Six

C’était là une de ces occasions où les énormes distances interstellaires ne peuvent inspirer que de la frustration. Pris en tenailles entre une force d’extraterrestres inconnus et une autre, hostile et par trop connue, qui arrivait par-derrière, Geary aurait aimé faire quelque chose. N’importe quoi. Mais il ne pouvait qu’attendre, sachant que les premiers réagiraient nécessairement à l’apparition inopinée de la flotte humaine, et conscient qu’ils risqueraient d’interpréter de travers tout ce qu’il entreprendrait. Entre-temps, l’armada vachourse avait recommencé à accélérer et rattrapait lentement la flotte. Au moins les grandes distances jouaient-elles en faveur de Geary. Même s’ils poussaient au-delà de 0,2 c, les Vachours mettraient des heures à le rejoindre.

« Nous captons quelque chose en provenance de devant, commandant, rapporta l’officier des trans. Un signal émis et répété sur une large bande de fréquence. »

Rione laissa échapper un rire empreint de soulagement. « Ils veulent nous parler.

— Peut-être uniquement pour nous annoncer qu’ils vont nous éliminer, marmonna Desjani. Seulement audio ou audio et vidéo ? demanda-t-elle à son officier.

— Indubitablement vidéo, commandant. Ça ressemble à un des anciens formats dont nous nous servions autrefois, de sorte que nous pourrons convertir le signal dès que le système aura pondu le protocole de conversion adéquat. L’image sautera peut-être un peu, mais elle sera claire et le son devrait être bon.

— Faites-nous voir ça dès que ce sera prêt, ordonna Desjani.

— Dans moins d’une minute, commandant. »

En réalité, des fenêtres virtuelles apparurent deux secondes plus tard devant tout le monde. L’image qu’elles montraient était très distincte. Geary resta bouche bée en la découvrant, puis se rendit graduellement compte que le silence régnait sur toute la passerelle.

« De quelle taille peut bien être ce machin ? finit par demander Desjani d’une voix étouffée. Lieutenant Yuon ?

— Impossible à dire, commandant, bafouilla l’interpellé. On ne peut le comparer à rien. »

Geary s’obligea à observer l’image de plus près. Si une énorme araignée s’était accouplée avec un loup, le produit de leur étreinte aurait sans doute ressemblé à ce qu’il avait sous les yeux. Aux moins six appendices qui pouvaient servir à la fois de bras ou de pattes, une peau brillante visiblement coriace mais parsemée de touffes de poils ou de fourrure, une tête équipée de six ocelles en son centre, d’une sorte de rabat qui les surplombait et devait servir à la respiration et, juste sous les ocelles, d’une énorme gueule béante, façon piège à ours à multiples mandibules. De chaque côté de la tête, une très fine membrane parcourue de veinules devait faire office d’organe auditif.

Un peu comme si l’on avait cherché à combiner en un seul être les plus horribles attributs de toutes les créatures vivantes.

« Au moins n’a-t-il pas de tentacules », fit remarquer Charban.

Geary arracha son regard à cette hideuse apparition pour se concentrer sur les vêtements qu’elle portait. Des bandes d’étoffe aux teintes vives, qui semblaient tissées directement sur le corps et formaient un motif compliqué dont les couleurs ne se heurtaient jamais lorsqu’elles s’entrelaçaient. Étrange, et pourtant beau à sa manière.

L’être émettait un son suraigu et vibrant, en même temps qu’il écartait quatre de ses membres, en pleine extension, de part et d’autre de son corps. Les griffes impressionnantes qui les terminaient étaient sorties. Il garda cette pose tout le long de son discours, sporadiquement émaillé de claquements de mandibules.

« Nos ancêtres nous préservent, murmura Desjani avant de déglutir puis de reprendre d’une voix plus normale : Est-ce qu’il nous menace ?

— Je n’en ai aucune idée, répondit Geary.

— Des vaisseaux et des formations aussi splendides de la part d’un monstre aussi affreux…

— Ouais. » Geary baissa les yeux et se contraignit à respirer profondément pour reprendre contenance. « Transmettez cette vidéo aux experts civils et voyons s’ils comprennent ce qu’il est en train de faire. »

Rione finit par intervenir d’une voix plus posée et proche de la normale que celle de la plupart des autres. « Il nous parle. Quels qu’ils soient, ils ont établi le contact les premiers. Les Énigmas ne l’ont fait qu’après s’être cachés pendant une longue période, et, même alors, avec une grande réticence. Les Vachours, eux, n’ont jamais communiqué avec nous.

— Peut-être nous demande-t-il simplement quel goût nous avons, marmonna Desjani avant d’éclater de rire. Je me demande comment on dit “on dirait du poulet” dans sa langue. »

Geary se surprit à rire à son tour. Après le choc qu’avait créé la vue de cette créature, un peu d’humour noir soulageait la tension.

« Commandant ? » L’officier des trans avait réussi à réprimer le fou rire hystérique déclenché par le mot de Desjani. « Il y a une pièce jointe à la communication. Une sorte de programme. »

Desjani jeta à Geary un regard acerbe. « Un cheval de Troie, un virus ou quelque chose du genre, non ?

— Ça ne ressemble à rien de tout cela. Ce n’est absolument pas dissimulé. Au contraire. C’est parfaitement apparent. Soit ces… euh… machins sont incroyablement nuls en matière de sécurité informatique, soit ils tenaient à s’assurer que nous trouverions ce programme.

