« Quoi ? » Desjani braqua le regard sur lui.
« Ils vont nous éperonner, répéta Geary, absolument certain de ce qu’il disait. S’ils ordonnent à quatorze de leurs vaisseaux de télescoper chacun un de nos croiseurs de combat, ils éliminent en une seule passe le noyau dur de notre force combattante ainsi qu’une bonne part de notre puissance de feu. Le reste de leur formation pourrait alors aisément défaire nos croiseurs légers et destroyers rescapés, puis liquider les Syndics du système avant de provoquer l’effondrement du portail en partant. Je prends tous les paris que vous voudrez. C’est bel et bien leur intention. »
Les yeux de Desjani se reportèrent prestement sur son écran et passèrent rapidement d’une formation à l’autre. « Vous avez raison, râla-t-elle. Pour eux, c’est parfaitement logique. Nous les avons déjà vus télescoper cet astéroïde et nous savons qu’ils sont prêts à sacrifier les leurs pour de nombreuses raisons. Si nous optons pour un engagement frontal, ils auront de bonnes chances de caramboler plusieurs de nos vaisseaux et, compte tenu de notre vélocité respective, il n’en faudrait pas plus. Mais comment savoir si c’est réellement ce qu’ils cherchent ? Si nous nous contentons d’esquiver, nous perdons toute chance d’engager le combat.
— Observons-les et voyons s’ils ralentissent, répondit Geary. S’ils ne réduisent pas assez leur vélocité pour garder de bonnes chances de nous toucher lors d’une passe de tirs, c’est qu’ils ont opté pour une autre tactique.
— À ces vélocités, la collision reste improbable même si le missile est de la taille d’un vaisseau, marmonna Desjani en effectuant quelques simulations. Hummm… S’ils assignent deux de leurs vaisseaux au carambolage de deux de nos croiseurs de combat, leurs chances de succès remontent fichtrement. Mais… lors d’une passe de tirs bien plus frontale… c’est jouable. Oh, bon sang ! C’est bien pourquoi ils ont adopté cette position : afin de se retrouver face à nous et d’augmenter ainsi leurs chances de nous saborder en nous éperonnant. »
Une heure, ça peut parfois sembler très long. Mais, quand une puissante formation de vaisseaux extraterrestres vous saute droit à la jugulaire, probablement avec la ferme intention d’éliminer vos plus grosses unités en recourant à la plus atroce mais aussi à la plus sûre des méthodes, cette heure peut aussi vous paraître un délai bien trop court pour échafauder des contre-mesures efficaces. Constatant que Geary n’apportait aucune réponse au bout de plusieurs minutes de réflexion, Desjani se tourna vers lui.
« Comptez-vous me faire part un jour de votre plan génial pour parer à cette menace ?
— Dès que j’aurai trouvé une solution », marmotta Geary.
Les paroles suivantes de Desjani le sidérèrent : « Vous savez quoi, amiral ? Nous n’avons pas besoin de les frapper sévèrement lors de cette passe de tirs. Nous n’avons même pas besoin de les frapper du tout. »
La tête de Geary pivota brusquement et il la dévisagea. « Vous vous sentez bien, Tanya ?
— Très bien. Peut-être un poil trop contrainte à la réflexion tactique ; sinon, ça va. » Elle indiqua son écran. « Nous avons émergé dans ce système en nous disant que nous devions frapper les Énigmas aussi vite et durement que possible parce que nous pensions qu’ils allaient tout y détruire. Or ils s’en gardent bien, car ils tiennent à le conserver intact afin de nous obliger à y combattre pour le défendre. Mais je viens de m’apercevoir que nous continuions à voir la situation sous ce jour, alors qu’elle est très différente de celle à quoi nous nous attendions. Ils arrivent sur nous. Nous sommes très éloignés de tout ce qu’ils pourraient cibler dans ce système. Compte tenu de nos vélocités respectives, le corps principal de la flotte qui arrive derrière nous émergera peu de temps après que la formation ennemie nous aura traversés, mais les Énigmas n’en seront témoins qu’ensuite, de sorte qu’ils se retrouveront pris en tenaille entre nos deux formations. Et c’est là que nous pourrons leur tomber dessus. »
Geary s’en serait giflé. « C’est vrai. Je continuais à croire le facteur temps critique, mais il joue maintenant en notre faveur. Nous n’avons pas besoin de prendre le risque d’une passe de tirs périlleuse. Vous ai-je déjà dit à quel point vous m’étiez précieuse, capitaine Desjani ?
— Pas assez souvent.
— Je tâcherai de m’amender. » Il envisageait à présent la situation d’un œil neuf. « À votre avis, comment les Énigmas comptent-ils se tirer de cette tentative de carambolage, alors que la flotte a un long passé de manœuvres de dernière minute visant à concentrer ses forces contre une partie réduite de la formation ennemie ? Comment sauront-ils sur qui diriger leurs vaisseaux chargés de nous télescoper ?
