Onze

« Ruban adhésif ? » Desjani dévisageait Gioninni.

« Ruban adhésif, confirma celui-ci.

— Ruban adhésif, répéta-t-elle pour Geary.

— J’ai entendu. » Il y réfléchit un instant, si scandaleuse que parût cette idée. Comment un expédient aussi simple et ancien que le ruban adhésif pouvait-il bien impressionner une espèce d’ingénieurs experts ? « Qu’en disent les autres chefs ? demanda-t-il.

— Ils sont tombés d’accord », répondit Gioninni.

Geary appela pour la troisième fois le capitaine Smyth. « Oui, amiral ? répondit celui-ci, l’air effaré. Je crains que mon équipe n’ait toujours pas de réponse à vous fournir.

— On m’en a donné une, capitaine. Selon vous, pourrait-il s’agir du ruban adhésif ? »

De l’effarement, Smyth passa à la sidération ; la mâchoire lui en tomba d’assez comique façon et ses yeux s’écarquillèrent. « Oh, bon sang ! Où… C’est un chef qui a trouvé la réponse, pas vrai ?

— En effet. Où diable ces extraterrestres ont-ils bien pu apercevoir ce ruban adhésif qui les a tant impressionnés ? Quand auraient-ils pu nous voir l’employer ?

— Ils ont parlé avec vos émissaires… Non, une minute ! Sont-ils montés à bord d’un de nos vaisseaux ?

— Non.

— Mais ils sont entrés dans la capsule de survie, rectifia Gioninni.

— La capsule de survie ? » Ça lui revint une seconde plus tard. « Le module endommagé du Balestra. Deux d’entre eux sont montés à son bord.

— Vraiment ? demanda Smyth. Existe-t-il un enregistrement de cette scène ? Les systèmes de la capsule étaient passablement déglingués, autant que je me souvienne.

— L’appel que je leur ai adressé a bien été enregistré », affirma Geary. Il fit signe à Desjani, qui se retourna vers son officier des trans en pointant l’index sur lui. Il entreprit de se livrer à des recherches frénétiques.

« Je l’ai ! annonça-t-il. Ça vient ! »

Une troisième image apparut entre celles de Gioninni et de Smyth. Geary revit l’intérieur du module de survie endommagé, avec le maître principal Madigan près du panneau de com et les deux Lousaraignes en combinaison spatiale plantés devant le sas. « Impossible de dire ce qu’ils regardent exactement, lâcha Geary.

— Non, convint Smyth. En revanche, nous pouvons voir, tout comme eux, les spatiaux de ce module se servir de ruban adhésif pour colmater la coque, réparer le panneau et prodiguer les premiers soins au matelot blessé. Ça peut réellement servir à comprimer une blessure au thorax ?

— Oui, capitaine », confirma le maître principal Gioninni.

Desjani opina. « À réparer l’électronique, recoller la coque, rafistoler organisme. Assez universel, je dirais.

— C’est bien pour ça qu’il s’en trouve toujours deux rouleaux à bord de chaque capsule de survie, renchérit le maître principal. Nous devons même en refaire mensuellement l’inventaire parce que des gus se faufilent dans les modules pour embarquer ces rouleaux, les revendre ou s’en servir sur leur vaisseau.

— Les revendre ? répéta Desjani en se tournant vers Gioninni, l’air menaçant.

— Pas sur ce vaisseau-ci, commandant. L’idée en vient parfois à certains, mais d’autres gars, plus anciens et mieux avisés, se chargent toujours de leur démontrer leur erreur. Embarquer le ruban adhésif d’un module de survie reviendrait à… euh… fourguer les parachutes d’un aéronef. Quand son emploi se révèle nécessaire, c’est qu’on en a vraiment besoin, aussi veille-t-on soigneusement à ce que personne n’y touche.

— Le ruban adhésif ne fait-il pas partie de nos fournitures de dotation ? s’enquit Desjani, légèrement radoucie mais toujours suspicieuse.

— Bien sûr, commandant. Mais on n’en a jamais assez. »

Geary entendit quelqu’un rire puis s’aperçut que c’était lui-même. « L’apport de l’homme à l’univers : le ruban adhésif.

— Nous n’aurions jamais atteint les étoiles sans lui, amiral, affirma Gioninni.

— Ni sans les chefs. »

Gioninni sourit. « En effet, amiral. Euh… si je peux me permettre cette audace, amiral, pourquoi fallait-il que nous déterminions à quoi correspondait la description que donnent ces extraterrestres de notre ruban adhésif ?

— Ils le veulent », déclara Desjani.

Le maître principal se pétrifia l’espace d’une seconde puis hocha la tête. « Jusqu’à quel point, commandant ? Nous pourrions conclure un marché juteux. »

Geary s’efforça de ne pas lui répondre par un sourire. « Connaîtriez-vous par hasard quelqu’un qui serait très doué pour passer des marchés, chef Gioninni ?

