Sentir le truc

1

En dehors de la politique au niveau local, Big Jim Rennie n’avait qu’un vice — une passion pour le basket-ball scolaire féminin en général et pour l’équipe des Lady Wildcats en particulier. Il prenait chaque année un abonnement pour la saison depuis 1998 et assistait au moins à douze parties dans l’année. En 2004, année où les Lady Wildcats avaient remporté le championnat d’État classe D, il avait assisté à tous les matchs. Et si les autographes que remarquaient ses visiteurs, quand il les invitait dans le bureau de son domicile, étaient inévitablement ceux de Tiger Woods, Dale Earnhardt et Bill « Spaceman » Lee, celui dont il était le plus fier — celui qui lui était le plus précieux — restait l’autographe de Hanna Compton, la petite avant qui avait conduit les Lady Wildcats au seul et unique Ballon d’Or dans l’histoire de l’équipe.

Lorsqu’on est abonné, on finit par connaître les autres abonnés et les raisons pour lesquelles ils sont des fans du sport. Beaucoup étaient des proches des joueuses (et souvent les chevilles ouvrières du Booster Club, organisateurs de ventes de pâtisseries maison et autres manifestations de collecte de fonds destinées à financer les déplacements de plus en plus onéreux de l’équipe). D’autres étaient des puristes du basket-ball capables de vous affirmer — justifications à l’appui — que ce sport était beaucoup mieux quand il était pratiqué par les femmes. Les jeunes joueuses s’investissaient dans l’esprit d’équipe à un degré que n’atteignaient que rarement les garçons (lesquels aimaient aussi aller faire la bringue en ville). La cadence du jeu était moins rapide, permettant de mieux suivre la partie, de mieux apprécier le jeu de balle et les passes. Les fans de basket féminin appréciaient la faible quantité de points marqués, ce que méprisaient au contraire les amateurs de basket masculin, observant que les filles mettaient trop l’accent sur la défense et les faux tirs, ce qui était la définition même de la stratégie de la vieille école.

Et il y avait aussi des types qui, tout simplement, adoraient regarder des adolescentes aux longues jambes courir en short sur un parquet.

Big Jim partageait toutes ces raisons d’aimer le basket féminin, mais sa passion avait une origine entièrement différente, une chose dont il ne faisait jamais état quand il discutait d’une partie avec les autres fans. Il aurait été peu politique de le faire.

Les filles prenaient le sport plus à cœur et cela faisait d’elles de meilleures « haïsseuses ».

Certes, les garçons voulaient gagner et il arrivait qu’une partie dégénère en pugilat, en particulier quand ils affrontaient un rival traditionnel (les Castle Rock Rockets, dans le cas précis, pour lesquels les Wildcats n’avaient que mépris) ; mais pour les garçons, il s’agissait avant tout de réussite personnelle. De faire leur numéro de machos, en d’autres termes. Et quand c’était fini, c’était fini.

Les filles, en revanche, détestaient perdre. Elles repartaient tête basse dans les vestiaires et ruminaient leur défaite. Plus important, elles la méprisaient et la haïssaient en tant qu’équipe. Big Jim avait une antenne pour ce genre de choses ; pendant une dispute brouillonne autour du ballon, en deuxième mi-temps, alors qu’il y avait égalité ou presque, il sentait cette vibration particulière — bouge-toi, espèce de garce, ce ballon est pour MOI. Il la sentait et s’en repaissait.

Avant 2004, les Lady Wildcats n’avaient réussi à accéder au tournoi d’État qu’une fois en vingt ans, accession qui s’était résumée à une seule apparition-élimination. Puis Hanna Compton était arrivée. La plus grande « haïsseuse » de tous les temps, de l’avis de Big Jim.

En tant que fille de Dale Compton, un ouvrier du bois efflanqué de Tarker’s Mill, la plupart du temps ivre et tout le temps querelleur, Hanna avait eu une excellente formation dans l’art du tire-toi de mon chemin. Alors qu’elle n’était pas encore en terminale, le coach lui avait fait jouer les deux dernières parties de la saison dans l’équipe junior varsity (JV) des Lady Wildcats ; elle avait marqué plus de points que tout le monde et avait séché son opposante des Richmond Bobcats (laquelle s’était retrouvée par terre, se tordant de douleur) lors d’une manœuvre défensive rugueuse mais non fautive.

À la fin de la partie, Big Jim avait coincé le coach : « Si vous ne prenez pas cette fille l’année prochaine, c’est que vous êtes cinglé.

— Je ne suis pas cinglé », avait répondu le coach.

Hanna avait commencé sur les chapeaux de roues et terminé encore plus sur les chapeaux de roues, laissant derrière elle une piste éclatante dont les fans des Wildcats parlaient encore des années après (moyenne de points de la saison : 27,6 par match). Elle était capable de repérer à tout moment l’occasion d’un lancer à trois points — et de le réussir — mais là où Big Jim la préférait, c’était quand elle enfonçait la défense adverse et fonçait vers le panier, son visage de dogue plissé dans un ricanement de concentration, ses yeux noirs brillants défiant quiconque de se mettre sur son chemin, sa courte queue-de-cheval pointant derrière sa tête comme un majeur dressé. Le deuxième conseiller et premier vendeur de voitures d’occasion de Chester’s Mill était tombé amoureux.

Au cours du championnat universitaire 2004, les Lady Wildcats menaient les Rock Rockets de dix points lorsque Hanna avait fait une faute qui l’avait envoyée sur le banc de touche. Heureusement, il ne restait que dix minutes à jouer. Les Wildcats avaient gagné, mais seulement d’un point. Sur les quatre-vingt-six points de la victoire, Hanna en avait marqué à elle seule le total faramineux de soixante-trois. Ce printemps-là, son grincheux de père avait acquis une Cadillac flambant neuve, vendue avec un rabais de quarante pour cent par James Rennie père. Les voitures neuves n’étaient pas la spécialité de Big Jim, mais quand il en voulait une « tombée du train » il y parvenait toujours.

Installé dans le bureau de Pete Randolph, alors que s’estompaient les dernières traînées roses laissées par la pluie de météorites et que ses enfants à problèmes attendaient (avec anxiété, espérait Big Jim) d’être convoqués pour apprendre le sort qui leur était réservé, Big Jim évoqua la fabuleuse partie, la partie quasi mythique sur laquelle s’était terminé le championnat 2004. Elle avait mal commencé pour les Lady Wildcats, qui accumulèrent jusqu’à neuf points de retard.

Hanna s’était lancée dans la partie avec la détermination obtuse d’un Joseph Staline prenant le pouvoir en Russie, ses yeux noirs lançant des éclairs (et apparemment braqués sur quelque nirvana du basket invisible pour le reste des mortels), visage figé dans cet éternel ricanement qui disait je suis plus forte que toi, je suis la meilleure, tire-toi de mon chemin ou tu vas te retrouver le cul par terre. Tout ce qu’elle avait lancé pendant les huit premières minutes ayant suivi son entrée était tombé dans le panier, y compris un tir du milieu du terrain effectué alors qu’elle s’emmêlait les pieds et ne s’était débarrassée du ballon que pour ne pas encourir de pénalité.

Il y avait des expressions pour décrire ce genre d’action, la plus courante étant se trouver dans la zone. Mais celle que préférait Big Jim était sentir le truc comme dans « elle sent vraiment le truc, maintenant ». À croire que le jeu aurait possédé une texture matérielle inaccessible aux joueurs ordinaires (même s’il pouvait arriver que des joueurs ordinaires sentent le truc, un bref instant transformés en dieux ou déesses, tous leurs défauts abolis pendant ce passage transitoire par la divinité), une texture que l’on pouvait toucher, certains soirs particuliers : une merveilleuse et somptueuse draperie comme celles qui devaient orner les boiseries du Walhalla.

Hanna Compton ne put jamais aller jouer dans l’équipe junior ; le championnat scolaire avait été son chant du cygne. Cet été-là son père, ivre au volant, s’était tué et avait tué sa femme et ses trois filles en revenant à Tarker’s Mill du Brownie’s où ils étaient allés en famille déguster des crèmes glacées. La Cadillac vendue par Big Jim à prix d’ami avait été leur cercueil.

L’accident aux cinq victimes avait fait les manchettes dans le Maine Occidental — The Democrat de Julia Shumway avait publié une édition entourée d’un bandeau noir cette semaine-là — mais Big Jim n’avait pas été frappé de chagrin. Hanna n’aurait jamais pu jouer une fois au collège, à son avis ; les filles étaient plus grandes et elle se serait trouvée ravalée au rang d’utilité. Statut qu’elle n’aurait jamais accepté. Sa haine carburait à l’action permanente sur le parquet. Big Jim comprenait cela parfaitement. Il sympathisait entièrement. Telle était la raison principale pour laquelle il n’avait jamais seulement envisagé de quitter Chester’s Mill. Il aurait pu se faire davantage d’argent dans le vaste monde, mais la richesse était la petite bière de l’existence. Le pouvoir en était le champagne.

En temps ordinaire, être le patron de Chester’s Mill, c’était déjà bien ; en temps de crise, c’était sensationnel. En de tels moments, on volait sur les ailes pures de l’intuition, certain de ne pouvoir se planter, de ne pouvoirabsolument pas se planter. On savait ce qu’allait être la défense adverse avant même que celle-ci se soit constituée et on marquait un point chaque fois qu’on avait le ballon. On sentait le truc, et il n’y avait jamais meilleur moment pour que cela se produise que dans un match de championnat.

Or c’était sa partie de championnat, et il avait tous les atouts. Il avait le sentiment — la conviction absolue — que rien ne pouvait mal tourner pendant ce passage magique ; ce qui apparaissait comme un obstacle devenait une occasion à saisir, semblable en cela au lancer désespéré d’Hanna depuis le milieu du terrain — lancer qui avait soulevé tout le centre civique de Derry, fait hurler les fans de Chester’s Mill et délirer d’incrédulité ceux de Castle Rock.

Et il sentait le truc. Raison pour laquelle il n’était pas fatigué, alors qu’il aurait dû être épuisé. Raison pour laquelle il ne s’inquiétait pas pour Junior, en dépit des réticences de son fils, de sa pâleur, de son attitude méfiante. Raison pour laquelle il ne s’inquiétait pas pour Dale Barbara et son agaçante petite clique d’amis, notamment cette garce de journaliste. Raison pour laquelle lorsque Peter Randolph et Andy Sanders le regardèrent, estomaqués, Big Jim se contenta de sourire. Il pouvait se permettre de sourire. Il sentait le truc.

« Fermer le supermarché ? demanda Andy. Est-ce que ça ne risque pas de rendre beaucoup de gens furieux, Big Jim ?

— Le supermarché et le Gas & Grocery », le corrigea Big Jim sans se départir de son sourire. « Le Brownie’s, ce n’est pas la peine de s’en occuper, il est déjà fermé. Ce qui n’est pas plus mal — un sale petit endroit comme ça. » Qui vend de sales revues cochonnes, ajouta-t-il in petto.

« Voyons, Jim, il y a encore des stocks importants au Food City, objecta Randolph. J’en ai parlé à Jack Cale juste cet après-midi. Pas beaucoup de viande, mais pour le reste, il y a ce qu’il faut.

— Je le sais, dit Big Jim. Je sais ce qu’est un inventaire et Jack aussi. Normal, il est juif.

— Eh bien…, poursuivit Randolph, je dis simplement que les choses se sont plutôt bien passées, jusqu’ici, parce que les gens ont des réserves de nourriture dans leurs placards. » Son visage s’éclaira. « Ce qu’on peut faire, c’est réduire les heures d’ouverture du Food City. Je crois qu’on pourrait demander à Jack de faire ça. Il y a probablement déjà pensé. »

Big Jim secoua la tête, souriant toujours. Encore un exemple que les choses tournaient bien pour vous quand on sentait le truc. Duke Perkins aurait considéré comme une erreur de mettre la ville un peu plus sous pression, en particulier après l’évènement céleste déstabilisant de cette nuit. Duke était mort, à présent, ce qui était plus que commode : divin.

« Fermés, cadenassés, répéta Big Jim. Tous les deux. Comme des coffres-forts. Et quand ils rouvriront, c’est nous qui procéderons aux distributions. Les stocks tiendront plus longtemps et la répartition sera plus juste. J’annoncerai le plan de rationnement à la réunion de jeudi prochain. » Il marqua une pause. « Si le Dôme n’a pas disparu d’ici là, bien sûr. »

C’est d’un ton hésitant qu’Andy parla : « Je ne suis pas certain que nous ayons l’autorité légale pour fermer des commerces, Big Jim.

— Dans une crise comme celle-ci, non seulement nous avons l’autorité, mais c’est même notre responsabilité. » Il donna une solide tape dans le dos du nouveau chef de la police de Chester’s Mill. Randolph ne s’y attendait pas et poussa un petit couinement surpris.

« Et si ça déclenche une panique ? dit Andy, sourcils froncés.

— D’accord, c’est une possibilité, répondit Big Jim. Quand on donne un coup de pied dans un nid de souris, il y a des chances pour qu’elles se mettent à courir partout. Nous allons devoir sérieusement renforcer nos forces de police si cette crise ne se termine pas rapidement. Oui, sérieusement. »

Randolph parut interloqué. « On en est à vingt officiers, à l’heure actuelle. Y compris… » Il eut un mouvement de la tête en direction de la porte.