— Très simple, répondit-elle, un poil suffisante. Regardez. » Des représentations du détachement de Geary et de la flottille ennemie fondant l’une sur l’autre s’éclairèrent sur son écran. « Ils nous ont déjà vus combattre. Ils savent que vous altérerez vraisemblablement votre course au dernier moment pour frapper une partie de leur formation avec tout ce que vous avez dans le ventre. Pour en arriver là, nous devrons nous trouver à une certaine portée d’eux, quelle que soit la direction que nous emprunterons pour les esquiver. » Elle entra d’autres données et un cône aplati entourant la formation ennemie se déploya à la future position du détachement de Geary. « Nous devons nous placer quelque part dans ce cône. Si je menais le bal pour les Énigmas, je guetterais les premiers frémissements d’un changement de trajectoire de notre part, et, dès que j’aurais vu la direction que nous prendrons, je saurais vers où nous nous dirigerons à l’intérieur de ce cône.
» Par exemple…» Desjani entra un chiffre et le cône fut remplacé par un simple vecteur. « Vous voyez ? Facile. Du moins si nos vaisseaux étaient capables de changer assez vite de cap pour arriver ici à une nouvelle interception. Mais, contrairement à ceux des Énigmas, les vaisseaux humains n’ont pas cette maniabilité.
— Et, si je ne les esquive pas, ça leur facilite encore la tâche. Content que vous ne meniez pas le bal pour eux.
— Absolument. Alors, que comptez-vous faire ?
— Me servir de votre cône. De combien devons-nous dévier notre cap pour frapper ceux des Énigmas qui chercheraient à nous toucher tout en restant à l’abri d’une interception à l’intérieur de ce cône ?
— Tout dépend du côté où vous comptez aller. » Elle le fixa en arquant un sourcil. « D’ordinaire vous optez pour tribord et vers le haut.
— C’est ce que vous m’avez dit. » Il s’interrompit un instant pour réfléchir. « Feignons de leur faciliter le travail. Vers le haut et sur tribord, mais encore plus haut.
— On raterait alors complètement la passe de tirs, fit-elle remarquer.
— Le commandant d’un certain croiseur de combat m’a fait remarquer que nous pouvions nous l’épargner », répondit Geary.
Rione revint à la charge : « Amiral, les Lousaraignes viennent d’émerger dans le système.
— Très bien.
— Comment empêcher les Énigmas de les détruire ? »
Ça se corsait.
Desjani s’adressa à Geary comme pour lui dévoiler ses pensées à haute voix : « Au moins n’avons-nous pas à nous inquiéter pour les Lousaraignes. Leurs vaisseaux ne sont pas tout à fait aussi rapides que ceux des Énigmas mais ils ont l’air légèrement plus maniables. Ils devraient pouvoir éviter tout engagement avec eux, sauf s’ils tiennent à les combattre. »
Geary opina puis se tourna vers Rione : « Je confirme.
— Merci… amiral. » Rione observa l’écran. « J’ai cru comprendre que des changements politiques étaient intervenus ici.
— Ça y ressemble, mais nous ignorons encore dans quelles proportions. N’hésitez pas à en débattre avec le lieutenant Iger. Ses gens s’efforcent d’appréhender ces bouleversements. »
Rione savait quand on lui donnait congé. « Je vous laisse vous concentrer sur votre bataille, amiral.
— Une demi-heure avant le contact, rapporta le lieutenant Castries.
— Ralentissons comme pour une passe de tirs normale, déclara Geary. À toutes les unités du détachement, réduisez la vélocité à 0,1 c à T 15. »
Quelques minutes plus tard, l’Indomptable et les vaisseaux qui l’entouraient se retournaient pour présenter leurs unités de propulsion principales vers l’ennemi et commencer à freiner.
Le temps de réduire leur vitesse à celle ordonnée par Geary puis de pivoter à nouveau, ne restaient plus que cinq minutes avant le contact.
Geary procéda à une vérification générale sur son écran pour s’assurer qu’il ne concentrait pas toute son attention sur les Énigmas, passant ainsi à côté d’autres développements importants dans le système stellaire. Les Lousaraignes avaient accéléré vers le haut, manifestement pour se trouver une position orbitale ne les plaçant pas directement sur le chemin des belligérants. Le corps principal de la flotte aurait normalement dû émerger une minute plus tôt, mais l’image de son arrivée n’était pas encore parvenue. Les Syndics d’ici, tout comme ces rebelles qui naguère encore étaient des Syndics, repéreraient dans l’heure qui suivrait le détachement de Geary, mais, jusque-là, aucune des trois flottilles n’avait altéré sa trajectoire ni sa vitesse.
« Les Énigmas n’ont pas réduit leur vélocité, annonça Desjani.
— Commandant ? Notre vitesse combinée d’engagement avec eux sera de 0,26 c, rapporta le lieutenant Yuon. La précision des systèmes de combat en sera sévèrement affectée. Je préconise une décélération.
— Merci, lieutenant. Pas cette fois. »
Geary hocha la tête puis activa son unité de com, désormais certain de ce qu’il lui restait à faire et du minutage de ses manœuvres. « À toutes les unités, virez de sept degrés sur tribord et de six degrés vers le haut à T 44. Engagez le combat avec tous les vaisseaux Énigmas qui entrent dans votre enveloppe de tir. » Il avait d’ores et déjà appelé les commandants des croiseurs de combat pour les prévenir de se méfier de tentatives de carambolage ; les lois de la physique feraient le reste.
