Tout le monde soutient l’équipe

1

Barbie revint à pied vers le bourg en empruntant la Route 119, soit un parcours d’environ cinq kilomètres. Le temps d’arriver, il était dix-huit heures. Main Street était pratiquement déserte, mais bruissait du ronronnement des générateurs ; il y en avait des douzaines, rien qu’à l’oreille. Les feux ne fonctionnaient plus à l’intersection des Routes 119 et 117 ; quant au Sweetbriar Rose, il était éclairé et archicomble. Toutes les tables, comme le vit Barbie à travers les vitres, étaient occupées. Mais quand il entra, il n’entendit pas la rumeur des grandes discussions habituelles : la politique, les matchs de baseball, l’économie locale, les Patriots, les nouvelles voitures et utilitaires, les Celtics, le prix de l’essence, les Bruins, les nouvelles perceuses et autres outils, les Wildcats de Chester’s et Tarker’s Mill. Ni les rires en fond sonore.

Tout le monde avait les yeux rivés au poste de télé au-dessus du comptoir. Avec le sentiment d’incrédulité et de dislocation que doit éprouver quiconque se trouve sur le site d’une catastrophe sans précédent, Barbie observa Anderson Cooper, le célèbre journaliste de CNN, faisant son rapport devant l’immense carcasse fumante du camion renversé sur la Route 119.

Rose elle-même servait aux tables, filant de temps en temps au comptoir prendre une commande. Des boucles de cheveux s’échappaient de leur filet et retombaient sur ses joues. Elle avait l’air fatigué, surmené. Le comptoir était en principe le territoire d’Angie McCain, de seize heures jusqu’à la fermeture, mais Barbie ne vit aucun signe de sa présence. Elle était peut-être hors du territoire de la ville quand la barrière était tombée. Si tel était le cas, on risquait de ne pas la voir à son comptoir avant un bon moment.

Anson Wheeler — que Rosie se contentait d’ordinaire d’appeler simplement « le gamin », même si le gamin en question avait au moins vingt-cinq ans — était aux fourneaux et Barbie préféra ne pas penser à ce que ferait Anse s’il s’attaquait à des choses un peu plus compliquées que le traditionnel haricots blancs-saucisses en promo tous les samedis soir au Sweetbriar Rose. Malheur à celui ou celle qui commandait un petit déj’ complet et se retrouvait face aux œufs frits à la cuisson nucléaire d’Anson. C’était une bonne chose, cependant, qu’il soit là, parce que, outre Angie, Barbie ne voyait aucun signe de Dodee Sanders non plus. Même si la godiche en question n’avait pas besoin d’une catastrophe naturelle pour ne pas venir travailler. Elle n’était pas paresseuse, non, pas exactement — disons qu’elle se laissait facilement distraire. Et quant à ses capacités intellectuelles… bon sang, que pouvait-on en dire ? Son père — Andy Sanders, premier conseiller de Chester’s Mill — ne serait jamais membre de la Mensa, mais, comparé à Dodee, c’était Einstein.

À la télé, on voyait des hélicoptères atterrir derrière Anderson Cooper, réduisant à néant le savant brushing de ses cheveux gris argenté et noyant presque complètement sa voix. Les appareils paraissaient être des Pave Lows. Barbie en avait emprunté plus d’un pendant son séjour en Irak. Un officier de l’armée s’avança vers l’écran, couvrit le micro du reporter de sa main gantée et lui parla à l’oreille.

Les consommateurs réunis au Sweetbriar Rose se mirent à murmurer. Barbie n’avait pas de mal à comprendre leur inquiétude. Il éprouvait la même. Lorsqu’un homme en uniforme se permettait de couper la parole à un journaliste aussi célèbre sans même un mot d’excuse, c’était sans doute que la fin du monde était proche.

Le militaire — un colonel, mais pas son colonel, car pour Barbie voir Cox lui aurait donné l’impression que toutes ses structures mentales étaient vraiment détruites — finit de dire ce qu’il avait à dire. Sa main gantée fit un bruit de frottement lorsqu’elle lâcha le micro. Il sortit du cadre, son visage aussi impénétrable que celui d’une statue. Barbie reconnut cette expression : le motus et bouche cousue militaire.

Cooper reprit la parole : « On vient de me dire que la presse était priée de reculer d’un kilomètre, jusqu’à un endroit du nom de Raymond’s Roadside Store. » Nouveau murmure des clients du Sweetbriar Rose. Tous connaissaient le Raymond’s Roadside de Motton, établissement où l’on pouvait lire dans la vitrine : BIÈRES FRAÎCHES SANDWICHS CHAUDS APPÂTS FRAIS.

« Ce secteur, à moins de cent mètres de ce que nous avons appelé la barrière — par manque d’un terme plus adéquat — vient d’être déclaré zone de sécurité nationale. Nous reprendrons notre reportage dès que nous le pourrons, mais pour l’instant je rends l’antenne à Washington. À vous, Wolf. »

Sur le bandeau rouge défilant au bas de l’écran on lisait : DERNIÈRE MINUTE UNE VILLE DU MAINE COUPÉE DU MONDE LE MYSTÈRE S’ÉPAISSIT. Et dans le coin en haut à gauche un encadré clignotant proclamait GRAVISSIME ! telle une pub dans un bar : Buvez la bière Gravissime, pensa Barbie.

Wolf Blitzer vint remplacer Anderson Cooper à l’écran. Rose avait le béguin pour Blitzer et il n’était pas question de brancher la télé sur autre chose que The Situation Room, pendant les après-midi de la semaine ; elle l’appelait « mon Wolfie ». Wolfie portait ce soir une cravate, mais elle était mal nouée et Barbie trouvait que le reste de sa tenue sentait diablement les vieilles frusques du samedi.

« Pour récapituler ce qui s’est passé, dit le Wolfie de Rose, vers approximativement treize heures, cet après-midi…

— Deux heures auparavant, mon gros, le corrigea quelqu’un.

— C’est vrai, pour Myra Evans ? demanda une autre voix. Elle est vraiment morte ?

— Oui », répondit Fernald Bowie. Le frère aîné de Fern, Stewart Bowie, était l’unique entrepreneur de pompes funèbres de Chester’s Mill. Fern lui donnait parfois un coup de main quand il était à jeun, et ce soir il était à jeun. Anormalement à jeun. « Et maintenant la ferme, qu’on puisse écouter. »

Barbie voulait écouter, lui aussi, parce que Wolfie en venait à la question qui importait le plus à Barbie et disait ce qu’il avait envie d’entendre : que l’espace aérien au-dessus de Chester’s Mill était déclaré interdit de survol. En réalité, c’était tout le Maine occidental et l’est du New Hampshire, à partir de Lewiston-Auburn jusqu’à North Conway, qui était interdit de survol. Le Président venait d’être mis au courant. Et, pour la première fois en neuf ans, la couleur du niveau de menace diffusée par le National Threat Advisory était passée de l’orange au rouge.

Julia Shumway, propriétaire et rédactrice en chef duDemocrat, jeta un coup d’œil à Barbie quand il passa devant sa table. Sur quoi elle lui décocha un petit sourire pincé et entendu, sa spécialité, quasiment sa marque de fabrique. « On dirait bien que Chester’s Mill ne veut pas vous laisser partir, Mr Barbara.

