en troupeaux et que nous sommes des prédateurs, alors jouons ce rôle et contraignons-les à nous respecter, déclara Jane Geary.

— Absolument ! » convint Badaya.

Merveilleux ! Voilà que sa propre nièce stimulait Badaya, qui n’avait pourtant guère besoin qu’on le poussât pour dérailler. Mais Desjani intervint avant Geary, en imprimant à sa voix une cinglante ironie. « Ces vaches ont des canons. De très gros canons.

— Je n’ai jamais aimé les vaches, lâcha le général Carabali. Je les aime encore moins lourdement armées. Et encore moins quand elles sont trente milliards au bas mot. »

Duellos opina. « Les exterminer exigerait un temps fou. Elles ont de la chair à canon à revendre et elles sont tout à fait disposées à sacrifier une partie de leur troupeau pour le sauver.

— Très bien, fit Geary. Nous continuons de spéculer sur la nature de ces êtres. Ce que nous savons, c’est qu’ils possèdent un moyen de défense contre les projectiles cinétiques et de très nombreux gros vaisseaux, ainsi qu’une pléthore d’appareils d’assaut plus petits. Dans la mesure où eux-mêmes sont innombrables, nous devons présumer qu’ils peuvent nous opposer quantité de ressources. Pour l’heure, nous coupons à travers les franges extérieures de leur système stellaire pour gagner un de ses autres points de saut. À notre vélocité actuelle, que nous devrons maintenir en toutes circonstances pendant que nous réparons nos avaries, il nous faudra quarante et une heures pour l’atteindre. Nous poursuivrons sur cette trajectoire pendant que je réfléchirai à nos options et à un moyen de traverser ce système ou de gagner cet autre point de saut sans perdre la moitié de la flotte dans un choc frontal avec ces ours ruminants.

— Quel est notre objectif ? s’enquit Jane Geary.

— Sortir de ce système et nous diriger vers une étoile permettant de regagner l’Alliance.

— C’est là l’objectif final, amiral. L’objectif intermédiaire serait plutôt d’éliminer ce qui nous menace.

— Notre mission est d’explorer et d’évaluer, répondit Geary en espérant qu’il s’exprimait d’une voix égale. Ces créatures n’ont pas l’air non plus de très bien s’entendre avec les Énigmas, et je ne vois aucune raison de les affaiblir. La menace qu’elles représentent a peut-être interdit aux Énigmas de tourner toute leur attention vers l’humanité. Et je ne vois pas non plus comment nous pourrions les vaincre sans essuyer de terribles pertes. Si besoin, nous les combattrons pour nous frayer un chemin hors de leur système en détruisant tout ce qui tentera de nous en empêcher. Mais j’aimerais autant éviter d’autres pertes de vaisseaux et de personnel. »

Le commandant Bradamont du Dragon enfonça une touche devant elle et la représentation d’un des supercuirassés extraterrestres apparut sous ses yeux, flottant au-dessus de la table et visible de toute l’assistance. Elle resta muette, laissant à ce Béhémoth le soin de parler de lui-même.

Badaya fixa un instant l’image puis hocha la tête avec une répugnance manifeste. « Leurs supercuirassés sont très impressionnants.

— Ils en ont l’air, rectifia Jane Geary.

— Nous ne connaissons que leur apparence. Nous en savons beaucoup trop peu sur les capacités de ces êtres. » Badaya décocha un sourire torve au général Carabali. « La perspective d’apprendre à la dure les aptitudes réelles de l’ennemi n’enchante guère les fusiliers et, pour ma part, l’idée d’affronter un de ces vaisseaux extraterrestres me fait le même l’effet. Peut-être pourrions-nous nous renseigner un peu plus et découvrir certaines de leurs faiblesses, mais, tant que nous les ignorons, l’amiral Geary a raison de dire qu’il ne faut pas les attaquer aveuglément. »

Desjani étouffa d’une toux sèche une exclamation stupéfaite puis adressa à Geary un regard surpris, dont il saisit aussitôt la signification. Badaya conseillant de ne pas charger aveuglément ? Deviendrait-il un tantinet moins ingérable ?

