Seize

Les croiseurs de combat et l’ensemble du détachement chargé de la poursuite avaient progressivement dépassé les six vaisseaux lousaraignes, de sorte que la formation de ces derniers se trouvait désormais entre ce détachement et le corps principal de la flotte. L’écart entre les deux sous-formations humaines se creusait régulièrement, à mesure que, adoptant une vélocité supérieure à celle que pouvaient atteindre les encombrants cuirassés, auxiliaires et autres transports d’assaut, les croiseurs de combat, croiseurs légers et destroyers accéléraient. Geary consulta les rapports sur l’état des quatre remorqueurs de l’ex-supercuirassé vachours et constata sur ces relevés le stress que subissait la coque de l’Acharné, du Représailles, du Superbe et du Splendide, contraints de haler le colossal Invulnérable à une vélocité de plus en plus élevée. S’ils en avaient eu le temps une poussée infime y aurait suffi, mais ils n’avaient pas des décennies à consacrer à une accélération lente, de sorte que les quatre cuirassés y mettaient tout ce qu’ils avaient sous le capot.

Les rapports témoignaient de problèmes un peu partout. Sans doute pas à l’échelle des pannes qui s’étaient produites à Honneur, loin de là, mais, les vaisseaux du détachement de poursuite poussant au maximum leurs systèmes de manœuvre et de propulsion, une dizaine d’entre eux signalaient déjà des défaillances ponctuelles : L’Implacable et l’Intempérant avaient chacun perdu une unité de propulsion principale qu’on s’efforçait frénétiquement de réaligner, tandis que le Vaillant avait souffert de dysfonctionnements des systèmes de ses propulseurs de manœuvre. Ces trois croiseurs de combat avaient pris du retard sur la formation. Ils étaient accompagnés par plusieurs croiseurs légers et dix destroyers qui, eux aussi, étaient partiellement privés de leur propulsion ou de leur capacité de manœuvre. Geary en venait à se dire qu’aucun de ses vaisseaux au moins n’avait perdu la totalité de sa capacité de propulsion, puis il se hâta de chasser cette pensée de peur de porter la poisse à la flotte.

Le Dragon et le Victorieux, eux, s’ils tenaient leur position dans la formation, devaient faire face à des pannes intermittentes de leurs boucliers, tandis que des batteries de lances de l’enfer tombaient en rade çà et là sur une douzaine de bâtiments.

Sous les ordres du capitaine Armus, le corps principal de la flotte souffrait également de problèmes épars, mais il disposerait des auxiliaires et de davantage de temps pour réparer ces soudaines défaillances de ses systèmes.

Ainsi que l’avait prédit le capitaine Smyth, le Sorcière mais aussi le Djinn et le Gobelin étaient maintenant à court de matériaux bruts critiques et incapables de fabriquer de nouvelles pièces. Les stocks du Cyclope étaient si bas qu’il ferait probablement état de leur épuisement dans quelques heures. Leurs ingénieurs aidaient certes les équipages des autres vaisseaux aux réparations, mais ils ne pouvaient guère faire plus pour l’heure.

« Ce pourrait être pire, laissa tomber Geary. Il reste encore quelques heures à la flotte pour réparer avant d’entrer dans l’espace du saut, puis nous profiterons du transit vers Midway pour nous livrer à des réparations internes.

— Et les Bofs ne nous poursuivent toujours pas », ajouta Desjani.

Geary ne put s’interdire un bref sourire, qui s’effaça dès qu’il eut de nouveau parcouru les rapports sur l’avancement des réparations. Certes, ils en auraient le temps, mais ils manqueraient de pièces détachées. « J’espère que nous n’allons pas aussi tomber à court de ruban adhésif, parce que nous allons en avoir sacrément besoin. »

Il s’était demandé si d’autres obstacles ne se présenteraient pas à Pele pendant qu’ils traverseraient le système : d’autres vaisseaux Énigmas, par exemple, qui fileraient rejoindre leur flottille principale. Mais, lorsque celle-ci eut sauté, il ne resta plus à Pele que les deux sous-formations humaines et, entre elles, les six vaisseaux lousaraignes. Le corps principal de la flotte avait déjà perdu beaucoup de terrain sur le détachement quand les croiseurs de combat et leurs escorteurs se retournèrent pour décélérer à 0,1 c et sauter.

Geary sentit se cabrer l’Indomptable quand ses principales unités de propulsion rugirent à plein régime pour le ralentir. Tanya n’avait accordé à la manœuvre que de faibles marges de sécurité afin de rogner encore quelques minutes supplémentaires avant de sauter. Un de ces quatre, il faudrait qu’il apprenne à vérifier après elle ce qu’elle exigeait de ses unités de propulsion, de l’infrastructure de son vaisseau et de ses tampons d’inertie.

Mais elle outrepassait rarement ces marges. Elle se contentait d’ordinaire de les frôler sans les franchir. En règle générale.

« On y est presque, hurla-t-elle pour couvrir les plaintes des tampons d’inertie qui bataillaient pour empêcher les vaisseaux de se désintégrer et leur équipage d’être réduit en pulpe par les forces en action. Les Lousaraignes arrivent derrière nous, à dix minutes-lumière exactement.