— On dirait », répondit Barbie.

Qu’elle ait su qu’il partait et pour quelle raison, voilà qui ne le surprenait pas. Il avait passé suffisamment de temps à Chester’s Mill pour avoir appris que Julia Shumway était au courant de tout ce qui méritait d’être connu.

Rose l’aperçut alors qu’elle était en train de servir des platées de haricots blancs-saucisses (avec une relique fumante qui ressemblait vaguement à une côtelette de porc) à six clients serrés à une table pour quatre. Elle s’immobilisa, une assiette dans chaque main et deux autres en équilibre sur l’avant-bras, les yeux écarquillés. Puis elle eut un large sourire, débordant de soulagement et de joie sincère qui lui alla droit au cœur.

Voilà l’impression que l’on a quand on est chez soi, pensa-t-il. Du diable si ce n’est pas exactement ça.

« Nom d’un chien, je m’attendais pas à te revoir, Dale Barbara !

— Tu as toujours mon tablier ? » demanda Barbie.

Un peu timidement. Il faut dire que Rose l’avait engagé alors qu’il n’était qu’un vagabond avec quelques références griffonnées dans son sac à dos. Elle lui avait dit qu’elle comprenait parfaitement les raisons pour lesquelles il devait ficher le camp de la ville, personne n’avait envie d’avoir pour ennemi le père de Junior Rennie, mais Barbie avait encore l’impression de l’avoir laissée tomber à un mauvais moment.

Rose déposa les assiettes au petit bonheur la chance, là où il y avait de la place, et se dépêcha de rejoindre Barbie. C’était une petite femme rondelette et elle dut se mettre sur la pointe des pieds pour l’embrasser, mais elle y arriva.

« Je suis fichtrement contente de te revoir ! » murmura-t-elle. Barbie la serra contre lui et l’embrassa sur le sommet du crâne.

« Big Jim et Junior Rennie n’en diront pas autant. » Mais aucun des deux Rennie n’était là ; c’était toujours ça de pris. Barbie se rendit compte que, du moins pour le moment, il était devenu aussi intéressant aux yeux des citoyens de Chester’s Mill assemblés ici que leur propre ville en vedette sur une chaîne nationale.

« Big Jim Rennie peut aller se faire voir ! » dit Rose. Barbie se mit à rire, ravi de sa férocité mais content aussi de sa discrétion car elle continuait à murmurer : « Je croyais que tu étais parti ?

— J’étais sur le point, mais j’ai été retardé.

— Tu… tu l’as vu, ce truc ?

— Oui. Je te raconterai plus tard. »

Il la relâcha, la tint à bout de bras et pensa : Si tu avais dix ans de moins, Rose… ou peut-être même cinq…

« Alors, tu me rends mon tablier ? »

Elle s’essuya le coin de l’œil et hocha affirmativement la tête. « Je t’en supplie, reprends-le ! Vire-moi Anson de la cuisine avant qu’il nous ait tous empoisonnés. »

Barbie lui adressa un petit salut et contourna le comptoir pour entrer dans la cuisine où il renvoya Anson Wheeler en salle, lui demandant de prendre les commandes et de s’occuper du nettoyage, puis d’aider Rose à servir. Anson s’éloigna du gril avec un soupir de soulagement. Avant de retourner au comptoir, il serra la main droite de Barbie dans les deux siennes. « Merci mon Dieu, vieux — j’ai jamais vu une telle cohue. J’étais largué.

— Ne t’inquiète pas. Nous allons faire manger les cinq mille convives. »

Anson, qui n’était pas un fervent lecteur de la Bible, ne comprit pas. « Hein ?

— Laisse tomber. »

La clochette retentit, dans le coin du passe-plat. « Une commande ! » lança Rose.

Barbie s’empara d’une spatule avant de prendre le bon de commande — le gril était dans un état inimaginable, comme toujours lorsque c’était Anson qui se lançait dans les transformations cataclysmiques provoquées par la chaleur qu’il appelait cuisson — puis il enfila son tablier, le noua dans son dos et ouvrit le placard au-dessus de l’évier. Il était plein de casquettes de baseball, lesquelles servaient de toques de chef aux cuistots du Sweetbriar Rose quand ils maniaient le gril. Il en choisit une des Sea Dogs en l’honneur de Paul Gendron (actuellement dans les bras de sa chère et tendre, espéra-t-il), tourna la visière vers l’arrière et fit craquer ses articulations.

Puis il prit la première commande et se mit au boulot.

2

À vingt et une heures quinze, soit longtemps après l’heure habituelle de fermeture, Rose mettait les derniers clients dehors. Barbie ferma à clef et retourna le panneau OUVERT sur FERMÉ. Il suivit des yeux le dernier groupe de quatre ou cinq personnes qui traversaient la rue pour rejoindre la place principale où s’était créé un attroupement d’une cinquantaine d’hommes et de femmes, et les conversations allaient bon train. Tous étaient tournés vers le sud où une grande lumière blanche formait une bulle au-dessus de la 119. Ce n’était pas les projecteurs des télés, estima Barbie, mais ceux de l’armée américaine noyant de clarté un périmètre de sécurité. Car comment sécurisait-on un secteur de nuit ? Eh bien, en y postant des sentinelles et en l’éclairant a giorno, bien entendu.

Zone interdite. Voilà qui ne lui plaisait pas trop.

En revanche, il faisait anormalement sombre dans Main Street. Quelques ampoules électriques anémiques brillaient dans certains des bâtiments — ceux dotés de générateurs — et les éclairages de sécurité sur batterie fonctionnaient dans les magasins, le Burpee’s, le Gas & Grocery, la librairie de Chester’s Mill, et le Food City (le supermarché), en bas de Main Street Hill, ainsi que dans une demi-douzaine d’autres bâtiments, mais les lampadaires étaient éteints et on voyait des bougies à la plupart des fenêtres, au premier étage des maisons, là où se trouvaient les appartements.

Rose s’assit à une table au milieu de la salle, une cigarette aux lèvres (ce qui était interdit dans un établissement public, mais Barbie se garderait bien de le lui faire remarquer). Elle retira le filet de ses cheveux et esquissa un sourire à l’adresse de son cuistot quand il s’assit à son tour devant elle. Derrière eux, Anson briquait le comptoir, ses cheveux, libérés de leur casquette des Red Sox, lui retombant jusque sur les épaules.

« J’ai toujours redouté l’affluence les jours de fête nationale, mais c’était bien pire aujourd’hui, dit Rose. Si tu n’étais pas arrivé, je serais roulée en boule dans un coin en train d’appeler ma maman.

— J’ai vu une blonde dans un F-150, dit Barbie, souriant à ce souvenir. Elle a failli me faire monter. Si elle m’avait pris, je serais peut-être dehors. Mais par ailleurs, ce qui est arrivé à Chuck Thompson et à son élève dans l’avion aurait pu nous arriver aussi. »

Le nom de Thompson avait été cité dans le reportage de CNN ; la femme n’avait pas été identifiée.

