Pris au piège

1

Au 19, Mill Street, domicile de la famille McClatchey, il y eut un moment de silence à la fin de l’enregistrement. Sur quoi Norrie Calvert éclata de nouveau en sanglots. Benny Drake et Joe McClatchey, après avoir échangé un regard qui disait, bon qu’est-ce qu’on fait maintenant ? par-dessus la tête inclinée de la jeune fille, passèrent les bras autour de ses épaules agitées de secousses et se prirent par les poignets, dans une sorte d’étreinte d’âmes.

« Et c’est tout ? » demanda une Claire McClatchey incrédule. La mère de Joe ne pleurait pas, mais les larmes n’étaient pas loin ; ses yeux brillaient. Elle tenait la photo de son mari entre ses mains depuis qu’elle l’avait décrochée du mur, peu après que Joe et ses amis étaient arrivés avec le DVD. « C’est tout ? »

Personne ne répondit. Barbie était perché sur le bras du gros fauteuil dans lequel Julia s’était assise.Je pourrais avoir de sérieux ennuis, pensait-il. Ce n’était cependant pas la première chose à laquelle il avait pensé. La première chose à laquelle il avait pensé était : La ville risque de connaître de sérieux ennuis.

Mrs McClatchey se leva. Elle tenait toujours la photo de son mari. Sam était parti pour le marché aux puces qui se tenait sur l’Oxford Speedway, tous les samedis jusqu’aux grands froids. Il avait pour passe-temps le retapage du vieux mobilier et il trouvait souvent des pièces intéressantes chez l’un ou l’autre des brocanteurs. Trois jours plus tard, il était toujours à Oxford, partageant un peu d’espace au Raceway Motel avec plusieurs bataillons de journalistes et de gens de la télé. Lui et Claire ne pouvaient se parler par téléphone, mais ils avaient pu rester en contact par courriels. Jusqu’ici.

« Qu’est-il arrivé à ton ordinateur, Joe ? demanda-t-elle. Il n’a pas explosé ? »

Joe, le bras toujours passé autour des épaules de Norrie et la main toujours agrippée au poignet de Benny, secoua la tête. « Je ne crois pas. Il a dû simplement fondre. » Il se tourna vers Barbie. « La chaleur a peut-être mis le feu aux bois, là-bas. Il faudrait que quelqu’un s’en occupe.

— Je crois qu’il n’y a plus une seule voiture de pompiers en ville, rappela Benny. Ou alors une ou deux vieilles.

— Voyons ce que nous pouvons faire », dit Julia. Mrs McClatchey la dominait d’une bonne tête ; il était facile de voir de qui Joe tenait sa taille. « Ce serait peut-être mieux si je m’occupais toute seule de ce problème, Barbie.

— Pourquoi ? » s’étonna Claire. Une larme finit par déborder et couler le long de sa joue. « Joe a dit que le gouvernement vous avait nommé comme responsable, Mr Barbara. Le Président lui-même !

— J’ai eu un désaccord avec Mr Rennie et le chef Randolph à propos de la retransmission vidéo, répondit Barbara. Le ton a un peu monté. Je doute que l’un comme l’autre apprécieraient mes conseils, en ce moment. Et Julia, je doute aussi qu’ils apprécieraient les vôtres. Du moins pour l’instant. Si Randolph a la moindre compétence, il aura envoyé une équipe d’adjoints sur place avec ce qui reste de la brigade des pompiers. Il y aura au moins des tuyaux et des pompes indiennes[25]. »

Julia réfléchit un instant. « Voulez-vous venir faire quelques pas dehors avec moi, Barbie ? »

Il se tourna vers la maman de Joe, mais celle-ci ne leur prêtait plus attention. Elle avait fait se lever son fils et pris sa place aux côtés de Norrie qui appuya sa tête contre son épaule.

« Mon vieux, le gouvernement me doit un ordinateur », lança Joe à Barbie et Julia quand ils se dirigèrent vers la porte.

— C’est noté, dit Barbie. Et merci, Joe. Tu as fait du bon boulot.

— Bien meilleur que leur foutu missile », marmonna Benny.

Une fois sous le porche des McClatchey, Barbie et Julia restèrent immobiles et silencieux, tournés vers la place de la petite ville, la Prestile et le Peace Bridge. Puis, parlant à voix basse mais d’un ton coléreux, Julia rompit le silence : « Il ne l’est pas, et c’est ça le bon Dieu de problème.

— Qui n’est pas quoi ?

— Peter Randolph n’est même pas à moitié compétent. Pas même un quart compétent. J’ai fait ma scolarité avec lui depuis la maternelle, depuis l’époque où il était champion du monde pour pisser dans ses culottes, jusqu’en dernière année, quand il faisait partie de l’équipe des tireurs d’élastiques de soutien-gorge. Il avait des capacité voisines de zéro mais il décrochait la moyenne parce que son père était membre de la commission scolaire, et ses aptitudes intellectuelles ne se sont pas améliorées depuis. Notre cher Mr Rennie s’est lui-même entouré d’abrutis. Andrea Grinnell est une exception, mais elle est aussi droguée et sérieusement accro. À L’OxyContin.

— Des problèmes de dos, dit Barbie. Rose m’en a parlé. »

Les arbres de la place avaient suffisamment perdu de feuilles pour que Barbie et Julia pussent apercevoir Main Street d’où ils se tenaient. La rue était déserte — la plupart des gens traînaient sans doute encore au Dipper’s, discutant de ce qu’ils avaient vu — mais les trottoirs n’allaient pas tarder à être envahis par les habitants, hébétés et incrédules, retournant chez eux. Des hommes et des femmes qui n’oseraient pas se demander ce qui allait leur arriver.

Julia soupira et se passa une main dans les cheveux. Elle avait défait son chignon. « Jim Rennie s’imagine que s’il garde le contrôle de la situation, les choses se remettront finalement en place toutes seules. Pour lui et ses amis, au moins. C’est un politicien de la pire espèce qui soit : égoïste, trop égocentrique pour se rendre compte qu’il outrepasse largement son mandat, et un froussard, sous ses airs de bon apôtre désintéressé. Lorsque les choses commenceront à sérieusement mal tourner, il enverra cette ville à tous les diables s’il juge qu’il peut s’en sortir à ce prix. Un leader froussard est l’espèce d’homme la plus dangereuse. C’est vous qui devriez mener la danse.

— J’apprécie votre confiance…

— Mais ça ne risque pas d’arriver, et peu importent les ordres que peuvent donner le colonel Cox et le président des États-Unis. Ça n’arrivera pas, même si cinquante mille personnes descendent manifester dans la Cinquième Avenue à New York en agitant des panneaux avec votre tête dessus. Pas tant que cette connerie de Dôme restera sur nos têtes.

— À chaque fois que je vous écoute, vous me paraissez un peu moins républicaine », observa Barbie.

Elle lui donna un coup de poing étonnamment puissant dans le biceps. « Ce n’est pas une plaisanterie.

— Non, ce n’en est pas une. Il est temps de procéder à des élections. Et je vous invite à postuler vous-même au poste de deuxième conseiller. »

Elle eut pour lui un regard de pitié. « Parce que vous vous imaginez que Jim Rennie va organiser des élections tant que le Dôme restera en place ? Dans quel monde vivez-vous, mon ami ?

— Ne sous-estimez pas la force de l’opinion publique, Julia.

— Et vous, ne sous-estimez pas Jim Rennie. Il est le patron de la boutique depuis la nuit des temps et les gens ont fini par l’accepter. De plus, il est très fort quand il s’agit de trouver des boucs émissaires. Un étranger à la ville — et un vagabond, en plus —, voilà qui serait parfait dans la situation actuelle. Vous n’en connaîtriez pas un, par hasard ?

— J’attendais de vous des idées, pas une analyse politique. »

Un instant, il crut qu’elle allait le frapper à nouveau. Puis elle inspira, expira et sourit. « Avec votre petit air de pas y toucher, vous savez tout de même vous défendre, hein ? »

La sirène de l’hôtel de ville se déclencha, lançant une série de brefs appels dans l’air calme et chaud.

« On a fini par signaler un incendie, dit Julia. Je crois que nous savons où. »

Ils regardèrent vers l’ouest. De la fumée s’élevait, souillant le bleu du ciel. Barbie jugea qu’elle provenait pour l’essentiel du côté Tarker’s Mill du Dôme, mais la chaleur avait dû provoquer aussi l’embrasement de petits foyers côté Chester’s Mill.

« Ce sont des idées que vous voulez ? D’accord. J’en ai une. Je vais chercher Brenda — elle doit se trouver chez elle ou au Dipper’s avec tout le monde — et suggérer qu’elle prenne la responsabilité de l’opération de lutte contre l’incendie.

— Et si elle dit non ?

— Je suis à peu près sûre qu’elle ne le fera pas. Au moins, nous n’avons pas de vent à craindre — de ce côté-ci du Dôme — et il ne doit s’agir que d’herbes et de broussailles, j’imagine. Elle va enrôler quelques types et elle saura lesquels choisir. Ceux qu’aurait sélectionnés Howie.

— Aucun des nouveaux policiers, je parie.

— Ce sera à elle de voir, mais je doute qu’elle fasse appel à Carter Thibodeau ou à Melvin Searles. Ou à Freddy Denton. Cela fait cinq ans qu’il est flic, mais je sais par Brenda que Duke envisageait de ne pas le garder. Freddy joue le Père Noël tous les ans dans la petite école et les gosses l’adorent — il a un gros rire communicatif. Mais il a aussi un côté méchant.

— Vous allez encore doubler Rennie.

— Exact.

— Sa réaction pourrait faire mal.

— Je peux faire mal moi aussi, quand il le faut. De même que Brenda, si elle se sent acculée.

— Alors allez-y. Et veillez à ce qu’elle fasse appel à ce type, Burpee. Pour ce qui est d’éteindre un feu de broussailles, j’aurais davantage confiance en lui que dans n’importe lequel des traîne-savates de ce patelin. Il a tout, dans son magasin. »

Elle acquiesça d’un signe de tête. « C’est une sacrée bonne idée.

— Vous êtes sûre que vous ne voulez pas que je vous accompagne ?

— Vous avez d’autre chats à fouetter. Brenda vous a-t-elle donné la clef de l’abri antiatomique ?

— Oui.

— Dans ce cas, le feu est peut-être juste ce qu’il vous faut pour détourner l’attention. Allez donc récupérer le compteur Geiger. » Elle partit en direction de sa Prius, puis s’arrêta et se retourna. « Trouver le générateur — en supposant qu’il y en ait un — est probablement la chose la plus importante pour la ville. C’est peut-être notre seule chance. Ah, et aussi, Barbie…

— Je suis tout ouïe, madame », dit-il, avec un léger sourire.

Mais Julia resta sérieuse. « Tant que vous n’aurez pas entendu le discours de candidature de Rennie, faites bien attention à lui. Ce n’est pas par hasard qu’il a duré aussi longtemps.

— Il est très fort quand il s’agit d’agiter une chemise pleine de sang, hein ?

— Oui, et cette fois, la chemise pourrait bien être la vôtre. »

Sur quoi elle partit à la recherche de Brenda Perkins et de Romeo Burpee.

2

Ceux qui avaient assisté à la tentative avortée de l’Air Force pour faire un trou dans le Dôme quittèrent le Dipper’s exactement comme Barbie l’avait imaginé : à pas lents, tête basse et en silence. Beaucoup marchaient en se tenant par le bras ; quelques-uns pleuraient. Les voitures de la police étaient rangées de l’autre côté de la rue, en face du Dipper’s, et une demi-douzaine de flics se tenaient adossés aux carrosseries, prêts à intervenir. Mais ils n’eurent pas la moindre raison de le faire.

La voiture verte du chef de la police était garée un peu plus loin, dans le parking du Brownie’s Store (où un panneau rédigé à la main annonçait : FERMÉ JUSQU’À LA « LIBÉRATION » ! ET L’ARRIVÉE DE PRODUITS FRAIS). Le chef Randolph et Jim Rennie étaient dans le véhicule et observaient la scène.

« Eh bien voilà, dit Big Jim avec une satisfaction non dissimulée, j’espère qu’ils sont contents, maintenant. »

Randolph lui jeta un regard intrigué. « Pourquoi, vous n’auriez pas voulu que ça marche ? »

Big Jim grimaça à cause d’un élancement dans l’épaule. « Si, bien sûr, mais je n’y ai jamais cru. Et ce type avec ce nom de fille et sa nouvelle petite copine, Julia… ils se sont arrangés pour remonter tout le monde et leur faire espérer, pas vrai ? Tiens, pardi ! Sais-tu qu’elle ne m’a jamais soutenu pour les élections, dans son torchon ? Pas une seule fois. »

Il montra les piétons qui retournaient vers le centre.

« Regarde bien ce spectacle, Pete : voilà le résultat de l’incompétence, des faux espoirs et de trop d’informations. Ils ne sont que malheureux et déçus, pour le moment, mais lorsqu’ils auront surmonté ça, ils seront furieux. Nous allons avoir besoin de davantage de policiers.

— Davantage ? Nous en sommes déjà à dix-huit, en comptant les temps-partiels et les derniers engagés.

— Cela ne suffira pas. Et nous devons… »

À ce moment-là la sirène de l’hôtel de ville se mit à marteler l’air de ses bref appels. Il regardèrent vers l’ouest et virent la fumée qui montait.

« … Nous devons en remercier Barbara et Shumway, finit Big Jim.

— On devrait peut-être faire quelque chose.

— L’incendie est le problème de Tarker’s Mill. Et du gouvernement américain, évidemment. Ils l’ont déclenché avec leur cueilleur de coton de missile, qu’ils se débrouillent avec.

— Oui, mais si la chaleur a provoqué un départ de notre côté…

— Arrête de faire ta femmelette et ramène-moi en ville. Il faut que je retrouve Junior. J’ai des choses à régler avec lui. »

3

Brenda Perkins et Piper Libby se trouvaient dans le parking du Dipper’s, à côté de la Subaru de la révérende.