— Ils tiennent à ce que nous sautions la tête la première dans l’embuscade que nous auront préparée les Énigmas à Midway. Je ne peux guère le leur reprocher. »

Il enfonça une touche de contrôle de son unité de com : « On se retrouve à Midway, capitaine Armus. Je ne doute pas que nous y aurons besoin de votre puissance de feu. En l’honneur de nos ancêtres, Geary, terminé. » Il avait mis fin à son message de manière protocolaire, cela lui avait paru indiqué cette fois.

Les quinze dernières minutes précédant le saut ne permettraient pas à Armus de lui répondre, de sorte que Geary s’efforça de se détendre en dépit de la violence de la décélération. « À toutes les unités du détachement de poursuite, ici l’amiral Geary. Soyez prêts à combattre dès notre émergence à Midway. Les forces Énigmas que nous avons vues sauter vers cette étoile s’attendront sans doute à notre arrivée ou frapperont déjà des cibles de ce système. Dans un cas comme dans l’autre, nous allons de nouveau leur faire comprendre qu’il n’est guère salubre de s’attaquer à des territoires contrôlés par l’humanité. En l’honneur de nos ancêtres, Geary, terminé.

— Le ton n’était-il pas un tantinet trop guindé pour une annonce interne à la flotte, amiral ? railla Desjani.

— La prochaine fois que je m’adresserai à elle, nous serons peut-être au beau milieu d’un combat », répondit-il.

Quand le détachement avait freiné, tous les vaisseaux en retard en avaient profité pour le rattraper : l’Implacable, l’Intempérant, le Vaillant et les divers croiseurs légers et destroyers avaient repris leur position relative par rapport à l’Indomptable. Tous continuaient de décélérer, en même temps que diminuait la distance les séparant du point de saut.

Quand il se présenta enfin à eux, leur vélocité était réduite à 0,1 c. « À toutes les unités. Sautez ! »

Geary se contraignit de nouveau à se détendre, une grisaille amorphe venant de remplacer l’espace extérieur. « Comment se porte l’Indomptable ? demanda-t-il à Desjani.

— Vous doutez de mes relevés ?

— Bien sûr que non. Mais j’aimerais aussi connaître vos impressions. »

Tanya haussa les épaules. « Dans la mesure où nous sommes le vaisseau amiral, nous jouissons de la priorité en matière de remise à jour de nombreux systèmes. Bien sûr, une fois que les ingénieurs se sont attelés aux réparations des avaries infligées au combat et des défaillances des systèmes, les mises à jour se sont ralenties, mais l’Indomptable reste en bon état. Je ne peux pas vous garantir que rien ne tombera plus en panne sans prévenir, mais, si cela devait se produire, ça ne toucherait rien d’essentiel.

— Parfait. Je sais pouvoir toujours compter sur l’Indomptable. » Ces derniers mots en partie au bénéfice des spatiaux qui se trouvaient à portée d’oreille et le retransmettraient à leurs camarades, mais aussi parce qu’il y croyait sincèrement. Et parce que, en parlant de l’Indomptable, il faisait également allusion à son commandant.

Le sourire de Desjani lui apprit qu’elle en était consciente. « Merci, amiral. »

« Dix minutes avant émergence », annonça le lieutenant Castries.

Le menton de Desjani reposait dans sa paume et son coude sur le bras de son fauteuil. « Vous savez ce qui serait bizarre, amiral ? demanda-t-elle.

— Je peux imaginer deux ou trois choses. Qu’avez-vous exactement en tête ?

— Nous voici de nouveau prêts à sortir de l’espace du saut, encore une fois remontés à bloc et prêts au combat, conscients comme d’habitude qu’il va y avoir du suif ou, du moins, qu’il risque d’y en avoir. En l’occurrence, bien sûr, nous en avons la certitude.

— Et c’est cela que vous trouvez bizarre ?

— Non. Ça, c’est normal. Ça l’a toujours été. Ce qui serait bizarre, c’est qu’en arrivant à destination, au moment de quitter l’espace du saut, nous soyons calmes, détendus, et que nous ne nous inquiétions pas de ce qui nous y attend.

— Vous savez quoi ? Il y a du vrai là-dedans, répondit Geary. Je suppose qu’en arrivant à Varandal…» Il s’interrompit tout net en voyant la tête qu’elle tirait.

« Vous ne vous inquiétez tout de même pas de ce qui nous attendra à notre retour dans l’espace de l’Alliance ? s’enquit-elle. Sérieusement ? De magouilles politiques ? D’ordres du QG de la flotte ? De pressions sur Black Jack exigeant de lui qu’il prenne les commandes ? Ou de pressions sur d’autres demandant qu’on l’arrête avant qu’il ne déclenche un coup d’État ? Vous ne vous inquiétez pas de tout cela, au moins ? »

Geary passa plusieurs réponses en revue avant d’en choisir une : « Disons simplement que je suis dans le déni et que je m’efforce de n’y pas songer.

— Ce doit être charmant.

— Ouais. » Il sourit. « Mais réfléchissez à ceci, capitaine Desjani. Si nous nous en sortons, si nous survivons à tous les obstacles que nous devrons affronter avant de regagner Varandal, ce qui nous y attendra nous verra arriver escortés de six vaisseaux lousaraignes et d’un supercuirassé vachours arraisonné. »

Elle lui rendit son sourire. « Surprise ! Non seulement nous sommes revenus, mais nous avons ramené des copains. Ouais, ça peut faire dérailler quelques plans minutieusement échafaudés.