Constatant que Badaya ne la soutenait pas, Jane Geary en rabattit, mais ce ne fut que momentané : « Et les Énigmas, amiral ? Ne devons-nous plus nous en inquiéter ?

— Ils me préoccupent encore », répondit Geary, même si, en toute honnêteté et compte tenu des nombreux problèmes plus immédiats qu’il avait dû affronter, il n’y avait guère songé récemment. « Le général Charban a suggéré que les défenses dressées par ces ruminants entre leur système et les Énigmas indiquent que leurs relations sont mauvaises. » Il se tourna vers les images virtuelles de deux des « experts » civils. « Qu’en pensez-vous ? » demanda-t-il.

Le professeur Schwartz et le docteur Setin échangèrent un regard puis Setin répondit prudemment : « Les Énigmas nous ont pourchassés dans l’espace qu’ils contrôlent, mais nous ne sommes plus chez eux ici. Préserver leur intimité semble être leur mobile prioritaire, mais, bien évidemment, nous ne risquons pas de la violer dans ce système.

— L’espèce de ce système était apparemment déjà prête à prendre des mesures contre tout ce qui pouvait émerger par ce point de saut, ajouta le professeur Schwartz. Autant que nous le sachions, seuls les Énigmas auraient pu l’emprunter, donc, comme l’a dit le général, ces défenses devaient leur être destinées.

— Autrement dit, nous devons dorénavant nous concentrer sur cette dernière espèce et la menace qu’elle nous pose, conclut Geary. Autre chose ? »

Le capitaine Neeson reprit la parole : « Une suggestion, amiral. Ces extraterrestres ont aisément détourné le projectile cinétique que nous avons tiré sur leur plus proche forteresse. Les ingénieurs du capitaine Smyth pourraient fabriquer de nouveaux cailloux truffés de senseurs. Nous les larguerions à nouveau sur la forteresse la plus proche, l’un après l’autre, afin d’en apprendre un peu plus long sur le fonctionnement de leur dispositif défensif, cela en obtenant des relevés plus précis sur le champ de force qu’il génère.

— Bonne idée, convint Geary. Capitaine Smyth ? »

Smyth se tourna un instant vers les commandants des auxiliaires. « Nous relèverions sans doute avec plaisir ce défi, amiral. Nous pouvons aussi construire ces nouveaux projectiles en leur donnant une enveloppe différente. En nous servant d’autres alliages, composites et ainsi de suite, afin de voir si leur système de défense les prend en charge. Je dois néanmoins souligner que cela risque de grever nos ressources dans une certaine mesure, en les affectant à d’autres tâches que celles qui nous sont déjà assignées.

— Compris. » D’autres tâches que celles qui leur sont déjà assignées. Principalement, en l’occurrence, l’effort incessant qu’on menait pour remplacer le matériel de chaque vaisseau de la flotte touché par la vétusté, compte tenu de son obsolescence préprogrammée. Chaque fois que la flotte semblait avoir enfin réglé le problème, un autre élément exigeait l’intervention de la force d’auxiliaires. « Mettez-vous à l’œuvre. Demandez mon autorisation avant chaque largage, au cas où nous aurions progressé dans nos tentatives de communication avec les… euh…

— Vaches ours en peluche, termina Desjani.

— Ne pourrions-nous pas les appeler tout bonnement des vachours ? demanda le capitaine Vitali. À parler de combattre des ours en peluche, je me sens tout bête.

— Ils sont mignons, lâcha Duellos. Peu importe au demeurant.

— En effet, convint Desjani. Je peux parfaitement abattre ce qui est mignon s’il s’en prend à moi.

— Appelons-les des Vachours », trancha Geary. Il aurait aimé que trouver un moyen d’extraire la flotte de ce système stellaire lui fût aussi facile que de baptiser une espèce bien décidée à l’anéantir.

« J’ai une autre question, déclara le capitaine Hiyen.

— Oui ? demanda Geary, voyant qu’il s’interrompait.