— Il se pourrait que j’aie quelque expérience en ce domaine, amiral, répondit Gioninni en feignant la modestie. Point tant que je m’adonne moi-même à de nombreux négoces, vous comprenez ? Mais nous devons parfois nous livrer à des échanges ou des trocs, et, si la partie adverse tient réellement à s’adjuger ce qu’on lui propose, on peut parfois en tirer de très gentils profits.

— Effectivement, chef, dit Desjani. Toutefois, ce marché particulier a déjà été passé. Nous leur donnons le ruban adhésif et ils nous autorisent à emprunter leur hypernet pour rentrer chez nous. Je ne pense pas que quelqu’un tienne à prendre le risque de saboter ce marché, et nous ne pouvons pas non plus nous permettre de trahir ni de flouer les seuls extraterrestres qui ne semblent pas décidés à nous anéantir.

— Loin de moi l’idée de trahir ou de flouer quelqu’un, commandant ! s’exclama benoîtement Gioninni, tout en réussissant à paraître scandalisé par cette seule idée. Je suis l’honnêteté et l’équité incarnées.

— C’est ce qu’on m’a dit. Merci, chef. Nous ferons savoir aux émissaires que vous êtes disposé à les épauler dans leurs négociations. » L’image de Gioninni disparue, Desjani se tourna vers Geary. « À votre avis, où les Lousaraignes placeraient-ils le maître principal Gioninni dans leur motif cosmique ?

— J’aime autant ne pas le savoir. Général Charban ? Émissaire Rione ? Nous avons identifié la substance mystérieuse. Capitaine Smyth, veuillez atteler vos quatre cuirassés au supercuirassé. Combien de temps vous faudra-t-il ? »

Smyth réfléchit en se grattant la joue. « Deux jours, amiral.

— Réduisez à un.

— L’impossible exige un peu plus de temps, amiral. Je peux rabattre jusqu’à un jour et demi. Je ne peux guère vous promettre moins.

— D’accord. » Geary n’avait jamais oublié la doléance traditionnelle des premiers spatiaux de carrière qu’il avait commandés : Pourquoi n’a-t-on jamais le temps de faire bien son boulot mais toujours celui de le boucler ? Cette logique simple et carrée l’avait toujours accompagné, d’autant que l’expérience ne cessait de la confirmer.

La communication terminée, il fixa fermement son écran durant une seconde puis : « À toutes les unités : sachez que nous comptons nous acheminer vers le plus proche point de saut dans un jour et demi. Veillez à vous tenir prêtes au départ. »

Smyth avait dû se mettre sans tarder à accoupler les cuirassés au bâtiment arraisonné, car le commandant du Représailles appela au bout de quelques minutes : « Avec tout le respect que je vous dois, amiral, je ne peux qu’élever une protestation : mon vaisseau ne peut pas servir de remorqueur !

— Je comprends votre souci, commandant », répondit Geary avec tout le tact dont il pouvait faire preuve. Ce qui, si l’on en croyait Rione, se résumait à pas grand-chose mais devrait suffire en l’occurrence, du moins l’espérait-il. « J’ai pris cette décision en fonction de la prestation du Représailles lors du dernier engagement. Il est d’une importance cruciale que ce vaisseau extraterrestre soit ramené chez nous sans anicroche, et je sais pouvoir me fier au Représailles pour assurer sa sécurité quelles que soient les menaces que nous rencontrerons. Vous serez son ultime ligne de défense, et la plus ferme. »

Le commandant du Représailles hésita un instant. « C’est un poste… honorifique ?

— Absolument. » Geary ne mentait pas vraiment. Si le pire survenait, savoir que des vaisseaux aussi solides que ces quatre cuirassés resteraient ses derniers bastions pour défendre le supercuirassé vachours serait à tout le moins réconfortant.

Au cours des minutes qui suivirent, il donna les mêmes assurances aux commandants de l’Acharné, du Superbe et du Splendide puis appela l’Intrépide, l’Orion, le Fiable et le Conquérant pour leur apprendre qu’ils auraient l’honneur de servir d’escorte rapprochée à leurs homologues ainsi qu’au bâtiment arraisonné.

« Jane, vous commanderez à l’escorte rapprochée du supercuirassé, déclara-t-il à sa petite-nièce. Vous devrez le protéger. »

Le capitaine Jane Geary hocha la tête. « Je comprends, amiral.

— Vous avez fait du très bon travail ici. Nul ne doutera jamais de votre bravoure, de votre initiative ni de votre compétence.

— Merci, amiral. »

Et, Jane Geary s’abritant derrière la politesse professionnelle pour esquiver les discussions personnelles, l’affaire en resta là.