Rose, elle, savait de qui il s’agissait. « C’était Claudette Sanders. J’en suis pratiquement certaine. Dodee m’a dit hier que sa mère devait prendre aujourd’hui une leçon de pilotage. »

Il y avait une assiette de frites entre eux, sur la table. Barbie tendit la main pour en prendre une. Puis arrêta son geste. Tout d’un coup, il n’avait plus envie de frites. Il n’avait plus envie de rien. Et la flaque rouge, sur un côté de l’assiette, lui faisait penser davantage à du sang qu’à du ketchup.

« C’est pour ça que Dodee n’est pas venue. »

Rose haussa les épaules. « C’est possible. Mais je ne sais pas. Elle ne m’a pas donné de nouvelles. D’ailleurs, je n’en attendais pas vraiment, avec le téléphone coupé. »

Barbie supposa qu’elle parlait des lignes fixes, mais depuis la cuisine, il avait pu entendre des gens se plaindre de ne pouvoir utiliser leur portable. Tous ou presque pensaient que c’était parce que tout le monde essayait de s’en servir en même temps, saturant le réseau. D’autres estimaient que l’afflux des gens de la télé — probablement des centaines, à l’heure actuelle, tous équipés de Nokia, de Motorola, de iPhone et de BlackBerry — était à l’origine du problème. Barbie, lui, nourrissait des soupçons plus inquiétants ; il s’agissait d’une situation de sécurité nationale, après tout, à une époque où le terrorisme rendait tout le pays parano. Certains appels passaient, mais ils étaient de plus en plus rares au fur et à mesure que la soirée avançait.

« Bien entendu, dit Rose, cette écervelée de Dodee peut très bien avoir décidé de ne pas venir travailler pour aller traîner au centre commercial d’Auburn.

— Mr Sanders sait-il que c’était sa femme, dans l’avion ?

— Je ne peux pas le dire avec certitude, mais ça m’étonnerait qu’il ne soit pas au courant à l’heure qu’il est. »

Sur ce, elle se mit à chanter, d’une voix légère, mais mélodieuse : « C’est une petite ville, ici, tu vois ce que je veux dire ? »

Barbie sourit et chanta à son tour la suite de la chanson : « Rien qu’une petite ville, mon chou, et tout le monde soutient l’équipe. » Paroles tirées d’une chanson ancienne de James McMurtry qui avait connu un mystérieux regain de faveur pendant deux mois, l’été précédent, sur deux stations du Maine spécialisées dans le country & western. Pas sur WCIK, bien entendu, James McMurtry n’était pas le genre d’artiste que Radio-Jésus soutenait.

Rose montra les frites : « Tu en mangeras encore ?

— Non. J’ai perdu l’appétit. »

Barbie n’éprouvait pas d’affection particulière pour Andy Sanders et son éternel sourire, ni pour Dodee la dondon, laquelle avait certainement contribué avec sa bonne amie Angie à répandre la rumeur qui avait valu à Barbie ses ennuis au Dipper’s, mais l’idée que ces fragments de corps humain (c’était à l’image de la jambe dans le pantalon vert que son esprit ne cessait de revenir) avaient appartenu à la mère de Dodee… à l’épouse du premier conseiller…

« Moi aussi », dit Rose en enfonçant sa cigarette dans le ketchup. Le mégot émit un sifflement et, pendant un moment affreux, Barbie crut qu’il allait vomir. Il détourna la tête et regarda par la fenêtre ; mais d’ici, il n’y avait rien à voir sur Main Street. D’ici, la rue était plongée dans l’obscurité.

« Le Président va prendre la parole à minuit », leur lança Anson depuis le comptoir. Le grondement bas et régulier du lave-vaisselle résonnait derrière lui. Barbie songea que c’était peut-être la dernière fois que le bon vieil Hobart faisait son boulot, au moins pour un moment. Il devait en convaincre Rose. Elle allait renâcler, mais elle avait du bon sens. C’était une femme intelligente et pratique.

La mère de Dodee Sanders. Nom de Dieu. Quelle était la probabilité ?

Il se rendit compte qu’elle n’était pas si extraordinaire. Si cela n’avait pas été Mrs Sanders, il aurait très bien pu s’agir de quelqu’un d’autre qu’il aurait connu aussi. C’est une petite ville, mon chou, et tout le monde soutient l’équipe.

« Je me passerai du Président ce soir, dit Rose. Il faudra qu’il bénisse l’Amérique sans moi. Cinq heures, c’est de bonne heure. » Le Sweetbriar Rose n’ouvrait qu’à sept heures, les dimanches matin, mais il y avait toute la préparation. Toujours la préparation. Et le dimanche, cela incluait les rouleaux à la cannelle. « Vous n’avez qu’à rester et regarder si ça vous chante, les gars. Vérifiez simplement que c’est bien fermé avant de partir. Devant et derrière. » Elle commença à se lever.

« Nous devons parler de demain, Rose, dit Barbie.

— Tra-la-la, demain est un autre jour. Laisse tomber pour le moment, Barbie. Chaque chose en son temps. » Mais sans doute détecta-t-elle quelque chose sur son visage, car elle se rassit. « Bon, c’est quoi cette expression sinistre ?

— À quand remonte ta dernière livraison de propane ?

— À la semaine dernière. C’est presque plein. C’est tout ce qui t’inquiète ? »

Non, ce n’était pas tout, mais c’était la première chose de la liste. Il fit un calcul. Le Sweetbriar Rose possédait deux réservoirs en réseau. Chacun avait une capacité de trois cent vingt-cinq ou trois cent cinquante gallons, soit 1 323 litres dans le meilleur des cas, il ne s’en souvenait plus exactement. Il vérifierait demain matin, mais si Rose ne se trompait pas, elle disposait de plus de six cents gallons de gaz. C’était bien. Un peu de chance dans une journée qui s’était révélée spectaculairement calamiteuse pour toute la ville. Mais il n’y avait aucun moyen d’anticiper les coups du sort qui les attendaient. Et six cents gallons de propane, de toute façon, ne dureraient pas éternellement.

« Quelle est la consommation journalière ? demanda-t-il. Tu en as une idée ?

— Pourquoi ? C’est important ?

— Parce que pour l’instant, c’est le générateur qui nous fournit l’énergie. Pour les lumières, les feux, les frigos, les pompes. Et aussi pour la chaudière ; s’il fait trop froid cette nuit, il va démarrer. Et pour ça, le générateur bouffe du propane. »

Ils gardèrent un moment le silence, écoutant le ronronnement régulier du générateur Honda presque neuf, derrière le restaurant.

Anson Wheeler vint s’asseoir avec eux. « La gégène siffle deux gallons de propane à l’heure à un taux d’utilisation de soixante pour cent, dit-il.

— Comment tu sais ça ? demanda Barbie.

— C’est écrit sur l’étiquette. Quand elle fait tout marcher, comme à midi, au moment où il n’y a plus eu de courant, elle en consomme probablement trois à l’heure. Ou un peu plus. »

La réaction de Rose fut immédiate : « Anse, va tout éteindre dans la cuisine. Tout de suite. Et baisse le thermostat de la chaudière à dix degrés. » Elle réfléchit. « Non, arrête-la. »

Barbie sourit et brandit son pouce. Elle avait pigé. Ce n’était pas tout le monde à Chester’s Mill qui aurait compris. Pas tout le monde à Chester’s Mill qui aurait voulu comprendre.