— Soumettez-le à la sécurité, ordonna Desjani. Que nos experts en décryptage l’analysent et me donnent leur avis avant qu’on l’ouvre. Une petite minute ! Tous les vaisseaux de la flotte ont dû le capter, non ?

— Oui, commandant. »

Geary enfonça quelques touches de son panneau de com sans quitter la vidéo des yeux. « À toutes les unités. Interdiction d’enregistrer ou d’activer le logiciel joint au message des extraterrestres. Il ne devra être testé et ouvert que dans un environnement contrôlé et avec mon autorisation. »

Dans la fenêtre qui s’ouvrait devant lui, la créature arrivait au bout de son laïus. Elle replia d’abord contre son corps les quatre membres qu’elle avait dépliés, en les croisant devant elle, puis, juste avant la fin, en releva deux de part et d’autre de sa tête.

« Et maintenant ? s’enquit Desjani.

— Je n’en sais rien, fit Geary. Peut-être la décision est-elle plus facile à prendre quand ils refusent de nous parler.

— Nous avons toujours les Vachours aux trousses. Nous ne pouvons pas nous permettre de nous tourner les pouces en attendant d’avoir deviné ce que veulent ces… lousaraignes.

— Vous devriez leur transmettre une réponse, suggéra Rione.

— Une réponse ? À quoi ? Je n’ai rien compris à ce que disait cette chose. » Envoyer un message à l’aveuglette lui aurait sans doute paru logique deux heures plus tôt, mais, après avoir visionné la transmission du Lousaraigne, l’abîme qui s’ouvrait entre les êtres qui occupaient ces magnifiques vaisseaux et lui-même lui paraissait plus vaste que les distances interstellaires. « Ils ne comprendront ni mes paroles ni le sens de mes gestes, et je dois leur paraître aussi monstrueux qu’eux le sont à mes yeux.

— Vous devriez répondre malgré tout, insista Rione. Faisons-leur comprendre que nous tenons à communiquer. Peut-être connaissent-ils l’existence des hommes. Ils sont pour ainsi dire des voisins des Énigmas. »

Geary lui jeta un regard de travers. « J’ai souri aux Vachours et, en leur montrant mes incisives, j’ai dû leur faire croire que je m’apprêtais à les dévorer.

— Ce n’est qu’une supposition, amiral, lui rappela-t-elle. Bien vue, je l’admets. Mais je vous ai entendu parler un peu plus tôt de lois de l’ingénierie, qui s’appliquent aussi aux êtres vivants. Une posture agressive diffère d’une posture défensive, n’est-ce pas ? »

Ce fut Charban qui lui répondit : « Tout dépend. Le même individu peut adopter de multiples postures de combat pour attaquer ou se défendre si besoin. Cela dit, celles-là sont passablement sophistiquées. » Il s’interrompit, le regard pensif. « Les hommes, eux, manifestent leur agressivité en se penchant en avant, les bras collés au corps et prêts à frapper. Leur attitude défensive n’est pas loin d’y ressembler. En revanche, pour faire comprendre que leurs intentions sont pacifiques, ils se tiennent droit, les bras en croix et les mains ouvertes, ce qui ne convient ni à l’attaque ni à la défense.

— Un peu comme se tenait le… euh… Lousaraigne, convint Geary. Les pattes écartées et les griffes ouvertes.

— Prêt à nous attraper, railla Desjani. Mais comment, d’ailleurs, peuvent-ils bien se livrer à de délicates manipulations mécaniques avec des griffes ?

— Autre bonne question. » Geary fronça les sourcils, sans doute conscient que Rione avait raison mais se demandant s’il serait capable, maintenant qu’il avait vu à quoi ressemblait son interlocuteur, de s’exprimer ouvertement et sereinement. « Pouvez-vous envoyer la réponse dans le même format que celui de la vidéo que nous avons reçue ?

— Bien sûr. L’Indomptable peut parfaitement le faire, répondit Desjani, l’air ulcérée qu’on pût suggérer que son vaisseau n’était pas à la hauteur.

— On peut se servir du même logiciel de conversion, amiral, expliqua l’officier des trans. Sauf qu’au lieu de convertir leur message dans notre format nous ferons l’inverse. »

Geary hocha la tête puis garda un instant le silence. Il s’efforçait de se mettre dans le bon état d’esprit afin de s’adresser à ces êtres sans montrer sa répulsion.

Charban reprit la parole sur un ton méditatif. « On peut juger en partie les gens sur leurs actes, sur ce qu’ils créent et sur l’environnement dont ils s’entourent. C’est ce que nous avons fait pour les Vachours, en observant comment ils avaient transformé leur planète et en en concluant qu’ils devaient être impitoyables. Ici, nous ne sommes pas en mesure d’étudier le monde natal de cette nouvelle espèce, mais nous avons au moins leurs créations sous les yeux. Nous pouvons constater qu’ils aiment produire la beauté. Au moins cela permet-il une certaine empathie.

— Une empathie ? » Geary sentit distinctement qu’il avait laissé percer son scepticisme dans cet unique vocable.

« Oui. Exactement comme vous pourriez voir certains aspects de ce qui est humain dans ce que nous créons et fabriquons. » Charban montra tout ce qui l’entourait. « Nous avons construit cette flotte. Une puissante machine de guerre. Cela en dit déjà très long sur nous, mais ça ne doit pas s’arrêter à ce qui crève les yeux. Tout n’y est pas le reflet de la science pure, de la physique et de l’ingénierie. Un grand nombre d’éléments se rapportent à la manière dont nous fabriquons les objets parce qu’il nous plaît de procéder ainsi. Non pas pour leur plus grande efficacité mais parce que nous aimons obtenir ce résultat. Ça compte beaucoup pour nous, même si nous ne saurions pas l’expliquer.