— Pourquoi sommes-nous ici, d’ailleurs, amiral ? À des dizaines d’années-lumière de l’espace syndic et encore plus loin de chez nous ? Pourquoi devons-nous affronter une telle situation ? »

Un niveau de tension tout différent s’instaura autour de la table. Alors que Geary les dévisageait l’un après l’autre, le logiciel de conférence grossissait automatiquement l’image de chacun des officiers, et l’éventail des expressions allait du mécontentement à l’entêtement buté, mais tous, visiblement, semblaient accueillir cordialement cette dernière question.

Il redoutait depuis longtemps qu’on la lui posât ouvertement car la réponse était loin d’être simple. D’autant qu’une bonne partie de la flotte était persuadée que Geary gouvernait l’Alliance en coulisses, et que cette conviction restait le seul obstacle à une pure et simple rébellion de la part de troupes qui avaient essuyé des pertes sans fin au cours d’une guerre interminable et qui en faisaient porter la responsabilité au gouvernement civil. En dépit de sa puissance, la flotte était minée par l’écœurement, par tout ce qu’on avait exigé d’elle sur un trop long laps de temps, par la multitude de parents et d’amis qui avaient trouvé la mort, un équipement de plus en plus vétuste, une Alliance affaiblie par l’effort de guerre (d’une guerre totale qui avait duré près d’un siècle et n’avait été remportée que très récemment) et un encadrement gravement corrompu par des luttes intestines alors même qu’il méprisait la politique des autorités civiles.

Geary ne pouvait que s’efforcer d’en maintenir la cohésion tandis que tout menaçait de s’effriter. S’il n’y parvenait pas, si des pans entiers de la flotte lâchaient la rampe, comme par exemple les vaisseaux de la République de Callas (dont d’ailleurs le Représailles et son commandant, le capitaine Hiyen), ils risquaient tous de ne pas rentrer chez eux.

Mais, avant que Geary eût pu répondre, Victoria Rione se levait. « Capitaine Hiyen, si vous voulez savoir pourquoi les vaisseaux de la République de Callas œuvrent encore avec la flotte de l’Alliance et restent sous le commandement de l’amiral Geary, je suis mieux placée pour vous répondre. J’ai apporté les ordres de la République de Callas qui établissent ces instructions.

— Pourquoi ? demanda Hiyen. On ne nous a pas dit pourquoi. Et, maintenant, nous affrontons de nouveau la mort si loin de la République. Est-ce trop exiger que de permettre à ceux qui ont risqué leur vie et vu mourir tant de leurs amis de demander pourquoi ils ne peuvent pas rentrer chez eux ? »

Rione écarta les mains en signe d’impuissance. Tout son maintien semblait exprimer sa compréhension. « Je n’en sais rien, capitaine Hiyen. Vous savez que j’ai été évincée du gouvernement à la suite d’un scrutin, avant que ces ordres ne soient donnés et ces décisions arrêtées. Parce que l’Alliance m’a demandé de jouer un autre rôle dans la flotte, on m’a priée d’emporter les ordres de la République de Callas. Mais je n’ai pas été consultée quant à leur teneur. C’est le nouveau gouvernement de Callas qui a pris cette décision. » Le capitaine Hiyen hésita puis se tourna vers Geary.

« Les ordres qu’ont reçus vos vaisseaux m’ont surpris », déclara celui-ci. C’était la stricte vérité. Il s’était attendu à les voir rentrer chez eux en même temps que ceux de la Fédération du Rift. « Comme je vous l’ai déjà dit, je ne les ai pas réquisitionnés. Je mentirais en vous disant que je n’étais pas content de vous avoir à mes côtés, vous et vos vaisseaux, quand nous avons affronté tous ces dangers ensemble, mais la République de Callas et la Fédération du Rift sont des groupements d’étoiles indépendants, qui ont choisi de leur plein gré de s’aligner sur la position de l’Alliance. Je ne peux pas vous dicter votre conduite. Je ne peux pas leur dire ce qu’elles doivent faire. Elles sont libres, tout comme leurs citoyens. »

Badaya leva les yeux au ciel d’un air résigné. Il avait suggéré l’emploi de la force pour contraindre la République et la Fédération à rester unies avec l’Alliance, jusqu’à ce que Geary lui eût fait remarquer que de tels agissements ne différaient guère de ceux des méprisables Syndics.