Il s’en fallut encore d’une demi-journée avant que les émissaires ne reviennent au rapport. « Nous avons conclu un accord, affirma Rione. Mais je vous mets en garde contre votre décision de permettre à des vaisseaux lousaraignes de nous raccompagner.

— Des vaisseaux ? Je croyais qu’il n’y en aurait qu’un ?

— La faute à une mauvaise interprétation de notre part, au général Charban et moi », expliqua Rione. Elle n’avait pas l’air de trop s’en émouvoir, mais peut-être ces négociations l’avaient-elles tout simplement à ce point exténuée qu’elle n’en avait cure. « En réalité, ils veulent en dépêcher six.

— Six vaisseaux ? » Geary y réfléchit en se massant le menton. Amener une flottille extraterrestre dans l’espace de l’Alliance ? D’un autre côté, il ignorait quels risques il lui faudrait affronter sur le trajet de retour. S’il n’était accompagné que d’un seul vaisseau lousaraigne et qu’il lui arrivait quelque chose, comment pourraient-ils jamais l’expliquer à leurs congénères de ce système ?

« Ces six bâtiments nous escorteront à travers le territoire lousaraigne, ajouta Charban. Ils nous accompagneront ensuite dans leur hypernet. Puis ils resteront avec nous jusqu’à destination.

— Savent-ils déjà où nous allons ?

— Au moins que nous comptons gagner Midway, amiral. Nous avons dû le leur révéler pour obtenir leur permission de traverser leur espace. »

Pouvait-il refuser ? En aucun cas. Et, plus il y réfléchissait, plus l’idée de disposer de plusieurs vaisseaux lousaraignes veillant les uns sur les autres lui agréait. « Très bien. J’y consens. Leur a-t-on déjà donné le ruban adhésif ?

— Non, répondit Rione. Nous le leur remettrons en personne. » Elle avait dû remarquer la réaction de Geary car elle ajouta : « Les Lousaraignes insistent pour nous rencontrer ultérieurement, afin d’échanger notre “cadeau” contre leurs assurances. Cette entrevue implique une sorte d’“accolade”, me semble-t-il.

— Une accolade ? Pour l’amour de nos ancêtres, Victoria…

— Je ne suis guère pressée non plus, mais toute femme connaît fatalement des déboires en amour. Je ferai comme s’il s’agissait d’un autre de ces rendez-vous à l’aveugle orchestrés par des amies mal avisées lorsque j’étais encore célibataire. Une étreinte maladroite à la fin, peut-être l’ombre d’un bisou sur la joue, la vague promesse d’un coup de fil dans un avenir indéfini, et retour au bercail.

— Nous serons présents tous les deux, ajouta le général Charban. Il nous faudra une navette pour nous porter au-devant de la leur ou de leur équivalent. Deux passagers de notre côté et deux du leur. Nous nous rencontrerons dans le sas.

— Leurs sas et les nôtres sont-ils compatibles ? demanda Geary.

— Ils n’ont pas l’air de se poser le problème, amiral.

— De quelle quantité de ruban adhésif avez-vous besoin ?

— Selon l’émissaire Rione, nous devrions leur en offrir une pleine caisse. »

Une caisse entière de ruban adhésif alors que la flotte était restée si longtemps loin de chez elle et qu’elle s’était dernièrement livrée à de frénétiques réparations ? Geary se tourna vers Desjani, laquelle réprimait visiblement un fou rire. « Qu’est-ce qu’il y a de drôle ?

— Rien, amiral. » Mais, avant de se focaliser de nouveau sur lui, Tanya avait coulé un regard vers l’image de Rione.

Évidemment ! Sa vieille rivale allait devoir « étreindre » un Lousaraigne. « Vous êtes parfois démoniaque, chuchota-t-il. Disposez-vous d’une caisse supplémentaire de ruban adhésif à bord ? demanda-t-il d’une voix normale.

— Pleine et intacte ? Sûrement pas, répliqua Desjani comme si ça ne la concernait pas. Quand vous la faudra-t-il ?

— Tout de suite.

— D’accord. » Elle se tourna vers son officier des trans. « Rappelez le maître principal Gioninni. La flotte de l’Alliance a besoin de ses talents bien particuliers. »

Une heure et demie plus tard, une navette quittait l’Indomptable. Son pilote et un garde des fusiliers étaient hermétiquement enfermés dans le cockpit tandis que Rione et Charban occupaient les places des passagers. Le général tenait une caisse pleine encore intacte portant au pochoir les mots PROPRIÉTÉ DE LA FLOTTE DE L’ALLIANCE. RUBAN ADHÉSIF MULTIFONCTIONS, VINGT ROULEAUX (NE PAS S’EN SERVIR SUR LES CONDUITS DE VENTILATION). Le fourrier de l’Indomptable venait à l’instant d’annoncer à Desjani qu’au terme d’une recherche approfondie on n’avait trouvé à bord aucune caisse encore scellée. Desjani s’était bien gardée de lui avouer qu’un quart d’heure plus tôt le maître principal Gioninni, une telle caisse sous le bras, se pointait dans la soute des navettes où l’attendait le général Charban.