— Le nombre d’or, lâcha Rione. C’est un rapport entre deux longueurs. Les hommes s’en servent pour fabriquer de nombreux objets parce qu’ils aiment les voir se plier à ces proportions.

— Un rapport ? demanda Geary.

— Une constante mathématique irrationnelle, rapporta le lieutenant Castries en louchant sur le résultat d’une recherche qu’elle venait de lancer. Le rapport entre deux quantités dont une est supérieure à l’autre. Il est d’environ 1,6. On le retrouve entre autres dans l’architecture, la sculpture, le format des livres, du papier, des cartes à jouer et des fenêtres virtuelles.

— Exactement. » Rione désigna son écran. « Ces écrans correspondent probablement à ces proportions parce qu’elles flattent notre sens de l’esthétique. Maintenant, regardez ces êtres et ce qu’ils ont créé. Il y a quelque part en eux un sens de la beauté.

— Profondément enfoui peut-être, convint Geary.

— Songez à ce qu’ils ont créé et réfléchissez à ces œuvres en vous adressant à eux.

— Ou bien prenez d’abord une bonne cuite, conseilla Desjani. Ivre, on tolère toujours mieux la laideur.

— Je préfère ne pas savoir d’où vous le tenez », répondit Geary. Il soupira et se leva en s’efforçant de ne pas adopter une posture agressive. Puis il s’arrêta net. « Les images ! Nous pourrions utiliser l’imagerie. Comment régler mon écran pour qu’il leur apparaisse en même temps que moi ?

— Vous voulez leur montrer un de nos écrans ? interrogea Desjani.

— Oui.

— Une seconde, amiral. » Les doigts de l’officier des trans coururent sur des touches. « Voilà. Il sera visible pendant que vous transmettrez. Une fenêtre virtuelle secondaire montrera à quoi vous ressemblez. »

Cette fenêtre apparut, de sorte que Geary pouvait se voir lui-même à côté de l’image de son écran. Il réfléchit à la manière dont il allait procéder puis tapota à son tour sur ses touches. « Merci d’avoir accepté de communiquer avec nous. Nous voulons traverser pacifiquement ce système stellaire. » Il désigna de l’index le point de saut d’où la flotte venait d’émerger puis fit pivoter son doigt vers celui qui se trouvait de l’autre côté de l’étoile. « Des ennemis nous ont poursuivis jusqu’ici. » Il tendit la main, paume ouverte, pour masquer la représentation de l’armada vachourse en même temps qu’il levait l’autre poing comme pour frapper. « Nous ne voulons pas vous combattre. » Il laissa ensuite retomber ses mains pour faire face à l’image des vaisseaux lousaraignes et les montra, ouvertes et vides. « En l’honneur de nos ancêtres. Ici l’amiral Geary. Terminé.

— Commandant ? » Desjani leva les yeux. L’image d’un lieutenant venait d’apparaître devant elle. Geary reconnut un des officiers du service de sécurité de l’Indomptable. « Nous avons isolé la pièce jointe au message des extraterrestres et nous l’avons ouverte dans un système matériellement désolidarisé du réseau afin qu’elle ne puisse rien infecter. Ça nous a demandé pas mal de boulot, mais nous avons réussi à comprendre comment l’ouvrir puisqu’elle contenait son propre O. S., qui semble s’être adapté à nos bécanes.

— Compatible avec notre matériel ? s’alarma Desjani.

— Oui, commandant, mais ne vous inquiétez pas. Il ne peut pas contaminer nos systèmes. Aucune connexion physique ni électronique, et cette unité se trouve dans un caisson d’isolation. »

Desjani inspira profondément. « De quoi s’agit-il ? demanda-t-elle.

— Je crois…» L’officier de la sécurité se gratta la tête. « Il y a des images et une sorte de routine interactive. Ça m’a un peu rappelé un bouquin pour les gosses. Vous savez, pour apprendre les mots et l’alphabet aux tout-petits.

— Les mots ? s’écria Charban. Un abécédaire illustré permettant d’établir la communication ?

— Oui, général, reconnut le lieutenant. C’est l’impression que ça me fait.

— Gardez-le en quarantaine, ordonna Desjani. Et…

— Nous devons pouvoir y accéder, insista Charban.

— Ce vaisseau est le mien et c’est moi qui décide qui doit avoir accès à ses systèmes.

— Capitaine Desjani, je suis d’accord pour qu’on le laisse en quarantaine, mais le général Charban et l’émissaire Rione, ainsi que les experts civils, doivent pouvoir en disposer le plus tôt possible, déclara Geary sur un ton officiel.

— Nous pourrions organiser un réseau isolé, suggéra le lieutenant de la sécurité. Ça demandera du travail et ils ne pourront y accéder que depuis un seul compartiment, car nous n’établirons que de courtes connexions entre les postes de travail, mais, de cette façon, tous pourront s’amuser avec en même temps.

— Servez-vous d’une des grandes salles de conférence, ordonna Desjani. Partez d’une douzaine d’utilisateurs simultanés. Dans quel délai ?

— Une demi-heure, commandant.