Quarante-quatre minutes plus tard, le détachement piquait vers le haut et l’étoile, creusant spectaculairement l’écart avec la position où il aurait dû croiser la flottille Énigma, laquelle n’avait toujours pas changé de cap. Durant les quelques dernières secondes avant le contact, Geary, qui l’observait, la vit bondir vers la trajectoire adoptée par ses propres vaisseaux. Il en éprouva un bref effroi, alors même que son instinct lui soufflait que ce brusque revirement ferait chou blanc.
Trop vite pour que les sens humains pussent réellement l’enregistrer, ils dépassèrent l’ennemi. « À toutes les unités, virez de quatre-vingt-cinq degrés vers le haut et de huit degrés sur bâbord. Exécution immédiate. » Dès que cet ordre lui eut échappé, Geary vérifia le statut de la flotte sur son écran. « Aucune frappe.
— Ni chez nous ni chez eux, reconnut Desjani. Peu ou prou ce à quoi on s’attendait. Vous voyez ces vaisseaux ? » Elle montrait, sur son écran, les trajectoires de plus d’une vingtaine de bâtiments ennemis qui avaient sauvagement viré vers le haut et la formation humaine avant de la croiser en trombe et de piquer de nouveau vers le bas pour rejoindre la leur. « Ce sont ceux qui devaient nous éperonner. Ils nous auraient proprement télescopés si nous étions restés en position pour une passe de tirs normale. Vous aviez vu juste, amiral.
— Nous avons vu juste », rectifia-t-il. Des symboles s’allumèrent sur son écran, indiquant l’émergence au point de saut du corps principal de la flotte, dont la lumière les atteignait enfin. Au premier abord, avant qu’on repère les avaries dont souffraient de nombreux cuirassés, la flotte donnait encore l’impression d’être redoutable, ainsi regroupée autour de l’énorme masse de l’Invulnérable. Jamais les hommes n’avaient construit vaisseau de guerre aussi colossal, et il appartenait maintenant à l’Alliance.
La trajectoire du détachement décrivait à présent une large courbe vers le haut le ramenant vers le point de saut, tandis que les Énigmas continuaient eux aussi dans cette direction. « Ils piquent vers les… vers les Lousaraignes, bredouilla le lieutenant Castries.
— En effet, dit Desjani. Observez, mesdames et messieurs. Je crois que nos nouveaux amis vont nous donner une belle leçon de manœuvre évasive. »
Geary interrompit prématurément le virage de sa formation alors qu’elle atteignait le sommet de sa trajectoire et lui imprima un vecteur lui permettant d’intercepter les Énigmas qui remontaient vers les Lousaraignes. Il voyait mal, pour le moment, comment il aurait pu faire intervenir le corps principal, plus lent et encore distant.
« Capitaine Armus, poursuivez vers l’intérieur du système et manœuvrez indépendamment, à votre guise.
— Wouah ! » hoqueta le lieutenant Yuon en voyant se scinder la formation lousaraigne : ses six unités se mirent à tournoyer les unes autour des autres en une sorte de ballet dont la spirale s’élevait de plus en plus haut au-dessus du plan du système. « Qu’est-ce qu’ils fabriquent, commandant ?
— Ils amusent les méchants », répondit en souriant Desjani.
Geary opina, en proie à la même satisfaction. Les Lousaraignes ne tenaient peut-être pas à aider l’Alliance à combattre les Énigmas, mais ils ne répugnaient visiblement pas à les attirer dans un traquenard. « À toutes les unités. Feu à volonté ! »
Pendant qu’ils concentraient leur attention sur le tourbillon des vaisseaux lousaraignes, les Énigmas avaient dû entendre résonner leurs propres sirènes d’alarme, les prévenant que la formation humaine fondait sur eux, arrivant par-derrière et un peu en surplomb. Ils entreprirent de s’éparpiller mais trop tard : le détachement de Geary fendait déjà comme une scie sauteuse le quart inférieur de leur flottille.
Geary sentit l’Indomptable tanguer légèrement sous deux frappes quand il s’en arracha. Il dut distraire quelques secondes pour voir comment réagissait l’ennemi et constata que son commandant avait renoncé à poursuivre les Lousaraignes pour faire virer sa flottille sur tribord et revenir en arrière puis, aussitôt, se remettre à louvoyer et repartir sur bâbord. Des vaisseaux désemparés ou détruits culbutaient tous azimuts dans le sillage de sa formation.
« Où diable compte-t-il aller ? demanda Desjani.
— Il se dirige vers le corps principal, répondit Geary. Ils ont repéré l’Invulnérable.
— Un authentique aimant à danger, ce machin.
— Mais un aimant hérissé de nombreuses piques chargées de le protéger », affirma Geary. Il fit à son tour virer son détachement sur bâbord pour viser cette fois la tête de la flottille Énigma, qui s’efforçait de le dépasser pour fondre sur le corps principal de la flotte.