— Cinq minutes avant émergence », annonça Castries.

Le sourire de Desjani s’effaça. « Croyez-vous que les Syndics de Midway s’emploieront à occuper les Énigmas ?

— Je n’en sais rien, déclara Geary en regrettant de ne pouvoir émettre une prédiction plus précise. Tout dépend de ce dont ils disposent dans ce système et de l’intelligence avec laquelle ils s’en serviront. S’ils n’ont pas reçu de renforts, ils n’ont aucune chance contre une flottille Énigma de cette taille. Je ne suis même pas sûr qu’ils continuent à s’appeler eux-mêmes des Syndics. J’ai la très nette impression que les commandants en chef de Midway, certains d’entre eux tout du moins, ne gardaient plus envers le gouvernement central des Mondes syndiqués qu’une assez chancelante loyauté.

— De la loyauté ? De la part de commandants en chef syndics ? Venez-vous réellement d’employer ces mots dans la même phrase. Cette femme avec qui vous avez parlé, vous fiez-vous à elle ? Quel est son nom, déjà ?

— Iceni. Le commandant en chef Iceni. Je ne jurerais pas que je peux m’y fier. Je ne suis pas fou. Mais nos intérêts pourraient coïncider, comme dirait Victoria Rione. »

Ce dernier nom lui valut un regard noir. « J’aimerais assez que vous évitiez de citer cette femme quand vous vous adressez à moi.

— Pardon.

— Une minute avant émergence. » La voix du lieutenant Castries restait calme et professionnelle, mais la tension sur la passerelle augmentait sensiblement.

« Il serait temps de vous intéresser à la partie, confia Desjani à Geary.

— Nous y sommes.

— Boucliers au maximum, rapporta le lieutenant Yuon. Armes parées à tirer. »

Les dernières secondes s’égrenèrent ; il ressentit la désorientation familière assortie de torsions dans les tripes, puis le noir piqueté d’étoiles de l’espace conventionnel se substitua brusquement à la grisaille de l’espace du saut. Ils étaient arrivés à Midway.

Ce qu’ils redoutaient le plus, la clameur des alarmes des systèmes de combat les prévenant de la proximité de l’ennemi, ne se fit pas entendre. Ceux-ci avaient été paramétrés pour mitrailler sans délai tout vaisseau Énigma qui se trouverait au-dessus du point de saut, mais les tirs ne se déclenchèrent pas non plus. Alors même que Geary se secouait encore pour sortir de l’hébétude consécutive à l’émergence, il vit s’allumer sur son écran des symboles représentant des menaces, toutes assez éloignées. L’ennemi ne les guettait sans doute pas au point de saut, mais les Énigmas étaient bel et bien là.

« Que fabriquent-ils ? s’interrogea Desjani.

— Je n’en sais rien », avoua Geary.

Il s’était attendu, il avait même craint que les Énigmas ne filent droit sur le portail de l’hypernet, qui se dressait à près de six heures-lumière de ce point de saut, presque derrière la courbure du système stellaire. S’ils avaient accéléré à 0,2 c ou plus, ils auraient pu l’atteindre en trente heures seulement. Une fois à proximité du portail, leurs deux cent vingt-deux vaisseaux seraient alors en mesure de provoquer son effondrement en un éclair, en détruisant les torons qui maintenaient sa matrice d’énergie en suspension.

Ils auraient aussi pu se diriger vers la planète habitée, qui gravitait autour de son étoile à quatre heures-lumière et demie, pour la pilonner dans un bombardement orbital rapproché, la rendant ainsi inhabitable et anéantissant toute présence humaine à sa surface.

Mais ils avaient opté pour se poster à trente minutes-lumière du point de saut d’où venait d’émerger la flotte de Geary.

« Ils nous attendent, déclara Desjani. Ils savaient que nous arrivions et ils nous guettent pour nous frapper. Pourquoi ne nous ont-ils pas tendu une embuscade comme à Alihi ? »

La réponse vint aussitôt à l’esprit de Geary : « Parce que, s’ils savaient effectivement que nous arrivions, ils n’avaient pas une idée assez précise du moment de notre émergence. Ceux de Hua leur ont envoyé une mise en garde, un message PRL les prévenant que nous retournions à Midway. Ça leur a peu ou prou appris dans quel délai nous allions débarquer, mais pas avec assez d’exactitude pour nous tendre une de leurs embuscades au point de saut. »

Une question restait néanmoins sans réponse et Desjani ne manqua pas de la soulever : « S’ils savaient qu’ils en avaient le temps et que nous ne pourrions pas intervenir assez vite pour les en empêcher, pourquoi donc n’en ont-ils pas profité pour se déchaîner, tout saccager ici et détruire au moins ce qui leur tombait sous la main ? »

Geary reporta le regard du portail de l’hypernet à la planète habitée, puis de celle-ci à l’installation orbitale gravitant autour d’une géante gazeuse à une heure-lumière de l’étoile et, enfin, sur les diverses flottilles syndics éparses dans le système… Qui dois-je tenter de sauver en premier… ? « Enfer !