— Faites et, si vous avez besoin de plus de temps pour peaufiner, n’hésitez pas à demander. Je ne veux surtout pas que ce logiciel puisse accéder aux autres systèmes. »

Le lieutenant opina. « Oui, commandant. Je ne tiens pas moi non plus à bâcler le travail. Mais, si nous arrivions à découvrir comment il est compatible avec notre matériel, nous pourrions en tirer de très chouettes innovations. »

Desjani dévisagea son lieutenant en crispant les lèvres. « Ses applications sont supérieures à celles de notre propre logiciel ?

— Oui, commandant. » Le lieutenant sourit avec un enthousiasme enfantin. « Nous ignorons comment il fait ça, mais c’était franchement fabuleux à voir. Ce logiciel est vraiment… cool.

— Merci. Attelez-vous à ce réseau. » L’image du lieutenant disparue, Desjani se tourna vers Geary. « Un logiciel qui fait baver d’envie mes petits génies du chiffre, et ce sont ces… choses qui nous l’ont donné.

— Peut-être ne lui trouvent-elles rien de particulier, suggéra Geary.

— En ce cas, j’aime autant ne jamais voir celui qu’elles trouvent admirable. » Elle se tourna vers Charban. « Général, vous aurez accès à ce programme dès que ce réseau isolé aura été établi. »

Geary s’adressa à Rione et Charban : « Ils doivent escompter que nous nous servions de leur programme pour mettre au point un moyen de communication. Voici ce que je tiens surtout à leur faire comprendre : qu’ils sachent que nous ne voulons pas les combattre. Pouvons-nous traverser leur territoire en paix ? J’aimerais aussi connaître leur attitude vis-à-vis des Vachours. Sont-ils neutres ? Des ennemis ? Des alliés ? Resteront-ils passifs si nous engageons le combat avec leur armada ou bien y prendront-ils un rôle actif ? »

Charban hocha la tête, les yeux brillants. « Ce seront là nos priorités. Mais, outre le temps que nous devrons consacrer à comprendre comment poser ces questions, il y aura celui que réclamera la communication proprement dite. Nous sommes encore à plus de cinquante minutes-lumière des vaisseaux lousaraignes.

— Je sais qu’il nous faudra du temps. » Geary enfonça une autre touche. « À toutes les unités, accélérez jusqu’à 0,1 c à T 50. » Au moins gagneraient-ils encore quelques heures avant que l’armada vachourse ne les rejoigne ; heures qui leur permettraient peut-être de comprendre les intentions des Lousaraignes.

« Comment diable allons-nous réussir à détruire ces machins ? s’interrogea Desjani en fixant son écran où les supercuirassés vachours traçaient dans le sillage de la flotte de l’Alliance.

« Quelqu’un n’aurait-il pas encore vu les images transmises par les occupants des vaisseaux qui nous attendent là-bas ? » s’enquit Geary en parcourant des yeux la table de conférence. Il ne s’y attendait pas puisqu’elles avaient été diffusées à toute la flotte.

Les diverses expressions affichées par ses commandants répondirent tacitement à sa question.

« Nous ne connaissons toujours pas les intentions des Lousaraignes, poursuivit-il. Nos experts et émissaires s’emploient à établir avec eux des communications rationnelles, mais elles seront au mieux primitives et relativement limitées au départ.

— Vont-ils nous aider à triompher des Bofs ? demanda le capitaine Badaya. C’est surtout cela qu’il nous faut savoir.

— Des Bofs ? » Geary regarda autour de lui, constata que certains officiers hochaient la tête comme s’ils reconnaissaient le terme, tandis que d’autres semblaient aussi mystifiés que lui.

« Le nom que leur ont donné les spatiaux, expliqua le capitaine Duellos. Ils ont commencé par les appeler les Bovins Fous puis les Bofs par abréviation.

— Ça me convient parfaitement », marmotta Desjani.

Geary n’y voyait pas d’objections : le mot n’était pas graveleux ni ne promettait de prendre cette tournure, de sorte qu’il était prêt, lui aussi, à l’adopter. Mais cette diversion l’avait distrait. Il lui fallut une bonne seconde pour se souvenir de la question de Badaya. Il enfonça alors une touche pour activer une copie du dernier message des Lousaraignes afin que tous les officiers présents, virtuellement ou matériellement, y eussent accès. L’animation montrant des vaisseaux lousaraignes attaquant leurs homologues vachours était sans ambiguïté. « Ces deux espèces semblent ennemies. Observez la scène suivante. »

L’animation se modifia : elle incorporait à présent des plans de coupe de vaisseaux humains de la flotte. Ceux-ci et les bâtiments lousaraignes se déplaçaient de conserve et tiraient conjointement sur les combattants bofs, qui explosaient. L’infographie était assez réussie.

« Ils veulent s’allier à nous ? demanda le capitaine Badaya. Les plus horribles créatures de l’univers veulent qu’on fasse ami-ami ? »

Le capitaine Bradamont, qui s’exprimait pourtant rarement à ces réunions, prit la parole : « Comme l’a fait remarquer l’amiral un peu plus tôt, ils ont certainement la même opinion de nous. »

Rire général, déclenché autant par le relâchement de la tension que par le bon mot de Bradamont.

« S’ils nous trouvent déjà affreux, attendez qu’ils aient vu quelques-uns des fusiliers », renchérit Badaya.

Nouveaux éclats de rire, assortis de regards en coin vers le général Carabali, qui écarta la remarque d’un geste. « Les fusiliers lèvent tous les garçons et toutes les filles disponibles dès qu’on fait escale sur une planète, alors qu’officiers et spatiaux se retrouvent le bec dans l’eau. C’est un fait établi.