Cela lui laissait un peu de temps pour vérifier les conséquences de la dernière passe d’armes. Il parcourut d’abord les pertes ennemies et constata que trente et un vaisseaux Énigmas avaient été mis hors de combat. Les siens avaient aussi essuyé quelques frappes, mais l’énorme avantage dont ils avaient bénéficié localement en matière de puissance de feu s’était traduit par des pertes de loin inférieures aux leurs : seuls deux de ses croiseurs légers n’étaient plus opérationnels et quatre de ses destroyers hors de combat, dont le Mousquet perdu irrémédiablement.
Bien que ses vaisseaux n’eussent été que relativement peu touchés, l’écran de Geary clignotait de nombreux rapports signalant des pannes systémiques. Lances de batterie H. S. sur certains bâtiments, systèmes de visée sur d’autres, ou encore, çà et là, défaillances ponctuelles des boucliers. Un autre croiseur léger, le Frappe, peinait à rejoindre la formation. Il n’avait apparemment pas reçu les dernières instructions et ne rendait pas compte de son statut, de sorte qu’il souffrait probablement d’un dysfonctionnement de ses transmissions.
« S’ils cherchent à éperonner l’Invulnérable… avertit Desjani.
—… même son blindage ne le sauvera pas. Je sais. » Geary tapa sur quelques touches le mettant en liaison avec certains bâtiments. « Commandant Armus et commandants des Risque-tout, Orion, Fiable, Infatigable, Représailles, Superbe et Splendide. Nous estimons que les Énigmas vont tenter d’éperonner nos plus gros vaisseaux et que l’Invulnérable sera la cible principale des assauts qu’ils livreront contre votre formation. Surveillez leurs bâtiments lancés sur des trajectoires de collision avec les vôtres et le supercuirassé vachours, et veillez à ne pas vous laisser traverser par eux ni par de gros débris. Capitaine Armus, prenez toutes les dispositions nécessaires, au mieux de vos capacités, pour parer aux tentatives de carambolage des Énigmas et vous assurer que tous les vaisseaux de votre formation, cuirassés, transports d’assaut et auxiliaires, seront sur leurs gardes, prêts à esquiver les collisions. »
Les Énigmas accéléraient de nouveau pour tenter de dépasser la position où la trajectoire du détachement de Geary croiserait la leur. Ce dernier voyait ce point de contact reculer de plus en plus loin en se demandant s’ils parviendraient à l’éviter entièrement. « À toutes les unités, frappez leur arrière-garde dès que nous entrerons en contact. Prenez garde aux mines qu’ils pourraient semer dans leur sillage. » L’ennemi n’y recourrait sans doute qu’en désespoir de cause, mais, s’il jouait de bonheur, elles risquaient d’estropier certains de ses vaisseaux.
Son détachement grimpa brusquement et survola l’arrière de la formation Énigma : les lances de l’enfer et les missiles de l’Alliance pilonnèrent d’abord les poupes des vaisseaux ennemis qui accéléraient toujours vers le corps principal de la flotte. Geary, qui s’était efforcé jusque-là de frapper l’avant-garde ennemie, se rendit compte qu’en modelant ainsi leur formation le mouvement relatif avait épargné de nombreux dommages à ses propres vaisseaux. Incapables de riposter de la plupart de leurs armes, les bâtiments Énigmas présentaient tous leur poupe ainsi que leurs unités de propulsion principales à leurs assaillants, et ils essuyaient des dommages qui, autrement, auraient été amortis par le blindage de leur coque.
« À toutes les unités, virez de cinquante degrés sur tribord et de dix degrés vers le bas, et accélérez à 0,15 c. Exécution immédiate. » Son détachement plongeant derechef pour revenir en même temps sur ses pas, Geary s’aperçut qu’il ne pourrait plus rattraper les Énigmas avant qu’ils n’eussent atteint le corps principal. L’ennemi avait profité de sa supériorité en matière d’accélération pour lui filer entre les doigts, désormais hors de sa portée jusqu’à preuve du contraire.
Mais vingt-deux autres vaisseaux ennemis dérivaient à présent dans le sillage de leur formation, quand ils ne culbutaient pas cul par-dessus tête, hors de contrôle, ou n’avaient pas été réduits en un nuage de débris. Et, jusque-là, les pertes de l’Alliance restaient minimes.
Desjani secoua la tête. « Vous exigez beaucoup du capitaine Armus, amiral.
— Je suis conscient qu’il ne se distingue pas franchement par sa souplesse ni par sa vivacité, répondit Geary, conscient lui-même de l’âpreté de sa voix. Mais il est fiable. »
Les vaisseaux lousaraignes avaient continué de s’élever légèrement au-dessus du plan du système et des belligérants, puis avaient piqué vers l’étoile et les planètes intérieures. Ils seraient alors aux premières loges pour assister à la suite de la bataille, en même temps qu’ils s’épargneraient tout risque d’entrer de nouveau en contact avec les Énigmas.
Le détachement arrivait pratiquement sur le corps principal des forces de l’Alliance, uniquement séparé de lui par la formation Énigma, laquelle s’en rapprochait pourtant très vite, en même temps qu’elle creusait progressivement l’écart avec les vaisseaux de Geary.