— Est-ce à dire que vous avez trouvé la réponse ? s’enquit Desjani.

— Oui. » Il pointa l’index sur l’écran. « Ils veulent aussi nous anéantir. S’ils détruisaient le portail et balayaient toute présence humaine de cette planète et de cette station orbitale, pour quelle autre raison seraient-ils restés ici, sinon pour nous combattre ?

— Et ils tiennent à ce que nous y restions aussi pour nous battre. » Elle hocha la tête, le visage sévère. « Ils ont donc laissé intact tout ce que nous pourrions vouloir sauver. Autrement dit, ils ne comptent pas fuir. Mais encore s’assurer que la porte d’entrée serait verrouillée, que nous serions annihilés et désormais incapables de revenir investir leur territoire. Cela étant, le rapport de forces ne joue pas réellement en leur faveur. Ils ont sûrement en tête un stratagème susceptible de nous liquider. Ensuite…» Elle fixa son écran en fronçant les sourcils. « Trois flottilles syndics. Devons-nous nous inquiéter d’elles ? Vont-elles nous aider ? Nous combattre ? Ou bien rester les bras croisés et nous regarder nous battre contre les Énigmas en riant de voir leurs ennemis s’entre-tuer ?

— S’il y a bien quelque chose dont nous ne devons pas nous préoccuper, c’est d’une attaque des Syndics. » Il ressentait désormais douloureusement la nécessité d’accélérer le mouvement, mais il n’en restait pas moins conscient qu’à sa vitesse actuelle il faudrait cinq heures à sa flotte pour rejoindre la formation des Énigmas. Il serait beaucoup plus avisé, avant d’agir, d’étudier scrupuleusement la situation régnant dans ce système stellaire.

Desjani secoua la tête. « Le commandant en chef de leur flottille, la dernière fois que nous sommes passés ici… comment s’appelait-elle ? Kolani. Elle était mauvaise et coriace. Elle aurait adoré nous combattre, ne serait-ce que pour achever nos blessés déjà estropiés par les Énigmas. »

Trois flottilles syndics… certes très réduites par rapport aux flottes de l’Alliance et des Énigmas : un cuirassé et deux croiseurs lourds à la station orbitale proche de la géante gazeuse, un autre cuirassé, six croiseurs lourds, quatre croiseurs légers et dix avisos stationnant près du portail, et deux croiseurs lourds, six croiseurs légers et douze avisos se dirigeant vers la géante gazeuse, sur une trajectoire indiquant qu’ils venaient d’un point proche du monde habité.

« Si les Syndics pouvaient rassembler toutes leurs forces et réunir ces trois petites flottilles…

— Ils disposeraient d’une petite flottille, le coupa Desjani. Si l’on ajoute les vaisseaux qui viennent de la planète habitée à ceux de la géante gazeuse, sans tenir compte du cuirassé, on obtient à peu près ce qu’ils avaient déjà lors de notre dernier passage. Apparemment, tout était paisible ici. Ceux qui sont près du portail de l’hypernet doivent être des renforts envoyés par le gouvernement central de Prime.

— Pas grand-chose, convint Geary. Mais on ne peut pas ne pas tenir compte des deux cuirassés. » Il n’avait pas terminé sa phrase qu’un des symboles de son écran représentant une menace s’altérait, en même temps que changeait sa légende. « Regardé comme non opérationnel ? Le cuirassé de la géante gazeuse n’est pas en état de combattre ?

— C’est ce que disent les senseurs de la flotte, amiral, confirma le lieutenant Yuon. D’après l’analyse de sa coque extérieure, il devrait être flambant neuf, mais tout ce que captent nos senseurs quant à son activité et son équipement suggère qu’il est encore en construction.

— Ce qui explique sans doute pourquoi il se trouve dans le chantier spatial de Midway, lâcha Desjani. Les deux croiseurs lourds doivent donc être là pour le protéger. »

Le visage du lieutenant Iger apparut près de Geary. « Amiral, nous venons d’intercepter un message destiné à la station orbitale de la géante gazeuse et envoyé par la flottille des Mondes syndiqués stationnée près du portail. Nous nous trouvions assez près du signal pour le capter. Il est signé du commandant de la flottille, le commandant en chef Boyens.

— Faut croire qu’on ne l’a pas fusillé, laissa tomber Desjani, l’air un peu déçue.

— Plus importante encore est sa teneur, poursuivit Iger. Nous ne l’avons toujours pas entièrement décrypté, mais nous pouvons affirmer avec certitude que c’est une demande de reddition. »

Geary mit un moment à digérer l’information. « De reddition ? Visant les croiseurs, le cuirassé ou l’installation orbitale ?

— Tous les trois, amiral. Nous en sommes certains.

— Qui pourrait bien être assez fou pour entrer en rébellion avec un cuirassé qui n’est pas encore opérationnel ? s’étonna Desjani. Donc la force qui se dirigerait vers eux depuis la planète habitée serait chargée de les mater ?

— Peut-être pas, répondit aussitôt Iger. Les senseurs ont également décelé les signes de dommages infligés à plusieurs cités de la principale planète habitée. Des réparations sont déjà en cours, mais les dégâts sont encore assez étendus pour rester perceptibles.