Alors que la navette quittait la soute pour se diriger vers la formation lousaraigne, une silhouette minuscule s’était détachée d’un des vaisseaux extraterrestres pour filer vers le point de rendez-vous. « Même leurs navettes sont des bombasses, avait fait remarquer Desjani.

— Vous êtes d’excellente humeur, dirait-on.

— C’est une très belle journée, amiral.

— Que ce jour où Victoria Rione doit embrasser un Lousaraigne, voulez-vous dire ?

— C’est ce qui est prévu ? demanda Desjani en mimant une surprise fort loin d’être sincère. Que feront les Lousaraignes, selon vous, quand ils se rendront compte que le ruban adhésif ne peut pas servir à colmater les conduits de ventilation ? Ils le croient capable de tout réparer, sauf que la seule chose qu’ils ne peuvent rafistoler est inscrite sur la caisse.

— Ils ne lisent pas notre langue.

— C’est vrai. Au moins savons-nous à présent que, la prochaine fois où le motif cosmique s’effilochera un tantinet, les Lousaraignes pourront le retaper à l’aide de ruban adhésif.

— Êtes-vous consciente que le nom de Victoria Rione va se retrouver dans tous les livres d’histoire ? s’enquit Geary. Pour avoir été la première humaine à établir un contact physique avec les représentants d’une espèce extraterrestre amicale. »

Desjani haussa les épaules. « Les fusiliers ont déjà établi un contact physique avec un nombre incalculable de Vachours.

— Qui n’étaient pas amicaux. Et je ne crois pas non plus qu’on puisse déterminer qui, lors de ce combat, a établi le premier le contact…

— Il y a bien les Énigmas…

— Compte tenu du mystère entourant le lieu et le moment de notre rencontre avec eux, l’homme qui les a contactés le premier restera sans doute éternellement inconnu, sauf peut-être des Énigmas eux-mêmes. Et, en l’occurrence, ils n’étaient assurément pas amicaux. »

La navette et l’appareil lousaraigne se rapprochaient l’un de l’autre. Le pilote humain s’efforçait visiblement de manœuvrer son véhicule avec autant d’assurance et de grâce que son homologue extraterrestre. Geary avait une vision assez nette de la zone des passagers sur la vidéo que lui transmettait la navette et il guettait tout témoignage de nervosité chez Rione ou Charban. De façon surprenante, ils avaient l’air parfaitement calmes.

Les deux appareils s’étaient accotés et le pilote de la navette arracha son regard à la vidéo qu’il consultait. « Au point mort par rapport à l’appareil extraterrestre. En attente d’autres instructions.

— Ici l’amiral Geary. Attendons de voir ce qu’ils font.

— À vos ordres, amiral. »

Geary disposait aussi d’images de l’extérieur de la navette, et, sur celle qui montrait le lisse ovoïde de l’appareil lousaraigne, une sorte de tube, également de section ovale, s’étirait vers le véhicule humain.

« Ça me paraît juste, lâcha Desjani. Cette forme ovale. Les proportions, je veux dire. À croire que les Lousaraignes ont le même penchant que nous pour le nombre d’or. »

Le tube s’abouta au flanc de la navette et des alarmes se mirent à clignoter devant le fauteuil du pilote. « Contact des deux coques. Je ne suis pas sûre de ce qui se passe. » La voix de la fille restait assurée.

« Seraient-ils drogués ? s’enquit Geary. Pourquoi aucun des trois n’a-t-il l’air nerveux ?

— J’ai choisi moi-même le pilote, affirma Desjani. Elle est aussi saine qu’on peut l’être. Vous devrez demander aux émissaires s’ils ont pris quelque chose.

— Pressurisation du sas, annonça le pilote. Environ quatre-vingt-quinze pour cent de la normale. Atmosphère dans une fourchette respirable. Je ne peux pas le confirmer, mais le tube flexible qui nous relie à l’appareil extraterrestre semble s’être rigidifié. »

Comment le tube lousaraigne avait-il créé un sas étanche dans le flanc de la navette humaine ? Et comment l’objet flexible qu’il était au départ était-il devenu un tube rigide ?