« Contact entre le corps principal et la formation Énigma dans vingt-cinq…» La voix du lieutenant Castries se brisa. « Rectification. Le corps principal décélère.
— Il décélère ? s’étonna Desjani, incrédule. Avec tout le mal qu’ils ont à prendre de la vitesse, ils décélèrent ? »
Geary étudia son écran et la compréhension se fit lentement jour en lui. « Vous raisonnez en commandant de croiseur de combat. Armus commande à un cuirassé. Il tient à tirer le plus grand parti de sa puissance de feu, et la meilleure façon d’y parvenir est encore de réduire la vitesse combinée au moment de l’engagement à moins de 0,2 c.
— Mais… quand on a affaire à un ennemi qui cherche à vous éperonner…
— Il ne peut pas l’esquiver, Tanya. Pas avec des cuirassés et l’Invulnérable. Et voyez ce qu’il fait des auxiliaires et transports d’assaut. » Ces bâtiments s’étaient retournés pour se positionner derrière un mur de vaisseaux combattants, lesquels avaient resserré les rangs, ne laissant entre eux qu’un intervalle relativement étroit. « Il sait qu’il doit détruire tout ce qui lui foncerait dessus.
— Ça ressemble un peu trop, à mon goût, aux tactiques que vous nous avez appris à oublier. Bille en tête, puissance de feu contre puissance de feu, aucune subtilité, aucune finesse dans les manœuvres.
— Il y a un temps pour tout, Tanya. »
Desjani s’apprêtait à ajouter quelque chose, quand son visage afficha une stupeur mêlée d’admiration. « Vous saviez. Vous saviez que vous auriez besoin qu’Armus réagît ainsi. Comment ?
— Je l’ignorais. C’était une intuition. Une heureuse intuition.
— Bien sûr. » Desjani remercia les vivantes étoiles d’un geste rituel. « Vous n’avez reçu aucune inspiration, naturellement. Ben voyons ! »
Geary secoua la tête pour toute réponse, conscient que la légende de Black Jack ne laissait que bien peu de chances au hasard et, au contraire, attribuait tout succès aux faveurs de puissances supérieures.
Bah ! c’était peut-être une autre définition de la chance.
« Dix minutes avant le contact entre le corps principal et la formation Énigma », annonça le lieutenant Castries.
Les bâtiments du premier avaient cessé de freiner et se retournaient maintenant pour présenter à l’ennemi leur proue, où blindage, boucliers et armements étaient les plus denses. Geary aurait aimé leur donner l’ordre de tirer. Ça le démangeait littéralement, mais le corps principal était beaucoup trop loin. Il lui faudrait attendre que le capitaine Armus choisît le moment propice.
À l’œil nu, il aurait au mieux distingué, là où s’était retourné le corps principal de la flotte, droit devant lui, une sorte de semis étrangement régulier d’objets brillants. Mais, sur son écran, chacun des vaisseaux qui le composait était clairement identifié. Juste devant l’invulnérable, disposés selon une petite formation en losange, le Risque-tout, l’Orion, le Fiable et le Conquérant tenaient lieu de bouclier au supercuirassé vachours capturé et à ses quatre remorqueurs. En les observant, Geary eut le lugubre pressentiment que, cette fois, Jane Geary camperait sur sa position avec autant d’acharnement qu’un Bof.
La flottille Énigma s’était reformée en un coin aplati dont le plus grand côté faisait face au centre de la formation d’Armus comme si elle s’apprêtait à la couper en deux.
Les lèvres de Desjani marmottaient une prière muette mais son visage restait confiant.
Geary ne quittait pas son écran des yeux, conscient, alors que s’égrenaient encore les dernières minutes, que la rencontre avait d’ores et déjà eu lieu et qu’il y assisterait trop tard pour intervenir.
Quelques secondes avant que les deux forces n’entrent en collision, des missiles spectres jaillirent de tous les vaisseaux humains et filèrent vers leurs cibles, en même temps que leurs lances de l’enfer lâchaient des salves terrifiantes, suivies dans la foulée par des masses de mitraille qui saturèrent l’espace.
Ce tir de barrage avait été coordonné à la perfection. Missiles et lances de l’enfer frappèrent presque simultanément, et, moins d’une seconde plus tard, les projectiles du champ de mitraille faisaient mouche à leur tour. Au lieu d’une succession de coups sévères, ce fut une seule frappe puissante qui cribla la formation ennemie.
Geary entendit quelqu’un hoqueter sur la passerelle de l’Indomptable quand l’espace juste devant le corps principal de la flotte s’embrasa de titanesques déflagrations : les bâtiments Énigmas qui arrivaient derrière le premier rang de leur formation piquèrent droit dans les champs de débris et d’énergie, d’une énergie déchaînée tant par les armes que par l’explosion des réacteurs de leurs vaisseaux de tête.