— Prendre en otage les populations locales n’est pas un gage de succès, par quelque bout qu’on le regarde », fit observer Duellos.

Geary dut apaiser les nouvelles manifestations d’hilarité. Le soulagement qui engendrait cette humeur badine pouvait d’un instant à l’autre se dissiper s’ils reprenaient conscience de la gravité de la situation. « L’important, c’est que nous avons des alliés. Malheureusement, nous n’avons encore aucun moyen de coordonner nos manœuvres. Il nous faudra opérer indépendamment des Lousaraignes, en frappant les Vachours mais en nous efforçant simultanément de ne pas gêner les premiers.

— Mais en continuant de les tenir à l’œil, non ? s’enquit Tulev. Nous n’avons que leur seule parole, s’agissant de leur inimitié avec les Vachours.

— Nous surveillerons de très près nos nouveaux alliés et meilleurs amis, affirma Desjani. Jusqu’à la fin des temps. »

Constatant que tous semblaient tenir la réponse de Desjani pour définitive, Geary hésita un instant, comme s’il en acceptait lui-même l’augure. S’imaginaient-ils qu’elle l’avait déjà consulté à cet égard, ou bien partaient-ils du présupposé qu’elle portait le pantalon, non seulement sur la passerelle de l’Indomptable mais encore dans ses relations professionnelles avec lui ? « Oui, finit-il par dire, en espérant que ce consentement ne passerait pas pour un aveu de faiblesse. Nous ne tiendrons rien pour acquis. »

Il activa l’écran montrant le système stellaire. La formation lousaraigne se tenait droit devant eux, désormais à dix minutes-lumière seulement, avec ses ovoïdes parfaitement lisses dessinant de sublimes entrelacs. « Nous sommes encore au milieu, mais plus pour très longtemps. » Derrière, l’armada vachourse avait stabilisé sa formation en un rectangle oblong évoquant d’assez déplaisante façon un marteau de forgeron, d’autant que sa pointe la plus proche de la flotte de l’Alliance abritait ses supercuirassés. Dans la mesure où Geary avait maintenu la vélocité de ses vaisseaux à 0,15 c, elle s’en était régulièrement rapprochée et ne s’en trouvait plus à présent qu’à moins de deux minutes-lumière.

Sur l’écran, la formation humaine en triangles entrelacés s’effrita finalement, chaque vaisseau adoptant momentanément une trajectoire différente, avant de se recomposer graduellement en trois sous-formations de taille sensiblement équivalente mais adoptant toutes un vecteur distinct. « Nous présentions jusque-là une cible unique aux Vachours. Ils vont maintenant devoir choisir et, quelle que soit la sous-formation qu’ils décideront de charger, les deux autres pourront les frapper pendant qu’elle les esquivera.

— Ou bien, lâcha Duellos en étudiant l’écran, si ces Lousaraignes sont réellement les ennemis des Vachours, nous pourrons décrocher dans toutes les directions et les Bofs continueront alors de charger droit sur eux. À la place des Lousaraignes, je ne suis pas sûr que ça me plairait. »

Geary s’accorda une nouvelle pause. Il n’avait pas réfléchi à cela, persuadé que les Vachours persisteraient à pourchasser obstinément la flotte humaine. Mais, si les Lousaraignes se présentaient devant eux, les Bofs risquaient d’opter pour une autre cible.

Il baissa les yeux et jeta un regard à Desjani, qui l’avait aidé à échafauder ce plan et s’efforçait vainement d’avoir l’air surprise par l’objection de Duellos. Tanya, tu avais de toute évidence prévu cette éventualité et tu t’es bien gardée de m’en parler. On va devoir avoir une petite conversation.

Badaya réfléchissait, le front plissé. « Si cela se produisait, si les Bofs piquaient droit sur les Lousaraignes, je veux dire, nous disposerions alors d’une excellente occasion de vérifier si ces deux espèces sont réellement ennemies et de voir comment les seconds engageront le combat avec les premiers. C’est une approche très astucieuse, amiral.

— Merci, répondit Geary sans regarder Desjani. Nous verrons bien ce qu’il adviendra, mais nous pourrons réagir efficacement quoi que fassent les Vachours, tout en restant hors de portée de la formation lousaraigne, au cas où ils ne seraient pas aussi amicaux qu’ils le prétendent. »

Le capitaine Neeson se pencha. « Mes officiers de la sécurité des systèmes m’ont informé du programme lousaraigne que nous avons reçu. Nos experts en informatique y travaillent.

— J’ai cru comprendre qu’il disposait de fonctionnalités supérieures à celles des logiciels humains, avança Geary.

— Toute leur technologie est-elle aussi supérieure à la nôtre ? Mes ingénieurs sont restés sidérés par ce qu’ils ont observé de leurs vaisseaux. »

Geary n’avait qu’une seule réponse à fournir. « Nous verrons bien. Pour l’instant, tant que la flottille lousaraigne ne change pas de vecteur, nous ne pouvons rien dire de ses capacités en matière de manœuvres. La puissance de ses boucliers semble à peu près identique à celle des nôtres, mais nous ignorons si elle marche à plein régime ou s’il est réduit parce que ses vaisseaux restent encore inactifs. »

Le capitaine Smyth intervint : « Mes experts ont analysé ce qu’on pouvait entrevoir du matériel lousaraigne sur les vidéos qu’ils nous ont transmises. La seule conclusion à laquelle ils sont parvenus, c’est que la passerelle a l’air disposée de manière tridimensionnelle.