« Ouais, et puisque nous parlons de ces gaillards, autant les faire venir tout de suite, chef, qu’on puisse finir le boulot et les envoyer se coucher. Je crois qu’ils vont avoir une journée chargée, demain. »

Et s’ils se font passer un bon petit savon, ce sera encore mieux. C’est ce qu’ils méritent pour ne pas avoir laissé leur matraque dans leur pantalon.

2

Frank, Carter, Mel et Georgia entrèrent en traînant des pieds, tels des suspects alignés par la police. Visage fermé, ils arboraient une expression provocante qui n’était pas très convaincante ; elle aurait fait rire Hanna Compton. Ils avaient les yeux baissés et étudiaient leurs chaussures. Il était clair, pour Big Jim, qu’ils s’attendaient à être virés, sinon pire, ce qui lui convenait parfaitement bien. La peur était l’émotion la plus facile à manier.

« Eh bien, dit-il, voici nos courageux policiers. »

Georgia Roux marmonna quelque chose.

« Parle plus fort, ma jolie, dit Big Jim en mettant une main en cornet à son oreille.

— J’ai dit qu’on n’avait rien fait de mal, répondit-elle, toujours sur le tonpourquoi le prof est méchant avec moi ?

— Dans ce cas, qu’avez-vous fait, exactement ? » Comme Georgia, Frank et Carter se mettaient tous à parler ensemble, il montra Frankie. « Toi. » Et arrange-toi pour être crédible, pour l’amour du Ciel !

« Nous étions devant chez elle, dit Frank, et elle nous a invités à entrer.

— Tout juste ! s’écria Georgia, croisant les bras sous sa formidable poitrine. Elle…

— Toi, la ferme. » Big Jim tendit un index charnu vers Georgia. « Il n’y en a qu’un qui parle au nom de tout le monde. C’est comme ça, quand on travaille en équipe. Vous n’êtes pas une équipe ? »

Carter Thibodeau vit où Rennie voulait en venir. « Si, monsieur.

— Content de te l’entendre dire. »

Big Jim fit signe à Frank de continuer.

« Elle a dit qu’elle avait des bières au frais, reprit Frank. C’était pour ça qu’on était dehors. On peut plus en acheter en ville, comme vous savez. Bref, nous étions tranquillement assis, à boire nos bières — juste une boîte chacun, on était pratiquement plus en service…

— Plus en service du tout, intervint le chef. C’est bien ça que tu veux dire, hein ? »

Frank hocha respectueusement la tête. « Oui, monsieur, c’est ce que j’ai voulu dire. On a fini nos bières et on a dit qu’on devrait peut-être y aller, mais elle a dit qu’elle appréciait ce qu’on faisait, tous, et elle voulait nous remercier. Sur quoi elle a plus ou moins écarté les cuisses…

— Elle nous a même montré sa chatte », précisa Mel avec un grand sourire d’abruti.

Big Jim grimaça, soulagé qu’Andrea Grinnell ne fût pas là. Droguée ou pas, elle aurait pu lui faire une crise de politiquement correct, dans une telle situation.

« Elle nous a fait passer dans sa chambre un par un, poursuivit Frankie. Je sais que nous n’aurions pas dû le faire, et nous sommes tous désolés, mais c’était purement volontaire de sa part.

— Je n’en doute pas, dit le chef Randolph. Cette fille a déjà une sacrée réputation. Son mari aussi. Vous n’avez pas trouvé de drogue chez elle, n’est-ce pas ?

— Non monsieur, répondirent les quatre d’une seule voix.

— Et vous ne lui avez pas fait de mal ? demanda Big Jim. J’ai cru comprendre qu’elle se plaignait d’avoir été frappée, ou je ne sais quoi.

— Personne ne l’a frappée, dit Carter. Est-ce que je peux donner ma version des faits ? »

Big Jim, de la main, lui fit signe de parler. Il commençait à se dire que ce Thibodeau avait du potentiel.

« Elle a dû tomber après notre départ. Et peut-être plusieurs fois. Elle était en état d’ivresse avancé. L’Aide sociale à l’enfance devrait lui prendre son bébé avant qu’elle ne le tue… »

Personne ne releva la remarque. Dans la situation actuelle de la ville, l’Aide sociale à l’enfance de Castle Rock aurait tout aussi bien pu se trouver sur la lune.

« Si bien qu’en dernière analyse, vous êtes tous parfaitement clean ?

— Clean de chez clean, confirma Frank.

— Bon, je pense que nous voilà satisfaits par vos explications. » Big Jim se tourna vers Andy et Randolph. « Et vous, messieurs, satisfaits ? » Ils hochèrent la tête. Ils paraissaient soulagés.

« Bien. La journée a été longue — et riche en évènements — et nous avons tous besoin d’un peu de sommeil, j’en suis sûr. Vous, les jeunes, vous allez d’autant plus en avoir besoin que vous devez être présents au poste à sept heures, demain matin. Le supermarché et le Gas & Grocery vont être fermés pour la durée de la crise et le chef Randolph pense que vous êtes tout désignés pour assurer la garde du Food City, au cas où les clients qui vont s’y présenter n’apprécieraient pas le nouvel ordre des choses. Pensez-vous que vous serez à la hauteur de la tâche, Mr Thibodeau ? Avec votre… votre blessure de guerre ? »

Carter fléchit le bras. « Ça ira. Les tendons n’ont pas été touchés par le chien.

— On pourrait mettre Fred Denton avec eux, suggéra Randolph », se projetant dans l’esprit de la situation. « Wettington et Morrison devraient suffire, au Gas & Grocery.

— Jim ? intervint Anders. Est-ce qu’il ne vaudrait pas mieux mettre les officiers les plus expérimentés au Food City et les moins expérimentés à des endroits plus petits…

— Je ne crois pas », le coupa Big Jim. Souriant. Sentant le truc. « Ces jeunes gens sont ceux-là mêmes que nous souhaitons voir au Food City. Précisément ceux-là. Encore autre chose. Mon petit doigt me dit que certains d’entre vous se promènent avec des armes dans leur véhicule, et que même un ou deux en auraient porté en patrouille. »

Un silence accueillit la remarque.

« Vous êtes officiers à titre probatoire, reprit Big Jim. C’est votre droit de posséder des armes de poing en tant que citoyens américains. Mais si j’entends dire que l’un d’entre vous est armé pendant qu’il monte la garde devant le Food City demain et doit faire face aux braves gens de cette ville, ses jours comme policier seront comptés.

— Tout à fait », ajouta Randolph.

Big Jim regarda tour à tour Frank, Carter, Mel et Georgia. « Cela vous pose-t-il un problème ? À l’un ou à l’autre ? »

Ils ne paraissaient pas très contents. Big Jim ne s’était pas attendu à ce qu’ils le soient, mais ils étaient trop nerveux. Thibodeau ne cessait d’exercer les muscles de son épaule et ses doigts pour les tester.

« Et s’ils n’étaient pas chargés ? demanda Frank. S’ils étaient là juste, euh, à titre d’avertissement ? »

Big Jim leva un index professoral. « Je vais te dire une chose que mon père m’a apprise, Frank. Une arme non chargée n’existe pas. Notre ville est une bonne ville. Ils sauront se tenir, voilà sur quoi je compte. Si eux changent d’attitude, nous en changerons. Pigé ?

— Oui m’sieur, Mr Rennie. »

Frank semblait loin d’être ravi.

Cela convenait très bien à Big Jim. Il se leva. Sauf qu’au lieu de les entraîner vers la sortie, il tendit les mains. Il les vit qui hésitaient, et il hocha la tête, toujours souriant. « Allez. Une grosse journée nous attend et nous ne voulons pas que celle-ci se termine sans quelques mots de prière. Alors on s’y met. »

Ils s’y mirent. Big Jim ferma les yeux et inclina la tête. « Seigneur… »

Cela dura un certain temps.

3

Barbie escalada les marches conduisant à son appartement quelques minutes avant minuit, épaules voûtées par la fatigue, se disant que la seule chose au monde dont il avait envie était six heures d’oubli — avant que ne sonne son réveil et qu’il aille au Sweetbriar Rose préparer les petits déjeuners.

Mais il ne sentit plus sa fatigue à l’instant même où il alluma la lumière, qui fonctionnait toujours grâce au générateur d’Andy Sanders.

Quelqu’un s’était introduit chez lui.

L’indice était tellement subtil qu’il eut du mal à l’identifier. Il ferma les yeux, puis les rouvrit et les laissa errer tranquillement sur son séjour-kitchenette, s’efforçant de s’imprégner de tous les détails. Les livres qu’il avait prévu d’abandonner derrière lui n’avaient pas été déplacés sur les étagères ; les chaises étaient toujours à la même place, une sous le lampadaire et l’autre à côté de la seule fenêtre de la pièce, avec sa vue grandiose sur l’allée voisine ; la tasse à café et sa soucoupe étaient dans l’égouttoir à côté du minuscule évier.

Puis le déclic se fit, comme cela se produit en général lorsqu’on laisse venir les choses. C’était le tapis. Le tapis qu’il appelait son pas-Lindsay.

Mesurant environ un mètre cinquante de long sur moins d’un mètre de large, le pas-Lindsay présentait un motif répétitif en pointe de diamant bleu, rouge, blanc et brun. Il l’avait acheté à Bagdad, mais un policier irakien qu’il connaissait lui avait assuré qu’il était de fabrication kurde. « Très vieux, très beau », lui avait dit le policier qui s’appelait Latif abd al-Khaliq Hassan. Un bon soldat. « On dirait turc, mais non-non-non. » Grand sourire. Dents très blanches. Une semaine après cette journée au souk, la balle d’un tireur isolé avait traversé de part en part le crâne de Latif abd al-Khaliq Hassan. « Pas turc, irakien ! »

Le marchand de tapis portait un T-shirt jaune avec l’inscription NE ME TIREZ PAS DESSUS, JE SUIS JUSTE LE PIANISTE. Latif l’écoutait, hochait la tête. Les deux hommes rirent ensemble. Puis le marchand avait fait un surprenant geste obscène, typiquement américain, et ils avaient ri de plus belle.

« De quoi s’agit-il ? avait demandé Barbie.

— Il dit, un sénateur américain acheter cinq pareils. Lindsay Graham. Cinq tapis, cinq cents dollars. Cinq cents dollars sur la table, pour la presse. Et plus, sous la table. Mais tous les tapis du sénateur, faux. Oui-oui-oui. Celui-là pas faux, celui-là vrai. Moi Latif Hassan, je vous le dis, Barbie. Pas un Lindsay Graham. »

Latif avait levé la main et Barbie et lui avaient échangé un high five. La journée avait été agréable. Chaude, mais agréable. Il avait acheté le tapis pour deux cents dollars et un lecteur de DVD universel Coby. Le pas-Lindsay était l’un de ses souvenirs d’Irak et il ne marchait jamais dessus. Il avait prévu de l’abandonner, comme les livres, au moment de quitter Chester’s Mill — sans doute, au plus profond de lui, c’était l’Irak qu’il voulait laisser derrière lui à Chester’s Mill, mais pas de chance. Où qu’on allât, on trimbalait les choses avec soi. Une vérité zen qui se confirmait.

Donc il n’avait jamais marché dessus, il en avait toujours fait le tour par superstition, comme si le piétiner eût déclenché, à Washington, un ordinateur qui l’aurait renvoyé à Bagdad ou dans l’enfer de Falludjah. Mais quelqu’un avait posé le pied dessus, car il était plissé. Ridé. Et un peu de travers. Il était parfaitement droit lorsqu’il était parti, ce matin, il y a mille ans.

Il passa dans la chambre. Le lit était toujours aussi impeccablement fait, mais l’impression que quelqu’un était entré ici était tout aussi forte. Était-ce un reste d’odeur de transpiration ? Quelque vibration psychique ? Barbie l’ignorait et s’en moquait. Il alla jusqu’à la commode, ouvrit le tiroir du haut et constata que le jean délavé qui était sur le sommet de la pile était à présent en dessous. Et que la fermeture Éclair du short kaki qu’il avait laissée remontée était maintenant baissée.

Il passa immédiatement au deuxième tiroir, celui des chaussettes. Il lui fallut moins de cinq secondes pour vérifier que ses plaques d’identification avaient disparu et il ne fut pas surpris. Non, pas surpris du tout.

Il s’empara du téléphone portable (encore un objet qu’il avait prévu d’abandonner derrière lui) et retourna dans le séjour. L’annuaire téléphonique Chester’s Mill-Tarker’s était posé sur la petite table, près de la porte, tellement mince qu’on l’aurait pris pour un dépliant publicitaire. Il chercha un certain numéro, ne s’attendant pourtant pas à le trouver ; les chefs de la police n’ont pas pour habitude de divulguer leur numéro privé.

Sauf, apparemment, dans les petites villes, en fin de compte. À Chester’s Mill, en tout cas, même si l’intitulé était des plus discrets : H et B Perkins, 28, Morin Street. Bien qu’il fût à présent minuit passé, Barbie composa le numéro sans hésiter. Il ne pouvait se permettre d’attendre. Quelque chose lui disait qu’il ne disposait peut-être que de très peu de temps.