« Amiral. » Le commandant Sinicrope du croiseur léger Florentine désigna les officiers assis près d’elle. « Ce problème ne concerne pas seulement les vaisseaux alliés. Nous tous de l’Alliance, nous nous sommes joints au combat contre les Syndics. Nous nous sommes battus pour les vaincre. Et nous avons gagné. Je peux comprendre qu’on cherche à se renseigner sur de lointaines menaces avant qu’elles ne deviennent trop proches, mais nous sommes très loin de l’Alliance, amiral, et nous affrontons des ennemis qui n’ont rien à voir avec les Mondes syndiqués. »

Desjani s’apprêtait à répondre mais Duellos lui brûla la politesse : « Oui, nous avons triomphé des Syndics. Sous les ordres de l’amiral Geary.

— Nul n’en disconvient, capitaine Duellos. Jamais je n’aurais suivi un autre supérieur jusqu’ici.

— Et l’amiral Geary ne vient-il pas d’annoncer que nous regagnerons nos foyers après cette autre étoile ?

— Si fait », reconnut Sinicrope à contrecœur.

Restée debout, Rione reprit la parole comme si elle ignorait les regards de colère et de mépris, furtifs ou à peine voilés, que lui lançaient de nombreux officiers. Mais, dès ses premiers mots, ces sentiments se muèrent en embarras : « Je sais que vous me tenez pour une ennemie même si j’ai partagé les dangers que vous avez affrontés, si je les partage encore aujourd’hui et si mon propre époux, officier de la flotte qu’on a longtemps cru mort mais qu’on a retrouvé vivant depuis et qui se trouve à présent parmi nous, a beaucoup souffert de la main des Syndics. Méfiez-vous donc de moi autant qu’il vous plaira. Pensez de moi tout ce que vous voudrez. Mais réfléchissez aussi à ce que nous avons trouvé dans le territoire naguère contrôlé par les Syndics. À l’effondrement de l’autorité centrale, au chaos rampant, à toutes ces planètes qui croulent sous le fardeau du coût humain et matériel de la guerre et doivent à présent affronter l’avenir sans alliés ni amis.

» Moi aussi j’aimerais rentrer chez moi », poursuivit Rione avec des intonations douloureuses qui résonnèrent dans la salle désormais silencieuse. Conscient de son éloquence, de l’émotion qui gagnait toute l’assistance partageant ces sentiments, Geary comprit enfin comment elle avait pu parvenir à de si hautes responsabilités.

« Mais je ne peux pas, poursuivit-elle. Parce que je dois continuer à veiller à ce que l’Alliance ne prenne pas le même chemin que les Mondes syndiqués. Vous représentez l’Alliance. Vous êtes même son élite, de multiples façons. Et, si vous prenez une autre voie, si vous décidez que vous vous êtes suffisamment sacrifiés pour autrui, qu’adviendra-t-il de l’Alliance, qui attendait et attend encore de vous non seulement que vous la protégiez mais que vous donniez l’exemple des vertus que chérissaient vos ancêtres ? Vous rentrerez chez vous un jour. Tous. Sauf l’amiral Geary. » Elle le désigna si brusquement qu’il n’eut pas le temps de réagir et ne put que rester figé pendant que Rione reprenait : « Son foyer réside à un siècle dans le passé. Il s’est sacrifié pour l’Alliance lors du premier combat de cette guerre. Il a sauvé la flotte, il a sauvé l’Alliance et ne trahira ni l’Alliance ni vous. Je ne vous demande pas de me faire confiance. Mais fiez-vous à lui. Écoutez-le. Black Jack Geary vous ramènera chez vous, mais, s’il vous demande de quitter votre foyer, c’est qu’il a de bonnes raisons. Tant pour l’Alliance que pour chacune de vos planètes. » Rione se rassit, apparemment inconsciente des regards qui convergeaient sur elle, et de Desjani qui la fixait, bouche bée. Du moins jusqu’à ce qu’elle eût repris contenance et la referme. Nul autre, sinon peut-être Geary lui-même, n’avait sans doute remarqué son regard de plus en plus soupçonneux, à mesure qu’elle chassait sa surprise initiale et cachait les sentiments que lui inspirait le discours de Rione.