— Un bombardement des Énigmas ? s’interrogea Geary. Non. Si cette force s’en était chargée, le déclencher, frapper cette planète et entreprendre des réparations aurait exigé beaucoup plus de temps.

— C’est exact, amiral. Et on ne distingue pas non plus de cratères consécutifs à un tel bombardement. Ces dégâts semblent plutôt le fruit de violents combats au sol. »

En surface ? Mais qui contre qui ? « Une guerre civile serait-elle en cours là-bas ?

— Non, amiral. Nous n’avons rien repéré jusque-là pour le confirmer. C’est antérieur.

— Quelqu’un a gagné et quelqu’un a perdu, résuma Desjani. Si les bâtiments de la géante gazeuse et de la station orbitale sont bien occupés par des rebelles, ils auront peut-être gagné sur place mais perdu sur la planète. »

Iger prêtait l’oreille à l’un de ses collègues en même temps qu’il lisait rapidement : « Amiral, les échanges de communications sont inhabituellement nombreux dans ce système stellaire. Ces messages anticipent notre propre émergence et l’arrivée des Énigmas. Celui de la flottille menée par le commandant en chef Boyens est dans un format syndic réglementaire, mais les locaux ne se sont pas servis récemment des codes standard syndics, même s’ils semblent observer les protocoles normaux. Les bulletins d’informations que nous captons parlent de la “présidente” Iceni et du “général” Drakon comme s’ils étaient désormais aux commandes du système. Selon ces vidéos, il s’agirait des mêmes personnes que nous connaissions sous le nom de commandante en chef Iceni et de commandant en chef Drakon.

— Nous savons maintenant qui a gagné, déclara Geary à Desjani.

— La “présidente” Iceni ? Comme si elle avait été élue ? De qui se moque-t-on ?

— N’y avait-il pas un autre commandant en chef sur la planète ? s’enquit Geary.

— Oui, amiral, répondit Iger. Le commandant en chef Hardrad. Je ne trouve aucune allusion à lui dans les échanges actuels de messages. Iceni était la responsable de tout le système stellaire, Drakon le chef des forces militaires au sol et Hardrad celui de la sécurité interne. »

La sécurité interne. Sur une planète des Mondes syndiqués, c’était bien davantage qu’une police. Il s’agissait de maintenir la population sous contrôle. Mais si Hardrad n’était plus là…

« Une minute ! lâcha Geary. Si les dirigeants de cette planète, Iceni et Drakon, se sont révoltés contre les Syndics et débarrassés de Hardrad, cela peut vouloir dire que la flottille qui, sous les ordres de Boyens, comprend le cuirassé opérationnel n’est pas du tout une force d’appoint. »

Iger posa une brève question à quelqu’un qui se trouvait à ses côtés, écouta sa réponse et adressa un signe de tête à Geary. « En effet, amiral. C’est une réelle possibilité. Elle a peut-être été envoyée ici pour rétablir l’ordre dans un système en rébellion ouverte contre le gouvernement syndic de Prime.

— Savons-nous à qui appartient le cuirassé en chantier ? demanda Desjani.

— Oui, commandant. Si l’on en juge par la teneur générale des messages, il relève des autorités de la planète. »

Desjani se fendit d’un petit rire. « Il ne s’agit donc pas d’un combat tripartite, mais bien de quatre camps. Le nôtre, celui des Énigmas, celui des Syndics et celui des rebelles. Il nous suffit de deviner comment vont réagir les trois autres.

— Je sais au moins ce que fera Boyens, dit Geary en indiquant la flottille syndic proche du portail. Quand il était notre prisonnier à bord de l’Indomptable, il m’a paru un homme résolu et calculateur. Avant d’agir, il s’efforçait toujours de déterminer où chacune de ses actions pouvait le conduire, et il préférait malgré tout attendre de voir comment se comporteraient les autres. On l’a certainement dépêché ici avec l’ordre de mater les rebelles du système. S’il se mêlait de notre combat contre les Énigmas, ses vaisseaux risqueraient d’être endommagés ou détruits, ce qui lui compliquerait la tâche, voire la lui rendrait impossible. Il restera donc sur la touche près du portail de l’hypernet et attendra que nous ayons vaincu les Énigmas. Dès que nous l’aurons emporté, il fondra sur les rebelles, lesquels auront sans doute perdu des vaisseaux dans la bagarre, et reprendra le contrôle de Midway. Pour lui, ce serait coup double.

— Qu’en est-il des rebelles, amiral ? demanda Iger. N’auraient-ils pas intérêt à éviter aussi de se laisser impliquer dans cette bataille et de garder leurs forces pour combattre Boyens ? »

Desjani poussa un grognement de dérision. « Attaquons-le. Ça ressemble bien aux Syndics, non ? Il va se contenter d’énumérer nos abattis pendant que les Énigmas et nous nous entretuerons.

— Les rebelles devront se joindre à nous en cas de besoin, déclara Geary, s’attirant un regard sceptique de Desjani. Si nous perdons, ils ne devront pas seulement affronter Boyens, qui cherche à les ramener dans le giron des Syndics…

— Ce qui, indubitablement devrait occuper des pelotons d’exécution pendant des semaines, intervint Desjani.