4

Son téléphone sonnait. Howie, très certainement, qui appelait pour lui dire qu’il allait être en retard, elle n’avait qu’à fermer la maison et se coucher…

Puis la vérité s’abattit sur elle, comme un affreux cadeau dégringolant d’une piñata empoisonnée : la prise de conscience que Howie était mort. Du coup, elle ne voyait pas qui pouvait — elle consulta sa montre — l’appeler à minuit vingt, puisque ce n’était pas Howie.

Elle grimaça quand elle se redressa, se massa le cou et se maudit de s’être endormie sur le canapé, maudissant aussi celui, quel qu’il fût, qui l’avait réveillée à une heure aussi peu chrétienne et lui avait rappelé, par la même occasion, son étrange et nouveau statut de femme seule.

Puis elle se dit soudain que l’appel ne pouvait avoir qu’une seule raison : le Dôme avait disparu ou avait été forcé. Elle se cogna le genou contre la table basse, assez fort pour déranger les papiers qui s’y trouvaient éparpillés, boitilla jusqu’au téléphone placé à côté du fauteuil de Howie (qu’il était douloureux de le voir vide) et décrocha sans ménagement. « Quoi ? Quoi ?

— C’est Dale Barbara.

— Barbie ! Ça y est, c’est fini ?

— Non. J’aurais préféré vous appeler pour ça, mais le Dôme est toujours là.

— Alors pourquoi ? Il est presque minuit et demi !

— Vous m’avez dit que votre mari enquêtait sur Jim Rennie. »

Brenda resta sans rien dire, comprenant les implication de la question. Elle avait posé la main sur son cou, là où Howie l’avait caressé pour la dernière fois. « En effet, mais comme je vous l’ai dit aussi, il n’avait pas la preuve absolue…

— Je me souviens de ce que vous m’avez dit, la coupa Barbie. Il faut m’écouter, Brenda. Vous pouvez faire cet effort ? Vous êtes bien réveillée ?

— Oui, maintenant, oui.

— Votre mari devait avoir un dossier, des notes, non ?

— Oui. Dans son ordinateur. Je les ai imprimées. »

Elle regardait le dossier VADOR dont les feuilles étaient répandues sur la table basse.

« Bien. Demain matin, vous allez mettre tous ces documents dans une enveloppe et les apporter à Julia Shumway. Dites-lui de les cacher en lieu sûr. Dans un coffre-fort, si elle en a un, ou sinon un meuble qui ferme à clef. Dites-lui qu’elle ne doit ouvrir ce dossier que s’il nous arrive quelque chose, à vous ou à moi, ou à tous les deux.

— Vous me fichez la frousse.

— Sinon, qu’elle ne l’ouvre surtout pas. Si vous lui demandez ça, vous pensez qu’elle le fera ? Mon instinct me dit que oui.

— Bien sûr, qu’elle le fera. Mais pourquoi ne pas les lui montrer ?

— Parce que si la patronne du journal local voit ce que votre mari détenait sur Big Jim et que Big Jim l’apprenne, nous perdons pour l’essentiel le moyen de pression que nous avons sur lui. Vous me suivez ?

— Heu, oui… »

Elle se prit à regretter, à regretter amèrement, que ce ne soit pas Howie qui tienne cette conversation au milieu de la nuit avec Barbie.

« Je vous ai dit que je serais peut-être arrêté aujourd’hui si les missiles ne marchaient pas — vous vous en souvenez ?

— Oui, bien sûr.

— Eh bien, je suis encore libre. Cette espèce de gros salopard sait prendre son temps. Mais ça ne va pas durer. Je suis pratiquement certain que c’est pour demain — c’est-à-dire pour aujourd’hui, en fait, dans quelques heures. Sauf si vous pouvez l’empêcher en menaçant de diffuser toute la merde qu’a pu découvrir votre mari.

— Pour quel motif vont-ils vous arrêter, d’après vous ?

— Aucune idée, mais ce ne sera pas pour vol à l’étalage. Et une fois que je serai en prison, je risque d’avoir un accident. J’ai vu des tas d’accidents de ce genre se produire dans les prisons, en Irak.

— C’est dément. »

Oui, c’était dément, mais avec l’horrible vraisemblance qu’elle avait parfois éprouvée en faisant un cauchemar.

« Pensez-y, Brenda. Rennie a quelque chose à dissimuler, il a besoin d’un bouc émissaire, et il tient le nouveau chef de la police dans la paume de sa main. Les étoiles sont dans le bon alignement.

— J’avais de toute façon prévu d’aller le voir. Et j’avais l’intention de me faire accompagner de Julia, par sécurité.

— Non, pas par Julia, dit-il, mais n’y allez pas seule.

— Vous ne pensez tout de même pas qu’il…

— J’ignore ce qu’il serait capable de faire, jusqu’où il serait capable d’aller. En qui avez-vous confiance, en dehors de Julia ? »

Elle repensa à l’après-midi où ils avaient presque fini d’éteindre l’incendie de broussailles et où elle s’était retrouvée sur Little Bitch Road, se sentant presque bien, grâce aux endorphines, en dépit de son chagrin. Romeo Burpee lui disant qu’elle devrait au minimum se présenter au poste de chef des pompiers.

« Rommie Burpee, dit-elle.

— Très bien. Lui, alors.

— Est-ce que je lui explique ce que Howie avait découvert sur…

— Non, la coupa Barbie. Burpee, pour le moment, c’est votre police d’assurance. Ah, et en voici une seconde : mettez l’ordinateur de votre mari sous clef.

— D’accord… mais si je planque l’ordinateur et confie le dossier papier à Julia, qu’est-ce que je vais montrer à Jim ? Je pourrais peut-être imprimer un deuxième exemplaire…

— Non. Qu’un seul se balade dans la nature suffit. Pour l’instant, du moins. Lui flanquer une sainte frousse est une chose. Lui faire péter les plombs, ce serait le rendre imprévisible. Croyez-vous sincèrement qu’il soit mouillé ?

— Je le crois de toute mon âme », répondit-elle sans hésiter. Parce que Howie le croyait — et ça me suffit.

« Et vous vous souvenez bien de ce qu’il y a dans le dossier ?

— Pas des chiffres précis, ni les noms de toutes les banques par lesquelles passait l’argent, mais suffisamment.

— Alors, il vous croira, conclut Barbie. Avec ou sans un double du dossier, il vous croira. »

5

Brenda rangea le dossier VADOR dans une enveloppe en papier kraft. Elle inscrivit dessus, en grands caractères, le nom de Julia. Elle laissa l’enveloppe sur la table de la cuisine, puis alla dans le bureau de Howie et boucla l’ordinateur portable dans le coffre-fort. Le coffre-fort était petit et elle dut mettre l’ordinateur en travers, mais il finit par tenir. Elle donna ensuite non pas un, mais deux tours à la combinaison, suivant en cela les instructions de son défunt mari. À ce moment-là, les lumières s’éteignirent. Sur le coup, l’être primitif au fond d’elle-même imagina que c’était la conséquence du deuxième tour qu’elle venait de donner au cadran.

Puis elle se rendit compte que le générateur venait de s’arrêter.

6

Lorsque Junior entra dans la cuisine à six heures cinq le mardi matin, mal rasé, les cheveux en bataille, Big Jim était déjà assis à la table dans une robe de chambre blanche de la taille approximative d’une grand-voile de clipper. Il buvait un Coca.

Junior eut un mouvement du menton vers la boisson. « Une bonne journée commence par un bon petit déjeuner », dit-il.

Big Jim souleva la boîte, but une gorgée, la reposa. « Il n’y a pas de café. Enfin, si, mais pas d’électricité. Il n’y a plus de propane pour le générateur. Prends donc la même chose, les canettes sont encore bien fraîches et, à te voir, je dirais que ça ne te fera pas de mal. »

Junior ouvrit le frigo et étudia l’intérieur plongé dans le noir. « Voudrais-tu me faire croire que tu ne peux pas te procurer une bonbonne de gaz quand ça te chante ? »

Big Jim sursauta légèrement, puis se détendit. La question était raisonnable et ne signifiait pas que Junior était au courant de quoi que ce fût. Le coupable s’enfuit même s’il n’est pas poursuivi, se rappela Big Jim à lui-même.

« Disons simplement que ce ne serait pas très politique, dans la période que nous vivons. »

Junior répondit par un grognement, referma le frigo et s’assit de l’autre côté de la table. Il regarda son paternel avec, dans l’œil, un certain amusement vide que Big Jim prit pour de l’affection.

La famille qui assassine en famille reste en famille, pensa Junior. Enfin, pour le moment. Tant que…

« La politique », dit Junior.

Big Jim hocha la tête et étudia son fils qui accompagnait sa boisson matinale d’un morceau de viande séchée.

Il ne lui demanda pas où il était allé, il ne lui demanda pas ce qui n’allait pas, même si c’était évident qu’il n’était pas bien du tout, dans l’impitoyable lumière matinale qui inondait la cuisine. Il avait cependant une question à lui poser.

« Il y a des cadavres. Au pluriel. Correct ?

— Oui. »

Junior prit une bouchée de viande et la fit passer avec une gorgée de Coca. Un silence étrange régnait dans la cuisine en l’absence du ronronnement du frigo et du glouglou de la machine à café.

« Et on peut déposer tous ces corps sur le paillasson de Mr Barbara ?

— Oui. Tous. »

Une nouvelle bouchée. Une nouvelle gorgée. Junior soutenait le regard de son père tout en se frottant la tempe gauche.

« Peux-tu retrouver ces corps de manière plausible aujourd’hui vers midi ?

— Pas de problème.

— Avec les preuves incriminant Mr Barbara, bien entendu.

— Bien entendu. » Junior sourit. « Ce sont des preuves solides.

— Ne te présente pas au poste de police ce matin, fiston.

— Il vaudrait mieux, non ? Ça aurait l’air bizarre, sinon. Sans compter que je ne suis pas fatigué. J’ai dormi avec… (il secoua la tête). J’ai dormi, un point c’est tout. »

Big Jim ne demanda pas à son fils en compagnie de qui il avait dormi. Il avait d’autres soucis en tête que de savoir avec qui son fils s’envoyait en l’air ; il était déjà bien content que Junior n’ait pas été avec ses copains quand ils avaient fait leur petite affaire avec cette traînée, cette salope de fille dans son mobile home de Motton Road. Faire sa petite affaire avec ce genre de déchet était le plus sûr moyen d’attraper une saleté et de tomber malade.

Il est déjà malade, murmura une voix dans la tête de Big Jim. Un écho, peut-être, de la voix de sa défunte épouse. Il suffit de le regarder.

Cette voix avait probablement raison, mais il avait des soucis plus importants, ce matin, que les désordres alimentaires de son fils ou quoi que ce soit d’autre.

« Je ne t’ai pas dit d’aller te coucher. Je veux que tu partes en patrouille motorisée et que tu fasses un petit boulot pour moi. Simplement, ne t’approche pas du Food City pendant tout ce temps. Ça va sans doute dégénérer, là-bas, à mon avis. »

Une petite lueur s’alluma dans les yeux de Junior. « Dégénérer ? »

Big Jim ne répondit pas à la question. « Peux-tu me trouver Sam Verdreaux ?

— Sans problème. Il doit nicher dans son espèce de cabanon, sur God Creek Road. En temps ordinaire, il serait en train de cuver son vin, mais aujourd’hui il y a davantage de chances pour qu’il ait la tremblote et une bonne crise de delirium tremens. » L’image fit ricaner Junior ; puis il grimaça et se mit de nouveau à se frotter la tempe. « Tu crois vraiment que je suis la bonne personne pour lui parler ? Il ne me porte pas dans son cœur, en ce moment. Je parie qu’il a dû effacer ma photo de sa page Facebook.

— Je ne comprends pas.

— C’est une blague, p’pa. Laisse tomber.

— Et tu ne crois pas qu’il va devenir plus conciliant, si tu lui offres une bouteille de whisky ? Et une autre un peu plus tard, quand il aura fait le boulot comme il faut ?

— Cette espèce de vieux débris deviendrait très conciliant pour un simple demi-verre de n’importe quoi.

— Tu n’auras qu’à prendre du whisky au Brownie’s », dit Big Jim. En dehors des débits de boissons et des petites épiceries, le Brownie’s était l’un des trois établissement ayant une licence de vente d’alcool à Chester’s Mill, et le département de police avait la clef des trois. Big Jim fit glisser celle du Brownie’s sur la table. « Porte de derrière. Arrange-toi pour que personne ne te voie.

— Et qu’est-ce que Sam le Poivrot est supposé faire, en échange de la gnôle ? »

Big Jim expliqua. Junior écouta, impassible… si ce n’est que ses yeux injectés de sang dansaient. Il n’avait plus qu’une question : est-ce que ça allait marcher ?

Big Jim hocha la tête. « Oui. Je sens le truc. »

Junior prit une autre bouchée de viande, une autre gorgée de Coca. « Moi aussi, p’pa. Moi aussi. »

7

Junior parti, Big Jim se rendit dans son bureau, sa robe de chambre ondulant majestueusement autour de lui. Il ouvrit le tiroir central de son bureau et y prit son téléphone portable ; il le laissait là autant que possible. Ces appareils étaient pour lui des objets impies qui ne servaient à rien, sinon à encourager les bavardages inutiles — combien d’heures de bon travail avaient été perdues en parlotes sans fin à cause d’eux ? Et est-ce qu’ils n’envoyaient pas des rayons néfastes dans le cerveau pendant qu’on parlait à tort et à travers ?