D’autres brasillements d’énergie fulgurèrent à mesure que des fragments frappaient les vaisseaux humains. Le Risque-tout tressaillait sous les multiples impacts qui faisaient scintiller ses boucliers de proue ; le pilonnage d’un flanc de son nez envoya valdinguer le Fiable ; l’Orion titubait, et, l’espace d’une seconde d’angoisse, le Conquérant parut à deux doigts d’exploser. Puis, dès que les senseurs de la flotte eurent réussi à percer ces éruptions aveuglantes et que les rapports se furent affichés sur son écran, Geary se rendit compte qu’une vague de débris minuscules mais très denses avait déclenché ces terrifiantes explosions en frappant les boucliers du cuirassé sans les pénétrer suffisamment, toutefois, pour endommager sérieusement le Conquérant.
D’autres coups touchèrent le Splendide et le Superbe, arrimés au supercuirassé et impuissants. Puis un énorme éclair scintilla, un objet d’une taille conséquente ayant traversé le bouclier de l’Invulnérable pour s’abattre sur son formidable blindage.
Lorsque la formation d’Armus se dégagea enfin du nuage de débris, on put constater que la proue du supercuirassé s’ornait à présent d’un cratère respectable mais que, sinon, il restait intact.
« Qu’on me pende ! murmura Desjani. Je n’arrive pas à croire qu’il y a survécu. Un Invulnérable qui mérite enfin son nom ! »
Les auxiliaires et transports d’assaut se ruèrent, ou, tout du moins, se précipitèrent de leur mieux pour se remettre sous la protection des cuirassés, tandis que les croiseurs lourds se retournaient promptement pour affronter les Énigmas qui avaient réussi à traverser leur formation. Les cuirassés entreprirent de lentement remonter vers l’avant du corps principal, comme une assiette basculant vers le haut, pour se tourner dans une autre direction, celle précisément vers laquelle filaient à présent les Énigmas.
Les Énigmas… Geary marmotta une prière. Environ cent soixante de leurs vaisseaux avaient attaqué frontalement la formation d’Armus. N’en restaient plus qu’un peu moins de quatre-vingts encore actifs, qui contournaient à présent le corps principal et… « Par l’enfer !
— Ils rompent la formation », constata Desjani.
Geary en comprit aussitôt la raison. « À toutes les unités du détachement, liberté de manœuvre. Exécution immédiate. La flottille Énigma ne s’attache plus à la seule destruction de notre flotte et se disperse afin d’envoyer ses unités nous dépasser pour s’en prendre à d’autres cibles de ce système stellaire. Opérez désormais indépendamment et engagez le combat avec tout vaisseau ennemi se trouvant à portée de vos armes. Je répète : à toutes les unités du détachement, désolidarisez-vous pour engager le combat individuellement et abattre tous les bâtiments Énigmas que vous pourrez. »
Desjani donnait déjà des ordres pour faire adopter à l’Indomptable un nouveau vecteur le conduisant droit sur une interception d’un amas de vaisseaux ennemis qui n’avaient pas encore entièrement rompu la formation. « J’admets qu’ils aient renoncé à nous anéantir, mais comment pouvez-vous savoir qu’ils ne s’éparpillent pas pour gagner le point de saut ? demanda-t-elle un instant plus tard.
— S’ils voulaient fuir, ils se seraient contentés de maintenir la formation. En s’égaillant ainsi, ils nous rendent pratiquement impossible la tâche de les empêcher d’atteindre des cibles telles que le portail de l’hypernet. Ce ne sera sans doute pas la victoire totale dont ils rêvaient, mais elle nous coûtera au moins ce à quoi nous le tenions le plus et dont nous avions le plus besoin.
— Si notre corps principal se dispersait lui aussi…
— Non ! Quelques-uns de leurs vaisseaux risqueraient alors de s’en prendre à nos auxiliaires et nos transports d’assaut. »
Sur l’écran de Geary, le détachement donnait à son tour l’impression d’avoir explosé : ses vaisseaux se disséminaient sur des centaines de trajectoires.
Il examina son écran, enregistrant à la fois les cibles probables des Énigmas rescapés et les trois petites flottilles syndics ou ex-syndics. Il n’avait appelé jusque-là aucune de ces forces, peut-être amicales mais vraisemblablement neutres ; mais, là, il enfonça une touche lui donnant accès à un canal susceptible de transmettre son message. « À toutes les forces armées du système stellaire de Midway, ici l’amiral Geary. Les vaisseaux Énigmas ont rompu leur formation pour atteindre des cibles de ce système. Nous tâcherons de notre mieux de les arrêter, mais vous devrez aussi intercepter tous ceux qui nous échapperont et engager le combat. Les Énigmas éperonneront ces cibles si toutes les autres méthodes échouent. Ne vous en prenez surtout pas, je répète, ne vous en prenez surtout pas aux six vaisseaux ovoïdes qui accompagnaient ma flotte. Ils observent une stricte neutralité dans ce combat et ce sont des alliés de l’humanité. » C’était peut-être grandement exagérer l’attitude des Lousaraignes envers les humains, mais l’heure n’était pas à la subtilité langagière.