« Je n’y ai jamais cru, disait Brenda, mais je mentirais si je disais que je ne suis pas déçue.

— Pareil pour moi. Amèrement déçue, même. Je te proposerais bien de te ramener en ville, mais il faut que j’aille voir un de mes paroissiens.

— Pas du côté de Little Bitch Road, j’espère », dit Brenda.

Elle montra du pouce la fumée qui montait.

« Non, dans l’autre direction. Eastchester. Jack Evans. Il a perdu sa femme le jour du Dôme. Un accident absurde. Mais c’est toute cette affaire qui est absurde. »

Brenda hocha la tête. « Je l’ai vu, à la ferme Dinsmore, qui portait un panneau avec une photo de sa femme. Le pauvre, pauvre vieux. »

Piper s’approcha de la fenêtre ouverte de sa voiture, côté conducteur ; Clover était assis derrière le volant et regardait les gens qui s’éloignaient. Elle fouilla dans sa poche, lui donna une friandise et dit : « Allez, pousse-toi, Clover. Tu sais bien que tu as encore échoué à ton permis. » Et, sur le ton de la confidence, elle ajouta à l’intention de Brenda : « Il n’est pas fichu de faire un créneau convenablement. »

Le chien de berger sauta sur le siège du passager. Piper ouvrit sa portière tout en regardant la fumée. « Les bois du côté de Tarker’s doivent brûler joyeusement, mais nous ne devrions pas être concernés. » Elle eut un sourire amer. « Le Dôme nous protège.

— Bonne chance, dit Brenda. Et dis à Jack qu’il a toute ma sympathie. Et mon amitié.

— Je le lui dirai », répondit Piper avant de démarrer.

Brenda sortait du parking à pied, les mains dans les poches de son jean, se demandant comment elle allait passer le reste de la journée, lorsque Julia Shumway arriva au volant de sa voiture et l’aida à régler la question.

4

L’explosion du missile contre le Dôme ne réveilla pas Sammy Bushey ; ce fut le bruit de planches qui craquaient et s’effondraient, suivi des hurlements de Little Walter, qui y parvint.

Carter Thibodeau et ses copains avaient barboté toute la dope qu’ils avaient trouvée dans le frigo, avant de partir, mais ils n’avaient pas fouillé le mobile home, si bien que la boîte à chaussures avec la tête de mort et les tibias grossièrement dessinés dessus se trouvait toujours dans le placard. Elle comportait aussi ce message, en lettres bâtons penchées à gauche, de la main de Phil Bushey : MON SHIT ! TU LE TOUCHES, T’ES MORT !

Elle ne contenait pas d’herbe (Phil n’avait que mépris pour ce qu’il appelait « la dope pour cocktails chic ») et Sammy n’avait aucun goût pour le crystal. Elle était sûre que « les adjoints » auraient eu le plus grand plaisir à le fumer, mais elle estimait que le crystal était un truc de dingue bon pour les dingues — qui, sinon des dingues, pouvait inhaler une fumée qui comprenait des résidus de frottoirs de boîtes d’allumettes marinés dans de l’acétone ? Il y avait cependant un deuxième sachet, plus petit, contenant une demi-douzaine de Dreamboats, et lorsque la bande de Carter était partie, elle en avait avalé un, le faisant passer avec l’une des bières tièdes rangées sous le lit dans lequel elle dormait maintenant seule… sauf quand elle prenait Little Walter avec elle. Ou quand Dodee venait.

Elle avait envisagé, pendant quelques instants, d’avaler tous les Dreamboats d’un coup et de mettre un terme, une bonne fois pour toute, à une existence merdique et malheureuse ; elle l’aurait même peut-être fait, s’il n’y avait eu Little Walter. Si elle disparaissait, qui allait s’occuper de lui ? Il risquait de mourir de faim dans son berceau, et c’était une pensée insupportable.

Le suicide était exclu, mais de toute sa vie elle ne s’était jamais sentie aussi déprimée, triste, blessée. Et sale. Elle avait déjà subi ce genre d’actes dégradant, parfois du fait de Phil (qui appréciait les bamboches à trois carburant à la dope, avant de perdre tout intérêt pour le sexe), parfois du fait d’autres, parfois de son propre fait — Sammy Bushey n’avait jamais bien saisi le concept d’être sa propre meilleure amie.

Les aventures d’une nuit, elle en avait connu pas mal, et une fois, alors qu’elle était en terminale, lorsque l’équipe de basket des Wildcats avait remporté le tournoi dans sa catégorie, elle s’était tapé quatre des joueurs, l’un après l’autre, lors de la fiesta qui avait suivi le match (le cinquième était dans les vapes, allongé dans un coin). Et dire que c’était elle qui en avait eu l’idée… Elle avait également vendu ce que Carter, Mel et Frankie DeLesseps avaient pris de force. La plupart du temps à Freeman Brown, propriétaire du Brownie’s Store, où elle faisait la plupart de ses courses et où on lui faisait crédit. Brown était vieux et ne sentait pas très bon, mais c’était un excité, ce qui constituait en réalité un avantage. Avec lui, ça ne traînait pas. Six pompes sur le matelas de son arrière-boutique étaient sa limite habituelle, suivies d’un grognement et d’une petite secousse. Certes, ce n’était pas le meilleur moment de sa semaine, mais il était rassurant de savoir qu’elle avait un crédit ouvert là, en particulier lors des fins de mois difficiles et quand Little Walter avait besoin de couches.

Et Brownie ne lui avait jamais fait mal.

Ce qui s’était passé la nuit dernière était différent. DeLesseps n’avait pas été trop brutal, mais Carter lui avait fait mal (en haut) et l’avait fait saigner (en bas). Le pire s’était cependant produit après : lorsque Mel Searles avait baissé son pantalon, exhibant une matraque comme elle en avait vu parfois dans les films porno que Phil regardait, avant que son intérêt pour le crystal ne l’emporte sur celui qu’il avait pour le sexe.

Searles n’avait pas fait dans la dentelle et elle avait eu beau essayer d’évoquer ce qu’elle et Dodee avaient fait deux jours auparavant, ça n’avait pas marché. Elle était restée aussi sèche que par un mois d’août sans pluie. Jusqu’au moment où ce que Carter Thibodeau n’avait fait qu’irriter s’était complètement déchiré. Il y avait eu du lubrifiant, alors. Elle avait sentie une flaque se former sous elle, chaude et collante. Il y avait eu aussi de l’humidité sur son visage, celle des larmes qui coulaient sur ses joues pour aller se nicher dans ses oreilles. Durant l’interminable cavalcade de Mel, il lui était venu à l’esprit qu’il allait peut-être la tuer. Mais alors, qu’adviendrait-il de Little Walter ?

Et en contrepoint de tout ça, il y avait eu la voix criarde de Georgia Roux : baise-la, baise-la, baise-moi cette salope ! Fais-la gueuler !

Sammy avait gueulé, pas de doute. Elle avait beaucoup gueulé, et Little Walter aussi avait gueulé depuis son berceau, dans l’autre pièce.

Après, ils lui avaient dit qu’elle avait intérêt à la fermer et ils l’avaient laissée qui pissait le sang sur le canapé, blessée mais vivante. Elle avait vu les phares des voitures balayer le plafond de la pièce, puis s’estomper tandis qu’ils s’éloignaient vers la ville. Il n’y avait plus eu qu’elle et Little Walter. Elle l’avait promené dans ses bras, allant et venant, allant et venant, ne s’était arrêtée que le temps de mettre une petite culotte (et pas l’une des roses ; elle ne voulait plus jamais en porter) en la bourrant de papier-toilette. Elle avait des Tampax, mais la seule idée d’en mettre un là la faisait se recroqueviller.

Finalement, la tête de Little Walter était retombée lourdement sur son épaule et elle avait senti sa bave la mouiller — signe des plus fiables qu’il était bel et bien K-O. Elle l’avait recouché dans son berceau (priant pour qu’il dorme toute la nuit), après quoi elle avait été ouvrir la boîte à chaussures, au fond du placard. Le Dreamboat — un calmant puissant quelconque dont elle ne savait pas grand-chose — avait tout d’abord atténué la douleur là en bas, puis elle s’était retrouvée complètement assommée. Elle avait dormi plus de douze heures.

Et maintenant, ça.

Les cris de Little Walter étaient comme une lumière éclatante perçant un épais brouillard. Elle sortit pesamment du lit et courut dans la chambre du petit, ayant compris que le berceau, un assemblage bricolé par Phil alors qu’il était à moitié pété, avait fini par s’effondrer. Little Walter l’avait secoué tant et plus la veille, pendant que « les adjoints » étaient occupés avec elle. Les secousses avaient dû affaiblir la structure et ce matin, quand il avait de nouveau commencé à s’agiter…

Little Walter gisait par terre, au milieu de l’épave du berceau. Il rampa vers elle, du sang coulant d’une blessure qu’il avait au front.

« Little Walter ! » hurla-t-elle en le prenant dans ses bras. Elle se tourna, trébucha sur une des planches cassées du berceau, mit un genou au sol, se releva et courut jusqu’à la salle de bains, le bébé continuant à geindre dans ses bras. Elle tourna le robinet mais, évidemment, pas une goutte ne coula : il n’y avait plus de courant pour faire fonctionner la pompe du puits. Elle s’empara d’une serviette et essuya le visage du bébé, dégageant la blessure — pas très profonde, mais longue et en zigzag. Il aurait une cicatrice. Elle appuya la serviette dessus aussi fort qu’elle osa, sans tenir compte des hurlements de Little Walter, des hurlements de douleur scandalisés. Des gouttes de sang de la taille d’une pièce tombèrent sur ses pieds. Lorsqu’elle baissa les yeux, elle constata que la petite culotte bleue qu’elle avait mise après le départ des « adjoints » était imbibée d’un liquide poisseux de couleur violacée. Elle crut tout d’abord que c’était le sang de Little Walter. Puis elle vit les filets rubis qui coulaient sur ses cuisses.

5

Elle parvint à faire rester Little Walter tranquille le temps de lui coller trois pansements Bob l’Éponge sur sa blessure, puis de lui enfiler un sous-vêtement propre et la seule salopette en état qui lui restait (proclamant, sur le devant : LE BON P’TIT DIABLE À SA MAMAN). Elle s’habilla à son tour pendant que Little Walter décrivait des cercles à quatre pattes sur le plancher de la chambre, ses pleurs frénétiques à présent réduits à quelques reniflements occasionnels. Elle commença par jeter la petite culotte imbibée de sang dans la poubelle et par en mettre une propre. Elle la rembourra cette fois avec un torchon de cuisine et en prit un deuxième pour pouvoir se changer. Elle saignait toujours. Non, ça ne coulait pas à flots, mais beaucoup plus, cependant, que dans ses pires règles. Et cela avait duré toute la nuit. Le lit en était imbibé.

Elle remplit le sac d’affaires de Little Walter, puis souleva le bébé dans ses bras. Il était lourd et un élancement douloureux monta de là, en bas : le genre de douleur sourde que l’on ressent quand on a mangé quelque chose qui ne passe pas.

« Nous allons au centre de soins, lui annonça-t-elle, et ne t’en fais pas, Little Walter, le Dr Haskell va nous remettre d’aplomb tous les deux. Et de toute façon, les cicatrices, c’est moins embêtant pour les garçons. Des fois, il y a même des filles qui les trouvent sexy. Je roulerai aussi vite que je pourrai, et on y sera le temps de le dire. » Elle ouvrit la porte. « Tout va très bien aller. »

Mais sa vieille Toyota toute pourrie, elle, n’allait pas bien du tout. Les « adjoints » ne s’étaient pas fatigués avec les pneus arrière, se contentant de crever les deux de devant. Sammy regarda sa voiture pendant un long moment, se sentant envahie par un sentiment de dépression plus fort que jamais. Une idée, passagère mais claire, lui vint à l’esprit : elle n’avait qu’à partager les Dreamboats restants avec Little Walter. Il suffirait de réduire les siens en poudre et de les mettre dans un de ses biberons, qu’il appelait des « boggies ». Du lait chocolaté masquerait le goût. Little Walter adorait le lait chocolaté. Avec cette idée, lui vint à l’esprit une chanson d’un vieil album de Phil : Rien n’a d’importance, et puis quand bien même ?

Elle repoussa l’idée.

« Je ne suis pas ce genre de maman », dit-elle à Little Walter.

Il la regarda, les yeux écarquillés, d’une manière qui n’était pas sans lui rappeler Phil, mais par ses bons côtés : l’expression, qui n’était rien de plus que de la stupidité intriguée sur le visage de son mari enfui, prenait une candeur touchante sur celui de son fils. Elle lui embrassa le bout du nez et il sourit. C’était chouette, un chouette sourire, mais les pansements devenaient rouges sur son front. Ça, c’était moins chouette.

« Il y a un petit changement », dit-elle, retournant à l’intérieur. Elle eut du mal à retrouver le porte-bébé qu’elle dénicha finalement derrière ce qu’elle ne voyait plus maintenant que comme le Canapé de la Tournante. Elle finit, en dépit de la douleur qui la reprenait, par y installer Little Walter, lequel n’arrêtait pas de se tortiller. Le torchon, dans sa petite culotte, lui donnait une inquiétante impression d’humidité ; elle jeta un regard à son entrejambe mais son pantalon de survêt était sec. C’était déjà ça.

« Prêt pour la balade, Little Walter ? »

Little Walter se contenta de fourrer sa joue dans le creux de l’épaule de sa mère. Par moments, voir qu’il parlait aussi peu l’inquiétait — elle avait des amies dont les bébés arrivaient à faire des phrases entières à seize mois, tandis que Little Walter n’avait qu’une dizaine de mots à sa disposition — mais pas ce matin. Ce matin, elle avait bien d’autres soucis en tête.