Rione et Charban avaient tous deux entendu la déclaration du pilote et ce dernier se dirigeait à présent vers le sas. Il se retourna pour saluer l’objectif. « Nous y voilà. »

Rione vint se planter à côté de lui, tandis que l’écoutille extérieure du sas hermétique s’ouvrait en pivotant sur elle-même. Geary la vit inspirer profondément, l’atmosphère de l’appareil extraterrestre se mélangeant à celle de la navette. « Poivrée, annonça-t-elle à la cantonade. Mais ni trop piquante ni trop âcre. Pas désagréable.

— Peut-être sentent-ils bon, finalement, avança Geary.

— Meilleur que nous, dirait-on, plaisanta Desjani. À l’exception des personnes ici présentes, bien entendu. »

Geary se demanda ce qu’il aurait dû éprouver pendant qu’ils attendaient l’apparition des extraterrestres. L’humanité prenait enfin contact avec une autre espèce intelligente. Les Énigmas avaient refusé de réellement dialoguer avec les hommes, se bornant à menacer ou exiger, et les Vachours, eux, avaient décliné toute tentative de communication. Mais les Lousaraignes étaient intelligents et disposés à palabrer. Pour la toute première fois, le genre humain allait apprendre comment une espèce différente concevait l’univers qu’elle partageait avec lui. Avec le temps, les méthodes grossières auxquelles on recourait à présent pour échanger des informations seraient affinées, les deux peuples apprendraient chacun le langage de l’autre et…

L’aspect des Lousaraignes n’en resterait pas moins difficilement supportable aux yeux des hommes, conclut-il en en regardant deux s’engager dans le tube ovale, assez large pour leur permettre d’avancer de front.

Certes, il en avait déjà vu deux dans la capsule de survie du Balestra, mais revêtus de combinaisons spatiales, ce qui pouvait pas mal changer leur aspect. À les observer ainsi sans autre accoutrement que leurs vêtements brillants et soyeux, il pouvait se faire une bonne idée de leur taille : plus grands que les Vachours mais moins que les hommes, les Lousaraignes mesuraient environ un mètre cinquante, mais ils étaient plus larges que les humains car leurs membres saillaient de part et d’autre et la partie médiane de leur abdomen débordait sur le côté.

Charban leur offrit la caisse de ruban adhésif. « Pour nos amis, déclara-t-il, un des plus grands secrets et une des plus grandes découvertes de l’humanité. Mais nous la partageons libéralement avec votre espèce en gage d’amitié et de compréhension mutuelle. »

D’une certaine façon, la caisse de ruban adhésif semblait quelque peu déplacée et ne guère mériter le langage pompeux qui présidait à son transfert aux Lousaraignes. Un des extraterrestres tendit quatre de ses membres, ses griffes se refermèrent sur la caisse et, Geary en fut frappé, il parut la tenir avec les plus grandes précautions, comme s’il venait de s’emparer d’un objet d’une valeur inestimable.

L’autre se tourna vers Rione, laquelle restait plantée là, rigide, en proie à une tension qu’il trouva étrangement familière. Pas de sa part… mais… Peut-être était-ce cette analogie avec un rendez-vous à l’aveugle dont elle s’était servie un peu plus tôt qui réveillait en lui le souvenir de ses propres premières rencontres amoureuses, du moins de celles qui s’étaient soldées par un échec, et de la semblable raideur des filles au moment de leur dire au revoir. Il ne lui avait fallu que quelques malheureuses expériences de la même eau pour comprendre que cette posture légèrement crispée préludait à un baiser sur la joue plutôt que sur les lèvres, accompagné d’une brève accolade, sans aucun contact physique.

Le Lousaraigne avait-il la même impression ? Ses quatre pattes terminées par des griffes se levèrent et pivotèrent lentement pour tout juste effleurer Rione, tandis que sa tête hideuse plongeait légèrement pour à peine frôler son front, qu’elle-même avait baissé pour accompagner son geste.

Le Lousaraigne rompit très vite son « accolade » et Geary vit s’altérer les couleurs de son abdomen et de sa face : une nuance rose, suivie d’une teinte bleuâtre puis d’un pourpre qui s’étendit et s’installa. Comme d’autres, Geary avait évoqué en plaisantant l’éventualité que les hommes pussent paraître aussi repoussants aux Lousaraignes que ceux-ci aux humains. S’il décryptait correctement les dernières réactions de l’extraterrestre, il ne s’était peut-être pas trompé.

Desjani eut un rire bref. « Elle est gonflée. Je déteste cette femme, mais elle en a dans le ventre. Combien de temps devront-ils rester en quarantaine ?

— Ça dépendra de ce que diront les médecins à leur retour, quand ils les auront examinés.

— Bon sang ! » La voix de Desjani s’était faite plus sourde et intense. « J’en suis toute remuée. Voilà un moment que le genre humain attend depuis des lustres, dont il rêve et qu’il redoute peut-être depuis des millénaires. Il arrive enfin et c’est nous qui en sommes témoins.

— Plutôt effrayant, non ?