« D’accord, dit Anson, l’air toutefois dubitatif. Vous ne pensez pas que demain matin… ou dans l’après-midi, au plus tard… ?

— Le Président des États-Unis va faire une déclaration à la télé, dit Barbie. À minuit. Qu’est-ce que cela t’inspire, Anse ?

— Je crois qu’il vaut mieux que j’aille tout éteindre, répondit-il.

— Et la chaudière, n’oublie pas la chaudière », ajouta Rose. Tandis qu’Anson s’éloignait rapidement, elle se tourna vers Barbie : « Je vais faire pareil chez moi dès que je serai montée. »

Veuve depuis dix ans, elle habitait au-dessus du restaurant.

Barbie répondit d’un hochement de tête. Il avait retourné l’un des sets de table en papier (« Avez-vous visité ces vingt sites spectaculaires du Maine ? ») et faisait des calculs dessus. Entre vingt-sept et trente gallons de propane avaient brûlé depuis la mise en place de la barrière. Il en restait donc dans les cinq cent soixante-dix. Si Rose parvenait à ramener sa consommation à vingt-cinq gallons par jour, le restaurant pourrait théoriquement tenir pendant trois semaines. En la ramenant à vingt gallons par jour — ce qui pourrait probablement se faire en fermant entre le petit déjeuner et le déjeuner et de nouveau entre le déjeuner et le dîner —, elle pourrait tenir jusqu’à un mois.

Ce qui est bien suffisant, pensa-t-il, vu que si la ville est toujours fermée dans un mois, il n’y aura plus rien à faire cuire, de toute façon.

« À quoi penses-tu ? demanda Rose. Et c’est quoi, tous ces chiffres ? Je n’arrive pas à comprendre…

— C’est parce que tu les vois à l’envers », dit Barbie, se rendant alors compte que tout le monde, à Chester’s Mill, allait avoir tendance à faire de même.

C’était des chiffres que personne n’avait envie de voir à l’endroit.

Rose tourna le rectangle de papier vers elle. Elle refit les calculs. Puis leva les yeux sur Barbie, stupéfaite. À ce moment-là, Anson éteignit presque partout et ils se retrouvèrent plongés dans une pénombre qui était — au moins pour Barbie — horriblement convaincante. Ils étaient peut-être vraiment dans la merde.

« Vingt-huit jours ? Tu penses que nous devons prévoir sur quatre semaines ?

— J’ignore si c’est ou non ce qu’il faut faire, mais quand j’étais en Irak, un copain m’a donné un exemplaire du Petit Livre rouge de Mao. Je l’ai trimbalé sur moi et je l’ai lu en entier. L’essentiel de ce qu’il dit est encore plus juste que ce que racontent nos hommes politiques les jours où ils déconnent le moins. Un de ces aphorismes m’est resté :Souhaite le soleil, mais construis des digues. Je crois que c’est ce que nous — euh, toi, je veux dire…

— Non, nous », dit-elle en lui touchant la main.

Il prit celle de Rose et la serra.

« D’accord, nous. Je crois que nous devons prévoir des digues. Ce qui signifie fermer entre les repas, réduire l’utilisation des fours — pas de rouleaux à la cannelle, même si je les aime autant que tout le monde — et pas de lave-vaisselle. Il est vieux et gourmand en énergie. Je sais bien que l’idée de faire la vaisselle à la main ne va pas enchanter Anson et Dodee…

— J’ai bien peur que nous ne puissions compter sur Dodee avant un bon moment, si elle revient jamais. Avec la mort de sa mère. » Rose soupira. « J’espère presque qu’elle se trouvait au centre commercial d’Auburn. De toute façon, ce sera demain dans les journaux.

— Peut-être. »

Barbie ignorait quelles seraient les informations qui entreraient dans Chester’s Mill ou en sortiraient, si la situation ne se dénouait pas rapidement avec quelque explication rationnelle. Probablement pas beaucoup. Il craignait que le célèbre Cône de silence de Maxwell Smart[7] ne s’installe rapidement, si ce n’était déjà fait.

Anson revint vers eux. Il avait enfilé sa veste. « Je peux y aller maintenant, Rose ?

— Bien sûr. Six heures, demain matin ?

— Ce n’est pas un peu tard ? » Il sourit et ajouta : « Même si je ne m’en plains pas.

— On va ouvrir plus tard. » Rose hésita. « Et nous fermerons entre les repas.

— Ah bon ? » Chouette, dit Anson en se tournant vers Barbie. « Tu sais où tu vas coucher, ce soir ? Parce que tu peux venir chez moi. Sada est allé à Derry rendre visite à ses parents. »

Sada était la femme d’Anson.

En fait, Barbie avait un logement juste de l’autre côté de la rue.

« Merci, mais je vais retourner dans mon appartement. Il est payé jusqu’à la fin du mois, alors autant en profiter, non ? J’ai laissé les clefs à Petra Searles à la pharmacie, ce matin avant de partir, mais j’ai toujours le double sur moi.

— Très bien. Alors à demain matin, Rose. Tu seras ici, Barbie ?

— Je voudrais pas manquer ça. »

Le sourire d’Anson s’agrandit. « Génial. »

Quand il fut parti, Rose se frotta les yeux et regarda Barbie d’un air lugubre. « Combien de temps ce truc-là va durer ? D’après toi ?

— Je n’en ai pas la moindre idée, Rose. Parce que j’ignore ce qui est arrivé. Et donc quand ça va cesser.

— Tu me fais peur, Barbie, dit-elle d’une voix très basse.

— Je me fais peur à moi-même. Nous devons tous les deux aller au lit. Les choses devraient se présenter un peu mieux demain matin.

— Après une telle discussion, je vais sans doute avoir besoin de mes petites pilules pour dormir en dépit de ma fatigue, dit-elle. Mais grâce à Dieu, tu es revenu. »

Barbie se rappela ce qu’il avait pensé à propos des approvisionnements.

« Encore une chose. Si Food City ouvre demain…

— C’est toujours ouvert le dimanche. De dix à dix-huit heures.

S’il est ouvert demain matin, il faudra aller faire des courses.

— Mais j’ai une livraison de Sysco… » Elle s’interrompit et le regarda, affichant de nouveau son expression lugubre. « … mardi prochain, mais on ne peut pas compter dessus, n’est-ce pas ? Évidemment pas.

— Non, on ne peut pas. Même si jamais tout revenait tout d’un coup à la normale, il y a des chances pour que l’armée mette l’agglomération en quarantaine, au moins un certain temps.

— Qu’est-ce qu’il faut acheter ?

— De tout, mais en particulier de la viande. De la viande, de la viande. Si le magasin ouvre. Ce qui n’est pas certain. Jim Rennie persuadera peut-être le gérant actuel…

— Jack Cale. Il a repris le magasin quand Ernie Calvert est parti en retraite, l’an dernier.

— Eh bien, Rennie peut le persuader de fermer pour un certain temps. Ou obliger le chef Perkins à le faire fermer.

— Tu n’es pas au courant ? » demanda Rose, ajoutant, devant son regard d’incompréhension : « Duke Perkins est mort, Barbie. Il est mort là-bas. »

Elle eut un geste vers le sud.