Il faisait une chaleur déconcertante pour une journée de la fin octobre ; le ciel, au-dessus d’elle, était du bleu le plus pâle et la lumière avait quelque chose de brouillé. Elle sentit presque tout de suite la sueur perler sur son visage et sur son cou ; son entrejambe l’élançait douloureusement et c’était pire à chaque pas, aurait-on dit, alors qu’elle venait à peine de partir. Elle pensa un instant retourner prendre de l’aspirine, mais ne lui avait-on pas dit que l’aspirine favorisait les saignements ? Sans compter qu’elle n’était pas sûre d’en avoir.

Il y avait aussi autre chose, une chose qu’elle avait du mal à s’avouer : si jamais elle retournait dans la maison, elle n’était pas sûre d’avoir le courage de ressortir.

Un bout de papier blanc était glissé sous l’un des essuie-glaces de la Toyota. Il avait UN PETIT MOT DE SAMMY imprimé en haut, entouré de pâquerettes. Arraché au bloc qu’elle gardait dans sa cuisine. Une offense de plus, se dit-elle, fatiguée. Griffonné sous les fleurs, on lisait ceci : Parles-en à quelqu’un et il n’y aura pas que tes pneus de crevés. Et dessous, d’une autre écriture : La prochaine fois, on te foutra peut-être à l’envers pour essayer de l’autre côté.

« Dans tes rêves, connard », dit-elle d’une voix faible, épuisée.

Elle roula le mot en boule et le laissa tomber à côté du pneu crevé — la pauvre vieille Toyota paraissait aussi au bout du rouleau et triste qu’elle se sentait elle-même — et alla jusqu’au bout de l’allée où elle fit une pause de quelques secondes, appuyée à la boîte aux lettres. Le métal était chaud contre sa peau, le soleil brûlant sur son cou. Et il y avait à peine un souffle d’air. Octobre, c’était en principe un mois frais, revigorant. C’est peut-être à cause de cette histoire de réchauffement global, pensa-t-elle. Elle fut la première à formuler cette hypothèse, mais pas la seule, et le mot finalement retenu ne fut pas global, mais local.

Motton Road s’étendait devant elle, déserte et dépourvue de charme. À un peu moins de deux kilomètres sur sa gauche se trouvaient les premières maisons d’Eastchester, un nouveau quartier chic où les papas bosseurs et les mamans bosseuses les plus huppés de Chester’s Mill revenaient le soir de leur boutique, de leur bureau ou de leur banque de Lewiston-Auburn. À sa droite, il y avait le centre de Chester’s Mill. Et le centre de soins.

« Prêt, Little Walter ? »

Little Walter ne dit pas s’il l’était ou pas. Il ronflait au creux de l’épaule de sa mère et bavait sur son T-shirt Donna the Buffalo. Sammy inspira à fond, essaya d’ignorer les pulsations qui montaient du Territoire-de-là-en-bas, assura le porte-bébé et prit la direction de la ville.

Lorsque la sirène se déclencha sur le toit de l’hôtel de ville, ses brefs appels répétés annonçant un incendie, sa première idée fut que cela se passait dans sa tête, car elle se sentait vraiment bizarre. Puis elle vit la fumée, mais loin, à l’ouest. Rien qui pouvait les concerner, elle et Little Walter… à moins que quelqu’un ne passe pour aller voir l’incendie de plus près. Dans ce cas-là, la personne serait sûrement assez aimable pour la déposer au centre de soins, puisque ce serait sur son chemin vers les réjouissances.

Elle commença à chanter la chanson de James McMurtry qui avait été à la mode l’été précédent, alla jusqu’à « on remballe les trottoirs à huit heures et quart, c’est une petite ville, peux pas vous servir de bière… », puis laissa tomber. Elle avait la bouche trop sèche pour chanter. Elle cligna des yeux et se rendit compte qu’elle allait tomber dans le fossé, et même pas celui à côté duquel elle marchait quand elle était partie. Elle avait traversé toute la chaussée en zigzag, excellente manière de se faire renverser au lieu d’être prise en stop.

Elle regarda par-dessus son épaule, avec l’espoir de voir un peu de circulation. La route d’Eastchester était vide, le goudron pas encore assez chaud pour faire trembler l’air.

Elle retourna du côté qui, dans son idée, était le bon, oscillant sur elle-même, se sentant les jambes molles. Matelot ivre, se dit-elle. Qu’est-ce qu’on fait d’un matelot ivre, de bonne heure le matin ? Mais ce n’était pas le matin ; on était l’après-midi, elle avait fait le tour du cadran et, lorsqu’elle baissa les yeux, elle vit que l’entrejambe de son survêt était à son tour devenu violacé, comme les sous-vêtements qu’elle avait avant. Ça ne partira jamais, et je n’ai que deux autres pantalons de survêt qui me vont. Puis elle se rappela que l’un des deux avait un grand trou mal placé et elle se mit à pleurer. Les larmes lui donnaient une impression de fraîcheur sur les joues.

« Ça va aller, Little Walter, dit-elle. Le Dr Haskell va nous arranger tous les deux. Impec. Impec de chez impec. Impec comme n… »

Sur quoi, une rose noire commença à s’épanouir devant ses yeux et ce qui lui restait de force dans les jambes l’abandonna. Sammy se sentit partir, se vider de ses muscles comme de l’eau par une fuite. Elle tomba, s’accrochant à une dernière pensée : Sur le côté, il faut tomber sur le côté pour ne pas écraser le bébé !

Au moins réussit-elle cela. Elle se retrouva gisant sur le bas-côté de Motton Road, immobile dans le soleil quasiment estival voilé de brume. Little Walter se réveilla et se mit à pleurer. Il essaya de sortir du porte-bébé mais n’y parvint pas ; Sammy l’avait attaché avec soin, il était ligoté sur place. Little Walter se mit à pleurer plus fort. Une mouche se posa sur son front, goûta le sang qui suintait au milieu des personnages de dessins animés qui décoraient les pansements, puis s’envola. Pour faire son rapport, peut-être, au QG des mouches et demander des renforts.

Les sauterelles stridulaient dans l’herbe.

La sirène de la ville hulula.

Little Walter, ficelé à sa mère inconsciente, continua à pleurer un moment dans la chaleur puis renonça et resta là, silencieux, regardant d’un air morne autour de lui tandis que la sueur coulait en grosses gouttes claires à travers ses cheveux fins.

6

Depuis le guichet de vente des tickets obturé de planches du cinéma (le Globe Theater avait fermé cinq ans auparavant), sous sa marquise affaissée, Barbie avait une bonne vue, à la fois de l’hôtel de ville et du poste de police. Son bon copain Junior était assis sur les marches de la Casa Flicos, se massant les tempes tandis que les hululements rythmiques de la sirène lui fendaient le crâne.

Al Timmons sortit de l’hôtel de ville et partit au petit trot dans la rue. Il portait sa salopette grise de concierge, mais des jumelles pendaient à son cou et il avait une pompe indienne sur le dos — apparemment vide, à en juger par l’aisance avec laquelle il se déplaçait. Barbie supposa que c’était Al qui avait déclenché la sirène.

Barre-toi donc, Al, pensa Barbie. Qu’est-ce que t’en dis ?

Une demi-douzaine d’utilitaires remontèrent la rue. Les deux premiers étaient des pick-ups, le troisième un fourgon. Ils étaient tous les trois d’un jaune si éclatant qu’il faisait presque mal aux yeux. On lisait SUPERMARCHÉ sur les portières des deux premiers. Le fourgon portait le slogan de Burpee’s DES PETITS PRIX CHEZ BURPEE’S. Romeo lui-même était au volant du camion de tête. Sa tignasse, comme d’habitude, était coiffée dans le style tempête sur l’Atlantique. Brenda Perkins était à la place du mort. Sur la plate-forme du pick-up, il y avait des pelles, des tuyaux et une pompe flambant neuve portant encore ses étiquettes d’expédition.

Romeo s’arrêta à la hauteur d’Al Timmons. « Saute à l’arrière, collègue ! », et Al monta sur la plate-forme. Barbie se fit le plus invisible possible sous la marquise du cinéma abandonné. Pas question de se faire enrôler pour aller lutter contre l’incendie de Little Bitch Road ; il avait quelque chose à faire ici même.

Junior n’avait pas bougé des marches du poste de police et se frottait toujours les tempes, se tenait toujours la tête. Barbie attendit que le convoi eût disparu, puis traversa rapidement la rue. Junior ne leva pas les yeux et, en quelques instants, Barbie se trouva dissimulé par la masse couverte de lierre de l’hôtel de ville.

Il escalada les marches et s’arrêta, juste le temps de lire l’affiche sur le panneau des messages : GRANDE RÉUNION JEUDI À DIX-NEUF HEURES SI LA CRISE N’EST PAS TERMINÉE. Il repensa à Julia lui disant : Tant que vous n’aurez pas entendu le discours de candidature de Rennie, faites bien attention à lui. Il aurait peut-être une chance, jeudi soir ; Rennie allait certainement tout faire pour garder le contrôle de la situation.

Et pour se faire donner davantage de pouvoir, continua la voix de Julia dans sa tête. Ça aussi, il va le vouloir, bien entendu. Pour le bien de la ville.

La construction de l’hôtel de ville, bâti en pierres de taille, remontait à cent soixante ans ; il faisait frais et sombre dans le vestibule. Le générateur ne tournait pas ; inutile de le faire fonctionner quand il n’y avait personne.

Sauf qu’il y avait des gens. Barbie entendit des voix en provenance de la grande salle de réunion, des voix appartenant à des enfants. La grande porte de chêne à deux battants était entrouverte. Il jeta un coup d’œil dans la salle et vit un homme maigre avec une imposante masse de cheveux grisonnants assis à la table de conférences. En face de lui, il y avait une jolie petite fille d’une dizaine d’années. Un échiquier était posé entre eux ; Tignasse-grise, menton dans la main, étudiait son prochain coup. Un peu plus loin, dans l’allée entre les bancs, une jeune femme jouait au saut de grenouille avec un petit garçon de quatre ou cinq ans. Les joueurs d’échecs étaient studieux ; la jeune femme et le garçonnet riaient.

Barbie voulut se retirer, mais il était trop tard. La jeune femme avait levé les yeux. « Bonjour ? Salut ? » Elle souleva le petit garçon et vint vers lui. Les joueurs d’échecs levèrent aussi les yeux.

La jeune femme tendit la main qui ne soutenait pas l’enfant. « Je m’appelle Carolyn Sturges. Ce monsieur est mon ami, Thurston Marshall. Quant au petit bonhomme, c’est Aidan Appleton. Dis bonjour, Aidan.

— B’jour », dit Aidan d’une petite voix, en se mettant à sucer son pouce.

Il regardait Barbie avec des yeux bleus et ronds qui exprimaient un peu de curiosité.

La fillette courut le long de l’allée pour venir se tenir à côté de Carolyn Sturges. Tignasse-grise suivit, mais plus lentement. Il paraissait fatigué, secoué. « Je m’appelle Alice Rachel Appleton, dit la fillette. Je suis la grande sœur d’Aidan. Sors ton pouce de ta bouche, Aidan. »

Aidan n’obéit pas.

« Je suis ravi de vous rencontrer », répondit Barbie, qui ne leur donna pas son nom. C’était tout juste s’il ne regrettait pas de ne pas porter une fausse moustache. Mais c’était peut-être sans importance. Il lui paraissait presque certain que ces gens n’étaient pas de la ville.

« Vous êtes un officiel de Chester’s Mill ? demanda Thurston Marshall. Parce que si c’est le cas, je veux déposer plainte.

— Je ne suis que le gardien, le concierge », répondit Barbie — qui se rendit compte, au moment où les mots sortirent de sa bouche, qu’ils avaient presque certainement vu Al Timmons partir. Qu’ils avaient sans doute même eu une conversation avec lui. « L’autre gardien. Vous avez sans doute déjà rencontré Al.

— Je veux ma maman, dit Aidan Appleton. Elle me manque beaucoup.

— Oui, nous l’avons rencontré, répondit Carolyn Sturges. Il prétend que le gouvernement a tiré un missile sur la chose, là, le truc qui nous retient, et que tout ce qui est arrivé, c’est qu’il a rebondi dessus.

— C’est exact, confirma Barbie, qui ne put en dire davantage car Marshall revenait à la charge :

— Je veux déposer plainte. En fait, il s’agit même d’une accusation. J’ai été agressé par un soi-disant officier de police. Il m’a donné un coup de poing à l’estomac. J’ai été opéré de la vésicule biliaire il y a quelques années, et je crains d’avoir des blessures internes. En outre, Carolyn a été agressée verbalement. On l’a traitée d’une manière sexuellement dégradante. »

Carolyn lui posa la main sur le bras. « Avant de déposer plainte, il ne faut pas oublier que nous avions de la D-O-P-E.

— De la dope ! s’exclama aussitôt Alice. Notre maman fume de la marijuana, des fois, ça l’aide quand elle a ses règles.

— Oh, fit Carolyn. Bon. »

Elle eut un sourire hésitant.

Marshall se redressa de toute sa taille. « La possession de marijuana est un simple délit. Ce qu’ils m’ont fait relève d’une agression physique criminelle ! Et j’ai terriblement mal ! »

Carolyn eut pour lui un regard d’affection mêlée d’exaspération. Barbie comprit soudain la nature de leur relation. Joli-Mois-de-Mai-Sexy avait rencontré Novembre-l’Érudit, et ils étaient à présent coincés ensemble, des réfugiés dans une version Nouvelle-Angleterre de Huis clos. « Je ne suis pas convaincue que cette notion de délit tiendrait devant un tribunal, Thurston. (Elle eut un sourire d’excuse pour Barbie.) On en avait beaucoup. Ils ont tout pris.

— Ils vont peut-être fumer leurs preuves matérielles », suggéra Barbie.

Si Carolyn rit, son ami aux cheveux gris garda son sérieux. Il fronçait ses sourcils broussailleux. « N’empêche, je tiens à déposer une plainte.