Ils pouvaient être pratiques, cependant. Il était à peu près sûr que Sam Verdreaux ferait ce que Junior lui dirait de faire, mais il aurait été bien peu prudent de ne pas prendre une assurance.

Il sélectionna un numéro figurant dans son répertoire « caché », accessible seulement avec code. L’appareil sonna une demi-douzaine de fois avant que quelqu’un décroche. « Quoi ? » aboya le père de la nombreuse progéniture des Killian.

Big Jim grimaça et écarta un instant l’appareil de son oreille. Lorsqu’il le reprit, il entendit des gloussements affaiblis en fond sonore. « Tu es dans ton poulailler, Roger ?

— Euh… Oui, m’sieur, Big Jim, oui, je suis là. Faut nourrir les poulets, qu’il tonne ou qu’il vente, hein ? »

Virage à cent quatre-vingts degrés, de l’irritation au respect. Et Roger Killian se devait d’être respectueux ; Big Jim avait fait de lui un bon Dieu de millionnaire. S’il perdait le temps qu’il aurait pu consacrer à mener la belle vie, sans le moindre souci financier, en continuant à se lever à l’aube pour nourrir un bataillon de poulets, c’était la volonté de Dieu. Roger était trop abruti pour s’arrêter. Telle était sa nature, nature voulue par le Ciel, et elle servirait fort bien Big Jim, aujourd’hui.

Et aussi la ville, pensa-t-il. C’est pour la ville que je fais cela. Pour le bien de la ville.

« Roger ? J’ai un boulot pour toi et tes trois aînés.

— Sauf qu’y en a qu’deux à la maison, répondit Roger. Ricky et Randall sont ici, mais Roland était parti à Oxford acheter du mélange quand le bon Dieu de Dôme est tombé. » Il se tut, repensant à ce qu’il venait de dire. En fond sonore, les gloussements continuaient. « Pardon d’avoir blasphémé.

— Je suis sûr que Dieu te pardonne, répondit Big Jim. Toi et tes deux aînés, alors. Peux-tu venir en ville vers… » Big Jim fit le calcul. Ça ne lui prit pas longtemps. Quand on sentait le truc, peu de choses prenaient du temps. « … disons neuf heures, neuf heures et quart au plus tard.

— Faudra que je les réveille mais sûr, oui. Qu’est-ce qu’on doit faire ? Ramener quelques bonbonnes de propa…

— Non, dit Big Jim, et tu ne parles de ça à personne, hein ? Dieu te bénisse. Écoute-moi. »

Big Jim parla.

Roger Killian, Dieu le bénisse, écouta.

En fond sonore, les huit cents poulets gloussaient tout en se bourrant d’un mélange enrichi aux stéroïdes.

8

« Quoi ? Quoi ? Pourquoi ? »

Jack Cale était à son bureau, dans le petit réduit encombré d’où il gérait les affaires du Food City. Le bureau était jonché des listes d’inventaires que lui et Ernie Calvert avaient fini d’établir à une heure du matin, tout espoir d’en terminer avant aboli par la pluie de météorites. Il en ramassa une poignée — de longues pages de papier brouillon jaunâtre où tout était écrit à la main — et les brandit en direction de Peter Randolph qui se tenait dans l’encadrement de la porte. Le nouveau chef s’était mis en grand uniforme pour cette visite. « Regarde ça, Pete, avant de faire un truc idiot.

— Désolé, Jack. La boutique est fermée. Elle rouvrira jeudi, en tant que dépôt alimentaire. Distribution équitable. Tout sera noté et le Food City ne perdra pas un centime, je vous le promets…

— Ce n’est pas la question », répliqua Jack.

Âgé d’un peu plus de trente ans, il arborait une tignasse épaisse de rouquin qu’il torturait en ce moment de la main qui ne tenait pas les feuilles jaunes… feuilles que Randolph ne faisait pas mine de vouloir prendre.

« Mais regardez donc ! Regardez donc ! Au nom de Jésus-Jack-Sprat-la-Perche[30], qu’est-ce que vous me racontez, Peter Randolph ? »

Ernie Calvert arriva à toute vitesse de la zone de stockage, au sous-sol. Corpulent, rubicond, ses cheveux gris coupés en brosse depuis toujours, il avait enfilé la salopette verte du Food City pour travailler.

« Il veut me faire fermer la boutique ! lui lança Jack.

— Au nom du Ciel, pourquoi vouloir faire ça, alors qu’on croule sous les stocks ? demanda Ernie avec colère. Pourquoi vouloir faire peur aux gens de cette façon ? Ils auront tout le temps d’avoir la frousse si cette histoire continue. Qui a eu cette idée stupide ?

— Les conseillers ont voté, répondit Randolph. Si vous avez des problèmes avec ce plan, il faudra les en faire part à la réunion spéciale de jeudi prochain. Si tout cela n’est pas terminé avant, bien sûr.

— Quel plan ? rétorqua Ernie. Allez-vous prétendre qu’Andrea Grinnell a voté pour un truc pareil ? C’est pas son genre !

— J’ai cru comprendre qu’elle était grippée, dit Randolph. Couchée. C’est Andy qui a décidé. Big Jim a approuvé. »

Personne ne lui avait demandé de présenter les choses sous cet angle ; cela n’avait pas été nécessaire. Randolph savait très bien comment Big Jim aimait qu’on les présente.

« Il pourrait être logique de rationner, à partir d’un certain stade, dit Jack, mais pourquoi maintenant ? » Il agita de nouveau les feuilles, ses joues presque aussi rouges que ses cheveux. « Pourquoi, alors qu’il reste tant de choses à vendre…

— C’est justement le bon moment pour commencer à faire attention, fit remarquer Randolph.

— Elle est bien bonne, répliqua Jack, venant d’un type qui a un gros hors-bord sur le lac Sebago et un Winnebago Vectra dans sa cour.

— Et n’oublie pas le Hummer de Big Jim, ajouta Ernie.

— Ça suffit, dit Randolph. Les conseillers ont décidé…

— Seulement deux d’entre eux, dit Jack.

— Tu veux dire un seul d’entre eux, le corrigea Ernie. Et nous savons lequel.

— … et je ne fais que transmettre le message, alors c’est pas la peine de discuter. Mettez un panneau dans la vitrine. FERMÉ JUSQU’À NOUVEL ORDRE. C’est ce que m’ont demandé les conseillers et je ne fais que faire passer leurs ordres. Sans compter que les mensonges reviennent toujours vous mordre au cul.

— Ouais, tiens, pardi ! Duke Perkins leur aurait dit de prendre leur ordre et de s’essuyer le cul avec, oui, répliqua Ernie. Vous devriez avoir honte, Peter Randolph, de porter les valises de ce gros lard. Il vous dit de sauter et vous demandez à quelle hauteur, hein ?

— Vous, vous allez la fermer maintenant, si vous ne voulez pas avoir des ennuis », dit Randolph en pointant l’index sur Ernie. Le doigt tremblait légèrement. « Si vous ne voulez pas passer le reste de la journée en prison pour outrage à magistrat, vous allez la fermer et suivre les ordres. Nous sommes en situation de crise… »

Ernie le regardait, incrédule. « Outrage à magistrat ? D’où vous me sortez cet animal ?

— Il existe à présent. Si vous ne le croyez pas, testez-moi un peu pour voir. »

9

Plus tard — beaucoup trop tard pour y changer quelque chose —, Julia Shumway reconstituerait, pour l’essentiel, ce qui avait déclenché l’émeute au Food City ; elle n’eut cependant jamais la possibilité de l’imprimer. Et même dans ce cas-là, elle aurait rédigé son article comme la froide relation journalistique d’un simple fait divers : les cinq W et le H[31]. Lui aurait-on demandé de s’exprimer sur les émotions qui avaient provoqué l’évènement qu’elle aurait été perdue. Comment expliquer que des gens qu’elle avait connus toute sa vie, des gens qu’elle respectait, des gens qu’elle aimait, se soient transformés en une meute hurlante ? Elle se disait qu’elle aurait sans doute mieux saisi les choses de l’intérieur si elle s’était trouvée sur place dès le début, mais c’était de la pure rationalisation, le refus de regarder en face la bête désordonnée et dépourvue de raison qui peut se réveiller quand on provoque des personnes effrayées. Elle avait vu surgir de telles bêtes aux informations télévisées, en général dans d’autres pays. Elle ne se serait jamais attendue à en voir une dans sa propre ville.

D’autant que tout cela avait été inutile. Voilà à quoi elle ne cessait de revenir. Il n’y avait que soixante-dix heures que Chester’s Mill était coupé du reste du monde, et la ville regorgeait de provisions de toutes sortes ou presque ; il n’y avait que de gaz propane qu’on était mystérieusement à court.

Plus tard, elle se dirait : C’est à ce moment-là que la ville a pris vraiment conscience de ce qui arrivait. Idée certainement juste, mais qui ne la satisferait pas. Tout ce qu’elle pourrait affirmer avec certitude (et qu’elle garderait pour elle), c’était qu’elle avait vu sa ville perdre l’esprit et qu’elle ne serait plus jamais la même.

10

Les deux premières personnes à voir le panneau sont Gina Buffalino et son amie Harriet Bigelow. Les deux jeunes filles portent l’uniforme blanc d’infirmière (une idée de Ginny Tomlinson, qui estime que le blanc inspire davantage confiance aux malades que le sarrau d’aide-soignante) et elles sont vraiment craquantes. Elles ont aussi l’air fatigué, en dépit de la vigueur de leur jeunesse. Elles viennent de vivre deux journées difficiles et une troisième s’annonce, après une courte nuit. Elles sont venues chercher des confiseries — elles ont prévu d’en prendre pour tout le monde, sauf pour ce pauvre diabétique de Jimmy Sirois — et elles parlent de la pluie de météorites. La conversation s’arrête quand elles tombent sur le panneau.

« Ça ne peut pas être fermé, proteste une Gina incrédule. On est mardi matin ! » Elle colle son visage contre la vitre, mettant les mains en visière pour lutter contre l’éclat du grand soleil matinal.

Pendant ce temps, arrive Anson Wheeler avec Rose Twitchell comme passagère. Ils ont laissé à Barbie la charge de finir le service du petit déjeuner, au Sweetbriar. Rose descend de la fourgonnette avant même que le moteur ne soit coupé. Elle a établi une longue liste de denrées à acheter et souhaite en prendre le plus possible et le plus vite possible. C’est alors qu’elle voit le panneau FERMÉ JUSQU’À NOUVEL ORDRE.

« C’est quoi, ce truc ? J’ai encore vu Jack Cale hier au soir, et il ne m’en a pas dit un mot ! »

Elle s’est adressée à Anson, qui halète dans son sillage, mais c’est Gina Buffalino qui répond. « C’est pourtant encore bourré de marchandises. Toutes les étagères sont pleines. »

D’autres personnes arrivent. Normalement, le supermarché doit ouvrir dans cinq minutes et Rose n’est pas la seule à avoir prévu de faire ses courses en début de matinée ; un peu partout, les gens se sont réveillés en voyant que le Dôme était toujours en place et ont décidé qu’il était temps de faire des provisions. Quand on lui demanda plus tard ce qui avait pu provoquer cet afflux soudain de clients, Rose répondit : « C’est la même chose tous les hivers, lorsque la météo fait grimper ses prévisions d’une simple chute de neige à un blizzard. Sanders et Rennie n’auraient pas pu choisir un pire jour pour faire cette connerie. »

Parmi les premiers arrivants il faut compter aussi les unités 2 et 4 du département de police de Chester’s Mill. Tout de suite après arrive Frank DeLesseps dans sa Nova (il a arraché l’autocollant AU CUL, À L’HERBE OU AU PÉTROLE, PERSONNE NE ROULE GRATOS de son pare-chocs, sentant que ça ne convenait pas à un officier de police). Carter et Georgia sont dans la 2 ; Mel Searles et Freddy Denton dans la 4. Ils se sont garés un peu plus loin, devant La Maison des fleurs*, la boutique de LeClerc, par ordre du chef Randolph. « Inutile de vous présenter trop tôt, leur a-t-il dit en guise d’instructions. Attendez qu’il y ait au moins une douzaine de voitures dans le parking. Hé, ils vont peut-être juste lire le panneau et rentrer chez eux. »

Ce n’est évidemment pas ce qui arrive, comme l’a très bien anticipé Big Jim Rennie. Et l’arrivée de policiers — en particulier de policiers aussi jeunes et inexpérimentés, pour la plupart — ne fait qu’augmenter la tension au lieu de calmer les esprits. Rose est la première à les interpeller. Elle s’en prend à Freddy, brandissant sous son nez sa longue liste de courses, puis lui montre le magasin, dans lequel la plupart des denrées qu’elle veut sont visibles à travers la vitrine, bien rangées sur les étagères.

Freddy commence par être poli, conscient que les gens (pas encore une foule, pas tout à fait) les regardent, mais il est difficile de garder son calme quand on se fait apostropher par une pécore à la langue aussi bien pendue que Rose Twitchell. Ne comprend-elle donc pas qu’il ne fait que suivre les ordres ?

« D’après toi, qui fait manger les gens dans ce patelin, Fred ? » demande Rose. Anson lui pose une main sur l’épaule. Rose s’en débarrasse d’une secousse. Elle se rend compte que Freddy voit de la rage dans ses yeux et non la profonde détresse qu’elle ressent, mais elle n’y peut rien. « Est-ce que tu t’imagines qu’un camion de livraison bourré de marchandises va nous être parachuté, va nous tomber du ciel ?