— Tridimensionnelle ? interrogea Tulev.

— Ça ne ressemble pas à un pont, expliqua Smyth. À une surface sur laquelle tout serait posé. Au lieu de cela, la répartition de l’équipement semble ne présenter ni haut ni bas. Tout se trouve là où ça cadre le mieux.

— Leur espèce ne pourrait pas avoir évolué en gravité nulle, protesta une voix.

— Non, mais, quelle qu’ait été leur évolution, ils ne semblent pas raisonner en termes de haut et de bas.

— Avez-vous transmis cette analyse aux experts civils ? lui demanda Geary.

— Euh…

— Faites-le dès la fin de cette réunion, je vous prie. » Geary s’accorda le temps de réfléchir à ce qu’il aurait pu oublier. « Nous savons depuis notre accrochage à Pandora que les supercuirassés vachours sont extrêmement résistants. Au lieu de concentrer leurs tirs sur eux, nos systèmes de combat devront le faire sur les vaisseaux plus petits qui les escortent. Nous devrons éliminer ces escorteurs, les détruire tous si besoin, et, une fois les cuirassés privés de leur soutien, nous attaquer à eux un par un.

— Et s’ils fuient ? s’enquit Jane Geary.

— Alors il faudra leur souhaiter bon vent et les regarder emprunter le point de saut. »

Il ne savait pas trop comment on prendrait sa réponse dans une flotte qui était retombée pendant si longtemps dans le travers de privilégier la charge bille en tête au lieu de recourir aux anciennes tactiques expérimentées, oubliées, balayées décennie après décennie par des pertes sanglantes.

« S’ils fuient, alors nous aurons gagné. Chercher à remporter une victoire plus décisive nous coûterait assurément davantage de pertes, et il me semble que nous avons déjà perdu bien assez des nôtres aux mains de ces Vachours.

— Nous devons donner une bonne leçon aux Bofs, insista Jane Geary. C’est l’occasion ou jamais.

— Nous devons surtout rentrer chez nous, grommela le capitaine Hiyen. Les vaisseaux de la République de Callas ne font partie de cette flotte que pour défendre nos planètes natales. Que les Bofs rebroussent chemin la queue entre les jambes, incapables désormais de nous poursuivre et dans l’ignorance de leur position, suffira largement.

— La flotte de l’Alliance ne tourne pas le dos au combat et ne se satisfait que d’une victoire totale… intervint le commandant du croiseur lourd Bardé.

— Parlez pour vous, le coupa le commandant du Saphir. Il s’agit de Black Jack, n’oubliez pas. S’il affirme qu’une telle victoire satisfait à l’honneur, je ne le contredirai pas. Comment l’un de nous le pourrait-il ?

— Black Jack n’était lui-même qu’un homme », affirma Jane Geary sur un ton laissant entendre qu’elle avait déjà tenu maintes fois ces propos. À ce qu’en savait Geary, sa petite-nièce avait vécu toute sa vie dans le mépris de la légende de Black Jack, légende qui les avait contraints, son frère Michael et elle, à s’engager dans la flotte sur les brisées d’un grand-oncle mythique. « Nous ne faisons honneur ni à notre commandant ni à nous-mêmes en ne posant pas les bonnes questions…

— Ceci n’est pas un débat. » Geary ne se rendit compte qu’il s’était exprimé d’une voix assez tranchante pour couper court à la discussion que lorsque tous les visages se tournèrent vers lui. « Je suis aux commandes. Tel est le plan que nous suivrons. D’autres questions ? »

Il n’y en eut pas. Alors que tous les officiers disparaissaient autour de lui, le laissant seul avec Tanya Desjani, il s’efforça de maîtriser sa colère.

« J’ai tenté de lui parler un peu plus tôt, laissa tomber Desjani. Elle s’est montrée relativement polie mais sans plus. J’ai lâché une plaisanterie, comme quoi je faisais maintenant partie de la famille, et la température m’a fait soudain l’impression de tomber au-dessous du zéro absolu.

— Je ne comprends pas, déclara Geary.

— Je crois que je commence à comprendre, moi. » Tanya se leva, les lèvres crispées. « Elle a toujours détesté être une Geary et devoir vivre dans ton ombre…

— Ça n’a jamais été mon ombre.

— D’accord. Celle de Black Jack. Le hic, c’est qu’elle détestait peut-être ça mais que c’était bel et bien ce qu’elle était. Une Geary. Tout le monde voyait en elle une Geary, même si ça ne lui plaisait pas. Maintenant…» Tanya haussa les épaules. « Maintenant, tu es de retour. Tu es Black Jack en personne, et ne te donne même pas la peine de m’interrompre pour le nier. Ta seule présence lui pompe son oxygène. Elle n’est plus que Jane. Et moi ta partenaire. Celle qui a choisi de vivre avec toi. Que lui reste-t-il ? »

Geary garda un instant le silence. « Tenter de devenir quelqu’un.

— Ouais. Parce qu’elle croit que tout ce qu’elle avait a disparu. Que quelque chose doit le remplacer. Elle a changé après s’être rendue sur ta planète natale, souviens-toi. Que lui a-t-on dit là-bas, selon toi ? Combien de fois a-t-elle dû se mesurer non pas à une légende mais à une personne réelle ? Et, maintenant, il lui faut prouver qu’elle est une Geary. »

Il fixa la paroi devant lui sans la voir. Il ne voyait s’y plaquer que les images d’autres officiers en quête de gloire personnelle : le capitaine Midea conduisant le Paladin à sa destruction à Lakota ; le capitaine Falco, à Vidha, menant Triomphe, Polaris et Avant-garde à leur perte. Le capitaine Kila sabotant froidement le Lorica à Padronis, tout en cherchant également, par tous les moyens, à provoquer aussi l’anéantissement de l’Indomptable.