— Et suis-je encore démoniaque si j’espère que la délégation lousaraigne que nous ramenons avec nous étreindra aussi les politiciens du Grand Conseil de l’Alliance ?

— Non. » Geary eut la vision fulgurante d’un Lousaraigne « embrassant » la sénatrice Suva et sourit. « Je ne répugnerais pas à assister moi-même à ce spectacle. »

Le premier Lousaraigne était en train de s’exprimer dans ce bourdonnement pépiant suraigu qui leur servait de langage. Ses bras se replièrent précautionneusement sur son abdomen puis ses griffes cliquetèrent à plusieurs reprises avant qu’il ne s’incline devant Charban et Rione. Il releva une patte pour désigner cette fois la direction générale d’un des points de saut, puis pointa quatre membres vers les deux émissaires.

Charban hésita un instant avant de lever le bras pour saluer, l’abaissa et recula d’un pas.

Rione écarta les mains en souriant et adressa un signe de tête aux extraterrestres avant de faire à son tour marche arrière.

Les deux Lousaraignes se replièrent à l’intérieur du tube ovale, sortant ce faisant du champ de vision de Geary.

« Et maintenant ? demanda Rione à Charban.

— On referme le sas, j’imagine. » Il déclencha la fermeture des écoutilles intérieure et extérieure puis resta planté devant dans une posture manifestement indécise.

Le pilote avait assisté à toute la scène depuis son cockpit, sur la retransmission vidéo de la zone des passagers, mais elle réagissait à présent à une alarme qui venait de s’allumer sur son panneau. « L’atmosphère du sas diminue très vite. Elle baisse, elle baisse. Disparue. Ce qui était entré en contact avec notre coque a également disparu.

— Ramenez la navette, ordonna Geary. Pliez-vous ensuite au protocole de quarantaine, tant pour le matériel que pour le personnel.

— Compris, amiral. Nous regagnons sur-le-champ l’Indomptable. »

Les deux appareils se séparèrent et chacun retourna vers sa propre espèce.

Ce moment ineffable avait pris fin. Pourtant, alors même que Geary regardait rentrer la navette, il se disait que le motif cosmique dont parlaient les Lousaraignes avait été altéré d’une manière telle qu’aucune quantité de ruban adhésif ne saurait lui rendre son état antérieur.

Elle atteignait tout juste l’Indomptable que l’appareil lousaraigne s’engouffrait dans un vaisseau plus grand, lequel se retournait pour gagner un point de saut différent de celui qui avait été assigné à la flotte. Presque au même instant, un des bras incurvés de la formation extraterrestre s’effilocha et six de ses vaisseaux en décrochèrent pour filer vers une position entre la flotte de l’Alliance et le point de saut qu’elle devrait emprunter.

« Notre escorte », je présume, déclara Geary en voyant les six bâtiments décélérer pour épouser la vélocité des vaisseaux humains. Il appela les experts civils, sachant qu’ils n’auraient pas manqué une miette du spectacle, et tomba sur un professeur Schwartz qui le regardait de travers. « Un problème ? »

Schwartz inspira profondément avant de répondre. « Pardonnez mon attitude bien peu professionnelle, amiral, mais savez-vous à quel point il nous a été difficile d’assister à cette rencontre sans intervenir ?

— Je le déplore, docteur Schwartz, mais les Lousaraignes ont insisté : deux représentants humains seulement. Et l’émissaire Rione et le général Charban avaient précisément été désignés par le gouvernement de l’Alliance pour nous servir de guides dans tout contact avec les extraterrestres. Je n’aurais pas pu choisir quelqu’un d’autre sans un motif valable.

— Oui, je sais, répondit Schwartz. C’est bien pourquoi j’ai admis mon manque de professionnalisme. Mais… tout de même… j’ai rêvé de cet instant toute ma vie durant, amiral, et je reconnais volontiers m’être vue, dans ces rêves, comme la première à accueillir des extraterrestres.

— Des tas de gens ont fait ce rêve, docteur. Vous l’aurez au moins vu se réaliser. » Schwartz sourit. « Nos deux émissaires vont être occupés pendant un certain temps à se soumettre à tous les examens médicaux dont pourraient rêver nos toubibs. Notre escorte dans l’espace lousaraigne s’est déjà mise en position, mais nous ne serons prêts à partir que dans douze heures. Le docteur Setin et vous-même, pourriez-vous contacter les Lousaraignes pour le leur faire savoir ?

— Douze heures ? répéta Schwartz. Douze, encore, ça va, mais heures… ? Eh bien, ça demandera pas mal de travail. Je vais demander à mes collègues de s’y atteler, mais, je vous préviens, ils boudent encore plus que moi pour l’instant.