— Madame…

— Oh, ça va, avec tes madame ! Depuis quand tu me dis madame ? Cela fait vingt ans au bas mot que tu manges mes crêpes aux myrtilles et cet ignoble bacon ramolli que tu adores quatre ou cinq jours par semaine, et d’habitude tu m’appelles Rosie. Mais tu ne mangeras pas de crêpes demain si tu m’empêches d’acheter de la farine, des œufs et tout le bazar… » Elle s’interrompt brusquement. « Enfin ! Un peu de bon sens ! Je vous en prie, mon Dieu ! »

Jack Cale ouvre l’une des doubles portes. Mel et Frank se sont postés devant, et il a tout juste la place de se glisser entre eux. Les acheteurs en puissance — ils sont à présent une vingtaine, bien que l’ouverture officielle du supermarché, neuf heures, ne soit que dans une minute — s’avancent comme un seul homme mais s’arrêtent lorsqu’ils voient Jack prendre une clef au gros trousseau de sa ceinture et fermer derrière lui. Un gros soupir collectif s’élève.

« Mais pourquoi diable tu fais ça ? lui lance Bill Wicker. Ma femme m’a envoyé chercher des œufs !

— Adresse-toi aux conseillers et au chef Randolph », réplique Jack. Il a les cheveux en désordre. Il jette un regard noir à Frank DeLesseps et un autre plus noir encore à Mel Searles, lequel s’efforce en vain de retenir un sourire, peut-être même son célèbre nyuck-nyuck-nyuck. « Moi, en tout cas, je vais le faire. Mais, pour le moment, j’en ai ras la casquette de ces conneries. Je me barre. »

Il fonce au milieu de la foule, tête baissée, les joues en feu, des joues plus rouges encore que ses cheveux. Lissa Jamieson, qui arrive à ce moment-là à bicyclette (tout ce qui figure sur sa liste tiendrait sans peine dans le panier de son porte-bagages ; elle a des besoins réduits, tendance infimes), doit faire une embardée pour l’éviter.

Carter, Georgia et Freddy sont alignés devant la grande vitrine de la façade, là où Jack aurait disposé des brouettes et des fertilisants en temps ordinaire. Carter a les doigts bandés et un pansement plus gros déforme sa chemise. Freddy a la main sur la crosse de son pistolet tandis que Rose Twitchell continue de l’abreuver de ses sarcasmes, et Carter lui collerait bien une mandale. Ses doigts ne lui font plus mal, mais son épaule est encore très douloureuse. Le petit groupe d’acheteurs potentiels est devenu une vraie foule et les voitures ne cessent de s’engager dans le parking.

Avant que Carter Thibodeau ait pu étudier la foule, cependant, Alden Dinsmore fait irruption dans son espace personnel. Alden a l’air hagard, comme sonné, et il donne l’impression d’avoir perdu sept ou huit kilos depuis la mort de son fils. Il porte un brassard de deuil noir au bras gauche.

« Faut que j’entre, fiston. Ma femme m’a envoyé chercher des conserves. » Alden ne précise pas des conserves de quoi. Probablement des conserves de tout. Ou peut-être n’arrive-t-il pas à penser à autre chose qu’au petit lit vide dans la chambre du premier, le lit qui ne sera plus jamais occupé, et au poster de kung-fu que plus personne ne regardera, et au modèle réduit d’avion sur le bureau qui ne sera jamais achevé et sombrera dans l’oubli.

« Désolé, Mr Dimmesdale, dit Carter. On ne peut pas entrer.

— Non, Dinsmore », dit Alden de sa voix hébétée.

Il s’avance vers les portes. Elles sont fermées, il n’aurait de toute façon pas pu entrer, mais Carter repousse néanmoins le fermier sans ménagement, en y allant de bon cœur, même. Pour la première fois, Carter éprouve de la sympathie pour les profs qui le punissaient, quand il était au lycée ; il est irritant que l’on ne fasse pas attention à vous.

Sans compter qu’il fait chaud et que son épaule lui fait mal, en dépit des deux Percocet que sa mère lui a donnés. Les températures supérieures à vingt degrés sont rares, en octobre, et le bleu délavé du ciel laisse à penser qu’il fera plus chaud à midi, et encore plus à trois heures.

Alden perd l’équilibre, part en arrière et heurte Gina Buffalino ; tous deux seraient tombés s’il n’y avait eu Petra Searles — pas exactement un poids plume elle-même — pour les retenir. Alden n’a pas l’air en colère, seulement intrigué. « Ma femme m’a envoyé chercher des conserves », explique-t-il à Petra.

Un murmure monte de la foule qui continue à grossir. Ce n’est pas un murmure de colère — pas encore. Ils sont venus chercher des produits alimentaires, les produits alimentaires sont là, mais la porte est fermée. Et un homme vient d’être bousculé par un jeune type qui a raté ses études et était encore apprenti mécanicien la semaine dernière.

Gina regarde Carter, Mel et Frank DeLesseps les yeux écarquillés. Elle tend le doigt vers eux : « Ce sont les types qui l’ont violée ! dit-elle à son amie Harriet sans baisser la voix. Ce sont les types qui ont violé Sammy Bushey ! »

Le sourire disparaît du visage de Mel ; son envie de nyuck-nyucker l’a aussi quitté. « La ferme », dit-il.

À l’arrière de la foule, Ricky et Randall Killian viennent d’arriver dans un pick-up Chevrolet Canyon. Sam Verdreaux n’est pas loin derrière, mais il arrive à pied. Sam a définitivement perdu son permis de conduire en 2007.

Gina fait un pas en arrière, fixant toujours Mel de ses yeux écarquillés. À côté d’elle, Alden Dinsmore se tient voûté, tel un robot des champs les batteries à plat. « Et c’est vous qui êtes supposé faire la police ? Hé ?

— Cette histoire de viol n’est rien que l’invention d’une pute ! dit Frank. Et vous avez intérêt à la fermer si vous ne voulez pas être arrêtée pour trouble à l’ordre public.

— Foutrement vrai », ajoute Georgia.

Elle s’est légèrement rapprochée de Carter. Il l’ignore. Il étudie la foule. Car c’en est une, maintenant. Si cinquante personnes forment une foule, c’est une foule. Et d’autres arrivent. Carter regrette de ne pas avoir son arme. Il n’aime pas l’hostilité palpable qui monte.

Velma Winter, la gérante du Brownie’s (ou qui l’était, avant sa fermeture), arrive alors en compagnie de Tommy et Willow Anderson. Velma est une grande femme corpulente qui arbore une banane dans le style de Bobby Darin et qu’on verrait bien en reine guerrière à la tête de la Nation Lesbo, sauf qu’elle a enterré deux époux et que, d’après ce qu’on peut entendre dire à la table aux foutaises du Sweetbriar Rose, c’est non seulement à force de baiser qu’elle les a tués, mais elle cherche le numéro trois au Dipper’s, les mercredis ; c’est la soirée karaoké country et elle attire une clientèle plus âgée. À présent, elle se plante solidement devant Carter, mains calées sur ses hanches charnues.

« C’est fermé, hein ? dit-elle d’un ton calme. On aimerait voir votre ordre écrit. »

Carter est perdu et se sentir perdu le met en colère. « Tire-toi, sale garce ! J’ai pas besoin d’un bout de papier. C’est le chef qui nous a envoyés ici. Ordre des conseillers. On va en faire un dépôt alimentaire.

— Rationnement ? C’est ce que vous voulez dire ? aboie-t-elle avec un reniflement. Pas dans ma ville. » Elle se fraie un chemin entre Mel et Frank et commence à cogner à la porte. « Ouvrez ! Ouvrez là-dedans !

— Y’a personne, dit Frank. Vous feriez mieux d’arrêter. »

Mais Ernie Calvert n’est pas parti. Il s’avance dans l’allée réservée aux farines, au sucre et aux pâtes. Velma l’aperçoit et se met à cogner encore plus fort. « Ouvre, Ernie ! Ouvre-moi ça !

— Ouvrez ! » font d’autres voix dans la foule.

Frank regarde Mel et hoche la tête. Ensemble, ils saisissent Velma et éloignent de force ses quatre-vingt-dix kilos de la porte. Georgia Roux s’est retournée et fait signe à Ernie de s’en aller. Ernie ne bouge pas. Cette pauvre cloche reste plantée sur place.

« Ouvre ! rugit Velma. Ouvre ça ! Ouvre ça ! »

Tommy et Willow se joignent à elle. De même que Bill Wicker, le facteur. Et que Melissa Jamieson, l’expression ravie : toute sa vie, elle a rêvé de participer à une manifestation spontanée, et elle en a enfin l’occasion. Elle dresse son poing et commence à l’agiter en scandant les mots : deux petits coups pour ou-vrez et un grand pour ça. D’autres l’imitent. Ouvrez ça devient ou-vrez ÇA ! ou-vrez ÇA ! ou-vrez ÇA ! Tout le monde, bientôt, brandit le poing sur la même mesure à trois temps — soixante personnes, peut-être soixante-dix, peut-être quatre-vingts, d’autres arrivant tout le temps. La fine ligne des chemises bleues, devant le supermarché, paraît plus fine à chaque instant. Les quatre jeunes flics se tournent vers Freddy Denton en espérant qu’il aura une idée, mais Freddy n’en a pas l’ombre d’une.

Il a cependant quelque chose : une arme. Tu ferais mieux de tirer en l’air, Boule de Billard, pense Carter, sans quoi on va se faire piétiner.

Deux autres flics, Rupert Libby et Toby Whelan, qui viennent de sortir du poste de police où ils ont bu du café en regardant CNN, remontent Main Street en voiture, doublant au passage Julia Shumway qui court, un appareil photo en bandoulière.

Jackie Wettington et Henry Morrison veulent aussi prendre la direction du supermarché, mais le talkie-walkie à la ceinture de Henry se met à crépiter. C’est le chef Randolph, qui leur dit qu’ils doivent rester devant le Gas & Grocery.

« Mais nous avons entendu…, commence à protester Henry.

— Ce sont vos ordres », le coupe Randolph sans préciser que ce sont des ordres qu’il ne fait que leur transmettre — venant d’un pouvoir supérieur.

« Ou-vrez ÇA ! ou-vrez ÇA ! ou-vrez ÇA ! » scande la foule, tandis que les poings s’agitent haut dans l’air tiède. Toujours effrayée, mais aussi excitée. Commençant à se prendre au jeu. Si le Chef avait été là, il aurait vu une bande de shootés à la méthadone n’ayant plus besoin que de la bande-son d’un morceau des Grateful Dead pour que le tableau soit complet.

Les fils Killian et Sam Verdreaux s’ouvrent laborieusement un chemin au milieu de la foule. Ils scandent aussi la formule, non pas tant pour passer inaperçus que parce qu’il est impossible de résister à la vibration qui monte d’un rassemblement se transformant en émeute, mais ils ne prennent pas la peine d’agiter le poing ; ils ont autre chose à faire. Personne ne leur prête particulièrement attention. Plus tard, seules quelques personnes se souviendront de les avoir vus.

L’infirmière Ginny Tomlinson s’efforce elle aussi d’avancer au milieu de la foule. Elle est venue dire aux deux filles qu’elles doivent revenir de toute urgence à l’hôpital ; de nouveaux patients ont été admis, dont un cas sérieux. Il s’agit de Wanda Crumley, d’Eastchester. Les Crumley sont les voisins des Evans, et habitent non loin de la ligne séparant Chester’s Mill de Motton. Lorsque Wanda est allée voir ce matin comment allait Jack, elle l’a trouvé raide mort à quelques mètres de l’endroit où le Dôme avait coupé la main de sa femme. Jack était allongé sur le dos, une bouteille à côté de lui, sa cervelle séchant sur l’herbe. Wanda avait couru jusqu’à chez elle en hurlant le nom de son mari, mais à peine l’avait-elle rejoint qu’elle s’effondrait, victime d’un infarctus. Wendell Crumley eut de la chance de ne pas avoir d’accident pendant le trajet jusqu’à l’hôpital, dans sa petite Subaru — il avait roulé la plupart du temps à plus de cent vingt à l’heure. Rusty s’occupe de Wanda, en ce moment, mais Ginny ne pense pas que Wanda — cinquante ans, obèse et fumeuse invétérée — pourra s’en sortir.

« Les filles ! on a besoin de vous à l’hôpital !

— Ce sont eux, Mrs Tomlinson ! » lui répond Gina, obligée de crier pour se faire entendre. Elle montre les flics et commence à pleurer — en partie à cause de la fatigue, mais surtout parce qu’elle est scandalisée. « Ce sont les types qui l’ont violée ! »

Cette fois-ci, Ginny regarde qui se trouve sous les uniformes et se rend compte que Gina a raison. Ginny Tomlinson n’a pas un caractère aussi épouvantable que Piper Libby, en principe, mais elle a du caractère, sans compter qu’il y a un facteur aggravant, dans son cas : elle a vu la jeune Bushey sans son pantalon. Son vagin lacéré et enflé. Les énormes ecchymoses sur ses cuisses, qui n’étaient devenues visibles qu’une fois le sang lavé. Tellement de sang.