Barbie la regarda fixement, stupéfait. Anson n’avait pas éteint la télévision et, derrière eux, le Wolfie de Rose expliquait une fois de plus à l’univers qu’une force inconnue isolait le territoire d’une petite ville du Maine occidental, que les chefs d’état-major des différentes armées étaient en réunion à Washington, et que le Président allait s’adresser à minuit à la nation, mais qu’en attendant, il demandait à tous les Américains d’unir leurs prières aux siennes pour les gens de Chester’s Mill.

3

« Papa ? Papa ? »

Junior Rennie se tenait en haut des marches, tête inclinée, tendant l’oreille. Il n’y eut aucune réaction, et la télé était silencieuse. À cette heure, son père était toujours de retour du boulot et collé devant la télé. Les samedis soir, il laissait tomber CNN ou FOX News pour Animal Planet ou la chaîne Histoire. Mais pas ce soir. Junior écouta sa montre pour vérifier si elle fonctionnait toujours. Elle fonctionnait, et l’heure qu’elle affichait était cohérente avec l’obscurité qui régnait dehors.

Une pensée terrible lui vint à l’esprit : son père était peut-être avec le chef Perkins. En cet instant même, qui sait si les deux hommes n’étaient pas en train de décider comment l’arrêter en faisant le moins de vagues possible ? Et pourquoi avaient-ils attendu aussi longtemps ? Pour pouvoir le faire disparaître de la ville à la faveur de la nuit. Le conduire à la prison du comté, à Castle Rock. Après quoi, un procès. Et ensuite ?

Ensuite, Shawshank. Au bout de quelques années, il appellerait la prison le Shank, comme les autres, les meurtriers, les voleurs, les sodomites.

« C’est stupide », murmura-t-il — mais l’était-ce vraiment ? Il s’était réveillé en pensant n’avoir tué Angie qu’en rêve, qu’il ne pouvait que l’avoir rêvé, parce que jamais il n’aurait tué quelqu’un. Battre, à la rigueur, mais tuer ? Ridicule. Il était… il était… une personne normale !

Puis il avait regardé les vêtements repoussés sous le lit, vu le sang qui les imbibait et tout lui était revenu. La serviette lui tombant de la tête. Sa chatte, qui d’une certaine manière l’avait aiguillonné. Les craquements de son visage quand il l’avait cogné d’un coup de genou. La pluie de magnets tombant du frigo, les spasmes qui l’avaient agitée.

Mais ce n’était pas moi. C’était…

« C’était la migraine. » Oui. C’était ça. Qui allait avaler un truc pareil, cependant ? Il aurait plus de chances d’être cru s’il disait que c’était le maître d’hôtel.

« Papa ? »

Rien. Il n’était pas là. Et pas non plus au poste de police à conspirer contre lui. Pas son père. Il ne ferait jamais ça. Son père disait toujours que la famille passait en premier.

Mais la famille passait-elle vraiment toujours en premier ? Certes, il l’affirmait ; il était chrétien, après tout, et propriétaire de la moitié de la WCIK — mais quelque chose disait à Junior que pour son papa, les Jim Rennie’s Used Cars passaient peut-être avant la famille ; et qu’être le patron de la municipalité pouvait même passer avant le Temple du Crédit Total.

Si bien que Junior ne figurait peut-être — allez savoir — qu’en troisième ligne.

Il prit conscience (pour la première fois de sa vie, ce qui lui fit l’effet d’une révélation) qu’il ne s’agissait que de suppositions. Qu’il pouvait très bien ignorer complètement qui était en réalité son père.

Il retourna dans sa chambre et alluma le plafonnier. Celui-ci se mit à diffuser une lumière bizarre et vacillante, variant d’intensité. Un moment, Junior crut qu’il avait un problème avec ses yeux. Puis il se rendit compte qu’il entendait tourner le générateur dehors. Et pas seulement le leur. La ville était privée de courant. Il éprouva une bouffée de soulagement. Une grande panne d’électricité, voilà qui expliquait tout. Cela signifiait que son père se trouvait probablement à l’hôtel de ville, dans la salle de réunion, discutant de la question avec les deux autres idiots, Sanders et Grinnell. Peut-être même plantaient-ils de petites épingles sur la grande carte du territoire municipal, comme George Patton en Normandie. Engueulant les types de la Western Maine Power et les traitant de flemmards de cueilleurs de coton.

Junior attrapa ses vêtements ensanglantés, récupéra les conneries qu’il avait dans son jean — portefeuille, monnaie, clefs, peigne, réserve de pilules antimigraine — et les redistribua dans les poches de son pantalon propre. Il se précipita au rez-de-chaussée, enfourna les pièces à conviction dans la machine à laver, régla celle-ci sur un programme chaud — puis changea d’avis, se souvenant de ce que lui avait dit sa mère alors qu’il n’avait pas plus de dix ans : de l’eau froide pour les taches de sang. Tandis qu’il déplaçait le bouton de commande vers LAVAGE FROID/RINÇAGE FROID, il se demanda vaguement si son père se tapait déjà sa secrétaire à l’époque ou bien s’il gardait encore son pénis de cueilleur de coton bien au chaud à la maison.

Il mit le lave-linge en marche et commença à réfléchir à ce qu’il allait faire. La migraine partie, il arrivait à réfléchir.

Il parvint à la conclusion que, tout bien considéré, il devait retourner à la maison d’Angie. Il n’en avait aucune envie — Dieu tout-puissant, c’était bien la dernière chose qu’il eût envie de faire — mais il lui fallait prendre la mesure des choses sur place. Il passerait devant la maison et verrait combien il y avait de voitures de police. Verrait aussi si la police scientifique de Castle Rock était déjà arrivée. La police scientifique, c’était la clef. Il le savait, à force de regarder les feuilletons policiers à la télé, comme CSI. Il avait déjà vu leur grand van bleu et blanc le jour où il avait visité le tribunal du comté avec son père. Et si le véhicule était devant chez les McCain…

Je foutrais le camp.

Oui. Aussi vite et aussi loin qu’il le pourrait. Mais auparavant, il repasserait par ici faire un petit tour par le coffre-fort de son père, dans le bureau. Son père ignorait que Junior connaissait la combinaison. Tout comme il ignorait que fiston connaissait le mot de passe de son ordinateur et connaissait donc aussi le goût prononcé de Big Jim pour les sites porno mettant en scène ce que Junior et Frank DeLesseps appelaient l’Oreo-cul : deux nanas noires et un mec blanc. Il y avait plein de fric dans ce coffre : des milliers de dollars.

Et si jamais le van est là-bas et que ton père est de retour quand tu reviens ?

L’argent d’abord, l’argent tout de suite.