— À votre place j’attendrais, dit Barbie. La situation ici est… si vous préférez… disons qu’un coup de poing à l’estomac ne sera pas considéré comme une affaire sérieuse tant que nous resterons coincés sous le Dôme.

— Je considère que c’est une affaire sérieuse, moi, mon jeune ami concierge. »

Cette fois-ci, l’exaspération l’emporta sur l’affection dans l’expression de Carolyn. « Écoute, Thurs…

— Le bon côté de la chose est qu’on ne fera pas non plus toute une affaire pour un peu de marijuana, la coupa Barbie. Match nul, comme disent les sportifs. Et comment avez-vous récupéré les mômes ?

— Les flics sur lesquels nous sommes tombés dans le chalet de Thurston nous ont vus au restaurant, répondit Carolyn. La patronne nous a dit que c’était fermé jusqu’au dîner, mais elle a eu pitié de nous quand nous lui avons dit que nous étions du Massachusetts. Elle nous a donné des sandwichs et du café.

— Elle nous a donné du beurre de cacahuètes et de la gelée avec le café, oui, la corrigea Thurston. Il n’y avait pas le choix, même pas du thon en boîte. Je lui ai dit que le beurre de cacahuètes me restait collé au palais, mais elle m’a répondu qu’elle rationnait ses provisions. Avez-vous jamais entendu dire quelque chose d’aussi ridicule ? »

Barbie trouvait cela d’autant moins ridicule que l’idée était de lui ; il ne répondit rien.

« Quand j’ai vu les flics arriver, reprit Carolyn, je m’attendais à ce que nous ayons encore des ennuis, mais on aurait dit qu’Aidan et Alice les avaient amadoués. »

Thurston eut un reniflement de mépris. « Pas amadoués au point de nous présenter des excuses. À moins que cela m’ait échappé. »

Carolyn soupira, puis se tourna vers Barbie. « Ils nous on dit que peut-être le pasteur de l’église congrégationaliste pourrait nous trouver un logement vide que nous n’aurions qu’à occuper jusqu’à ce que ce soit terminé. J’ai bien l’impression que nous allons nous retrouver parents adoptifs, du moins temporairement. »

Elle caressa les cheveux du petit garçon. Thurston paraissait beaucoup moins enthousiaste à la perspective de devenir père adoptif, mais il passa un bras autour des épaules d’Alice et du coup Barbie le trouva plus sympathique.

« L’un des flics s’appelle Junior, dit alors la fillette. Il est gentil. Il est mignon, aussi. Frankie n’est pas aussi mignon. Il nous a donné un Milky Way. Maman dit qu’on ne doit pas accepter de confiseries d’un inconnu, mais… » Elle haussa les épaules pour montrer que les choses avaient changé, un fait qu’elle et Carolyn paraissaient avoir nettement mieux assimilé que Thurston.

« Ils ne se sont pas montrés si gentils que ça avant, observa Thurston. Et pas gentils du tout quand ils m’ont donné un coup de poing à l’estomac, Caro.

— Il faut prendre l’amer avec le sucré, lui fit remarquer Alice avec philosophie. C’est ce que dit toujours maman. »

Carolyn ne put s’empêcher de rire. Barbie l’imita et finalement Marshall aussi, même s’il dut se tenir l’estomac, regardant sa jeune compagne avec un léger air de reproche.

« J’ai remonté la rue et j’ai frappé à la porte de l’église, raconta Carolyn. Il n’y a pas eu de réponse, alors je suis entrée — ce n’était pas fermé à clef — mais il n’y avait personne. Avez-vous une idée de l’endroit où je peux trouver le pasteur ? »

Barbie secoua la tête. « À votre place, je prendrais mon jeu d’échecs et j’irais jusqu’au presbytère, répondit-il. C’est juste derrière. Le pasteur est une femme du nom de Piper Libby.

Cherchez la femme* », dit Thurston.

Barbie haussa les épaules, puis acquiesça. « C’est quelqu’un de bien et Dieu sait que les maisons vides ne manquent pas à Chester’s Mill. Vous allez presque pouvoir choisir. Et vous trouverez probablement des provisions dans les placards, où que vous alliez. »

Ce qui lui fit penser, une fois de plus, à l’abri antiatomique.

Alice avait aussitôt fourré les pièces du jeu d’échecs dans ses poches et avait pris l’échiquier, qu’elle garda à la main. « Mr Marshall m’a battue à chaque fois, dit-elle à Barbie. Il dit que c’est faire preuve de mépris pour les enfants, de les laisser gagner juste parce que ce sont des enfants. Mais je fais des progrès, pas vrai, Mr Marshall ? »

Elle lui sourit. Thurston Marshall lui rendit son sourire. Barbie se dit que cet improbable quatuor allait peut-être fonctionner.

« Il faut que jeunesse se passe, Alice, et tu auras ta revanche. Mais pas tout de suite, ma chérie.

— Je veux ma maman, dit Aidan d’un ton morose.

— Si seulement on pouvait entrer en contact ave elle, dit Carolyn. Tu es sûre de ne pas te souvenir de son adresse courriel, Alice ? Leur mère, ajouta-t-elle à l’adresse de Barbie, a laissé son numéro de portable dans le chalet, mais ça ne sert à rien.

— Elle est sur hotmail. C’est tout ce que je sais, répondit Alice. Elle dit parfois qu’avant elle était sur hot-femelle, mais que papa s’est occupé de ça. »

Carolyn regarda son petit ami aux cheveux blancs. « On se tire d’ici ?

— Oui. Autant aller jusqu’au presbytère et espérer que cette dame revienne vite de la mission de miséricorde qu’elle vient d’être appelée à remplir.

— Le presbytère ne devrait pas être fermé à clef non plus, dit Barbie. Et s’il l’est, regardez donc sous le paillasson.

— Je n’ose supposer…, fit observer Thurston.

— Moi si », le coupa Carolyn en pouffant.

Cela fit sourire le petit garçon.

« Soupeser ! s’écria Alice Appleton en se précipitant dans l’allée centrale, bras écartés, l’échiquier pliable fouettant l’air. Soupeser, soupeser, allez venez tout le monde, allons soupeser ! »

Thurston soupira et suivit la fillette. « Si tu casses l’échiquier, Alice, tu ne pourras jamais me battre.

— Si, je vous battrai, parce qu’il faut que jeunesse se passe ! lui lança-t-elle par-dessus son épaule. De toute façon, on pourra toujours le scotcher ! Allez, venez ! »

Aidan se mit à s’agiter avec impatience dans les bras de Carolyn. La jeune femme le posa à terre pour qu’il puisse courir après sa sœur. Puis elle tendit la main à Barbie. « Merci beaucoup, Mr…

— Ce fut un plaisir », répondit Barbie en lui serrant la main.

Puis il se tourna vers Thurston. L’homme avait cette poignée de main en ventre de poisson que Barbie associait aux types dont le rapport activité intellectuelle/exercice physique est complètement déséquilibré.

Les deux adultes suivirent les enfants. Une fois à hauteur des portes battantes, Thurston se retourna. Un rayon de soleil, tombant des hautes fenêtres, vint éclairer son visage, le faisant paraître plus vieux qu’il n’était. Lui donnant l’air d’avoir quatre-vingts ans. « J’ai contribué au dernier numéro de Ploughshares », dit-il. L’indignation et le chagrin faisaient trembler sa voix. « C’est une excellente revue littéraire, l’une des meilleures du pays. Ils n’avaient aucun droit de me frapper ou de se moquer de moi.

— Non, en effet, dit Barbie. Bien sûr que non. Prenez bien soin de ces enfants.

— Nous le ferons », dit Carolyn. Elle prit le bras de l’homme et le serra. « Allons-y, Thurston. »

Barbie attendit d’entendre la porte d’entrée se refermer, puis il partit à la recherche de l’escalier conduisant à la salle de conférences de l’hôtel de ville et à la cuisine. Julia lui avait dit que l’accès à l’abri antiatomique était là.

7

Piper Libby crut tout d’abord qu’il s’agissait d’un sac de détritus jeté sur le bord de la route. En se rapprochant, elle vit que c’était un corps. Elle se gara et se précipita si vite hors de sa voiture qu’elle tomba sur un genou et s’écorcha. Lorsqu’elle se releva, elle se rendit compte qu’il n’y avait pas un corps, mais deux : ceux d’une femme et d’un bébé. L’enfant, au moins, était vivant, agitant faiblement ses bras.

Elle courut à eux et retourna la femme sur le dos. Elle était jeune et son visage lui disait quelque chose, mais elle n’était pas membre de sa congrégation. Elle présentait d’importantes ecchymoses au front et à la joue. Piper libéra l’enfant du porte-bébé et lorsqu’elle le tint contre elle et caressa ses cheveux humides de sueur, il se mit à geindre d’une voix rauque.

Les paupières de la jeune femme battirent et s’ouvrirent à ce bruit ; c’est alors que Piper vit que son pantalon était imbibé de sang.

« Li’l Walter », coassa la jeune femme. Piper comprit water (de l’eau).

« Ne vous inquiétez pas. J’ai de l’eau dans la voiture. Ne bougez pas. J’ai votre bébé, il va bien. » Même si elle n’en savait rien. « Je vais m’occuper de lui.

— Li’l Walter », répéta la femme au jean ensanglanté, puis elle referma les yeux.

Piper courut jusqu’à sa voiture, le cœur battant tellement fort qu’elle en sentait les pulsations jusque dans ses yeux. Elle avait un goût de cuivre dans la bouche. Mon Dieu aide-moi, pria-t-elle, incapable de penser à autre chose, si bien qu’elle le répéta dans sa tête : Oh, mon Dieu aide-moi, oh, mon Dieu aide-moi, aide cette femme.

La Subaru avait l’air conditionné, mais elle ne l’avait pas branché en dépit de la chaleur. Elle le faisait rarement. D’après ce qu’elle avait compris, ce n’était pas très écologique. Mais pour le coup, elle le mit. Plein pot. Elle déposa le bébé sur le siège arrière, remonta les vitres, ferma les portières et repartit vers la jeune femme gisant dans la poussière, puis fut frappée par une pensée terrible : et si le bambin arrivait à grimper par-dessus le siège et poussait le mauvais bouton, l’enfermant dehors ?

Seigneur, que je suis idiote. La femme la plus idiote au monde en cas de véritable crise. Mon Dieu, aide-moi à être moins idiote.

Elle revint en courant à la voiture, rouvrit la portière du conducteur, regarda par-dessus le dossier du siège et vit le petit garçon toujours allongé là où elle l’avait posé ; il suçait simplement son pouce. Ses yeux se tournèrent un instant vers Piper, puis revinrent au plafond, comme s’il y avait quelque chose d’intéressant là-haut. Des dessins animés mentaux, peut-être. La sueur assombrissait le devant de son T-shirt, sous sa petite salopette. Piper retira la clef électronique du tableau de bord puis repartit, toujours courant, vers la femme qui essayait de se relever.

« Non, ne bougez pas », lui dit Piper, s’agenouillant et lui passant un bras autour des épaules. Je crois que vous ne devriez pas…

— Little Walter », coassa de nouveau la femme.

Merde, j’ai oublié l’eau ! Mon Dieu, pourquoi m’avez vous laissée oublier l’eau ?

Et la femme qui essayait maintenant de se relever ! L’idée paraissait mauvaise au pasteur, elle allait à l’encontre de tout ce qu’elle savait des soins d’urgence, mais quel choix avait-elle ? La route était déserte et elle ne pouvait pas l’abandonner sous ce soleil de plomb, ce serait pire, bien pire. Si bien qu’au lieu de l’obliger à se rallonger, Piper l’aida à se mettre debout.

« Doucement, dit-elle, tenant à présent la femme par la taille et guidant ses pas vacillants du mieux qu’elle pouvait. Doucement… petit à petit, l’oiseau fait son nid. Il fait frais dans la voiture. Et il y a de l’eau.

— Li’l Walter ! » La femme se mit à osciller, reprit son équilibre, puis essaya de marcher un peu plus vite.

« De l’eau, dit Piper. Oui. Ensuite je vous emmène tout droit à l’hôpital.

— Non… au centre. »

Cette fois Piper comprit correctement et elle secoua la tête avec fermeté. « Pas question. Je vous emmène directement à l’hôpital. Vous et votre bébé.

— Li’l Walter », murmura la femme.

Elle resta à vaciller sur place, les cheveux retombant devant son visage, pendant que Piper ouvrait la portière du passager et l’aidait à s’installer.

Piper prit la bouteille de Poland Spring dans la console centrale et dévissa le bouchon. La femme la lui arracha avant que Piper puisse la lui tendre et but avidement ; l’eau lui coulait dans le cou et dégouttait de son menton, inondant le devant de son T-shirt.

« Vous vous appelez comment ? demanda Piper.

— Sammy Bushey. »

C’est alors, l’eau lui provoquant une crampe d’estomac, que la rose noire se rouvrit de nouveau devant ses yeux. La bouteille lui échappa des mains et tomba au sol, où elle se vida avec un gargouillis. Sammy s’évanouit.

Piper conduisit aussi vite qu’elle put, c’est-à-dire très vite, Motton Road restant déserte, mais lorsqu’elle arriva à l’hôpital, ce fut pour découvrir que le Dr Haskell était mort la veille et que l’assistant du médecin, Everett, n’était pas là.

Sammy fut donc admise et examinée par Dougie Twitchell, le célèbre expert médical.

8

Tandis que Ginny essayait d’arrêter l’hémorragie vaginale de Sammy Bushey et que Twitch installait une perfusion pour traiter l’état de déshydratation avancée dans lequel était Little Walter, Rusty Everett était tranquillement assis sur un banc du parc, côté hôtel de ville de la place centrale. Le banc était placé sous la vaste ramure d’une imposante sapinette bleue, et il pensait que l’ombre était assez profonde pour le rendre pratiquement invisible. Du moins, tant qu’il ne bougeait pas.

Car il y avait des choses intéressantes à observer.