Ginny oublie qu’on a besoin des filles à l’hôpital. Elle oublie qu’elle devrait les extraire d’une situation dangereuse et volatile. Elle oublie même la crise cardiaque de Wanda Crumley. Elle fonce, bousculant quelqu’un au passage (il s’agit de Bruce Yardley, le caissier et homme à tout faire, qui agite le poing comme tout le monde) et s’approche de Mel et Frank. Ils étudient tous les deux la foule de plus en plus hostile et ne la remarquent pas.

Ginny lève les deux mains et a l’air un instant du méchant qui se rend au shérif, dans un western. Puis elle les abat simultanément et donne une claque magistrale aux deux hommes. « Petits salopards ! hurle-t-elle. Comment avez-vous pu être aussi minables ? Comment avez-vous pu vous montrer aussi dégueulasses ? Vous irez en prison pour ça, toute la b… »

Mel ne réfléchit pas : il réagit. Il frappe l’infirmière en plein visage, lui explose ses lunettes, lui casse le nez. Elle part à la renverse, en hurlant. Sous l’impact, sa coiffe d’infirmière-chef à l’ancienne se décroche de ses cheveux, encore maintenue par une barrette. Bruce Yardley, le jeune caissier, essaie de la rattraper mais la manque. Ginny heurte une rangée de Caddies. Ils se mettent à rouler comme un petit train. Elle tombe à quatre pattes, pleurant de douleur et sous le choc. Des gouttes d’un sang brillant coulent de son nez — il n’est pas seulement cassé, mais réduit en miettes — et tombent sur la grosse ligne jaune délimitant la zone PARKING INTERDIT.

La foule reste un instant silencieuse, elle aussi sous le choc, tandis que Gina et Harriet se précipitent vers Ginny, toujours accroupie.

C’est alors que s’élève la voix de Melissa Jamieson, une voix à la clarté parfaite de soprano : « VOUS N’ÊTES QU’UNE BANDE DE PORCS ET DE SALOPARDS ! »

C’est à ce moment que vole le bloc de pierre. Le premier lanceur n’a jamais pu être identifié. Sans doute le seul crime pour lequel Sam Verdreaux n’ait jamais été puni.

Junior l’a laissé à la sortie de la ville et Sam, des visions de bouteilles de whisky dansant devant ses yeux, est allé prospecter sur la rive est de la Prestile à la recherche du bon caillou. Il doit être gros, mais pas trop, sans quoi il ne pourrait le lancer avec suffisamment de précision, même si jadis — il y a un siècle, lui semble-t-il parfois ; c’était hier lui semble-t-il à d’autres moments — il a été le premier lanceur des Chester’s Mill Wildcats dans la première partie du grand tournoi du Maine. Il a fini par trouver ce qu’il cherchait, non loin du Peace Bridge ; un caillou qui doit peser à peine moins d’un kilo, aussi lisse qu’un œuf d’oie.

« Encore une chose… », avait dit Junior lorsqu’il avait fait débarquer Sam le Poivrot. La chose en question ne venait pas de Junior, mais Junior ne le dit pas à Sam, pas plus que le chef Randolph ne l’avait dit à Wettington et Morrison, quand il leur avait donné l’ordre de rester à leur poste. Ça n’aurait pas été très politique.

Vise la fille. Telle avait été la dernière consigne donnée par Junior à Sam le Poivrot. Elle ne mérite que ça, alors ne la rate pas.

Tandis que Gina et Harriet s’agenouillent, dans leur uniforme blanc, à côté de leur infirmière-chef qui sanglote et saigne, toujours à quatre pattes (et pendant que l’attention générale se porte sur cette scène), Sam se prépare exactement comme il l’avait fait en ce jour lointain de 1970 et lance son premier coup depuis plus de quarante ans.

Un coup à plus d’un sens. Le lourd bloc de granit atteint Georgia Roux en pleine bouche, lui casse la mâchoire en cinq endroits différents et fait sauter toutes ses dents, sauf quatre. Elle s’effondre contre la vitrine, le bas de son visage pendant de manière grotesque presque jusqu’à sa poitrine tandis que du sang coule du trou béant de sa bouche.

L’instant suivant, deux autres cailloux volent, le premier lancé par Ricky Killian, le deuxième par Randall. Celui de Ricky vient frapper Bill Allnut à la nuque et fait tomber le concierge par terre, non loin de Ginny Tomlinson. Merde ! pense Ricky. Je devais toucher un de ces enfoirés de flics ! Non seulement c’était ses ordres, mais c’était aussi ce qu’il avait toujours rêvé de faire.

Randall vise mieux. Il atteint Mel Searles en plein front. Mel dégringole comme un sac de patates.

Il y a une brève accalmie, un instant où tout le monde retient sa respiration. Pensez à une voiture roulant en équilibre sur deux roues, hésitant à se retourner complètement. Voyez Rose Twitchell regardant autour d’elle, affolée et effrayée, ne comprenant pas très bien ce qui se passe, sachant encore moins ce qu’il faut faire. Voyez Anson lui passer un bras autour de la taille. Écoutez Georgia Roux hurler par sa bouche éclatée, ses cris rappelant de manière étrange le bruit que fait le vent quand il joue dans les fils cirés retenant les boîtes de conserve d’un chasse-orignal. Du sang coule sur sa langue lacérée. Voyez arriver les renforts. Toby Whelan et Rupert Libby (le cousin de Piper, lien de parenté dont Piper ne se vante pas) sont les premiers sur la scène. Ils la jaugent… et restent en retrait. Vient ensuite Linda Everett, à pied, accompagnée d’une des nouvelles recrues, Marty Arsenault, qui souffle comme un phoque dans son sillage. Linda commence par vouloir se frayer un chemin dans la foule mais Marty — lequel n’a même pas pris le temps de passer son uniforme, ce matin, ayant juste roulé du lit pour enfiler un vieux jean — l’empoigne par l’épaule. Il s’en faut de peu qu’elle ne s’arrache à sa prise, puis elle pense à ses filles. Honteuse de sa couardise, elle laisse Marty l’entraîner vers l’endroit d’où Rupert et Toby observent la suite des évènements. Sur les quatre flics, un seul est armé ce matin, Rupert — et va-t-il tirer ? Il le ferait bien ; il voit sa propre femme dans la foule, tenant sa mère par la main (tirer sur sa belle-mère n’aurait pas déplu à Rupert). Voyez Julia qui arrive juste derrière Linda et Marty, hors d’haleine, mais prenant déjà son appareil photo en main, perdant le cache de l’objectif dans sa précipitation. Voyez Frank DeLesseps s’agenouiller à côté de Mel juste à temps pour éviter une troisième pierre, laquelle passe en sifflant au-dessus de sa tête et fait exploser un panneau de verre de la porte du supermarché.

Et alors…

Alors, quelqu’un pousse un cri. Qui, on ne le saura jamais, et même le sexe du pousseur de cri fera l’objet d’une controverse, bien que la plupart pensent que c’était une femme et que Rose ait dit à Anson être presque sûre qu’il s’agissait de Lissa Jamieson.

« ON SE SERT ! »

Quelqu’un d’autre hurle à son tour « L’ÉPICERIE ! » et une vague pousse de l’avant.

Freddy Denton tire en l’air, une fois. Puis il abaisse son arme et, dans sa panique, est sur le point de tirer sur la foule. Il n’en a pas le temps : quelqu’un lui arrache brutalement son pistolet. Freddy tombe, criant de douleur. C’est alors que la pointe d’une grosse botte de fermier — celle d’Alden Dinsmore — entre en contact avec sa tempe. Ce n’est pas le noir total, pour Freddy, mais la lumière a considérablement baissé pour lui et, le temps qu’il retrouve ses esprits, la Grande Émeute du Supermarché est terminée.

Du sang suinte du pansement de Carter Thibodeau, à son épaule, et de petites rosettes fleurissent sur sa chemise bleue ; mais pour le moment, du moins, il n’a pas conscience de la douleur. Il ne cherche pas à fuir. Il se campe sur ses pieds et frappe la première personne qui passe à sa portée. Il se trouve que c’est Charles Norman, dit Stubby (le Mal Rasé), le brocanteur qui tient boutique sur la 117, aux limites du bourg. Stubby tombe, agrippant sa bouche sanglante.

« Reculez, bande d’enfoirés ! éructe Carter. Reculez, fils de putes ! Pas de pillage ! Reculez ! »

Marta Edmunds, la baby-sitter des Everett, essaie d’aider Stubby à se relever, ce qui lui vaut un coup de poing sur la pommette de la part de Frank DeLesseps. Elle manque tomber et se tient le côté du visage tout en regardant, incrédule, le jeune homme qui vient de la frapper… sur quoi la voilà renversée sur Stubby par la vague d’acheteurs frustrés qui chargent.

Carter et Frank distribuent des coups de poing, mais à peine ont-ils atteint par trois fois une cible qu’ils sont distraits par un cri étrange, une sorte de hululement modulé. C’est la bibliothécaire de la ville. Ses cheveux retombent en désordre autour de son visage à l’expression habituellement si douce, et elle pousse un lot de Caddies ; on s’attend presque à ce qu’elle crie Banzaï ! Frank bondit hors de la trajectoire, mais les chariots ne loupent pas Carter qui part en vol plané. Il agite les bras, essayant de se redresser ; il aurait pu y parvenir s’il n’y avait eu les pieds de Georgia. Il trébuche dessus, atterrit sur le dos et se fait piétiner. Il roule à plat ventre, croise les mains sur sa tête et attend que ce soit fini.

Julia Shumway mitraille la foule. Les photos lui révéleront peut-être des gens qu’elle connaît, mais ce ne sont que des inconnus qu’elle voit dans son viseur. Une foule déchaînée.

Rupert Libby prend son pistolet et tire par quatre fois en l’air. Les détonations claquent dans la chaleur matinale, sèches, déclamatoires, telles une série de points d’exclamation sonores. Toby Whelan plonge dans le véhicule de patrouille, se cogne la tête au passage et perd sa casquette (ADJOINT DE POLICE — CHESTER’S MILL, est-il écrit sur le bord en jaune). Il s’empare du porte-voix, sur le siège arrière, le porte à sa bouche et crie : « ARRÊTEZ ! RECULEZ ! POLICE ! ARRÊTEZ ! C’EST UN ORDRE ! »

Julia le prend en photo.

La foule ne fait attention ni aux coups de feu, ni aux ordres du porte-voix. Elle ne fait pas davantage attention à Ernie Calvert quand il arrive par le côté du bâtiment, sa salopette verte battant ses genoux pendant qu’il court. « Passez par-derrière ! crie-t-il. Pas besoin de tout casser, vous pouvez passer par-derrière, c’est ouvert ! »

Mais la foule n’a qu’un but, forcer les portes et entrer. Elle frappe les battants marqués ENTRÉE et SORTIE, au-dessus d’une annonce : LES MEILLEURS PRIX TOUS LES JOURS. Les battants résistent, tout d’abord, puis la serrure lâche sous le poids combiné des assaillants. Ceux du premier rang sont écrasés contre la porte et blessés ; on compte des côtes cassées, une cheville foulée, deux bras fracturés.

Toby Whelan lève de nouveau le porte-voix, puis se résigne à le reposer, avec un soin exquis, sur le capot de la voiture dans laquelle il est arrivé avec Rupert. Il ramasse sa casquette d’adjoint, en chasse la poussière et la remet. Lui et Rupert s’approchent du magasin mais s’arrêtent au bout de quelques pas, impuissants. Linda et Marty Arsenault les rejoignent. Linda aperçoit Marta et la ramène vers le petit groupe des policiers.

« Qu’est-ce qui s’est passé ? demande Marta, sonnée. On m’a frappée ? J’ai la joue toute brûlante. Qui s’occupe de Judy et Janelle ?

— C’est ta sœur qui les a prises ce matin, lui rappelle Linda en la serrant dans ses bras. Ne t’inquiète pas.

— Cora ?

— Non, Wendy. »

Cora, la sœur aînée de Marta, habite à Seattle depuis des années. Linda se demande si Marta n’a pas subi un traumatisme. Elle pense que le Dr Haskell devrait l’examiner, puis elle se rappelle que le Dr Haskell se trouve soit à la morgue de l’hôpital, soit dans le salon funéraire des frères Bowie. Et que Rusty est tout seul, à présent, alors que la journée va être terrible.

Carter porte plus qu’il ne traîne Georgia jusqu’à l’unité 2. Elle pousse toujours ces cris étranges de sifflet à orignal. Mel Searles a repris en partie conscience mais reste dans le brouillard. Frankie le conduit jusqu’à Linda, Marta et les autres flics. Mel essaie de relever la tête, elle retombe sur sa poitrine. Le sang coule de sa plaie au front et sa chemise en est imbibée.

Les gens s’engouffrent dans le supermarché. Ils courent le long des allées, poussant des chariots ou s’emparant des paniers empilés à côté des sacs de charbon de bois (OFFREZ-VOUS UN BARBECUE D’AUTOMNE ! propose l’affiche). Manuel Ortega, l’ouvrier agricole d’Alden Dinsmore, et son vieil ami Dave Douglas vont tout droit vers les caisses, se mettent à taper sur le bouton PAS D’ACHAT, et quand le tiroir s’ouvre, s’emparent des billets et s’en bourrent les poches en riant comme des fous.