Il se rendit dans le bureau et, un instant, crut voir son père assis dans le fauteuil d’où il regardait les informations ou les programmes sur la nature. Il s’était endormi… et s’il avait eu une crise cardiaque ? Big Jim avait eu des problèmes de cœur à plusieurs reprises, ces trois dernières années, surtout de l’arythmie. Il allait alors en général à l’hôpital Cathy-Russell, Doc Haskell ou Doc Rayburn lui donnaient un truc et tout rentrait dans l’ordre. Haskell aurait été ravi de continuer comme ça jusqu’à la fin des temps, mais Rayburn (que son père appelait le cueilleur de coton trop futé) avait insisté pour que Big Jim consulte un cardiologue à l’hôpital de Lewiston. Le cardiologue lui avait expliqué qu’il fallait suivre un traitement pour se débarrasser définitivement de cette arythmie. Big Jim (que terrifiaient les hôpitaux) dit qu’il devait s’adresser à Dieu auparavant, ce traitement s’appelait une prière. En attendant, il prenait ses pilules et n’avait connu aucune alerte, ces derniers mois ; mais à présent… peut-être…

« Papa ? »

Pas de réponse. Junior alluma. Le plafonnier diffusa la même lumière affaiblie et hésitante, mais fit aussi disparaître l’ombre que Junior avait prise pour la tête de son père. Il n’aurait pas exactement eu le cœur brisé si son paternel avait avalé son extrait de naissance, mais dans l’ensemble il était plutôt content que cela ne soit pas arrivé ce soir. La situation était déjà bien assez compliquée comme ça.

Il ne s’en rendit pas moins jusqu’au coffre-fort mural en faisant de grandes enjambées prudentes de dessin animé, s’attendant à tout instant à voir par la fenêtre les phares annonçant l’arrivée de son père balayer la pièce. Il posa de côté le tableau qui cachait le coffre (Le Sermon sur la montagne) et composa les chiffres de la combinaison. Il dut s’y reprendre à deux fois pour faire tourner la poignée tant sa main tremblait.

Le coffre était bourré de billets de banque et de piles de feuilles, semblables à des parchemins, portant les mots BON AU PORTEUR gravés dessus. Junior laissa échapper un sifflement. La dernière fois qu’il l’avait ouvert — pour piquer un billet de cinquante en vue de la foire de Fryeburg — il y avait beaucoup de liquide, certes, mais pas autant, et de loin. Et aucun BON AU PORTEUR. Il pensa à la plaque qui ornait le bureau de son père, dans son magasin de voitures d’occase : JÉSUS APPROUVERAIT-IL CETTE AFFAIRE ? Même au milieu de son affolement et de sa détresse, Junior eut le temps de se demander si Jésus approuverait les sombres magouilles auxquelles se livrait son père en douce ces temps derniers.

« T’occupe pas de ses affaires, pense aux tiennes », dit-il à voix basse. Il prit cinq cents dollars en coupures de cinquante et de vingt, s’apprêta à refermer le coffre, réfléchit et s’empara de quelques billets de cent. Étant donné le tas obscène de fric qu’il y avait là-dedans, son père ne s’en apercevrait peut-être jamais. S’il s’en rendait compte, il était possible qu’il comprenne que le voleur était son fils. Et qu’il l’approuve. Comme Big Jim aimait à le dire : « Aide-toi, le Ciel t’aidera. »

C’est dans cet esprit que Junior s’aida en piochant quatre cents dollars de plus. Puis il referma le coffre, brouilla la combinaison et remit Jésus prêchant à sa place. Il prit une veste dans le placard de l’entrée, l’enfila et sortit pendant que le générateur ronronnait et que le lave-linge extrayait le sang d’Angie de ses vêtements.

4

Il n’y avait personne chez les McCain.

Personne, nom de Dieu.

Junior resta prudemment de l’autre côté de la rue, sous une averse modérée de feuilles d’érable, se demandant s’il pouvait prêter foi à ce que voyaient ses yeux : une maison plongée dans l’obscurité, le 4 × 4 de Henry McCain et la Prius de LaDonna McCain visibles nulle part. Voilà qui paraissait trop beau pour être vrai, beaucoup trop beau.

Ils étaient peut-être sur la place principale. Beaucoup de gens s’y étaient réunis ce soir. Sans doute pour discuter de la coupure d’électricité, même si Junior ne se rappelait pas qu’une panne de courant ait déjà suscité un tel rassemblement ; les gens, pour la plupart, rentraient chez eux et se mettaient au lit, convaincus que la lumière — sauf s’il y avait eu un cyclone annoncé — serait de retour le lendemain pour le petit déjeuner.

À moins que cette coupure ait été provoquée par quelque accident spectaculaire, le genre d’événement que couvraient systématiquement les télés pour les informations. Junior avait le vague souvenir d’un vieux chnoque lui demandant s’il savait ce qui se passait, peu de temps après le malheureux accident arrivé à Angie. Le fait était que Junior avait bien pris soin de n’adresser la parole à personne en venant ici. Il avait emprunté Main Street, la tête inclinée, le col remonté (il avait même failli heurter Anson Wheeler au moment où celui-ci sortait du Sweetbriar Rose). Les lampadaires étaient en rideau, ce qui avait contribué à préserver son anonymat. Autre cadeau des dieux.

Et maintenant, ça. Un troisième cadeau. Un cadeau gigantesque. Était-il possible que le corps d’Angie n’ait toujours pas été découvert ? Ou bien s’agissait-il d’un piège ?

Junior n’avait pas de mal à imaginer le chef de la police de Castle Rock ou un inspecteur de police disant, il suffit que nous restions invisibles et attendions, les gars. Un tueur retourne toujours sur la scène du crime. C’est bien connu.

Des conneries de séries télé, oui. Junior traversa néanmoins la rue (attiré, semblait-il, par une force extérieure), s’attendant à voir à tout instant les projecteurs s’allumer, le clouant sur place comme un papillon sur du carton ; s’attendant à entendre quelqu’un crier — sans doute à travers un porte-voix : « N’avancez plus ! Mains en l’air ! »

Rien de tel ne se passa.

Une fois au début de l’allée des McCain il s’arrêta un instant, le cœur cognant follement, le sang battant à ses tempes (mais toujours pas de migraine, c’était bon signe), et vit que la maison restait obscure et silencieuse. On n’entendait même pas tourner le générateur alors que celui des Grinnell fonctionnait, à la porte voisine.

Junior regarda par-dessus son épaule et découvrit alors une vaste bulle de lumière blanche s’élevant au-dessus des arbres. Il se passait quelque chose au sud de la ville, ou peut-être même à Motton. La cause de l’accident à l’origine de la coupure de courant ? Sans doute.

Il contourna la maison. La porte de devant devait être ouverte si personne n’était revenu depuis l’accident d’Angie, mais il n’avait pas envie de passer par cette entrée. Il l’emprunterait s’il le fallait, mais ce ne serait peut-être pas nécessaire. Il avait quelque chose à faire, après tout.

La poignée tourna.

Junior passa la tête par l’entrebâillement de la porte donnant sur la cuisine et fut immédiatement agressé par l’odeur du sang — une odeur qui lui rappelait celle de l’amidon en bombe, mais rance. Il lança : « Salut ? Y’a quelqu’un ? » pratiquement sûr qu’il n’y avait personne ; mais si quelqu’un était là, si par quelque hasard dément Henry ou LaDonna étaient revenus à pied depuis la place (et n’avaient pas encore découvert leur fille morte, gisant sur le sol de la cuisine), il hurlerait. Oui ! Il hurlerait et « découvrirait le corps ». Voilà qui ne changerait rien, après l’arrivée tant redoutée du van de la police scientifique, mais il gagnerait un peu de temps.