Il avait prévu de gagner directement le hangar situé derrière l’hôtel de ville (Twitch avait parlé d’une grange, mais le long bâtiment de bois, qui abritait également les chasse-neige de Chester’s Mill, était en réalité nettement plus grand que ça) pour vérifier quel était l’état des réserves de propane ; mais une voiture de police était arrivée à ce moment-là avec Frankie DeLesseps au volant. Junior Rennie était descendu du siège du passager. Les deux jeunes hommes avaient parlé un moment, puis DeLesseps était reparti.

Junior avait monté les marches conduisant au poste de police, mais au lieu d’y entrer, il s’était assis sur la dernière, se frottant les tempes comme s’il avait mal à la tête. Rusty avait décidé d’attendre. Il ne voulait pas être vu fouinant dans les réserves en énergie de la ville, en particulier par le fils du deuxième conseiller.

À un moment donné, Junior sortit son téléphone portable de sa poche, l’ouvrit, écouta, dit quelque chose, écouta encore un peu, dit de nouveau quelque chose puis referma l’appareil. Il se remit à se frotter les tempes. Le Dr Haskell avait fait une remarque à propos du jeune homme. Il avait parlé de migraines, non ? Cela faisait tout à fait l’effet d’une migraine. Pas seulement à cause du geste de se frotter les tempes ; aussi par la manière dont il gardait la tête baissée.

Pour atténuer l’éclat de la lumière, pensa Rusty. Il doit avoir oublié son Imitrex ou son Zomig chez lui. En supposant que Haskell lui en ait prescrit.

Rusty s’était déjà à moitié levé, avec l’intention de couper par Commonwealth Lane pour rejoindre l’arrière de l’hôtel de ville — la vigilance de Junior étant des plus réduites —, mais il repéra alors quelqu’un d’autre et se rassit. Dale Barbara, le cuistot qui aurait été élevé au rang de colonel (par le Président en personne, d’après certains), se tenait sous la marquise du Globe, encore plus enfoncé dans l’ombre que Rusty. Et Barbara paraissait aussi surveiller le jeune Mr Rennie.

Intéressant.

Barbara en arriva apparemment à la même conclusion que Rusty : Junior ne surveillait pas les lieux mais attendait. Peut-être quelqu’un qui devait venir le chercher. Le cuistot traversa rapidement la rue et — une fois caché à la vue (éventuelle) de Junior par l’hôtel de ville — s’arrêta pour parcourir des yeux le tableau d’information, à l’extérieur. Puis il entra.

Rusty décida de rester encore un moment sur son banc. On était très bien, sous l’arbre, et il était curieux de savoir qui Junior attendait. Des gens arrivaient encore en ordre dispersé du Dipper’s (certains y seraient restés plus longtemps si l’alcool avait pu couler). La plupart, comme le jeune homme assis sur les marches, de l’autre côté, se tenaient tête baissée. Pas à cause de la douleur, estima Rusty, mais parce qu’ils étaient accablés. À moins que cela ne revienne au même. Voilà une idée qui aurait mérité qu’on s’y arrêtât.

C’est alors que se présenta un véhicule noir, aux formes cubiques et glouton en essence que Rusty connaissait bien : le gros Hummer de Big Jim Rennie. Il adressa un coup de klaxon agacé à trois citoyens qui marchaient dans la rue, les chassant vers le trottoir comme des moutons.

Le Hummer s’arrêta devant le poste de police. Junior leva les yeux mais resta assis. Les portières s’ouvrirent. Andy Sanders descendit de derrière le volant, Rennie du siège du passager. Rennie laissant Sanders conduire sa bien-aimée perle noire ? Rusty haussa les sourcils. Il ne se souvenait pas d’avoir jamais vu quelqu’un d’autre que Big Jim lui-même derrière le volant du monstre. Il a peut-être décidé de donner une promotion à Andy — de souffre-douleur à chauffeur, pensa-t-il. Mais lorsqu’il vit Big Jim monter les marches en direction de son fils, il changea d’avis.

Comme tous les vétérans des services médicaux, Rusty était un assez bon expert en matière de diagnostic à distance. Certes, il n’aurait jamais fondé un traitement sur une telle évaluation, mais il était capable de faire la différence entre un individu opéré de la hanche six mois auparavant et un autre souffrant d’une crise d’hémorroïdes rien qu’à leur démarche ; d’identifier un problème de cervicales à la façon dont une femme tournait tout son corps et pas seulement son cou pour regarder derrière elle ; de dire qu’un gosse avait attrapé des poux lors de son camp de vacances rien qu’à sa manière de se gratter tout le temps le crâne. Big Jim garda le bras droit posé sur la partie convexe de son volumineux abdomen, tandis qu’il escaladait les marches, attitude classique de quelqu’un qui vient de subir un claquage à l’épaule ou au bras, ou aux deux. Du coup, ce n’était pas si surprenant qu’il ait demandé à Sanders de piloter la bête à sa place.

Il y eut un dialogue entre les trois personnages. Junior ne se leva pas mais Sanders s’assit à côté de lui, fouilla dans sa poche et en sortit quelque chose qui scintilla un instant dans la lumière embrumée de l’après-midi. Rusty avait de bons yeux, mais il se trouvait au moins cinquante mètres trop loin pour distinguer ce qu’était l’objet. Du verre ou du métal ; c’était tout ce qu’il pouvait affirmer. Junior le mit dans sa poche, puis les trois hommes parlèrent encore un peu. Rennie fit un geste en direction du Hummer et Junior secoua la tête. Sanders montra à son tour le véhicule. Junior déclina l’offre une deuxième fois, laissant retomber la tête, et se remit à se masser les tempes. Les deux conseillers se regardèrent, Sanders, en position assise, se tordant le cou dans l’ombre de Big Jim — ce que Rusty trouva approprié. Big Jim haussa les épaules et ouvrit les mains en signe d’impuissance. Sanders se leva et les deux hommes entrèrent dans le poste de police, non sans que Big Jim eût tapoté l’épaule de son fils. Junior resta sans réaction. Il ne bougea pas d’où il était, comme s’il avait l’intention de rester assis là jusqu’à la fin des temps. Sanders tint la porte pour Big Jim et entra à sa suite.

À peine les deux conseillers avaient-ils quitté la scène que Rusty vit un quatuor sortir de l’hôtel de ville : un homme âgé et distingué, une jeune femme, une fillette et un petit garçon. La fillette tenait le petit garçon par une main et un échiquier de l’autre. Le gamin avait l’air presque aussi navré que Junior, trouva Rusty… et qu’il soit pendu s’il ne se frottait pas aussi la tempe de sa main libre. Le groupe coupa par le sentier qui traversait la pelouse, ce qui le fit passer directement devant le banc de Rusty.

« Bonjour, lui dit la fillette avec un grand sourire. Je m’appelle Alice. Et lui, c’est Aidan.

— Nous allons au précitère », déclara d’un ton sinistre le petit garçon qui s’appelait Aidan.

Il se frottait toujours la tempe et était très pâle.

« Ça va être passionnant, répondit Rusty. Des fois, je rêve moi aussi d’habiter un précitère. »

Les deux adultes venaient de rattraper les enfants. Ils se tenaient par la main. Le père et la fille, supposa Rusty.

« En fait, nous souhaitons seulement parler avec la révérende Libby, dit la jeune femme. Vous ne savez pas si elle est de retour, par hasard ?

— Aucune idée, répondit Rusty.

— Eh bien, nous allons l’attendre. Au précitère. » Elle sourit à son compagnon en disant cela. Rusty eut l’impression qu’ils n’étaient peut-être pas père et fille, en fin de compte. « C’est ce que le concierge nous a dit de faire.

— Al Timmons ? »

Rusty avait vu l’homme sauter dans le pick-up de Burpee.

« Non, l’autre, dit l’homme âgé. Il a dit que la révérende pourrait peut-être nous aider à nous loger. »

Rusty hocha la tête. « Celui qui s’appelle Dale ?

— Je ne me souviens pas qu’il nous ait donné son nom », dit la jeune femme.

Délaissant la main de sa sœur pour prendre celle de la jeune femme, le petit garçon s’écria : « Allez, venez ! Je veux jouer à l’autre jeu que vous avez dit. » Il donnait cependant l’impression d’être plus grognon qu’impatient de jouer. Un léger état de choc, peut-être. Ou bien un état fiévreux. Dans ce dernier cas, Rusty espéra que ce n’était qu’un rhume. La dernière chose dont Chester’s Mill avait besoin, en ce moment, était bien une épidémie de grippe.

« Ils sont séparés de leur mère, du moins temporairement, dit la jeune femme à voix basse. Nous nous occupons d’eux.

— C’est bien de votre part, dit Rusty, puis sur un ton sérieux : Dis-moi, Aidan, tu as mal à la tête ?

— Non.

— Tu as mal à la gorge ?

— Non. » Le petit garçon étudiait l’homme qui l’interrogeait, l’air grave. « Tu sais quoi ? dit-il alors, si on fait pas blagues-ou-bonbons[26] cette année, je m’en fiche.

— Aidan Appleton ! » s’écria Alice d’un ton hautement scandalisé. Rusty sursauta légèrement sur son banc, sans pouvoir s’en empêcher. « Ah bon ? Et pourquoi ?

— Parce que maman nous a amenés avec elle et maman est partie faire des missions.

— Il veut dire des commissions, le corrigea avec indulgence Alice.

— Elle est allée chercher des Whoops », reprit Aidan. On aurait dit un petit vieux — un petit vieux inquiet. « J’aurais peur d’aller à Halloween sans ma maman.

— Allez, viens, Caro, dit son compagnon. Nous devons… »

Rusty se leva. « Est-ce que je pourrais vous parler une minute, madame ? Faisons quelques pas par là. »

Carolyn parut intriguée et un peu sur ses gardes, mais l’accompagna près de la sapinette bleue.

« Le garçon n’a-t-il pas manifesté certains symptômes d’épilepsie ? demanda Rusty. Par exemple, s’arrêter soudain au milieu de ce qu’il est en train de faire… rester un moment immobile… avoir le regard fixe… claquer des lèvres.

— Non, non, rien de tel, intervint son compagnon, qui les avait rejoints.

— Non », confirma Carolyn. Cependant, elle avait l’air effrayé.

L’homme s’en rendit compte et adressa un regard soupçonneux à Rusty. « Vous êtes médecin ?

— Assistant médical. J’ai pensé que peut-être…

— Eh bien, nous apprécions certainement votre sollicitude, Mr… ?

— Eric Everett. Appelez-moi Rusty.

— Nous apprécions votre sollicitude, Mr Everett, mais je crois qu’elle est inutile. Souvenez-vous que ces enfants sont séparés de leur mère…

— Et qu’ils ont passé quarante-huit heures seuls, pratiquement sans rien à manger, ajouta Caro. Ils essayaient de regagner la ville par leurs propres moyens lorsque ces deux… officiers (elle plissa le nez comme si le mot sentait mauvais) les ont trouvés. »

Rusty acquiesça. « Voilà qui pourrait être une explication, admit-il. Même si la petite fille a, elle, l’air d’aller très bien.

— Les enfants réagissent différemment les uns des autres. On ferait mieux d’y aller. Ils nous distancent, Thurston. »

Alice et Aidan couraient à travers le parc, soulevant des tourbillons de feuilles multicolores, Alice agitant l’échiquier et criant à pleins poumons : « Précitère ! Précitère ! » Le petit garçon ne la quittait pas d’une semelle et criait lui aussi.

Ce gosse a eu une absence momentanée, c’est tout, se dit Rusty. Le reste n’était qu’une coïncidence. Même pas : quel est le petit Américain qui ne pense pas à Halloween, fin octobre ? Une chose était sûre : si on posait plus tard la question à ces gens, ils se rappelleraient exactement où et quand ils avaient rencontré Eric Everett, dit Rusty. Pour la discrétion, c’était fichu.

L’homme aux tempes grises éleva la voix : « Les enfants ! On se calme ! »

La jeune femme regarda Rusty, puis lui tendit la main. « Merci pour votre attention, Mr Everett. Rusty.

— Déformation professionnelle, probablement. Les risques du métier.

— Vous êtes tout à fait pardonné. Nous venons de vivre le week-end le plus dingue de toute l’histoire du monde. Attribuez-le à ça.

— Sûr. Et si vous avez besoin de moi, passez à l’hôpital ou au centre de soins. »

Il fit un geste en direction de Cathy-Russell, qui deviendrait visible lorsque les feuilles seraient tombées. Si jamais elles tombaient.

« Ou sur ce banc, dit-elle, souriant toujours.

— Ou sur ce banc, exact. »

Lui aussi souriait.

« Caro ! dit Thurston d’un ton impatient. Allez, on y va ! »

La jeune femme adressa un petit salut de la main à Rusty — juste du bout des doigts — puis s’élança pour rattraper les autres. Elle courait avec légèreté et grâce. Rusty se demanda si Thurston savait que les jeunes femmes capables de courir avec légèreté et grâce couraient aussi souvent loin de leurs vieux amant, tôt ou tard. Peut-être le savait-il. Peut-être cela lui était-il déjà arrivé.

Rusty les regarda couper par la pelouse en direction du clocher de la Congo. Finalement, ils disparurent, cachés par les arbres. Lorsqu’il se tourna de nouveau vers le poste de police, Junior Rennie était parti.

Rusty resta assis où il était pendant quelques instants, pianotant sur ses cuisses. Puis il prit une décision et se leva. Aller jeter un coup d’œil dans le hangar de la ville pour voir si les réserves de propane de l’hôpital ne s’y trouvaient pas — cela pouvait attendre. Il était plus curieux de savoir ce que le seul et unique officier de l’armée présent à Chester’s Mill pouvait bien fabriquer dans l’hôtel de ville.