Le capitaine Hiyen se leva au garde-à-vous. « Je retire ma question, amiral. Non parce que je n’aurais pas dû la poser mais parce qu’on y a répondu. »

Encore extrêmement embarrassé, Geary réussit à recouvrer la voix : « Si nous en avons terminé, merci à tous. Je vous tiendrai au courant de mes projets au fur et à mesure. »

Les images des officiers assistant virtuellement à la réunion s’évanouirent rapidement, tandis que les dimensions apparentes de la salle et de la table revenaient à la réalité. Clignant des paupières pour se réadapter à la taille présente du compartiment, Geary se retourna pour emboîter le pas à Desjani, mais trouva Rione plantée à côté de lui en train de l’attendre. « Merci », dit-il.

Elle agita la main. « Je vous savais trop modeste pour dire ce qu’il y avait à dire. Vous avez une minute ?

— Y a-t-il autre chose ? » Il perçut lui-même l’accent tranchant de sa voix, affûté par la conduite énigmatique qu’avait adoptée Rione au cours des derniers mois, et il se demanda comment elle allait y réagir.

Le visage impassible, Desjani soutint un instant le regard de Rione puis, sur un geste de Geary, entra dans le sas et ferma l’écoutille derrière elle, les laissant seuls.

Rione hocha la tête en réponse à sa question. « Vous savez aussi bien que moi que la réponse que j’ai faite ici n’est jamais qu’un cautère sur une jambe de bois. La plaie continue de s’infecter.

— J’en suis parfaitement conscient, croyez-moi.

— Une fois la flotte sur le chemin du retour, le moral s’améliorera grandement. Vous l’avez déjà ramenée chez elle une première fois. Ils sont persuadés que vous recommencerez. » Elle s’interrompit pour le fixer d’un œil spéculateur. « Vous recommencerez, n’est-ce pas ? »

C’était à nouveau l’ancienne Rione, acerbe et sarcastique même quand elle offrait son aide. « Je l’espère, répondit Geary. Pour l’heure, je ne suis même pas sûr de pouvoir l’arracher à ce système. Mais j’y travaille.

— Pas seul. » Elle avait mis dans ce constat comme un commandement péremptoire.

« Tanya me secondera et je compte bien faire appel à toute l’aide dont j’aurai besoin.

— Parfait. Les relations de travail pâtissent parfois d’une tournure trop personnelle. » Rione jeta un regard de côté en tordant la bouche. « Je suis prête à répondre à une autre question, amiral. »

Geary se figea pour la fixer d’un œil de nouveau soupçonneux. « Vous vous conduisez depuis le début de cette expédition comme si vous déteniez un tas de secrets, madame l’émissaire. Pourquoi vous sentez-vous enfin prête à les divulguer ?

— En raison des circonstances, amiral. Même si mes ordres devaient vous rester inconnus, la découverte d’une nouvelle espèce intelligente pourrait bien avoir mis certains d’entre eux en branle.

— Je vois. Une question ? » Un hochement de tête lui répondit. « D’accord. Quels sont vos ordres ? »

Elle lui jeta un de ses étranges regards d’antan, sorte d’amusement à peine voilé assorti d’un sentiment de supériorité. « Je ne peux pas répondre à celle-là. Essayez-en une autre. Sur ce que je compte faire, par exemple, plutôt que sur la teneur même de ces ordres. »

Geary s’assit et lui désigna un des autres sièges d’un geste. « Je serais heureux d’apprendre ce que vous comptez faire, Victoria. »

Elle obtempéra en soutenant son regard. « Tout mon possible pour que la flotte rentre chez elle.

— Est-ce nouveau ?

— Par rapport à mes intentions personnelles ou à ce que demandaient mes ordres ?

— Aux deux.