« Mr McCain ? Mrs McCain ? Vous êtes là ? » Puis, pris d’une soudaine inspiration : « Angie ? Tu es là, Angie ? »

L’aurait-il appelée ainsi, s’il l’avait tuée ? Bien sûr que non ! C’est alors qu’une idée terrifiante le traversa : et si elle répondait ? Si elle répondait de l’endroit où elle gisait sur le sol ? Si elle répondait, la gorge pleine de sang ?

« Reprends-toi, vieux », marmonna-t-il. Oui, il devait se reprendre, mais c’était dur. En particulier avec cette obscurité. Sans compter que, dans la Bible, des trucs comme ça arrivaient tout le temps. Dans la Bible, des morts retournaient à la vie comme les zombies dans La Nuitdes morts vivants.

« Y’a quelqu’un dans la maison ? »

Niet. Nada.

Ses yeux s’étaient habitués à la pénombre, mais pas assez. Il lui fallait une lumière. Il aurait dû emporter une lampe torche de chez lui, mais il était facile d’oublier ce genre de détail quand on était habitué à simplement appuyer sur un interrupteur. Junior traversa la cuisine, enjamba le corps d’Angie et ouvrit la première des deux portes, de l’autre côté de la pièce. C’était un placard. Il distinguait à peine les pots et les boîtes de conserves sur les étagères. Il essaya l’autre porte et eut plus de chance. C’était la lingerie. Et à moins qu’il ne se trompe sur la forme de l’objet posé sur l’étagère, juste à sa droite, les choses continuaient à bien tourner pour lui.

Il avait vu juste ; il s’agissait effectivement d’une lampe torche, une chouette, en plus. Il allait devoir faire attention quand il l’allumerait dans la cuisine — baisser les stores serait une très bonne idée — mais dans la lingerie, il pouvait la braquer partout tant que ça lui plaisait. Pas de problème.

Du savon en poudre. De la javel. De l’adoucissant. Un seau et un balai à franges. Bien. Sans générateur, il n’y aurait que ce qui restait d’eau froide dans les tuyaux, mais il en coulerait probablement assez des robinets pour remplir le seau et il y avait aussi, bien sûr, les réservoirs des toilettes. Et il voulait de l’eau froide de toute façon. Pour le sang, de l’eau froide.

Il allait tout nettoyer et briquer comme la ménagère démoniaque qu’avait été sa mère, dans le respect de l’exhortation de son mari : « Maison propre, mains propres, cœur propre. » Il nettoierait le sang. Puis il essuierait tout ce qu’il se rappelait avoir touché et tout ce qu’il aurait pu toucher sans s’en souvenir. Mais tout d’abord…

Le corps. Il fallait qu’il s’occupe du corps.

Junior estima que pour le moment, l’arrière-cuisine suffirait. Il tira le corps par les bras, puis les lâcha : vlouf. Après quoi, il se mit au travail. Il commença, tout en chantonnant, par remettre les magnets sur le frigo et par baisser les stores. Il avait rempli le seau presque jusqu’en haut avant que le robinet ne se mette à crachouiller. Encore une chance.

Il était toujours occupé à briquer le sol et était loin d’en avoir terminé lorsqu’on frappa à la porte de devant.

Junior redressa la tête, les yeux écarquillés, les lèvres étirées en un rictus d’horreur dépourvu de tout humour.

« Angie ? » C’était une voix de fille qui sanglotait. « Angie, t’es là ? » Nouveaux coups frappés à la porte, puis le battant s’ouvrit. Sa série de coups gagnants, semblait-il, était terminée. « Je t’en prie, Angie, réponds ! J’ai vu ta voiture dans le garage… »

Merde. Le garage ! Il n’avait pas pensé à vérifier ce putain de garage !

« Angie ? » Nouveaux sanglots. La voix lui disait quelque chose. Oh, bon Dieu, et si c’était cette gourde de Dodee Sanders ? C’était bien elle. « Angie, on m’a dit que ma mère était morte ! Ms Shumway m’a dit qu’elle était morte ! »

Junior espéra qu’elle commencerait par monter au premier pour aller voir dans la chambre d’Angie. Mais voilà qu’elle empruntait le couloir en direction de la cuisine, se déplaçant à pas prudents et hésitants dans l’obscurité.

« Angie ? T’es dans la cuisine ? J’ai cru voir de la lumière. »

Junior avait de nouveau mal à la tête, et tout ça c’était la faute de cette connasse de fumeuse d’herbe qui la ramenait. Tout ce qui pourrait lui arriver maintenant… eh bien, tout serait de sa faute, aussi.

5

Dodee Sanders était encore un peu pétée et un peu soûle ; elle avait mal au crâne ; sa mère était morte ; elle avançait à tâtons dans l’obscurité du couloir, chez sa meilleure amie ; elle marcha sur quelque chose qui glissa sous son pied et faillit tomber. Elle s’agrippa à la rampe de l’escalier, se retourna douloureusement deux doigts et poussa un cri. Elle comprenait plus ou moins ce qui lui arrivait, mais cela lui paraissait en même temps impossible à croire. Elle avait l’impression de s’être aventurée dans un film de science-fiction.

Elle se pencha pour voir sur quoi elle avait failli tomber. On aurait dit une serviette. Quel était l’idiot qui avait laissé traîner une serviette par terre, au pied de l’escalier ? Puis elle crut entendre bouger devant elle, dans l’obscurité. Dans la cuisine.

« Angie ? C’est toi ? »

Rien. Elle avait encore l’impression qu’il y avait quelqu’un, mais en était moins sûre.

« Angie ? » Elle s’avança de nouveau prudemment, tenant sa main droite douloureuse — ses doigts allaient enfler, elle avait l’impression qu’ils avaient déjà enflé — contre elle. Elle tendait devant elle, dans le noir, une main gauche tâtonnante. « Angie ! Réponds, je t’en prie ! Ma mère est morte, c’est pas une blague, Ms Shumway me l’a dit et c’est pas quelqu’un qui raconte des blagues, j’ai besoin de toi ! »

Dire que la journée avait si bien commencé. Elle s’était levée tôt (euh… à dix heures — dix heures, c’était tôt pour elle) et n’avait pas eu l’intention de ne pas aller travailler. Sur quoi Samantha Bushey l’avait appelée pour lui annoncer qu’elle avait acheté une série de poupées Bratz sur eBay ; elle voulait savoir si ça plairait à Dodee de les torturer avec elle. Torturer les Bratz était une activité à laquelle elles avaient commencé à se livrer alors qu’elles étaient encore lycéennes — elles les achetaient à l’occasion de vide-greniers, les pendaient, enfonçaient des clous dans leurs stupides petites têtes, les arrosaient d’essence à briquet et y mettaient le feu — et Dodee savait que ces jeux n’étaient plus de leur âge, qu’elles étaient maintenant adultes, ou presque. C’était un truc de gosses. Et ça fichait aussi un peu les boules, quand on y pensait vraiment. Mais voilà, Sammy avait son domicile à elle, sur la route de Motton — juste un mobile home, mais entièrement à elle, depuis que son mari avait pris ses cliques et ses claques, au printemps — et Little Walter dormait presque tout le temps. Sans compter que Sammy avait toujours un sacré stock d’herbe. Dodee la soupçonnait de se la faire offrir par l’un des types avec qui elle sortait. Son mobile home était un endroit fréquenté, les week-ends. Le hic, c’était que Dodee avait juré de ne plus toucher à l’herbe. Plus jamais, depuis cette histoire avec le cuistot. Plus jamais durait depuis un peu plus d’une semaine quand Sammy avait appelé.