9

Ce que faisait Barbie, au moment où Rusty traversait la place pour rejoindre l’hôtel de ville ? Il poussait un sifflement admiratif entre ses dents. L’abri antiatomique était aussi long qu’un wagon-restaurant et ses étagères débordaient de produits alimentaires en boîte. La plupart de la variété halieutique : boîtes de sardines, rangées de saumon, et une énorme quantité d’un truc qui s’appelait Clam Ryettes, que Barbie espérait bien n’avoir jamais à goûter. Il y avait aussi des produits secs, y compris de grands contenants en plastique marqués RIZ, FARINE, LAIT EN POUDRE et SUCRE. Et des étagères de bouteilles étiquetées EAU POTABLE. Il compta dix grands cartons de US GV’T SURPLUS CRACKERS. Deux autres étaient marqués US GV’T SURPLUS CHOCOLATE BARS. Sur le mur, au-dessus de tout cela, s’étalait un panneau jaunissant : SEPT CENTS CALORIES PAR JOUR PERMETTENT DE VIVRE.

« Dans tes rêves », marmonna Barbie.

Il vit une porte à l’autre extrémité, qu’il ouvrit et se retrouva dans le noir. Il tâtonna, trouva un interrupteur. Une autre salle, pas aussi grande, mais loin d’être petite. Elle avait un côté abandonné. Sans être sale — Al Timmons devait connaître son existence et avait fait la poussière et balayé le sol — elle était incontestablement négligée. L’eau était en bouteilles de verre, et il n’en avait plus vu de ce genre depuis un bref séjour en Arabie Saoudite.

Cette seconde pièce contenait une douzaine de lits de camp pliés, ainsi que des couvertures bleues et des matelas emballés dans des sacs en plastique transparent. Il y avait aussi d’autres fournitures, dont une demi-douzaine de cartons étiquetés KITS D’HYGIÈNE INTIME et une autre douzaine étiquetés MASQUES À GAZ. Un petit générateur auxiliaire pouvait fournir un peu de courant. Il tournait ; il avait dû se déclencher quand Barbie avait allumé. Le générateur était flanqué de deux étagères. Sur l’une d’elles, il vit une radio qui avait dû être neuve à l’époque où Frank Sinatra faisait ses débuts. Sur l’autre attendaient deux plaques chauffantes et une boîte métallique d’un jaune brillant. Le logo peint remontait à l’époque où les CD n’existaient pas encore. C’était cela qu’il était venu chercher.

Barbie prit la boîte et faillit la laisser tomber. Elle était lourde. Sur le devant, un cadran indiquait IMPULSIONS PAR SECONDE. Lorsqu’on pointait la sonde de l’instrument dans une direction, l’aiguille du cadran pouvait rester dans la zone verte, passer au milieu dans la jaune… ou aller jusque dans la rouge. Ce qui, supposa Barbie, devait être mauvais signe.

Il brancha l’appareil. Le voyant de marche ne s’alluma pas et l’aiguille resta tranquillement sur zéro.

« Plus de batterie », fit une voix masculine derrière lui. Barbie sursauta violemment. Il se retourna et vit un homme de haute taille, corpulent, aux cheveux blonds, dans l’encadrement de la porte donnant sur la pièce principale.

Pendant un instant, le nom de l’intrus lui échappa, alors qu’il le voyait au restaurant presque tous les dimanches matin, parfois avec sa femme, toujours avec ses deux petites filles. Puis il lui revint. « Rusty Evers, hein ?

— Presque. Everett. » Le nouveau venu lui tendit la main. Un peu inquiet, Barbie s’avança et la lui serra. « Je vous ai vu entrer. Et ça, dit Rusty avec un mouvement de tête vers le compteur Geiger, c’est probablement pas une si mauvaise idée. Il doit bien y avoir quelque chose qui le maintient en place. »

Il ne s’expliqua pas davantage, mais c’était inutile.

« Content que vous soyez d’accord. Vous avez failli me coller une foutue crise cardiaque. Vous vous seriez sans doute occupé de moi, je crois. Vous êtes toubib, non ?

— AM, répondit Rusty. Ça veut dire…

— Oui, je sais, assistant médical.

— Bravo. Vous avez gagné l’autocuiseur. » Rusty montra le compteur Geiger. « Cet appareil doit avoir besoin de batteries sèches de six volts. Je suis à peu près sûr d’en avoir vu au Burpee’s. Mais moins sûr que quelqu’un garde la boutique en ce moment. Alors, on fait encore un peu de reconnaissance ?

— Et qu’y aurait-il à reconnaître ?

— Le hangar du matériel, là-derrière.

— Et nous souhaitons aller y jeter un coup d’œil parce que… ?

— Cela dépend de ce que nous allons trouver. Si c’est ce que nous avons perdu à l’hôpital, vous et moi pourrions échanger quelques petites informations.

— À propos de ce que vous avez perdu ?

— Du propane, mon frère. »

Barbie réfléchit un instant. « Et pourquoi pas… Allons voir ça. »

10

Junior se tenait au pied de l’escalier branlant qui montait le long de la pharmacie et se demandait s’il serait capable de le monter, tant sa tête lui faisait mal. Peut-être. Probablement. Il se disait aussi qu’arrivé à mi-chemin, son crâne risquait d’exploser comme un pétard du nouvel an. La tache était de retour devant son œil, avec ses pulsations hachées, battant au rythme de son cœur, mais elle n’était plus blanche. Elle était devenue d’un rouge éclatant.

Je serais mieux dans le noir, pensa-t-il. Dans l’arrière-cuisine, avec mes petites copines.

Si tout se passait bien, il pourrait y aller. En ce moment, l’arrière-cuisine de la maison McCain, sur Prestile Street, lui paraissait l’endroit le plus désirable de la Terre. Certes, Coggins s’y trouvait aussi — et alors ? Junior n’aurait qu’à pousser de côté ce trou-du-cul brailleur d’évangiles. Et Coggins devait rester caché, au moins pour le moment. Junior ne cherchait nullement à protéger son père (et n’avait été ni surpris ni consterné par ce qu’il avait fait ; il avait toujours su que Big Jim Rennie avait le meurtre en lui) ; ce qu’il cherchait, c’était à régler son compte à Dale Barbara.

Si nous menons bien notre barque, nous pourrons faire mieux que le sortir de notre chemin, lui avait dit Big Jim ce matin. Nous pourrons nous servir de lui pour unifier la ville en cette période de crise. Lui et cette cueilleuse de coton de journaliste à la gomme. J’ai aussi mon idée pour elle. Il avait posé une main chaude et charnue sur l’épaule de son fils. Nous formons une équipe, fiston.

Peut-être pas pour toujours, mais pour le moment, ils tiraient la même charrue. Et ils allaient s’occuper de Baaarbie. Junior en était même venu à se convaincre que Barbie était responsable de ses maux de tête. Si Barbie avait vraiment été à l’étranger — la rumeur parlait de l’Irak —, il était peut-être revenu au pays avec quelques souvenirs moyens-orientaux bizarroïdes. Du poison, par exemple. Junior avait souvent mangé au Sweetbriar Rose. Barbie avait pu très facilement verser un petit quelque chose dans sa nourriture. Ou dans son café. Et si Barbie n’avait pas été aux fourneaux, il avait pu convaincre Rose de le faire. Cette conne était sous le charme de son cuistot.

Junior attaqua l’escalier, montant lentement, s’arrêtant toutes les quatre marches. Sa tête n’explosa pas et, quand il atteignit le sommet, il tâta sa poche pour y prendre la clef qu’Andy Sanders lui avait confiée. Il ne la trouva pas tout de suite et crut qu’il l’avait perdue, puis ses doigts tombèrent dessus, au milieu de pièces de monnaie.

Il regarda autour de lui. Quelques personnes revenaient encore du Dipper’s, mais personne ne leva les yeux vers le palier extérieur desservant l’appartement de Barbie. La clef tourna sans peine et il se glissa à l’intérieur.

Il n’alluma pas, même si le générateur de Sanders devait aussi donner du courant jusqu’à l’appartement. Dans la pénombre, la tache palpitante, devant son œil, était moins visible. Il regarda autour de lui avec curiosité. Il y avait des livres : des étagères et des étagères de livres. Baaarbie avait-il prévu de les laisser en quittant la ville ? Ou bien avait-il pris des dispositions — avec Petra Searles, par exemple, qui travaillait en bas dans l’officine — pour les faire expédier quelque part ? Dans ce cas, il avait dû prendre des dispositions semblables pour faire suivre aussi le tapis de son séjour — un machin de gardien de chameau que Barbie avait dû trouver dans un bazar local, quand il n’avait pas de suspect à passer à la gégène ou de petit garçon à tripoter.

Non, il n’avait pas dû prendre de dispositions pour se faire expédier ces trucs, décida Junior. Il n’en avait pas eu besoin, car il n’avait jamais envisagé de partir. Lorsque cette idée lui vint à l’esprit, Junior se demanda pourquoi il n’y avait pas pensé avant. Baaarbie aimait le coin ; jamais il ne le quitterait volontairement. Il y était aussi à l’aise qu’un asticot dans un dégueulis de clébard.

Trouve un truc dont il ne pourra pas nier être le propriétaire, lui avait dit Big Jim. Quelque chose qui ne peut être qu’à lui. Tu as bien compris ?

Pour qui tu me prends ? Pour un crétin ? songeait maintenant Junior. Si je suis aussi crétin que ça, comment se fait-il que ce soit moi qui aie sauvé ton cul, hier au soir ?

Mais son père avait un énorme pouvoir sur lui quand il se mettait en colère, c’était indéniable. Il n’avait jamais frappé ni fouetté Junior quand il était petit, il fallait lui rendre cette justice, même si Junior avait toujours pensé que la bonne influence de feu sa mère y avait été pour quelque chose. À présent, il soupçonnait que c’était parce que son père avait compris, tout au fond de lui, qu’une fois qu’il aurait commencé, il risquait de ne plus être capable de s’arrêter.

« Tel père, tel fils », dit Junior à haute voix, en pouffant de rire. Cela lui faisait mal à la tête, mais il rit néanmoins. N’y avait-il pas un ancien dicton qui prétendait que le rire était la meilleure des médecines ?

Il passa dans la chambre de Barbie, vit le lit fait au carré et songea brièvement que ce serait génial de couler un bon gros bronze au milieu. Oui. Et de s’essuyer avec la taie d’oreiller. Ça te plairait pas, Baaarbie ?

Au lieu de cela, il s’approcha de la commode. Trois ou quatre jeans dans le tiroir du haut, plus deux shorts kaki. Il y avait un téléphone portable sous les shorts et il pensa un moment que c’était ce qu’il cherchait. Mais non. Il s’agissait d’un modèle de supermarché à bas prix ; ce que les lycéens appelaient un jetable ou un burner. Barbie pourrait toujours prétendre qu’il ne lui appartenait pas.

Il y avait une demi-douzaine de slips et plusieurs paires de chaussettes de sport dans le tiroir du milieu. Et rien dans le troisième.

Il regarda sous le lit, tandis que ça cognait à tout-va dans sa tête — pas d’amélioration, en fin de compte. Et rien là-dessous, pas même des moutons. Baaarbie était un maniaque de la propreté. Junior eut envie de prendre un Imitrex, mais il s’abstint. Il en avait déjà pris deux sans que cela lui fasse le moindre effet, sinon de lui laisser un arrière-goût métallique au fond de la gorge. Il savait quel traitement il lui fallait : l’arrière-cuisine plongée dans la pénombre de Prestile Street. Et la compagnie de ses petites copines.

En attendant, il était ici. Et il devait bien y avoir quelque chose.

« Kék’chose, murmura-t-il. Faut bien qu’y ait un p’tit kék’chose. »

Il repartait déjà vers le séjour, essuyant l’eau qui coulait de son œil gauche (sans remarquer que les larmes étaient teintées de sang), quand il s’arrêta, frappé par une idée. Il retourna à la commode et rouvrit le tiroir des sous-vêtements. Les chaussettes étaient roulées en boule. Ado, Junior avait parfois caché un peu d’herbe ou des amphètes dans ses chaussettes roulées ; une fois, un ruban appartenant à Adriette Nedeau. Les chaussettes étaient une bonne cachette. Il prit les paires une à une et les tâta.

Il toucha le gros lot dès la troisième ; il eut l’impression qu’elle contenait une pièce métallique plate. Non, deux. Il déroula les chaussettes et secoua la plus lourde à l’envers sur la commode.

Il en tomba les deux plaques militaires de Dale Barbara. Et, en dépit de son terrible mal de tête, Junior sourit.

T’es pris au piège, Baaarbie, pensa-t-il. T’es pris dans le foutu piège.

11

Sur Little Bitch Road, côté Tarker’s Mill, l’incendie déclenché par les missiles Fasthawk faisait rage, mais serait sous contrôle avant la nuit. Des unités de pompiers venues de quatre agglomérations, auxquelles s’étaient ajoutés des détachements spécialisés de l’armée et des marines, travaillaient dessus avec succès. Les pompiers auraient pu en venir à bout encore plus tôt, estima Brenda Perkins, s’ils n’avaient eu à lutter aussi contre un vent violent. Du côté Chester’s Mill, ils n’avaient pas ce genre de problème. C’était une bénédiction, aujourd’hui. Plus tard, ce serait peut-être une malédiction. Il n’y avait aucun moyen de le savoir.

Cet après-midi, Brenda ne se laisserait pas obséder par la question parce qu’elle se sentait bien. Si, le matin même, on lui avait demandé quand elle pensait pouvoir se sentir de nouveau bien, elle aurait sans doute répondu, peut-être l’année prochaine, peut-être jamais. Elle avait suffisamment de jugeote, cependant, pour savoir que cette impression ne durerait probablement pas. Les quatre-vingt-dix minutes d’exercice qu’elle venait de prendre y étaient pour beaucoup ; qu’il consiste à courir ou à éteindre un feu de broussailles à coups de pelle, tout exercice physique libère des endorphines. Il y avait toutefois autre chose que les endorphines : le fait d’être responsable d’une tâche importante, une tâche qu’elle pouvait accomplir.