« Votre assistance dans la défense de ce système sera la bienvenue. En l’honneur de nos ancêtres, Geary, terminé. »
Désormais largement dispersée, la flottille Énigma continuait de se déployer, pareille à une tige de pissenlit aux graines soufflées par un vent violent : chacun de ses vaisseaux filait sur une trajectoire incurvée visant l’étoile et les cibles humaines proches. Face à eux et légèrement plus près de l’étoile, ceux du détachement de Geary avaient également jailli à leur rencontre, certes plus nombreux mais investis de la plus lourde tâche d’arrêter tous ceux qui tenteraient de passer. Le corps principal de la flotte s’interposait entre ces deux forces, et Geary y puisa quelque espoir. « Les vaisseaux Énigmas ne peuvent pas, individuellement, trop se rapprocher de la flotte ou ils seraient mis aussitôt hors de combat par sa puissance de feu.
— Cela limitera leurs options en matière de manœuvres et nous aidera un tantinet à les regrouper, convint Desjani, l’air concentrée. Je vous fixe deux cibles, lieutenant Yuon. Tâchez de les descendre toutes les deux.
— À vos ordres, commandant ! Les systèmes de visée sont déjà verrouillés sur elles.
— Engagez le combat dès qu’elles seront assez proches. »
Geary n’était plus en mesure de suivre tous les événements sur son écran, tant s’y entremêlaient des centaines de trajectoires ascendantes et descendantes, virevoltant autour de la masse compacte du corps principal de la flotte, chasseurs et chassés se contorsionnant pour esquiver ou bondir à l’instant de se croiser à une vitesse fulgurante. L’Indomptable se déchaîna au passage sur un vaisseau Énigma bien plus petit, et le pilonna si sauvagement qu’il le coupa en deux. Quelques instants plus tard, il se joignait à la traque d’un second qui, déjà pourchassé par deux destroyers de l’Alliance, culbutait sur lui-même et n’était plus que partiellement contrôlé.
« Je n’ai aucune idée de ce qui se passe réellement », marmonna-t-il en fixant l’embrouillamini de trajectoires entrecroisées et entrelacées, de comptes rendus de tirs et d’estimations des dommages infligés tant aux bâtiments ennemis qu’à ses propres vaisseaux quand les Énigmas ripostaient.
« Tenez plutôt ceci à l’œil », conseilla Desjani, alors que l’Indomptable plongeait de nouveau, en un virage assez serré pour arracher des gémissements de protestation aux tampons d’inertie et à la structure du vaisseau. Elle pointait un chiffre. « L’estimation du nombre des bâtiments ennemis survivants. Tant que le chiffre continue de diminuer, c’est que nous nous débrouillons plutôt bien. »
L’Indomptable se redressant pour se lancer aux trousses d’un troisième vaisseau Énigma pratiquement de la taille d’un croiseur lourd, et qui, engagé dans un duel avec un croiseur léger, lui infligeait plus de dommages qu’il n’en subissait, la tête de Geary fut brusquement rejetée en arrière. « Il me faut davantage de poussée de la part des unités de propulsion principales. Transmettez à l’ingénierie, ordonna Desjani à ses officiers.
— L’ingénierie affirme que nous sommes déjà à cent dix pour cent, commandant. Et que, si nous…
— Cent quinze. Sans délai. »
Quelques secondes plus tard, l’Indomptable accélérait un peu plus, bondissait en avant et se rapprochait suffisamment du bâtiment ennemi. « Abattez-le ! » ordonna-t-elle.
Des missiles spectres jaillirent puis filèrent vers le vaisseau Énigma, qui se rendit compte un peu trop tard que son pilonnage du croiseur léger n’était pas passé inaperçu. Il tenta de se déporter pour esquiver, mais deux missiles le cueillirent, endommageant sa propulsion. L’Indomptable s’en rapprocha encore et le martela de ses lances de l’enfer, tandis qu’il ripostait par des tirs frénétiques.
« Nos boucliers de proue sont pratiquement à bout ! cria le lieutenant Castries.
— Je vois, répondit calmement Desjani. Ils résisteront encore assez longtemps. »
Geary eut à peine conscience de l’explosion du bâtiment ennemi suite à la punition que lui infligeait l’Indomptable, car il s’intéressait davantage au tableau général et au chiffre que Desjani lui avait indiqué. Bien que leur nombre diminuât très vite, les vaisseaux Énigmas rescapés parvenaient à passer et traverser la ligne de défense humaine.
« Trente-cinq », murmura-t-il alors que les vaisseaux de l’Alliance se lançaient aux trousses de ceux qui restaient intacts et qu’ils piquaient vers leurs cibles. Un instant plus tard, plusieurs missiles spectres tirés à très longue portée faisaient mouche. « Trente-quatre.
— Même les Syndics devraient pouvoir en venir à bout », déclara Desjani en souriant. Son sourire s’effaça dès qu’elle étudia la situation immédiate. « Dites à l’ingénierie de redescendre à cent pour cent. Avant de rattraper d’autres vaisseaux Énigmas, nous devrons nous appuyer une très longue poursuite.
— Les Syndics ne disposent pas d’assez de vaisseaux pour défendre efficacement toutes les cibles possibles, affirma Geary. Avons-nous reçu de leurs nouvelles ? »
Desjani se tourna vers son officier des trans, qui hocha la tête. « Un message nous est parvenu il y a quelques minutes, répondit celui-ci. Les ordres étaient…
—… de ne pas interrompre par des messages qui n’ont rien d’urgent une activité où le temps joue un rôle critique, acheva Desjani. Vous avez très bien fait. De qui vient celui-là ?