Tous s’étaient crus des héros, et leur vaisseau et leur équipage en avaient payé le prix.

Il y avait un moyen d’empêcher ça.

« Je ne crois pas que ce serait une bonne idée », dit Tanya.

Il reporta son attention sur elle. « Qu’est-ce qui ne serait pas une bonne idée ?

— La relever de son commandement.

— Comment as-tu… ? »

Elle se pencha et posa un index sur sa poitrine. « Je sais à qui tu penses. Tu t’imagines qu’elle appréciait Midea. Je connais Midea depuis plus longtemps que toi. Jane Geary ne lui ressemble en rien. Elle s’est montrée un tantinet téméraire, elle a poussé à la roue pour exiger davantage d’action, mais elle n’a jamais été stupide.

— Et Falco ?

— Falco ? Falco était d’une bêtise crasse et ne songeait qu’à gaspiller des vies et des vaisseaux pour s’attribuer le mérite d’une victoire supplémentaire. » Elle le fixa en plissant les yeux. « Tu penses à quelqu’un d’autre.

— Tu lis réellement dans mon esprit, n’est-ce pas ? » Sur le moment, ça n’avait rien d’incroyable.

« Ne sois pas ridicule. À quel autre officier songeais-tu ?

— Kila. »

Desjani le dévisagea plusieurs secondes, l’air ulcérée. « Nul ne mérite d’être comparé à cette garce sanguinaire, et surtout pas ta petite-nièce. Gardez cela en tête, amiral. Pour les officiers incompétents, je suis la mort. Vous le savez. Jane Geary n’est pas incompétente. Elle est intelligente, mais elle a besoin d’être guidée d’une main ferme. Vous êtes son chef. Guidez-la.

— Oui, m’dame.

— Ce n’est pas drôle, amiral. À présent, allons apprendre aux Bofs qu’il est malsain de défier la flotte de l’Alliance…

— Ça me rappelle…» Voyant qu’il la fixait en fronçant les sourcils, Desjani s’arrêta pour le regarder. « Pourquoi n’as-tu pas fait allusion à la possibilité que les Vachours s’en prennent directement aux Lousaraignes si la flotte se scinde en trois ?

— Parce que tu le savais déjà ! J’étais consciente que tu refuserais d’admettre que ça risquait de se produire, mais tu sais que je connais assez bien mon boulot pour l’avoir prévu, et moi que tu connais assez bien la stratégie pour l’avoir repéré aussi vite. »

Il fallut à Geary un bon moment pour démêler l’écheveau de son explication. « Je n’en avais rien vu avant que quelqu’un ne me le fasse remarquer, Tanya.

— Sérieusement ? » Elle le fixa encore longuement puis haussa les épaules. « Pardon, amiral. Vous êtes doué pour la tactique. Vous le savez. Je pars toujours du principe que vous voyez l’évidence et, en l’occurrence, j’ai cru plus diplomatique de m’abstenir de dire : “Plutôt ces horribles dupes que nous.”

— Tu dois me faire part de ce genre de détails au lieu de présumer que je les connais déjà.

— Afin que tu puisses me répondre : “Ça, je le savais déjà” ?

— Je ne l’ai fait qu’une seule fois.

— Je vous prie respectueusement de me permettre d’en douter, amiral.

— Je… Tanya, pourquoi diable es-tu parfois capable de lire dans mes pensées alors qu’à d’autres occasions tu sembles parfaitement infoutue de deviner ce que j’ai à l’esprit ?

— Je savais que tu allais me dire ça ! Non, je ne peux pas lire dans tes pensées. Pouvons-nous livrer cette bataille, maintenant ?

— Oui. » Au moins aurait-il une petite chance d’en sortir vainqueur, contrairement à cette discussion.

Il prit place dans son fauteuil sur la passerelle de l’Indomptable en s’efforçant de se vider l’esprit pour ne plus se concentrer que sur le seul combat imminent. Nous allons éliminer leurs escorteurs, les détruire tous si nécessaire, et, une fois les supercuirassés privés de leur soutien, nous nous en prendrons à eux. Présenté ainsi, ça paraissait un jeu d’enfant. Dans la réalité, ce serait infernal.

Mais un bip de son unité de com signalant qu’on tentait de le joindre mit un terme à ses efforts. Au moins fonctionnait-elle maintenant.

Non. Pas vraiment. L’appel provenait du capitaine Vente, qui venait apparemment d’enfin se rendre compte qu’il était complètement sur la touche depuis la perte de l’Invulnérable. Or un appel de Vente aurait dû être bloqué automatiquement.

Devait-il en faire part à Tanya ? Elle non plus n’avait pas besoin de distractions.

Cela dit, si le système de communication de l’Indomptable recommençait à dérailler, elle devait en être informée afin qu’on le réparât. « Commandant, le système ne reconnaît pas mes réglages. »

Le visage de Desjani se durcit. « Transmissions. Les communications de l’amiral ne fonctionnent pas correctement. Vous avez quinze minutes pour les remettre en état, faute de quoi ce vaisseau aura un nouvel officier des trans.