— Ça fait deux questions, fit-elle remarquer. Voire trois.

— Pouvez-vous au moins me dire d’où venaient ces instructions ?

— Non. » Elle détourna le regard. Elle avait blêmi. « Il y a… Je vous en donne ma parole, amiral, je suis de votre côté, même si j’ai été quelque peu entravée jusque-là.

— Très bien. » Pouvait-il la croire ? Au moins l’ouvrait-elle. « Travaillez-vous avec quelqu’un d’autre ? Je présume que vous avez des agents dans la flotte.

— Il se pourrait.

— Savez-vous ce qui est arrivé au capitaine Jane Geary ? Pourquoi elle s’est soudain mise à se comporter avec une telle agressivité ? »

Rione arqua un sourcil. « Je n’y suis pour rien. Je ne vois personne qui puisse l’inciter à se conduire comme une enfant illégitime du capitaine Falco. Ça ne veut pas dire que ce personnage n’existe pas, mais, autant que je sache, le changement s’est fait sans l’aide de personne. »

Il ne savait pas pourquoi mais il voulait bien la croire. On ne pouvait accuser Rione d’avoir influencé Jane Geary. « Que devrais-je savoir que j’ignore encore ?

— C’est une autre question. » Elle agita sous son nez un index accusateur. « Vous êtes vous-même devenu très agressif, amiral. »

Il se pencha pour la scruter. « De nombreuses vies dépendent de ce que je déciderai de faire, madame l’émissaire.

— En effet. » Elle s’interrompit ; des pensées secrètes passèrent dans ses yeux puis elle se concentra de nouveau sur lui. « Sincèrement, je crois que vous savez tout ce qu’il vous faut savoir pour le moment. Et peut-être même certaines choses que j’ignore moi-même.

— J’aimerais pourtant connaître ce qui vous dictait votre conduite ces derniers temps. »

Le visage de Rione s’assombrit. « Mes priorités n’ont pas changé. »

Elle faisait donc allusion à l’Alliance, et à un homme en particulier. « Comment se porte Paol ? » Son mari, fait prisonnier pendant la guerre, présumé mort pendant des années et libéré encore assez récemment d’un camp de travail syndic. Geary avait reçu des rapports médicaux sur Paol Benan, de sorte qu’il connaissait l’état de santé du capitaine Benan, mais il tenait à entendre ce que Rione avait à en dire.

Elle se tut un moment puis secoua la tête. « Il reste sous surveillance médicale. » C’était un constat. « En observation. »

Il sentit comme une gêne dans sa voix. « Êtes-vous en sécurité ?

— Je n’en sais rien. Je crois. Je soupçonne les Syndics de lui avoir fait subir certains traitements dont il ne se souvient plus, et dont les séquelles restent invisibles à ceux qui l’examinent. Il est toujours très en colère, amiral. » Elle le regarda de nouveau droit dans les yeux. « Je l’ai exhorté à vous éviter, faute de quoi je le quitterais. C’est pourquoi il n’y a plus eu d’algarades. Je suis le dernier fragment de sa vie antérieure auquel il peut encore se raccrocher. »

Malgré toutes les responsabilités qui pesaient sur lui, toutes les vies dont dépendaient ses décisions, cette tragédie humaine, relativement moins importante, n’inspirait pas moins à Geary des remords et une grande tristesse. « Vous m’en voyez navré.

— Ne le soyez pas. Je vous ai poursuivi de mes assiduités et vous avez rompu avant que nous n’apprenions que Paol était encore en vie. Contentez-vous de ramener la flotte chez elle. » C’était de nouveau la professionnelle qui s’exprimait. « Vous avez la situation présente bien en mains. Je crois que le général Charban avait raison d’affirmer que les Énigmas ne nous pourchasseraient pas jusqu’ici. Mais ne les perdez pas de vue. »

Geary poussa un soupir, se rejeta en arrière et se massa les yeux. « Il reste de nombreux problèmes immédiats à régler. Que peuvent bien faire les Énigmas maintenant ?

— Je n’en sais rien. Et vous non plus. Ça devrait vous inquiéter. »

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