Le supermarché est à présent plein de monde ; on croirait la période des soldes. Au rayon des produits congelés, deux femmes se disputent une pâtisserie (Pepperidge Farm Lemon Cake) dont il ne reste qu’un exemplaire. Au rayon charcuterie, un homme en frappe un autre avec une saucisse polonaise en lui disant d’en laisser pour les autres, bon Dieu ! L’accapareur de charcuterie se retourne et balance son poing dans le nez du brandisseur de saucisse. Ils ne tardent pas à rouler sur le sol, et les coups pleuvent.

D’autres bagarres éclatent. Rance Conroy (propriétaire et seul employé de Conroy’s Western Maine Electrical Service & Supplies « sourire est notre spécialité ») frappe Brendan Ellerbee, professeur de sciences à la retraite de l’université du Maine, quand Ellerbee barbote sous son nez le dernier grand sac de sucre. Ellerbee tombe au sol, mais reste agrippé au sac de dix livres de Domino et, lorsque Conroy se penche pour le lui arracher, il le frappe en pleine figure avec, grognant : « Tiens, prends ça ! » Le sac de sucre n’y résiste pas et un nuage blanc poudreux se répand sur Rance Conroy. L’électricien retombe contre une étagère, le visage aussi blanc que celui d’un mime, hurlant qu’il ne voit plus rien, qu’il est aveugle. Carla Venziano, son bébé écarquillant les yeux depuis le porte-bébé dans son dos, repousse Henrietta Clavard du présentoir de Texmati Rice. Le petit Stevens adore le riz, il adore aussi jouer avec les sachets vides, et Carla a bien l’intention d’en prendre le plus possible. Henrietta, qui a fêté son quatre-vingt-quatrième anniversaire en janvier dernier, s’étale sur les chairs noueuses et tendineuses qui furent autrefois ses fesses. Lissa Jamieson donne une bourrade à Will Freeman (le concessionnaire Toyota qui ne porte pas Rennie dans son cœur) pour avoir accès au dernier poulet du congélateur. Mais avant qu’elle ait pu s’en saisir, une adolescente portant un T-shirt PUNK RAGE s’en empare, tire la langue à Lissa et s’esquive gaiement.

Puis il y a un grand bruit de verre brisé, suivi de cris de joie majoritairement masculins, mais pas seulement. Les bières au frais sous clef sont devenues accessibles. De nombreux « clients » ayant sans doute dans l’idée de s’offrir un chouette BARBECUE D’AUTOMNE se précipitent dans cette direction. Ils n’entonnent plus : « Ou-vrez ÇA ! » mais : « Des bières ! des bières ! des bières ! »

D’autres poussent jusque dans les réserves du sous-sol et de l’arrière-boutique. Bientôt, hommes comme femmes récupèrent du vin par cubis ou caisses complètes. Certains transportent des cartons de bibine sur la tête, tels les porteurs indigènes dans un vieux film de jungle.

Julia, dont les chaussures font crisser les débris de verre, continue à mitrailler à tout-va.

Dehors, ce qui reste des flics de la ville se regroupe ; Jackie Wettington et Henry Morrison ont même quitté, par consentement mutuel, leur poste devant le Gas & Grocery. Ils rejoignent leurs camarades en un petit attroupement inquiet, sur un côté du magasin, et se contentent de regarder. Jackie voit le visage désolé de Linda Everett et la prend dans ses bras. Ernie Calvert se joint à eux, s’écriant, « C’est tellement inutile ! Si complètement inutile ! » Des larmes coulent sur ses joues rebondies.

« Qu’est-ce qu’on fait, maintenant ? » demande Linda, la joue appuyée à l’épaule de Jackie. Marta se tient à côté d’elles, bouche bée devant la vision qu’offre le magasin, appuyant sa paume contre le bleu en train de se colorer, de s’élargir et d’enfler sur sa joue. Du Food City leur parviennent des hurlements, des rires, quelques cris de douleur. Des objets volent ; Linda voit un rouleau de papier-toilette se dérouler et décrire un arc, comme un serpentin de fête, au-dessus de l’allée des produits ménagers.

« Je n’en sais tout simplement rien, ma chérie », répond Jackie.

11

Anson s’empara de la liste de commissions de Rose et fonça dans le supermarché avant que sa patronne eût le temps de le retenir. Rose resta hésitante, à côté de la fourgonnette du restaurant, ouvrant et fermant les mains, se demandant si elle devait ou non le suivre. Elle venait à peine de décider de rester lorsque quelqu’un passa un bras autour de ses épaules. Elle sursauta, tourna la tête et vit Barbie. Son soulagement fut tellement profond qu’elle sentit ses genoux sur le point de la trahir. Elle agrippa le bras de son cuistot, en partie pour se réconforter, mais surtout pour ne pas s’évanouir.

Barbie souriait, mais d’un sourire sans humour. « Alors, ma grande, on s’amuse bien ?

— Je ne sais pas quoi faire, répondit-elle. Anson vient d’entrer… tout le monde vient d’entrer… et les flics restent dans leur coin.

— Ils n’ont sans doute pas envie de prendre encore des coups, ils ont eu leur dose. On ne peut pas leur en vouloir. Tout ça a été bien planifié et parfaitement exécuté.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Laisse tomber. Veux-tu essayer d’arrêter tout cette affaire avant qu’elle ne dégénère ?

— Comment ? »

Il brandit le porte-voix qu’il avait pris là où Toby Whelan l’avait laissé, sur le capot d’une des voitures de police. Lorsqu’il voulut le lui donner, Rose eut un mouvement de recul et porta les mains à sa poitrine. « Fais-le toi, Barbie.

— Non. C’est toi qui les fais manger depuis des années, c’est toi qu’ils connaissent, c’est toi qu’ils écouteront. »

Elle prit le porte-voix, hésitant encore. « Je ne sais pas ce que je pourrais leur dire. Je ne vois vraiment pas ce qui pourrait les arrêter. Toby Whelan a déjà essayé. Ils n’y ont même pas fait attention.

— Toby a voulu donner des ordres, observa Barbie. Donner des ordres à une foule d’excités, c’est donner des ordres à une fourmilière.

— Oui, mais je ne sais toujours pas…

— Je vais te le dire. »

Barbie avait répondu avec calme, et ce calme fut communicatif. Il s’interrompit, le temps de faire signe à Linda Everett. Elle s’approcha avec Jackie, les deux femmes se tenant mutuellement par la taille.

« Pouvez-vous prendre contact avec votre mari ? demanda-t-il à Linda.

— Si son portable est branché, oui.

— Dites-lui de venir ici — avec l’ambulance, si possible. S’il ne répond pas au téléphone, prenez une voiture de police et foncez à l’hôpital.

— Mais il a ses patients…

— Ici aussi il a des patients. Simplement, il ne le sait pas. » Barbie montra Ginny Tomlinson, à présent adossée au mur de parpaings du supermarché, appuyant la main contre sa joue en sang. Gina Buffalino et Harriet Bigelow se tenaient accroupies de chaque côté de l’infirmière-chef, mais lorsque Gina voulut étancher le sang qui coulait du nez radicalement déplacé de Ginny avec un mouchoir roulé en boule, cette dernière cria de douleur et détourna la tête. « À commencer par l’une des deux seules infirmières confirmées restantes, si je ne m’abuse.

— Mais comment comptez-vous vous y prendre, vous ? demanda Linda en prenant le téléphone à sa ceinture.

— Rose et moi allons les arrêter. N’est-ce pas, Rose ? »

12

Rose s’immobilisa de l’autre côté des portes, hypnotisée par le chaos qui régnait devant elle. L’odeur piquante du vinaigre emplissait l’air, mélangée à des arômes de saumure et de bière. De la moutarde et du ketchup, rappelant un dégueulis trop coloré, maculait le linoléum de l’allée 3. Un nuage de sucre glace mélangé à de la farine s’élevait au-dessus de l’allée 5. Les pillards poussaient leur chariot au milieu et beaucoup toussaient et s’essuyaient les yeux. Certains chariots dérapaient sur une dune de haricots secs éparpillés.

« Bouge pas d’ici », dit Barbie à Rose, bien que celle-ci ne fît pas mine de s’avancer davantage. Elle restait plantée, comme hypnotisée, le porte-voix serrée contre sa poitrine.

Barbie trouva Julia qui prenait des photos des caisses. « Laissez tomber et suivez-moi, lui dit-il.

— Non, je dois continuer, il n’y a personne d’autre. Je ne sais pas où est passé Pete Freeman, mais…

— On n’a pas à photographier ça, on a à l’arrêter. Avant que quelque chose de bien pire n’arrive. »

Il lui désigna Fern Bowie qui passait, tenant un panier débordant d’une main et une bière de l’autre. Il avait le front ouvert et du sang lui coulait sur la figure, mais dans l’ensemble, Fern semblait tout à fait satisfait.

« Comment ça ? »

Il l’amena jusqu’à Rose. « Prête, Rose ? En piste !

— Je… euh…

— Rappelle-toi bien. Sereine. N’essaie pas de les arrêter. Il faut seulement faire baisser la température. »

Rose prit une profonde inspiration, puis porta le porte-voix à sa bouche. « SALUT TOUT LE MONDE, C’EST ROSE TWITCHELL, DU SWEETBRIAR ROSE. »

On lui en sera éternellement reconnaissant : elle donnait l’impression d’être sereine. Les gens regardèrent autour d’eux en entendant sa voix — non pas parce que le ton était pressant mais, comme Barbie le savait, justement parce qu’il ne l’était pas. Il avait déjà vu ça à Bagdad, à Tikrit, à Falludjah. La plupart du temps après l’explosion d’une bombe dans un endroit public plein de monde, quand arrivait la police et les renforts militaires. « S’IL VOUS PLAÎT, FINISSEZ VOS COURSES AUSSI VITE ET AUSSI CALMEMENT QUE POSSIBLE. »

À ces mots quelques personnes partirent d’un petit rire, puis regardèrent autour d’elles comme si elles se réveillaient. Dans l’allée 7, Carla Venziano, rouge de honte, aida Henrietta Clavard à se remettre debout. Il y a bien assez de Texmati pour nous deux, pensa Carla. Qu’est-ce qui m’a pris, au nom du Ciel ?

Barbie adressa un hochement de tête à Rose et articula en silence : café. Au loin, il entendit le doux hululement d’une ambulance qui approchait.

« QUAND VOUS AUREZ TERMINÉ, VENEZ PRENDRE UN CAFÉ AU SWEETBRIAR. IL EST TOUT FRAIS ET C’EST LA TOURNÉE DE LA MAISON. »

Quelques personnes applaudirent. Un petit rigolo lança : « Hé, pourquoi du café ? On a des bières ! » Des rires et des cris saluèrent cette saillie.

Julia tira sur la manche de Barbie. Elle fronçait les sourcils d’une manière que Barbie trouva très républicaine. « Ils ne font pas des courses, ils volent !

— Qu’est-ce que vous préférez ? Préparer un éditorial ou les faire sortir avant que quelqu’un soit tué pour du café Blue Mountain ? » rétorqua-t-il.

Elle prit le temps de réfléchir et hocha la tête, son froncement de sourcils faisant place au sourire tourné vers l’intérieur qu’il commençait à beaucoup aimer. « Un point pour vous, colonel », dit-elle.

Barbie se tourna vers Rose, fit un geste de relance et elle reprit le porte-voix. Il accompagna alors les deux femmes le long des allées, en commençant par celles qui avaient été le plus dépouillées (charcuterie et produits laitiers), mais en restant aux aguets, au cas où ils tomberaient sur quelqu’un de très remonté voulant s’interposer. Il n’y eut personne. Rose prenait confiance en elle et les choses se calmaient dans le magasin. Les gens partaient. Beaucoup poussaient des chariots qui débordaient de produits pillés, mais Barbie préférait y voir un bon signe. Plus vite les lieux seraient vidés, mieux cela vaudrait. Et peu importait la quantité de merdes qu’ils emportaient… l’astuce avait consisté à les traiter non pas en voleurs mais en clients. Rendez à quelqu’un son amour-propre et, la plupart du temps — pas tout le temps, mais souvent —, vous lui rendez sa capacité à penser avec au moins un minimum de clarté.

Anson Wheeler les rejoignit, poussant un chariot plein de produits alimentaires divers. Il avait l’air d’avoir un peu honte et il saignait du bras. « On m’a balancé un pot d’olives, expliqua-t-il. J’ai l’impression d’être un sandwich italien. »

Rose confia le porte-voix à Julia, qui se mit à diffuser le même message du même ton d’hôtesse de l’air : finissez vos courses, chers clients, et sortez calmement.

« On ne peut pas prendre ces trucs, dit Rose avec un geste vers le Caddie.

— Mais nous en avons besoin, Rosie », lui fit observer Anson. Sur un ton d’excuse, certes, mais il tenait bon. « Vraiment besoin.

— Alors on va laisser de l’argent. Si personne ne nous a piqué le porte-monnaie. Je l’ai oublié dans la fourgonnette.

— Hum… J’ai bien peur que ce soit pas un bon plan. Il y a des types qui ont piqué l’argent dans les caisses. »

Il avait vu lesquels, mais il ne voulait pas les nommer. Pas devant la rédac’chef du journal local.

Rose fut horrifiée. « Mais qu’est-ce qui nous arrive ? Au nom du Ciel, qu’est-ce qui nous arrive ?