— De la flottille qui se rendait de la planète habitée vers l’installation orbitale proche de la géante gazeuse. La plus proche de nous, donc. Il est directement adressé à l’amiral Geary, commandant.
— Affichez-le pour nous deux », ordonna Geary.
Un instant plus tard, des fenêtres virtuelles s’ouvraient devant Desjani et lui, montrant une femme en uniforme syndic sur la passerelle de ce qui, manifestement, était un croiseur lourd des Mondes syndiqués. Mais les insignes qu’elle portait au col différaient de ceux qu’arboraient normalement les Syndics, et ses premières paroles démentirent aussitôt son apparence. « Ici la kommodore Marphissa à bord du croiseur lourd Manticore du système stellaire de Midway.
— La kommodore Marphissa à bord du croiseur lourd Manticore ? s’étonna Desjani. Un grade militaire et un nom de vaisseau ? Il y a eu du changement dans le coin. Elle ne s’est peut-être pas présentée comme une Syndic mais elle en a l’air.
— J’aimerais bien savoir ce qu’il est advenu du commandant en chef Kolani, s’interrogea Geary.
— Mieux vaut sans doute l’ignorer. » Desjani scrutait d’un œil soupçonneux l’image de la kommodore.
« Kolani m’avait frappé par sa farouche allégeance aux Mondes syndiqués, reprit Geary. Ce qui explique certainement pourquoi cette kommodore Marphissa a pris sa place. »
L’intéressée, prévoyant probablement que ses interlocuteurs allaient échanger des réflexions, s’était accordé une pause de quelques secondes mais reprenait à présent la parole en affichant une sereine assurance : « Nous accueillons favorablement l’assistance de la flotte de l’Alliance, sous les ordres de l’amiral Geary, dans la défense du système stellaire de Midway contre toutes les menaces qui pèseraient sur lui. »
Pas moyen d’ignorer l’accent qu’elle avait placé sur une de ses paroles. « Toutes ? s’enquit Desjani. Toutes ? Cette pétasse d’ex-Syndic cherche à nous entraîner dans sa lutte contre le gouvernement syndic. Qu’est-ce qui peut bien lui faire croire que nous allons marcher dans la combine ?
— Nous nous dirigeons vers la géante gazeuse, reprit Marphissa. Nous garderons ce cap jusqu’à rencontrer les forces ennemies ou recevoir l’ordre de vous épauler. Néanmoins, on m’a déjà transmis des instructions péremptoires, selon lesquelles la flotte de l’amiral Geary sera toujours la bienvenue à Midway. Au nom du peuple, ici la kommodore Marphissa, terminé. »
Geary plissa pensivement le front à la fin du message. « Vous avez entendu ?
— Jusqu’au moindre mot, répondit Desjani d’une voix tranchante.
— Je parlais de la fin de son message, qui s’achève sur “au nom du peuple”. J’ai souvent entendu ces mots dans la bouche de représentants des autorités syndics, mais toujours sans emphase ni émotion. Rien qu’un “au nom du peuple” énoncé à la va-vite et dépourvu de tout sentiment, comme si cette expression ne signifiait strictement rien. »
Desjani haussa les épaules. « Est-ce vraiment étonnant ? Vous savez comme moi que ce n’est qu’une farce. Rien dans les Mondes syndiqués n’est fait pour le peuple ni géré en son nom.
— Mais, à entendre la kommodore, elle avait l’air d’y croire très sérieusement », insista Geary.
Desjani se repassa la fin du message puis hocha la tête à contrecœur. « D’accord. Je m’en rends compte. Ces gens se sont révoltés contre les commandants en chef. Peut-être s’efforcent-ils réellement de se distinguer des Syndics. Mais Iceni et Drakon, leurs dirigeants, sont tous deux d’anciens syndics. Soit ils ont viré leur cuti, soit c’est de la pure comédie. Pour ma part, je sais sur quoi je parierais ma chemise. »
Geary se radossa pour étudier son écran, où des centaines de vaisseaux de l’Alliance, chacun sur un vecteur différent, se livraient à une chasse effrénée des trente-quatre Énigmas survivants. Cela dit, toutes ces trajectoires individuelles convergeaient vers l’intérieur du système ou le portail de l’hypernet en décrivant une courbe descendante. Aucune, pourtant, n’était balisée d’une interception, reflet de la triste réalité selon laquelle ses vaisseaux ne pourraient rattraper les Énigmas que si ces derniers altéraient leur course ou leur vélocité. « Quels que soient par ailleurs ces anciens Syndics, ils ont tout intérêt à bien savoir se battre. Nous ne pouvons pas arrêter les Énigmas. Ils devront s’en charger eux-mêmes. »
Des alertes s’activèrent soudain sur son écran, surlignant une douzaine de vaisseaux Énigmas.
« Ils ont déclenché un bombardement de projectiles cinétiques, déclara Desjani. Visant la planète habitée si l’on se fie à leurs trajectoires. » Elle serra le poing et l’abattit doucement mais fermement sur son accoudoir. « Ni les Syndics ni nous ne pouvons les arrêter. »