—… mais aussi les Énigmas, qui, autant que nous le sachions, veulent les exterminer.

— L’argument est solide, concéda-t-elle.

— Peut-être misent-ils aussi sur notre reconnaissance, suggéra Iger. Raison de plus pour les soutenir dans leur combat contre la flottille des Mondes syndiqués. »

Geary s’adossa à son fauteuil pour réfléchir aux options qui s’offraient à lui. Tout le monde patientait. Les secondes s’égrenaient. Il sentait chacun s’efforcer de ne pas le fixer. « Nous sommes arrivés il y a vingt minutes, finit-il par déclarer. Dans dix autres, la flottille Énigma sera informée de notre émergence. Elle est là-bas et espère nous anéantir. Je m’attends à ce qu’elle accélère et fonce droit sur nous pour engager le combat dès qu’elle nous verra. »

Desjani opina. « Entièrement d’accord. Où allons-nous, alors ?

— À sa rencontre, commandant. Pour lui botter le cul et la renvoyer si violemment dans son territoire qu’elle ne pourra s’arrêter de pédaler qu’en atteignant Pandora. »

Il savait que ses dernières paroles feraient le tour de la flotte, du moins du détachement qui se trouvait déjà à Midway, et, à entendre les hurlements qui se répercutaient à travers tout l’Indomptable, qu’elles seraient accueillies favorablement. « À toutes les unités, accélérez jusqu’à 0,15 c. Exécution immédiate. »

Geary appela ensuite le général Charban. « Général, ce message que vous avez pondu, proposant aux Énigmas un accord selon lequel nous leur ficherions la paix s’ils nous laissaient tranquilles… transmettez-le à cette flottille. Je ne m’attends pas à ce qu’ils acceptent notre offre, mais je veux au moins tenter le coup. »

Charban acquiesça avec contrition. « Je crois qu’ils ont besoin de recevoir encore au moins une leçon inoubliable, leur faisant bien comprendre qu’ils n’arriveront à rien avec nous par la force. Je l’envoie sur-le-champ, amiral, et je vous tiendrai informé de leur réponse dès qu’elle me parviendra, s’il y en a une. »

Geary réactiva la fenêtre du lieutenant Iger, qui attendait encore. « Lieutenant, efforcez-vous d’en découvrir le plus possible sur la situation qui règne dans ce système stellaire. Confirmez-moi l’identité des dirigeants réels, cherchez à savoir ce qu’ils ont fait et à apprendre tout ce qui pourrait influer sur mes décisions. »

Iger salua puis son image disparut.

Alors que les unités de propulsion principales des croiseurs de combat, croiseurs légers et destroyers du détachement s’allumaient, Geary vit s’ouvrir devant lui une autre grande fenêtre virtuelle. Elle ne laissait voir que du texte qui, lorsqu’il l’examina brièvement, semblait provenir d’une sorte de document officiel. Une voix se mit à psalmodier des mots en même temps qu’ils étaient surlignés : « Le règlement de la flotte exige des stocks de cellules d’énergie d’un vaisseau qu’ils ne tombent jamais en dessous de soixante-dix pour cent en opération, afin de pouvoir disposer de réserves d’énergie suffisantes dans toute situation critique. Toute unité dont les stocks tomberaient au-dessous de ce plancher devra sans délai…»

Geary trouva finalement la touche de dérogation et l’enfonça. La voix se tut. Puis reprit.

Il enfonça la touche derechef.

La voix fit une troisième tentative et, ce coup-ci, Geary maintint la touche enfoncée. Une fois bien certain que la sous-routine installée par le QG dans les systèmes de la flotte était définitivement réduite au silence, il consulta les relevés et constata qu’après la traversée fulgurante du système de Pele les stocks de cellules d’énergie de ses destroyers avaient atteint ce palier de soixante-dix pour cent ou s’en approchaient très vite.

« Un problème ? demanda Desjani d’une voix tendue, appréhendant une nouvelle rébellion des communications de Geary.

— Staphylos bureaucratiques, expliqua Geary en se servant du jargon de la flotte désignant les sous-routines comminatoires implantées dans les systèmes pour renforcer les règlements et exigences du QG. Les réserves de cellules d’énergie sont en train de tomber à soixante-dix pour cent.

— Oh non ! s’exclama hypocritement Desjani. Qu’allons-nous faire ? Reporter le combat ? Demander aux Énigmas de patienter jusqu’à ce que nous soyons prêts à nous battre en concordance avec les règlements de la flotte ?

— Non. » Geary appuya sur quelques touches de son unité de com. « À toutes les unités, ici l’amiral Geary. J’assume la pleine responsabilité des niveaux où sont tombées les cellules d’énergie de tous les vaisseaux de la flotte. Vous avez l’ordre exprès, enregistré officiellement, de poursuivre les opérations.

— Vous risquez la cour martiale, vous savez ça ?

— Il paraît. »

La soudaine irruption de l’image de l’émissaire Rione, qui gagna à grandes enjambées le siège de Geary et se planta du côté opposé à Desjani, lui interdit de poursuivre. « Que comptez-vous faire ? demanda Rione.

— Vaincre les Énigmas, répondit Geary sur un ton aussi tranchant que sa réponse était succincte. Ce qui me paraît nécessaire.