— Bien reçu, commandant. »

Geary s’efforça de nouveau de se préparer mentalement au combat, mais un voyant se mit à clignoter rouge sur son écran. Avant qu’il eût pu accuser réception du message, l’image du commandant du Spartiate apparut devant lui. « La moitié de mon vaisseau est plongée dans l’obscurité, amiral. Selon une estimation préliminaire, plusieurs raccordements auraient flanché pratiquement en même temps.

Et mince, mince et mince ! « Vos systèmes de manœuvre et de propulsion sont-ils encore opérationnels ?

— Nous avons toujours la propulsion, amiral. Nous sommes en train de bricoler les circuits des systèmes de manœuvre pour contourner le problème à tribord et nous devrions recouvrer toute notre capacité dans cinq minutes. »

Ç’aurait pu être pire. Bien pire. « Et si vous remplaciez ces connexions ? demanda Geary.

— Nous ne disposons que de cinq pièces de rechange à bord pour remplacer les sept qui ont flanché. » Le commandant du Spartiate faisait grise mine. « Je me suis assuré que les archives étaient scellées et les sites endommagés maintenus, sauf en cas de travaux de réparation. Si nous avons affaire à un sabotage ou à une négligence, nous pourrons identifier la méthode employée.

— Merci. Bien vu. Hélas, il y a de fortes chances pour qu’il s’agisse seulement d’une défaillance matérielle. Aviez-vous soumis les systèmes d’alimentation de votre vaisseau à des efforts supplémentaires juste avant cette panne ?

— Des efforts supplémentaires ? Nous nous préparions simplement au combat, amiral. En poussant nos boucliers à plein régime et en alimentant nos batteries de lances de l’enfer. »

D’autres vaisseaux allaient-ils aussi perdre partiellement ou totalement certaines de leurs capacités en se préparant au combat ? « Dès que vous aurez recouvré votre pleine capacité, faites-le-moi savoir. » L’image du commandant du Spartiate disparaissant, Geary lança un appel général à la flotte. « À toutes les unités. En même temps que vous vous préparez au combat, veillez à alimenter vos systèmes l’un après l’autre plutôt que simultanément, afin d’éviter de soumettre vos branchements à une surtension. »

Le capitaine Smyth appelait déjà : « Amiral, les analyses préliminaires montrent que les connexions du Spartiate ont flanché l’une après l’autre assez rapidement. Après la défaillance de la première, les systèmes automatiques d’alimentation en énergie ont tenté de la détourner entièrement sur celles qui restaient. Cela a suffi à en surcharger une seconde, après quoi le même processus s’est reproduit et ainsi de suite. Un des officiers du génie présent sur le Spartiate a activé la commande manuelle à temps pour interdire aux systèmes automatiques de faire sauter toutes les connexions du vaisseau. »

Bien loin de se détendre, Geary sentit poindre une puissante migraine. « Je croyais qu’il existait des sauvegardes automatiques pour pallier ces problèmes.

— Elles existent, mais les connexions ne sont pas les seuls éléments à se détériorer, amiral. En l’occurrence, les sauvegardes automatiques n’ont pas joué. Comprendre la raison de leur défaillance exigera sans doute un certain temps, mais j’ai déjà envoyé à tous les vaisseaux des messages d’alerte de l’ingénierie les prévenant de se tenir à l’affût de tels problèmes. »

Un autre clignotant d’alarme s’alluma. Smyth avait dû le voir aussi sur son écran, car il jeta un regard sur le côté, l’air interloqué. « Le Titan vient de perdre une unité de propulsion principale. Cause inconnue. »

La bataille était imminente, la flotte n’était pas encore entrée en action et déjà ses vaisseaux présentaient des avaries. Le Titan était aussi lent qu’une limace dans le meilleur des cas. Privé d’une de ses principales unités de propulsion… « Capitaine Smyth, je veux que cette unité de propulsion soit réparée et fonctionne de nouveau dans les vingt minutes qui viennent.

— Je ne connais même pas la cause de la panne, amiral ! Sans même parler des réparations exigées !

— Quelle qu’elle soit, vous avez vingt minutes.

— Très bien, amiral. Mais je vous ai parlé il y a des mois de l’émergence de ce problème. Quand nos vaisseaux satureront leurs systèmes en énergie et effectueront des tests en prévision d’un combat, nous risquerons d’assister subitement à une floraison de défaillances similaires. Soyez-en prévenu. »

Smyth n’avait pas raccroché que ses dernières paroles se révélaient prophétiques. De nouvelles alertes s’allumèrent sur l’écran de Geary. Le Fiable (assez ironiquement) rapportait une brusque dégradation de ses systèmes de combat durant un essai préalable à l’engagement. Le Dragon et le Victorieux annonçaient tous les deux la perte d’une batterie de lances de l’enfer due à une rupture de l’alimentation. Le Sorcière avait perdu une partie de la capacité de ses boucliers. D’autres défaillances de l’alimentation survenaient sur les croiseurs lourds Parapet, Chanfron, Diamant et Ravelin, ainsi que sur les destroyers Herebra, Coutelas, Stave, Rifle et Fléau. Un autre problème de bouclier frappait cette fois le croiseur léger Rocket.

Geary se rejeta en arrière, les yeux rivés à l’armada vachourse qui se rapprochait et n’était plus qu’à une minute-lumière de la flotte de l’Alliance. Une bataille qui promettait déjà d’être compliquée venait de le devenir davantage.

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