D’autres volontaires étaient venus, alertés par la fumée. Quatorze hommes et trois femmes se tenaient de part et d’autre de Little Bitch Road, certains encore armés de leur pelle ou des tapis en caoutchouc qu’ils avaient utilisés pour éteindre les flammes rampantes, certains s’étant soulagés du poids des pompes indiennes qu’ils avaient posées sur la terre battue du chemin. Al Timmons, Johnny Carver et Nell Toomey enroulaient des tuyaux et les jetaient à l’arrière du pick-up de Burpee. Tommy Anderson (employé au Burpee’s), aidé de Lissa Jamieson — petite bonne femme style New Age forte comme un cheval —, ramenait dans l’un des autres véhicules la pompe d’appoint avec laquelle ils avaient tiré de l’eau du ruisseau de Little Bitch. Brenda les entendit rire et comprit qu’elle n’était pas la seule à marcher aux endorphines.

Les broussailles, de part et d’autres de la route, étaient carbonisées et fumaient encore, et plusieurs arbres avaient brûlé, mais c’était tout. Le Dôme avait non seulement intercepté le vent, mais les avait aussi aidés d’une autre façon : le barrage partiel du ruisseau avait transformé le secteur dans lequel il coulait en un début de marécage. L’incendie, de l’autre côté, c’était une tout autre histoire. Les hommes qui le combattaient, vus depuis Chester’s Mill, étaient des fantômes qui miroitaient au milieu des vagues de chaleur et de la suie qui s’accumulait sur le Dôme.

Romeo Burpee s’approcha d’elle. Il tenait un balai d’une main et un tapis de sol en caoutchouc de l’autre. L’étiquette du prix figurait encore sur le tapis. Les mots du slogan étaient noircis mais encore lisibles : SOLDES TOUS LES JOURS AU BURPEE’S ! Il le laissa tomber et tendit une main crasseuse.

Brenda fut surprise, mais elle la prit et la serra fermement. « En quel honneur, Rommie ?

— Pour le sacré bon boulot que vous avez fait ici. »

Elle rit, gênée mais ravie. « N’importe qui y serait arrivé, étant donné les conditions. Ce n’était qu’un feu de broussailles et le sol était tellement humide qu’il se serait probablement arrêté tout seul au coucher du soleil.

— C’est possible », répondit-il avec un geste en direction des arbres, jusqu’à une clairière traversée par les méandres d’une saillie rocheuse. « Mais il aurait pu aussi se communiquer à ces hautes herbes, puis aux arbres, de l’autre côté, et là, on l’avait dans le baba. Il aurait pu brûler pendant une semaine, ou même un mois. En particulier sans nos pompiers. » Il détourna la tête et cracha. « Même sans vent, le feu continue à se propager s’il a de quoi s’alimenter. Dans le Sud, ils ont des feux de mine qui durent vingt, trente ans. Je l’ai lu dans le National Geographic. Il n’y a pas de vent, sous terre. Et qui peut dire que le vent ne va pas se mettre à souffler ? Nous savons que dalle des effets que peut avoir ou non ce truc-là. »

Ils regardèrent tous les deux vers le Dôme. Les cendres et la suie l’avaient rendu visible — plus ou moins — sur une hauteur d’environ trente mètres. Elles avaient du coup aussi obscurci la vue qu’ils avaient du côté Tarker’s, ce qui déplaisait à Brenda. Voilà une idée qu’elle n’avait pas envie d’explorer davantage, pas au moment où elle était encore sous la bonne impression du travail accompli cet après-midi — vraiment, ça ne lui plaisait pas du tout. L’encrassement du Dôme lui faisait penser à l’étrange coucher de soleil souillé de la veille.

« Dale Barbara va devoir appeler son ami à Washington, dit-elle. Pour lui dire que lorsqu’ils auront éteint l’incendie de leur côté, ils devront nettoyer ces… ces saletés au jet. Nous ne pouvons pas le faire depuis ici.

— Bonne idée, » dit Romeo. Mais il avait quelque chose d’autre en tête. « Y’a pas un truc qui vous frappe dans votre équipe, madame ? Parce que moi, si. »

Brenda parut étonnée. « Ce n’est pas mon équipe.

— Oh, que si ! C’est vous qui avez donné les ordres, ce qui fait que c’est votre équipe. Vous voyez des flics ? »

Elle regarda.

« Pas un seul, reprit Romeo. Ni Randolph, ni Henry Morrison, ni Freddy Denton, ni Rupe Libby, ni Georgie Frederick… ni aucun des nouveaux. Ces gosses.

— Ils sont probablement occupés à… »

La voix de Brenda mourut.

Romeo acquiesça. « Exact. Mais à quoi ? Vous ne le savez pas, et moi non plus. Mais quoi que ce soit, je doute que ça me plaise. Je doute même que ce soit une occupation importante. Il doit y avoir une réunion jeudi soir, et si ce truc-là doit continuer, je pense qu’il faudrait qu’il y ait quelques changements. » Il se tut un instant. « Je me mêle peut-être de ce qui ne me regarde pas, mais je crois que vous devriez vous présenter comme chef des pompiers et de la police. »

Brenda resta songeuse, pensant au dossier qu’elle avait trouvé sous l’intitulé VADOR, puis secoua lentement la tête. « C’est trop tôt pour une initiative de ce genre.

— Et seulement chef des pompiers ? Qu’en pensez-vous ? » Dans sa voix, l’accent on parle[27] de Lewiston était plus nettement audible, à présent.

Brenda parcourut des yeux le paysage de broussailles fumantes et de troncs calcinés. Hideux, certes, rappelant des photos des champs de bataille de la Première Guerre mondiale, mais ne présentant plus de danger. Les gens qui avaient fait acte de présence ici s’en étaient occupés. L’équipe. Son équipe.

Elle sourit. « C’est envisageable. »

12

La première fois que Ginny Tomlinson passa dans le couloir de l’hôpital, c’était au pas de course, en réaction à des bips assourdissants qui n’annonçaient rien de bon, et Piper n’avait pas eu la possibilité de lui parler. N’avait même pas essayé. Cela faisait assez longtemps qu’elle patientait dans la salle d’attente pour se faire une idée du tableau : trois personnes, deux infirmières et une jeune volontaire du nom de Gina Buffalino, géraient à elles seules tout l’hôpital. Elles y arrivaient, mais tout juste. À son retour, Ginny marchait lentement. Elle se tenait les épaules baissées. Un graphique de températures pendait de sa main.

« Ginny ? demanda Piper. Ça va ? »

Piper craignait que Ginny ne lui rétorque quelque chose de bien senti, mais elle lui offrit un sourire fatigué au lieu de l’agresser. Et s’assit à côté d’elle. « Ça va. Juste fatiguée… Ed Carty vient de mourir. »

Piper lui prit la main. « Je suis tout à fait désolée de l’apprendre. »

Ginny lui serra les doigts. « Oh, il ne faut pas. Tu sais comment les femmes parlent des accouchements en termes de délivrance ? Celle-ci en a eu un facile, celle-là difficile ? »

Piper hocha la tête.

« La mort, c’est pareil. Le travail a duré longtemps, pour Mr Carty, mais à présent il est délivré. »

Piper trouva cette idée belle. Elle se dit qu’elle pourrait l’utiliser dans un sermon… pensant aussitôt que ses paroissiens n’auraient pas envie d’un sermon sur la mort, dimanche prochain. Pas si le Dôme était toujours en place.

Elles restèrent assises ainsi un moment, Piper essayant de trouver le meilleur moyen de poser la question qui lui brûlait les lèvres. Finalement, ce ne fut pas nécessaire.

« Elle a été violée, dit Ginny. Probablement plusieurs fois. J’ai craint à un moment donné que Twitch ne soit obligé de la suturer, mais j’ai pu finalement arrêter l’hémorragie avec un pack vaginal. » Elle se tut un instant. « Je pleurais. Heureusement, la fille était trop stone pour s’en rendre compte.

— Et le petit ?

— Un bébé de dix-huit mois en bonne santé, mais il nous a fait une de ces peurs ! Il a eu une sorte de mini-crise d’épilepsie. Probablement pour être resté trop longtemps au soleil. Sans compter la déshydratation… la faim… et il a lui aussi une blessure. »

Elle traça du doigt une ligne sur son front.

Twitch arriva à son tour et se joignit aux deux femmes. Il était à cent lieues de son personnage habituel de joyeux drille.

« Crois-tu que les hommes qui l’ont violée ont aussi fait mal au bébé ? » Piper avait parlé d’une voix calme, mais une sorte de fissure écarlate venait de s’ouvrir dans son esprit.

« Little Walter ? » Je crois qu’il est juste tombé, répondit Twitch. Sammy a vaguement fait allusion au berceau qui se serait effondré. Ce n’était pas très cohérent, mais je suis à peu près certain que c’était accidentel. Ce truc-là, au moins. »

Piper le regarda, amusée. « Alors c’était ça qu’elle disait ? Je pensais qu’il était question d’eau.

— Je suis sûre qu’elle avait soif, aussi, dit Ginny, mais le bébé de Sammy s’appelle vraiment Little, premier prénom et Walter, second prénom. D’après un joueur de blues à l’harmonica, je crois. Elle et Phil… », Ginny mima le geste de tirer sur un joint et de garder la fumée.

« Oh, si seulement Phil s’était contenté de fumer de l’herbe, observa Twitch. Question drogue, Phil était du genre multicartes.

— Il est mort ? » demanda Piper.

Twitch haussa les épaules. « On ne l’a pas vu dans le secteur depuis le printemps. Si c’est ça, bon débarras. »

Piper lui adressa un regard de reproche.

Twitch baissa un peu la tête. « Désolé, révérende. » Il se tourna vers Ginny. « Aucune nouvelle de Rusty ?

— Il avait besoin de souffler un peu et je lui ai dit de partir. Il ne devrait pas tarder. »

Assise entre eux, Piper paraissait calme. Mais à l’intérieur, la fissure écarlate s’agrandissait. Elle avait un goût amer dans la bouche. Elle se rappela un soir où son père lui avait interdit de sortir à la patinoire parce qu’elle avait répondu à sa mère. En faisant de l’esprit. (Adolescente, Piper Libby adorait faire de l’esprit.) Elle était montée dans sa chambre, avait appelé l’amie avec laquelle elle aurait dû sortir et lui avait expliqué, d’une voix parfaitement calme et sur un ton agréable, qu’elle avait un empêchement de dernière minute. La semaine prochaine ? Bien sûr, d’accord, j’y compte bien, passe une bonne soirée, non, ça ira. Salut. Après quoi elle avait saccagé sa chambre. En apothéose, elle avait arraché le poster d’Oasis (pourtant un trésor) du mur et l’avait déchiré. À ce moment-là elle pleurait à gros sanglots, non pas de chagrin, mais parce qu’elle était prise de l’une de ces rages qui l’avaient secouée comme un ouragan de force cinq pendant toute son adolescence. Son père était venu, à un moment donné pendant les festivités, et était resté dans l’embrasure de la porte. Quand elle s’était finalement aperçue de sa présence, elle l’avait fixé, le défiant du regard, haletante, se disant à quel point elle le haïssait. À quel point elle les haïssait tous les deux. S’ils mouraient, elle pourrait au moins aller vivre chez sa tante Ruth, à New York. Tante Ruth, elle, savait prendre du bon temps. Pas comme certains. Il avait tendu les mains vers elle, paumes ouvertes. Un geste dont l’humilité avait broyé sa colère et lui avait presque broyé le cœur.

Si tu ne contrôles pas ton mauvais caractère, ton mauvais caractère te contrôlera, avait-il dit. Puis il était reparti, marchant tête baissée dans le couloir. Elle n’avait pas claqué la porte dans son dos. Elle l’avait refermée, très doucement.

Ce fut cette année-là qu’elle avait fait de ses débordements souvent ignobles de colère sa priorité numéro un. En venir à bout serait détruire une part d’elle-même, mais elle pensait que si elle ne procédait pas à des changements fondamentaux, une importante partie d’elle-même resterait calée sur quinze ans pendant très, très longtemps. Elle avait commencé un travail sur soi pour se contrôler, et pour l’essentiel, elle y était parvenue. Quand elle sentait qu’elle risquait de nouveau perdre le contrôle d’elle-même, elle se rappelait ce que son père lui avait dit, son geste, mains tendues, ses pas lents dans le couloir, au premier étage de la maison dans laquelle elle avait grandi.

Elle avait parlé lors de ses funérailles, neuf ans plus tard, et déclaré : Mon père m’a dit la chose la plus importante que personne m’ait jamais dite de ma vie. Elle n’avait pas expliqué ce que c’était, mais sa mère avait compris ; elle était assise sur le premier banc de l’église dont sa fille était à présent le pasteur.

Au cours des vingt dernières années, quand elle avait ressenti le besoin d’agresser quelqu’un — et ce besoin était parfois presque incontrôlable, car les gens peuvent se montrer tellement stupides, tellement volontairement crétins —, elle évoquait la voix de son père. Si tu ne contrôles pas ton mauvais caractère, ton mauvais caractère te contrôlera.

Mais en ce moment, la fissure écarlate s’élargissait et elle ressentait à nouveau ce vieux besoin de tout casser. De se gratter jusqu’à se faire saigner.

« Tu lui as demandé qui lui a fait ça ?

— Oui, bien sûr, dit Ginny. Elle n’a pas voulu le dire. Elle a peur. »

Piper se souvint comment elle avait pris la jeune femme et son bébé allongés sur le bord de la route pour un sac de détritus. Exactement ce qu’elle était pour celui ou ceux qui l’avaient agressée. Elle se leva. « Je vais lui parler.

— Ce n’est peut-être pas une bonne idée, pour le moment, objecta Ginny. Je lui ai donné un sédatif, et…

— Laisse-la au moins essayer », intervint Twitch. Il était pâle. Il tenait ses mains serrées entre ses genoux, faisant craquer ses articulations. « Et réussissez votre coup, révérende. »

13

Sammy avait les yeux mi-clos. Ils s’ouvrirent lentement lorsque Piper s’assit à côté d’elle sur le lit. « C’est vous… c’est vous qui…

— Oui, dit Piper, lui prenant la main. Je m’appelle Piper Libby.