— Et ensuite ? Le commandant en chef Boyens va sans doute vous demander de l’aider à “ramener l’ordre” dans ce système.

— Je ne peux guère l’en empêcher. »

Rione le fixa d’un œil noir. « Amiral, nous avons besoin de ce système stellaire. Ce n’est pas seulement un portail ouvrant sur le territoire des Énigmas, mais aussi notre seul lien connu avec les régions contrôlées par les Lousaraignes.

— Croyez-moi, madame l’émissaire, j’en suis parfaitement conscient. » Il pianota sur l’accoudoir de son fauteuil. « Vous apprêtiez-vous à me suggérer d’aider Boyens et le gouvernement syndic à reprendre le contrôle de Midway ?

— Ce que je veux vous dire, amiral, c’est qu’un combat majeur va se dérouler à Midway et provoquer de graves dommages collatéraux dans tout le système. Une bataille entre les forces syndics loyalistes et les forces rebelles qui gardent pour l’heure la mainmise sur Midway pourrait aisément en amener d’autres. Nous ne tenons pas à ce qu’il soit ravagé par une guerre civile, ni non plus détruit pour le préserver des Énigmas.

— Je prends note de vos inquiétudes, madame l’émissaire, répondit Geary, assez froidement cette fois. Je veillerai à limiter ces ravages aux gens, villes, meubles et immeubles dont l’Alliance ne se préoccupe pas spécialement. »

Le visage de Rione se pétrifia, mais, quand elle se pencha sur lui pour lui répondre, sa voix vibrait d’émotion : « Bon sang, Black Jack, veuillez m’écouter. Vous croyez pouvoir faire pour l’instant tout ce qui vous chante, mais, à la vérité, un seul faux pas pourrait tout anéantir.

— Là encore, j’en suis très conscient, répliqua Geary d’une voix sourde. Et aussi que le plus sûr moyen de déclencher une mutinerie dans la flotte serait d’ordonner à mes vaisseaux d’aider les Mondes syndiqués à rétablir l’ordre dans ce système. Même si moi-même je ne trouvais pas une telle entreprise moralement répugnante, ma propre flotte refuserait de me suivre, ces ordres viendraient-ils de Black Jack en personne. »

Rione pointa un index rigide sur l’écran. « Vous êtes-vous demandé pour quelle raison Boyens stationnait près du portail de l’hypernet, amiral ?

— Pour feindre de résister vaillamment, avant de décamper par l’hyperespace si jamais les Énigmas écrasaient les locaux.

— Ce serait sans doute une option, mais Boyens sait ce portail équipé d’un dispositif de sauvegarde. Il pourrait provoquer son effondrement sans mettre sa flottille en péril et, si nous refusions d’obtempérer, il disposerait d’un cuirassé pour arriver à ses fins. »

Épouvantable éventualité. Le portail était un élément critique de l’importance qu’accordait l’Alliance au système de Midway. Si les Syndics en perdaient le contrôle, ils n’auraient plus aucune raison de le laisser intact. « Je pourrais…» Quoi donc ? Menacer d’agresser une flottille des Mondes syndiqués malgré le traité de paix ? Recommencer la guerre ? Jusqu’à quel point la population de l’Alliance, déjà lasse des hostilités s’enflammerait-elle, pour une telle initiative ?

« Comment pouvez-vous savoir que les Énigmas nous attaqueront quand ils auront vu la flotte ? insista Rione. N’avons-nous pas une force conséquente ? Trop importante pour qu’ils se risquent à l’agresser ?

— Pas tant que cela comparée à la leur, répondit Geary. Un bon nombre de nos vaisseaux ont été endommagés lors d’engagements antérieurs et les Énigmas sauront repérer ces dommages…» Il s’interrompit de nouveau, une idée venant de le frapper. « Capitaine Desjani, avons-nous établi le niveau de précision que les Énigmas peuvent conférer à leurs communications PRL ? »

Ignorant délibérément Rione, Desjani secoua la tête. « Non. Juste des informations relativement rudimentaires, autant que nous le sachions. J’en parlais avec mon officier des trans et il me disait que, s’ils avaient disposé d’un système complexe et routinier de communications PRL, nous aurions pu en déceler les signes en nous fondant sur ce qui nous restait imperceptible lors de notre traversée de leur territoire. Nous ne pourrions pas capter tous les messages transmis d’un secteur à l’autre d’un système stellaire. Jusque-là, leurs échanges ont toujours été au niveau auquel nous devions nous attendre, ce qui implique qu’ils peuvent sans doute envoyer des données, mais pas en masse, et qu’ils dépendent encore des communications conventionnelles, moins rapides que la lumière, pour la plupart de leurs échanges.

— Et aussi que ceux d’ici auraient sans doute eu vent de l’arrivée de la flotte de l’Alliance mais pas du nombre de ses vaisseaux ?

— Ils ne devraient…» Elle sourit. « Ils ne devraient être informés que de ce qui a déjà émergé dans ce système. De sorte qu’ils pourraient bien se dire que les Vachours ont eu raison de tous nos cuirassés et croiseurs lourds. Que seuls nos bâtiments les plus rapides ont réussi à s’enfuir.