— Bonne chance, docteur Schwartz. »

Elle sourit derechef. « Merci, amiral. »

Geary raccrocha puis remarqua que Desjani fulminait dans son fauteuil. « Quoi ?

— Le service de quarantaine a un problème avec le capitaine Benan, grommela-t-elle.

— Quel problème ?

— Il insiste pour voir Rione. Les médecins s’y opposent. Je vais le faire mettre aux arrêts. »

Geary se crispa puis parvint à se détendre. « Il veut la voir ? En personne ou seulement par le truchement des communications virtuelles ?

— Laissez-moi vérifier, répondit Desjani avec un regard agacé. Très bien. Il dit qu’il veut la voir et lui parler en virtuel. Le médecin aimerait pouvoir travailler en paix.

— Permettez au capitaine Benan de communiquer avec son épouse », ordonna Geary.

Le visage de Desjani afficha une certaine stupéfaction. « Je vous demande pardon, amiral ?

— Quoi ?

— Vous vous êtes servi de votre “ton de commandement”. Vous n’avez pas à le faire avec moi. Vous le savez parfaitement. »

Elle appuya sur une touche. « Le capitaine Benan est autorisé à s’entretenir avec sa femme. Vidéo et audio. Peu m’importe. Faites en sorte. Dites à l’équipe médicale que c’est un ordre de l’amiral et qu’ils peuvent en discuter avec lui si ça ne leur plaît pas.

— Désolé, Tanya, reprit Geary. Les agissements du capitaine Benan et son manque de self-control ne sont que le fruit de ce qu’on lui a fait subir.

— Je suis au courant, rétorqua-t-elle. Les Syndics…

— Et l’Alliance. Je vous l’ai déjà dit.

— Très bien. Mais vous ne m’avez pas dit ce qu’on lui a fait. » Elle le défiait du regard.

« C’est top secret, Tanya. Si je vous le disais, ça vous créerait des problèmes.

— Des problèmes ? » Elle éclata de rire. « Ah, non, pitié ! Des problèmes ! Comment ferais-je sans mon gardien et protecteur pour m’épargner des problèmes ?

— D’accord, reconnut Geary. C’était peut-être un poil condescendant…

— Beuh !

—… mais vous avez déjà bon nombre de sujets d’inquiétude. »

Desjani eut un reniflement sarcastique. « À propos de sujets d’inquiétude, nous savons vous et moi que le capitaine Benan est une bombe à retardement. Puisqu’il se trouve à mon bord et qu’il risque à tout moment de mettre mon vaisseau en péril, il ne serait peut-être pas mauvais de m’informer de ce qui se passe afin de me permettre de contrôler la situation.

— Vous marquez un point, même si vous enfoncez le clou à coups de marteau. Je vous en ferai part dès que nous aurons réintégré l’espace du saut. »

Elle haussa les sourcils. « Pourquoi pas dans l’espace conventionnel ?

— Je serai trop occupé, j’en ai l’impression, répondit Geary. À cet égard…» Il appela le capitaine Smyth.

« Restent encore douze heures, annonça Smyth avant que Geary eût placé le premier mot. Pas une minute de moins.

— Notre escorte attend, fit remarquer Geary.

— Sauf si nos escorteurs comptent remorquer cette monstruosité que vous appelez un supercuirassé, je leur suggère de continuer à patienter jusqu’à ce que j’aie fini de goupiller cette affaire d’arrimage.

— Je n’appelais pas pour ça. On a reçu une mise à jour sur l’Orion.

— Oh ! » Smyth hocha la tête. « Il a été frappé trop souvent et trop durement. Ce sont désormais ses réparations de bric et de broc, plutôt que tout autre chose, qui le maintiennent en un seul morceau.

— Est-il oui ou non en mesure d’affronter un combat ? Cette mise à jour biaise pour éviter de donner une réponse directe. »

Le patron des ingénieurs se renfrogna et consulta ses propres relevés. « Ça m’a l’air franc du collier. Accumulation de la fatigue des matériaux dans certains points de sa structure, secteurs de la coque où le blindage est estimé affaibli, effets cumulatifs des nombreuses réparations effectuées sur les systèmes… Où est le problème, amiral ?

— Ça ne me dit pas s’il est en état de combattre, répéta Geary.

— Ce n’est pas à nous d’en décider, amiral. Nous ne pouvons que vous dépeindre l’état du vaisseau. À vous de décider si vous pouvez prendre ce risque et dans quelle mesure. L’Orion n’a pas dépassé la limite au-delà de laquelle un bâtiment est déclaré peu sûr et incapable de s’acquitter de ses fonctions de base. Mais il s’est mis sur la touche par de très nombreux aspects. Une salve de plus décochée par les Bofs à l’Orion lors du dernier engagement, et nous aurions sans doute dû le récupérer en pièces détachées après la bataille. Je ne l’ai pas désigné pour remorquer le supercuirassé vachours arraisonné parce que je m’inquiétais précisément de la capacité de sa structure à résister à cet effort supplémentaire. »

Hélas, Smyth avait entièrement raison. C’était un cas où Geary ne pouvait pas s’en remettre au jugement de ses ingénieurs. Il lui faudrait en décider lui-même. « Très bien, capitaine Smyth…» Il s’accorda une pause puis, incapable de résister à la tentation, ajouta : « Toujours douze heures, donc ?