« Tu pourras avoir Jade et Yasmin, avait-elle dit d’une voix enjoleuse. J’ai aussi une super-tu-sais-quoi. » Elle disait toujours ça, comme si quelqu’un qui l’aurait écoutée n’aurait pas compris de quoi il s’agissait. « Aussi, on pourra tu-sais-quoi. »

Dodee savait également ce que signifiait ce tu-sais-quoi-là, et elle éprouva un léger picotement là en bas (dans son tu-sais-quoi), alors même que c’était aussi des trucs de gosse qu’elles auraient dû abandonner depuis longtemps.

« Je crois pas, Sammy. Il faut que je sois au boulot à deux heures, et… »

Sammy l’avait coupée :

« Yasmin attend. Et tu sais combien tu détestes cette salope. »

C’était vrai. Yasmin était la plus salope des Bratz, de l’avis de Dodee. Et il restait quatre heures à tirer jusqu’à deux heures. Et puis si elle arrivait en retard, c’était pas si grave. Rose la ficherait-elle à la porte ? Sûrement pas. Qui d’autre voudrait ce boulot de naze ?

« Bon, d’accord. Mais pas trop longtemps. Et seulement parce que je hais Yasmin. »

Sammy pouffa.

« Mais tu-sais-quoi, c’est fini pour moi. Les deux tu-sais-quoi.

— C’est pas un problème, répondit Sammy. Ramène-toi vite. »

Dodee avait donc pris sa voiture et, bien entendu, elle avait découvert que torturer des Bratz n’était pas très marrant sans avoir fumé, si bien que les deux amies avaient allumé un pétard. Elles avaient ensuite fait ensemble un peu de chirurgie esthétique sur Yasmin à coups de débouche-chiottes, ce qu’elles avaient trouvé plutôt hilarant. Puis Sammy avait voulu lui montrer la nouvelle petite chose vaporeuse qu’elle avait trouvée au Deb, et même si elle commençait à avoir un peu de ventre, Dodee la trouvait encore bien fichue, peut-être parce qu’elles étaient toutes les deux un peu stone — carrément pétées, disons-le — et comme, de plus, Little Walter dormait toujours (son père avait tenu à lui donner le nom d’un vieux bluesman et, à cette façon qu’il avait de dormir presque tout le temps, Dodee se doutait que Little Walter était retardé, ce qui n’avait rien d’étonnant vu la quantité de dope que Sammy s’était envoyée pendant qu’elle était enceinte), elles se retrouvèrent dans le lit de Sammy pour une petite séance nostalgique de tu-sais-quoi. Après laquelle elles s’étaient endormies. Lorsque Dodee s’était réveillée, Little Walter braillait comme un malade — un miracle, vite appeler NewsCenter 6 — et il était cinq heures passées. Carrément trop tard pour aller travailler, d’autant que Sammy avait sorti une bouteille de Johnnie Walker étiquette noire, et elles en avaient bu un coup, puis un deuxième, puis un troisième, puis un quatrième, sur quoi Sammy avait été prise de l’envie de voir ce qui arrivait à une Bratz dans un micro-ondes, sauf qu’il n’y avait plus de courant.

Dodee était retournée dans l’agglomération en roulant à vingt-cinq kilomètres à l’heure, encore shootée et parano comme l’enfer, guettant sans cesse l’apparition des flics dans son rétroviseur et sachant que, si jamais cela arrivait, ce serait cette salope de rouquine, Jackie Wettington. Ou bien son père, qui aurait quitté un moment sa boutique et sentirait l’alcool de son haleine. Ou bien elle angoissait à l’idée de tomber sur sa mère, à la maison, qui, trop fatiguée après sa leçon de pilotage, aurait décidé de ne pas aller s’éclater à l’Eastern Star Bingo.

Je vous en prie mon Dieu, pria-t-elle. Je vous en prie, évitez-moi tout ça et je ne ferai plus jamais tu-sais-quoi. Les deux tu-sais-quoi. Plus jamais de toute ma vie.

Dieu avait entendu sa prière. Il n’y avait personne à la maison. Ici aussi, l’électricité était coupée, mais dans son état second, Dodee s’en était à peine rendu compte. Elle était montée le plus silencieusement possible jusqu’à sa chambre, s’était débarrassée de son pantalon et de son T-shirt et s’était couchée. Juste quelques minutes, s’était-elle dit. Ensuite elle se relèverait, mettrait ses vêtements qui puaient la ganja dans le lave-linge et prendrait une douche. Elle empestait aussi le parfum que son amie devait acheter au litre à prix cassé au Burpee’s.

Seulement, elle n’avait pu régler l’alarme de son réveil (il était électrique), et c’était les coups frappés à sa porte qui l’avaient réveillée, beaucoup plus tard : il faisait déjà noir. Elle avait enfilé sa robe de chambre et était descendue, brusquement convaincue que ce serait la flic rouquine aux gros nénés venue l’arrêter pour conduite en état d’ivresse. Et peut-être aussi pour les autres trucs. Dodee ne pensait pas que ce tu-sais-quoi-là était interdit par la loi, mais elle n’en était pas sûre.

Ce n’était pas Jackie Wettington. Mais Julia Shumway, la rédactrice en chef duDemocrat. La journaliste tenait une lampe torche. Elle l’avait braquée sur le visage de Dodee — sans doute gonflé de sommeil, les yeux certainement encore rouges et les cheveux en bataille — puis l’avait abaissée. Il y avait assez de lumière pour qu’elle puisse distinguer le visage de Julia et Dodee y lut une compassion qui la rendit perplexe et l’effraya un peu.

« Pauvre petite, dit-elle. Tu n’es pas au courant, n’est-ce pas ?

— Au courant de quoi ? » avait demandé Dodee. À ce moment-là elle avait eu la sensation d’être passée dans un univers parallèle. « Au courant de quoi ? »

Et Julia Shumway le lui avait dit.

6

« Angie ? Angie, je t’en prie ! »

Avançant à tâtons dans le couloir. Mal à la main. Mal à la tête, un mal de chien. Elle aurait pu aller retrouver son père — Ms Shumway lui avait proposé de la conduire, en passant tout d’abord par le salon funéraire Bowie — mais son sang s’était glacé à l’évocation de ce seul nom. De plus, c’était avec Angie qu’elle voulait être. Angie la serrerait fort contre elle et sans arrière-pensée de tu-sais-quoi. Angie était sa meilleure amie.

Une ombre sortit de la cuisine et s’approcha d’elle.

« Ah te voilà, grâce à Dieu ! » Elle se mit à sangloter encore plus fort et se précipita vers la silhouette, les bras tendus. « Oh, c’est affreux ! J’ai été punie parce que j’ai été une mauvaise fille, j’en suis sûre ! »

L’ombre tendit les bras à son tour, mais ce n’était pas pour l’étreindre tendrement. Non, les mains qui étaient à l’extrémité de ces bras se refermèrent sur sa gorge.

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