— Peut-être. S’ils ignorent que les cuirassés et les croiseurs lourds arrivent derrière nous, ils risquent de se montrer trop confiants et de s’imaginer que nos forces ont effectivement été réduites. Mais, s’ils savent au contraire que ces vaisseaux marchent sur nos brisées, ils sont sans doute conscients qu’il leur faut vaincre notre détachement avant l’arrivée des renforts.

— Ce qui devrait les inciter à nous attaquer le plus tôt possible », conclut Desjani.

Rione avait prêté l’oreille à cet échange et, à présent, elle était plongée dans ses pensées, le visage tendu. « Que les Énigmas sachent ou ne sachent pas que nous avons capturé un supercuirassé vachours et que six vaisseaux lousaraignes nous accompagnent, les forces syndics et rebelles, elles, l’ignoreront dans un cas comme dans l’autre », finit-elle par laisser tomber.

Geary sourit. « Croyez-vous que cela pourrait déjouer les calculs du commandant en chef Boyens ?

— Il se pourrait très bien, amiral. Transmettre ces informations au gouvernement de Prime risque de se révéler plus important, aux yeux de Boyens, que de faire pression sur nous en menaçant de détruire le portail. Abstenez-vous malgré tout de trop endommager ce système.

— Je ferai de mon mieux, madame l’émissaire. »

Desjani se tourna vers Geary ; elle avait perdu son sourire. « Hé, amiral, avez-vous songé aux réactions des Énigmas à la vue de ce supercuirassé vachours ? Parce qu’il n’est pas plus opérationnel qu’un des deux cuirassés syndics. Pour l’instant, il ne vaut guère mieux qu’une TGTLCC. C’est même sa seule fonction militaire.

— TGTLCC ? s’enquit Geary.

— Très Grosse et Très Lente Cible de Choix.

— Je tâcherai de m’en souvenir. Au moins n’est-il pas encore là. Et ne perdez pas de vue que, si inventer de nouveaux acronymes pour désigner ce bâtiment semble être devenu le passe-temps favori de la flotte, il s’appelle désormais l’Invulnérable.

— Ça ne me rassure toujours pas. »

Les Énigmas avaient normalement dû se retourner une demi-heure après l’émergence de la flotte au point de saut puis entreprendre d’accélérer vers les vaisseaux de l’Alliance, tandis que, de son côté, Geary avait d’ores et déjà accru sa propre vélocité sur une trajectoire d’interception avec leurs bâtiments. Sur un écran montrant une vaste section du système stellaire, cette trajectoire dessinait une large courbe piquant vers l’étoile et la position où la formation ennemie les avait attendus.

La distance séparant les deux forces allait sans doute diminuer rapidement, à moins que, trompant toutes les attentes, les Énigmas n’eussent préféré prendre une autre direction. S’ils décidaient de plutôt piquer vers le portail, ils seraient encore en mesure de provoquer son effondrement avant que le détachement de Geary ne l’eût atteint.

Lui-même s’efforçait d’affecter un air détaché alors que s’égrenaient les dernières minutes avant que leur parvînt l’image de la réaction de l’ennemi à leur émergence. Les forces rebelles ou syndiquées, beaucoup plus éloignées, n’y assisteraient qu’une heure plus tard.

De nouvelles données affluèrent sur son écran dès que l’image de la réaction des Énigmas atteignit la flotte. Les lèvres de Desjani se retroussèrent en un rictus féroce. « Les voilà. Comme prévu. » Donnant de nouveau la preuve de leur impressionnante maniabilité, les vaisseaux Énigmas accéléraient, à une vitesse inaccessible aux bâtiments humains, sur une trajectoire visant distinctement les forces de Geary.

Le délai estimé avant interception ne cessait de décroître, de plus en plus vite à mesure qu’augmentait la vélocité des extra-terrestres. Puis, brusquement, ils cessèrent d’accélérer. « Ils nous ont vus atteindre 0,15 c, constata Desjani. Ils ont donc cessé d’accélérer à… 0,16. Si nous maintenons tous les deux cette vélocité, nous nous croiserons dans soixante-cinq minutes et nul ne sera touché, ni chez eux ni chez nous. »

Geary hocha la tête, conscient qu’à un moment donné, s’il voulait donner à ses systèmes de visée une chance convenable de frapper l’ennemi lors de l’interception, il lui faudrait réduire la vélocité de ses vaisseaux. Lequel ennemi devrait lui aussi ralentir pour la même raison…

Mais le ferait-il ?

Des vaisseaux humains s’y soumettraient. Mais il n’avait pas affaire à des vaisseaux, des commandants ni des tacticiens humains.

Il les regardait arriver rapidement sur une ligne d’interception directe de la flotte, en proie à un mauvais pressentiment et à une incertitude croissante. Lors de leur longue traversée du territoire Énigma, les hommes avaient été témoins des tactiques auxquelles ils recouraient. Ils savaient comment réagirait l’ennemi. Les combats frontaux, directs et résolus, n’avaient pas la faveur des Énigmas. Ce n’était pas qu’ils manquaient de courage ou craignaient la mort. Ils ne réagissaient tout bonnement pas comme les hommes. Et une de leur réaction avait été de… « Ils vont nous éperonner. »

Загрузка...