— Plus que onze et cinquante-sept minutes à présent, amiral. »

Geary appela le capitaine Shen et constata qu’il lui répondait depuis le plus proche panneau de com d’une des coursives de l’Orion. « Où en est votre vaisseau, capitaine ? demanda-t-il à brûle-pourpoint.

— Il a connu des jours meilleurs, amiral. » Shen regarda autour de lui. « Je pourrais difficilement exiger un meilleur équipage, ni des matelots plus durs à la tâche, mais il y a eu beaucoup à faire.

— Considérez-vous qu’il est apte au combat ? »

Shen marqua un temps, le regard voilé. Il réfléchissait à la réponse qu’il allait fournir, sans que son expression éternellement insatisfaite donnât le premier indice sur ce qu’il pensait réellement. « L’Orion ne peut pas combattre en première ligne, finit-il par déclarer. Mais il peut riposter. Nous avons renforcé ses boucliers au maximum et un tiers de ses armes sont opérationnelles.

— J’ai vu ça. Remarquable accomplissement, compte tenu des dommages dont il a souffert au cours des deux derniers engagements.

— Merci, amiral. Néanmoins, le blindage de notre cuirasse est rafistolé en de nombreux secteurs et deux tiers de nos armes ne sont plus opérationnelles. » Shen regarda de nouveau autour de lui, cherchant des yeux ceux de ses hommes d’équipage à proximité. « Nos effectifs sont très diminués, conséquence des pertes que nous avons subies au combat en dépit d’un certain nombre de remplacements par d’ex-matelots de l’Invulnérable. Ils nous ont rendu de grands services, bien que beaucoup regardent cette réaffectation d’un croiseur de combat à un cuirassé comme un exil dans le troisième cercle de l’enfer.

— Votre mission principale sera la défense du supercuirassé arraisonné. Croyez-vous l’Orion capable de s’en acquitter ?

— Je n’ai aucun doute à cet égard, amiral.

— Je vais donc continuer à classer l’Orion parmi les bâtiments aptes au combat. Faites savoir à votre équipage qu’il aura la mission la plus importante de toute la flotte, je vous prie. Nous devons ramener ce cuirassé chez nous en seul morceau. Je le confie à l’Orion parce que je l’en sais capable. »

L’ombre d’un sourire aurait-il percé sous l’habituelle épaisse et rigide couche d’aigreur de Shen ? « Je veillerai à informer mon équipage de vos derniers propos, amiral. »

Alors qu’il mettait fin à la communication, Geary remarqua que Desjani regardait droit devant elle d’un air lugubre. « Que se passe-t-il ? »

Elle reporta les yeux sur lui. « Shen et moi, nous sommes de vieux amis, amiral. Des camarades de bord. Je ne voudrais pas le voir mourir aussi. J’ai déjà perdu trop de camarades au fil des ans.

— Pourquoi croyez-vous…

— Je le connais, amiral, et vous aussi allez apprendre à le connaître. Vous savez qu’il parlait sérieusement. Il défendrait ce supercuirassé jusqu’au dernier de ses hommes même si l’Orion devait se démanteler complètement. Et je sais pourquoi vous teniez à leur confier cette mission, à l’Orion et à Shen, en dépit du mauvais état de son bâtiment. »

Il la dévisagea, l’estomac noué. « Pourquoi ? »

Elle se pencha à l’intérieur du champ d’intimité de Geary afin que nul sur la passerelle n’entendît ses paroles, et elle le fixa dans le blanc des yeux. « Parce que vous craignez que le capitaine Jane Geary n’entraîne l’Invincible dans une autre charge auréolée de gloire, laissant ainsi le supercuirassé sans défense, souffla-t-elle d’une voix sourde. Et vous savez aussi que le capitaine Shen ne la suivra pas cette fois, et que, si l’Orion ne marche pas sur les brisées de l’Invincible, le Fiable et le Conquérant resteront auprès du supercuirassé. Le capitaine Shen et son Orion vous servent de police d’assurance contre une nouvelle quête de gloire de votre petite-nièce. »

Geary aurait aimé lui répondre qu’elle se trompait, que jamais il ne risquerait l’Orion et la vie de Shen de cette manière, mais, en son for intérieur, il se rendait compte qu’il était incapable de démentir les paroles de Tanya.

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