— Merci. »

Les paupières de Sammy commencèrent à s’abaisser à nouveau.

« Remercie-moi en me disant le nom des hommes qui t’ont violée. »

Dans la chambre faiblement éclairée — mais où il faisait chaud, la climatisation étant arrêtée — Sammy secoua la tête. « Ils ont dit qu’ils me feraient du mal. Si je parlais. » Elle jeta un coup d’œil à Piper. Un regard bovin, plein d’une résignation bovine. « Ils pourraient faire du mal à Little Walter aussi.

Piper acquiesça. « Je comprends que tu aies peur. Et maintenant, dis-moi qui c’était. Donne-moi les noms.

— Vous n’avez pas entendu ce que je vous ai dit ? » Sammy détourna les yeux. « Ils ont dit qu’ils me feraient du mal si… »

Piper n’avait pas le temps de l’écouter divaguer ; la fille risquait de tomber dans les vapes d’un moment à l’autre. Elle la saisit par le poignet.

« Je veux ces noms et tu vas me les donner.

— J’ose pas. »

Des larmes se mirent à grossir dans ses yeux.

« Tu vas le faire, parce que si je n’étais pas passée, tu serais peut-être morte, à l’heure actuelle. » Piper marqua une pause, puis finit d’enfoncer le clou. Piper allait peut-être le regretter, mais pas en cet instant. En cet instant, la jeune femme dans le lit était le seul obstacle entre elle et ce qu’elle avait besoin de savoir. « Sans parler de ton bébé. Lui aussi serait peut-être mort. Je t’ai sauvé la vie, j’ai sauvé la vie de ton bébé, et je veux ces noms.

— Non. »

Sammy faiblissait, cependant, et une partie de la révérende prenait plaisir à ce qui se passait. Plus tard, elle se sentirait dégoûtée ; plus tard, elle se dirait : Au fond, tu n’es pas tellement différente de ces types, forcer est toujours forcer. Mais en ce moment, oui, elle ressentait du plaisir, tout comme elle avait ressenti du plaisir à arracher du mur et à déchirer le poster qu’elle adorait.

J’aime ça parce que c’est plein d’amertume, pensa-t-elle. Et parce que tel est mon cœur.

Elle se pencha sur la fille en larmes. « Débouche-toi les oreilles, Sammy, parce qu’il faut que tu entendes bien ce que je vais te dire. Ce qu’ils t’ont fait, ils le referont. Et lorsqu’ils l’auront fait, lorsqu’une autre femme arrivera ici en sang et peut-être portant aussi l’enfant d’un violeur, je viendrai te voir et te dirai…

— Non ! Arrêtez !

— … que tu étais avec eux. Que tu étais là, que tu les encourageais.

Non ! cria Sammy. C’était pas moi, c’était Georgia ! C’est Georgia qui les encourageait ! »

Piper se sentit envahie d’une onde glacée de dégoût. Une femme. Une femme avait été là. Dans sa tête, la fissure écarlate s’agrandit encore. Elle n’allait pas tarder à cracher de la lave.

« Donne-moi les noms. »

Et Sammy les donna.

14

Jackie Wettington et Linda Everett étaient garées devant le Food City. Le magasin devait fermer à cinq heures au lieu de huit. Randolph les avait envoyées sur place, craignant que le changement d’horaire ne provoque des troubles. Une idée ridicule, car le supermarché était presque vide. Il y avait à peine une douzaine de voitures dans le parking et les quelques clients erraient lentement dans les allées, hébétés, comme si tous partageaient le même mauvais rêve. Les deux femmes ne virent qu’un seul caissier, un adolescent du nom de Bruce Yardley. Le gosse était occupé à ranger la monnaie et des notes diverses au lieu de faire tourner les cartes de crédit. Le comptoir de la boucherie paraissait presque vide, mais il y avait encore beaucoup de poulets et la plupart des étagères des aliments en conserve étaient réapprovisionnées.

Elles attendaient le départ du dernier client lorsque le téléphone de Linda sonna. Elle regarda qui l’appelait et sentit une petite bouffée de peur. C’était Marta Edmunds, la femme qui gardait Janelle et Judy quand Linda et Rusty travaillaient tous les deux — ce qui avait été presque tout le temps le cas depuis que le Dôme était apparu. Elle appuya sur le bouton de rappel.

« Marta ? » dit-elle, priant pour que ce ne soit rien de grave, du genre Marta lui demandant si elle pouvait aller jusqu’au parc avec les filles, par exemple. « Tout va bien ?

— Eh bien… oui. C’est-à-dire, je crois. » Linda détesta l’inquiétude qu’elle entendait dans la voix de Marta. « Mais… tu sais, cette histoire de crise ?

— Oh, mon Dieu ! Elle en a eu une ?

— Je crois », répondit Marta, ajoutant aussitôt, d’un ton précipité : « Mais elles vont parfaitement bien à présent, elles sont dans l’autre pièce, elles font des coloriages.

— Qu’est-ce qui s’est passé ? Dis-moi !

— Elles étaient sur les balançoires. Je m’occupais de mes plantes, pour les préparer pour l’hiver…

— Marta, s’il te plaît ! » s’écria Linda. Jackie lui mit une main sur le bras.

« Désolée. Audi a commencé à aboyer, alors je me suis tournée. J’ai dit, ça va bien, ma chérie ? Elle n’a pas répondu, elle est juste descendue de la balançoire et s’est assise dessous — tu sais dans le petit creux ? Elle n’est pas tombée ni rien, elle s’est juste assise. Elle regardait droit devant elle et elle claquait des lèvres, comme Rusty a dit qu’elle pouvait faire. J’ai couru… Je l’ai un peu secouée… et elle a dit… attends que je réfléchisse… »

Je parie que c’est Arrêtez Halloween, pensa Linda. Il faut arrêter Halloween.

Mais non. C’était quelque chose d’entièrement différent.

« Elle a dit : Les étoiles roses tombent. Les étoiles roses tombent en ligne. Puis elle a dit : Il fait tellement noir et tout le monde sent mauvais. Puis elle s’est réveillée et maintenant tout va bien.

— Mon Dieu, merci, dit Linda, avec aussi une pensée pour la plus petite. Et Judy, ça va ? Ça ne l’a pas trop bouleversée ? »

Il y eut un long silence sur la ligne, puis Marta répondit : « C’était Judy, Linda. Pas Janelle. C’était Judy, cette fois. »

15

Je veux jouer à l’autre jeu que vous avez dit, avait demandé le petit Aidan à Carolyn lorsqu’ils s’étaient arrêtés dans le parc pour parler à Rusty. L’autre jeu auquel elle pensait était Red Light[28], même si Carolyn n’avait que le souvenir le plus confus de ses règles — ce qui n’était guère surprenant, étant donné qu’elle n’y avait plus joué depuis l’âge de six ou sept ans.

Mais une fois debout contre un arbre, dans le vaste jardin du « précitère », les règles lui revinrent aussitôt. Ainsi, de manière assez inattendue, qu’à Thurston, qui accepta non seulement de jouer, mais parut le faire avec un réel entrain.

« N’oubliez pas, dit-il aux enfants (qui paraissaient eux-mêmes n’avoir encore jamais été initiés au plaisir de Red Light), elle a le droit de compter jusqu’à dix aussi vite qu’elle peut et si elle en surprend un qui bouge quand elle se tourne, il doit retourner jusqu’à la ligne de départ.

— Moi, elle m’attrapera pas, affirma Alice.

— Moi non plus, dit fermement Aidan.

— C’est ce que nous verrons, dit Carolyn en se tournant vers l’arbre. Un, deux, trois, quatre… cinq, six, sept… huit-neuf-dix-Red Light ! »

Elle se retourna vivement. Alice, souriant de toutes ses dents, se tenait une jambe en extension après avoir fait un grand pas. Aidan se trouvait à dix pas derrière elle. Thurston, souriant lui aussi, avait les bras tendus et les mains en crochet comme Le Fantôme de l’Opéra. Elle détecta bien un léger mouvement d’Aidan, mais il n’était pas question de le renvoyer à la ligne de départ. Il avait l’air heureux et elle ne voulait surtout pas gâcher son plaisir.

« Bien, dit-elle, de bonnes petites statues. Attention, deuxième round. Elle se tourna de nouveau vers l’arbre, envahie par l’ancienne et délicieuse peur enfantine de savoir que des gens s’approchent pendant qu’on a le dos tourné. « Undeuxtroisquatrecinqsixsepthuitneufdix RED LIGHT ! »

Elle se retourna. Alice se tenait à présent à une vingtaine de pas. Aidan à une dizaine de pas derrière sa sœur, tremblant sur un pied, l’égratignure qu’il avait au genou bien visible. Thurston était derrière le petit garçon, une main sur la poitrine comme un orateur, souriant. C’était Alice qui allait l’attraper, mais c’était parfait ; dans la seconde partie, ce serait la fillette qui compterait et son frère qui gagnerait. Carolyn et Thurston y veilleraient.

Elle se tourna de nouveau vers l’arbre. « Undeuxtroisqu… »

C’est alors qu’Alice hurla.

Carolyn se tourna et vit Aidan allongé sur le sol. Elle crut tout d’abord qu’il essayait de continuer le jeu. Il avait un genou (celui à l’égratignure) en l’air, comme s’il s’efforçait de courir sur le dos. Ses yeux écarquillés regardaient le ciel. Ses lèvres étaient arrondies en un petit O plein de plis. Une tache plus sombre envahissait son short. Elle se précipita vers lui.

« Qu’est-ce qui lui arrive ? » demanda Alice. Toute la tension accumulée au cours de ce terrible week-end se lisait sur le visage de la fillette. « Il va bien ?

— Aidan ? dit Thurston. Tu vas bien mon grand ? »

Aidan continuait de trembler ; ses lèvres donnaient l’impression de tirer sur une paille invisible. Sa jambe pliée s’abaissa, puis se détendit en un coup de pied. Ses épaules s’agitèrent de mouvements saccadés.

« Il a une crise de quelque chose, dit Carolyn. C’est probablement dû à la surexcitation. Je crois que ça va s’arrêter tout seul si on lui laisse…

— Les étoiles roses tombent, dit Aidan. Elles font des lignes entre elles. C’est joli. Ça fait peur. Tout le monde regarde. Pas de bonbons, juste des blagues. Difficile de respirer. Il s’appelle le Chef. C’est sa faute. C’est lui. »

Carolyn et Thurston se regardèrent. Alice s’était agenouillée à côté de son frère et lui tenait la main.

« Des étoiles roses, reprit Aidan. Elles tombent, elles tombent, elles t…

— Réveille-toi ! lui cria Alice en plein visage. Arrête de nous faire peur ! »

Thurston la toucha à l’épaule. « Je ne crois pas que cela serve à quelque chose, ma chérie. »

Alice n’y fit pas attention. « Réveille-toi, espèce de… de… TÊTE DE NŒUD ! »

Et Aidan sortit de sa transe. Il regarda le visage strié de larmes de sa sœur, intrigué. Puis il se tourna vers Carolyn et sourit — le sourire le plus fichtrement doux et suave qu’elle ait vu de toute sa vie.

« J’ai gagné ? » demanda-t-il.

16

Le groupe électrogène, dans le hangar de l’hôtel de ville, était mal entretenu (on avait glissé dessous une antique bassine en tôle galvanisée pour récupérer l’huile qui en gouttait) et, se dit Rusty, il devait être aussi gourmand en énergie que le Hummer de Big Jim. Il s’intéressait davantage, cependant, au réservoir en métal argenté qui y était relié.

Barbie eut un bref coup d’œil pour la machine, grimaça devant l’odeur et s’approcha du réservoir. « Je m’étais attendu à ce qu’il soit plus gros », dit-il, même s’il l’était déjà beaucoup plus que les bonbonnes qu’ils utilisaient au Sweetbriar Rose ou que celle qu’il avait changée pour Brenda Perkins.

« C’est ce qu’on appelle la taille municipale, répondit Rusty. Il en a été question à la réunion du conseil municipal, l’an dernier. Sanders et Rennie ont fait tout un cirque pour nous expliquer que les réservoirs plus petits nous feraient faire des économies en ces temps d’énergie chère. Chacun contient trois mille litres. Ce qui fait un poids de presque trois tonnes. »

Rusty acquiesça. « Sans compter le réservoir lui-même. C’est un sacré poids à soulever. On a forcément besoin d’un Fenwick ou d’un monte-charge hydraulique. Mais pas d’un très gros camion pour le déplacer. Un pick-up Ram est autorisé à porter deux mille huit cents kilos, et il doit y avoir de la marge. Et l’un de ces réservoirs de taille moyenne tiendrait sur sa plate-forme. Il dépasserait peut-être un peu au bout, c’est tout. » Rusty haussa les épaules. « Accrochez un drapeau rouge, et vous pouvez y aller.

— C’est le seul, ici. Quand il sera vide, il n’y aura plus de jus dans l’hôtel de ville.

— Sauf si Rennie et Sanders savent où il y en a d’autres. Et je vous parie qu’ils le savent. »

Barbie passa la main sur les lettres bleues apposées au stencil sur le réservoir : CR HOSP. « C’est celui que vous avez perdu.

— Nous ne l’avons pas perdu. On nous l’a volé. Je m’en doutais. Sauf qu’il devrait y avoir cinq de nos réservoirs de plus ici, étant donné qu’il nous en manque six. »

Barbie parcourut des yeux le hangar tout en longueur. En dépit de la présence des chasse-neige et des cartons de pièces détachées, l’endroit donnait une impression de vide. En particulier autour du générateur. « Et indépendamment de ce qui a été piqué à l’hôpital, où sont les autres réservoirs de la ville ?

— Je ne sais pas.

— Et à quoi peuvent-ils bien leur servir ?

— Je ne sais pas non plus, répondit Rusty. Mais j’ai bien l’intention de le découvrir. »

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