— Je ne sais pas », répondit Anson.

Dehors, l’ambulance venait d’arriver et son hululement diminua progressivement pour se transformer en bourdonnement. Une minute ou deux plus tard, tandis que Barbie, Rose et Julia arpentaient encore les allées avec le porte-voix et que la foule se dispersait, une voix s’éleva derrière eux. « Ça suffit. Donnez-moi ça. »

Barbie ne fut pas surpris de voir le patron de la police lui-même, le chef Randolph, tiré à quatre épingles dans son uniforme. Voilà qu’il débarquait, comme les carabiniers, juste après la bagarre. Pile-poil.

Rose avait repris le porte-voix et célébrait les vertus d’un café gratuit dans son restaurant. Randolph le lui arracha des mains et se mit aussitôt à donner des ordres et à émettre des menaces.

« PARTEZ TOUT DE SUITE ! C’EST LE CHEF RANDOLPH QUI VOUS PARLE ET QUI VOUS DONNE L’ORDRE DE PARTIR IMMÉDIATEMENT ! LAISSEZ CE QUE VOUS AVEZ PRIS ET SORTEZ IMMÉDIATEMENT ! SI VOUS ABANDONNEZ CE QUE VOUS AVEZ PRIS, VOUS POURREZ PEUT-ÊTRE ÉVITER L’INCULPATION ! »

Rose regarda Barbie, consternée. Il haussa les épaules. Ça n’avait plus d’importance. La frénésie qui s’était emparée de la foule était retombée. Les flics encore en état de marcher — y compris Carter Thibodeau, boitillant mais debout — commencèrent à pousser les gens vers la sortie. Certains « clients », qui refusaient de lâcher leurs paniers pleins à craquer, furent frappés et jetés à terre et Frank DeLesseps renversa un Caddie bien rempli. Son expression était dure et coléreuse, son visage blême.

« Vous n’allez pas retenir ces gosses ? demanda Julia à Randolph.

— Non, Ms Shumway, répondit le chef de la police. Ces gens sont des pillards et traités comme tels.

— Et c’est la faute à qui ? Qui donc a fait fermer le supermarché ?

— Sortez de mon chemin. J’ai du boulot.

— Quel dommage que vous n’ayez pas été là quand tout a commencé », fit remarquer Barbie.

Randolph le regarda. D’une manière glaciale mais satisfaite. Un compte à rebours avait commencé quelque part. Barbie le savait, Randolph aussi. L’alarme allait bientôt retentir. S’il n’y avait eu le Dôme, il aurait pu s’enfuir. Mais bien entendu, si le Dôme n’avait pas été là, rien de tout cela ne serait arrivé.

Vers la sortie, Mel Searles essayait de reprendre son panier bien garni à Al Timmons. Comme Al ne se laissait pas faire, Mel le lui arracha… puis donna une bourrade au vieil homme. Celui-ci tomba, cria de douleur et de honte, outré. Randolph rit. Trois éclats de rire brefs, sans joie. Barbie pensa qu’il entendait ce qu’allait rapidement devenir la situation de Chester’s Mill si le Dôme ne disparaissait pas.

« Venez, mesdames, dit-il. Fichons le camp d’ici. »

13

Rusty et Twitch étaient occupés à aligner les blessés, environ une douzaine, le long du mur du supermarché lorsque Barbie, Rose et Julia sortirent. Anson se tenait près de la fourgonnette du Sweetbriar, appuyant une compresse de papier absorbant contre son bras en sang.

Rusty affichait une mine sévère, mais son expression se détendit un peu lorsqu’il vit Barbie. « Hé, l’ami, tu es avec moi ce matin. En fait, tu es même mon nouvel infirmier qualifié.

— Tu surestimes dangereusement mes capacités », répondit Barbie, qui alla néanmoins le rejoindre.

Linda Everett passa en courant devant Barbie et se jeta dans les bras de son mari. Il la serra un bref instant contre lui. « Je peux t’aider, chéri ? » demanda-t-elle. Mais c’était Ginny qu’elle regardait, horrifiée. Ginny vit son expression et ferma les yeux, l’air épuisé.

« Non, répondit Rusty. Fais ce que tu as à faire. J’ai Gina et Harriet, et je viens d’engager l’infirmier Barbara.

« Je ferai de mon mieux », dit Barbie, manquant de peu d’ajouter : jusqu’à ce que je sois arrêté, bien entendu.

« Tu t’en sortiras très bien. » Puis, à voix plus basse, l’assistant enchaîna : « Gina et Harriet sont pleines de bonne volonté, mais en dehors de donner des pilules et de poser un pansement adhésif, elles ne sont pas bonnes à grand-chose. »

Linda se pencha sur Ginny. « Je suis absolument désolée, dit-elle.

— Je survivrai », répondit Ginny, mais elle n’ouvrit pas les yeux.

Linda donna un baiser à son mari, lui adressa un regard inquiet et alla rejoindre Jackie Wettington qui se tenait un peu plus loin, carnet de notes à la main, prenant la déposition d’Ernie Calvert. À plusieurs reprises, Ernie s’essuya les yeux pendant qu’il parlait.

Rusty et Barbie travaillèrent côte à côte pendant plus d’une heure, tandis que les flics tendaient leur cordon jaune autour du supermarché. À un moment donné, Andy Sanders vint se rendre compte en personne de l’étendue des dégâts, émettant de petits tss-tss-tss et secouant la tête. Barbie l’entendit qui demandait si le monde n’était pas devenu fou, pour que de simples citoyens se comportent de cette façon. Il serra aussi la main du chef Randolph et lui déclara qu’il faisait un boulot d’enfer.

Un boulot d’enfer.

14

Quand vous sentez le truc, il n’y a pas de foutus temps morts. La bagarre est permanente. Les mauvais coups du sort se transforment en jackpot. On n’en éprouve pas de gratitude (émotion réservée aux chochottes et aux éternels perdants, de l’avis de Jim Rennie), car on estime que ces choses vous sont dues. Sentir le truc, c’est comme être sur un tapis volant et on se doit (toujours de l’avis de Big Jim) de rester impérial en le chevauchant.

S’il n’était pas sorti de la grande baraque prétentieuse de la famille Rennie, sur Mill Street, à l’heure précise où il en était sorti — mais un peu avant ou un peu après —, il aurait pu traiter Brenda Perkins de manière entièrement différente. Mais voilà, il était sorti juste au bon moment. Typique de ce qui arrivait quand on sentait le truc : les défenses s’effondraient et on fonçait par l’ouverture magique qui venait de se créer, les deux doigts dans le nez.

C’était le slogan répété Ou-vrez ÇA ! Ou-vrez ÇA ! qui l’avait fait sortir de son bureau où il prenait des notes en vue de ce qu’il avait prévu d’appeler l’« administration du désastre »… administration dont le guilleret et souriant Andy Sanders serait le titulaire officiel et Jim Rennie l’éminence grise.Tant que c’est pas cassé, on répare pas, telle était la règle numéro 1 dans le guide pratique du parfait politicien de Big Jim, et avoir Andy en première ligne opérait comme un charme. La plupart des gens, à Chester’s Mill, savait que le premier conseiller était un imbécile, mais peu importait. On pouvait faire et refaire le coup aux gens parce que quatre-vingt-dix-huit pour cent d’entre eux étaient encore plus crétins. Et même si Big Jim n’avait jamais préparé de campagne politique de cette ampleur — il ne s’agissait de rien de moins que d’établir une dictature municipale —, il ne doutait pas qu’elle réussirait.

Il n’avait pas inclus Brenda Perkins dans sa liste de sources de complications possibles, mais peu importait. Quand on sentait le truc, les sources de complications avaient une façon bien à elles de disparaître. Ce que l’on acceptait aussi comme un dû.

Il s’avança à pied jusqu’à l’angle de Mill et Main Street, soit une distance d’une centaine de pas à peine, son gros ventre se balançant placidement devant lui. La place principale était directement en face de lui. Un peu plus loin, vers le bas de la colline, il y avait l’hôtel de ville et le poste de police, séparés par la petite place du monument aux morts.

Il ne voyait pas le Food City d’où il était, mais il avait toute la partie commerçante de Main Street en perspective. C’est alors qu’il aperçut Julia Shumway. Elle sortait d’un pas pressé du bureau duDemocrat, un appareil photo à la main. Elle partit au petit trot en direction du tumulte, essayant de passer la courroie de l’appareil sur son épaule tout en courant. Big Jim l’observa. C’était marrant, vraiment, de voir à quel point elle était anxieuse d’aller assister au dernier désastre.

Et ça devint encore plus marrant. Elle s’arrêta soudain, fit demi-tour et repartit dans l’autre sens, toujours courant ; elle essaya la poignée du bureau, constata qu’elle s’ouvrait et la ferma à clef. Puis elle repartit, plus pressée et anxieuse que jamais de voir ses amis et ses voisins perdre les pédales.

Elle commence à comprendre pour la première fois que lorsque la bête est sortie de la cage, elle peut mordre n’importe qui, n’importe où, pensa Big Jim. Mais ne t’en fais pas, Julia, je m’occuperai de toi, comme je l’ai toujours fait. Il faudra peut-être que tu la mettes en veilleuse dans ton casse-pieds de torchon, mais n’est-ce pas un bien petit prix à payer pour ta sécurité ?

Bien sûr que si. Et si elle s’entêtait…

« Parfois, il arrive des trucs », dit Big Jim. Il se tenait au coin de la rue, mains dans les poches, souriant. Et quand il entendit les premiers cris… puis le bruit du verre brisé… les coups de feu… son sourire s’agrandit. Il arrive des trucs n’était pas exactement l’expression qu’avait employée Junior, mais elle était assez proche de…

Son sourire se transforma en froncement de sourcils lorsqu’il repéra Brenda Perkins. La plupart des gens qu’il apercevait sur Main Street se dirigeaient vers le Food City pour voir à quoi rimait tout ce tapage, mais Brenda, elle, remontait Main Street. Peut-être même avait-elle l’intention de pousser jusqu’à la maison Rennie… ce qui ne présageait rien de bon.

Qu’est-ce qu’elle pourrait bien me vouloir, ce matin ? qu’est-ce qui pourrait être si important qu’elle en néglige une émeute au supermarché local ?

Il était parfaitement possible que cela fût la dernière chose que Brenda eût à l’esprit, mais le radar de Big Jim émettait ses bips tandis qu’il la surveillait attentivement.

Brenda et Julia étaient sur des trottoirs opposés. Julia essayait de courir tout en remontant la courroie de son appareil photo. Brenda étudiait la masse rouge inélégante du Burpee’s, le « Grand Magasin » de Chester’s Mill. Un sac à commissions en toile lui battait le genou.

Une fois à la hauteur du Burpee’s, Brenda essaya la porte, qu’elle trouva fermée. Elle recula de quelques pas et regarda à droite et à gauche, comme font les gens se heurtant à un obstacle inattendu les obligeant à changer de plan, et qui se demandent ce qu’ils doivent faire. Elle aurait encore pu voir Julia Shumway si elle s’était retournée, mais elle ne le fit pas. Brenda regarda donc à droite et à gauche, puis de l’autre côté de Main Street, vers les bureaux duDemocrat.

Après un dernier coup d’œil au Burpee’s, elle traversa la rue et essaya la porte duDemocrat, qu’elle trouva évidemment fermée — Big Jim avait vu Julia donner un tour de clef. Brenda insista, secouant même la poignée. Elle frappa. Tenta de regarder à l’intérieur. Puis elle recula, mains sur les hanches, le sac pendant à son poignet. Quand elle reprit son chemin sur Main Street — d’un pas plus lent, ne regardant plus autour d’elle —, Big Jim battit en retraite jusqu’à chez lui d’un pas vif. Il ignorait pourquoi il n’avait pas envie d’être vu en train d’observer Brenda Perkins… mais il fallait qu’il sache. On n’avait plus qu’à agir par instinct quand onsentait le truc. C’était la beauté de la chose.

Ce qu’il savait, en revanche, était que si Brenda venait frapper à sa porte, il serait prêt à la recevoir. Peu importait ce qu’elle voulait.

15

Barbie lui avait demandé d’apporter le dossier papier, dès le lendemain matin, à Julia Shumway. Mais les bureaux duDemocrat étaient fermés. Julia devait très certainement se trouver au supermarché où régnait elle ne savait quelle pagaille, ainsi que Pete Freeman et Tony Guay, probablement.

Du coup, que devait-elle faire du dossier ? S’il y avait eu une boîte aux lettres, elle aurait pu y glisser l’enveloppe de papier kraft — mais il n’y en avait pas.

Brenda arriva à la conclusion que, soit elle essayait de trouver Julia au supermarché, soit elle retournait chez elle en attendant que les choses se calment et que Julia revienne dans ses bureaux. N’étant pas dans un état d’esprit particulièrement logique, aucune des deux solutions ne lui plaisait. D’un côté, elle n’avait pas envie de se retrouver au milieu de ce qui ressemblait de plus en plus à une émeute à grande échelle. De l’autre…

Oui, c’était clairement la meilleure solution. La solution intelligente. Tout vient à point à qui sait attendre n’avait-il pas été l’un des proverbes favoris de Howie ?

Si ce n’est qu’attendre n’avait jamais été le fort de Brenda. Et sa mère, elle aussi, avait eu un proverbe qu’elle aimait bien : Ne remettez pas au lendemain ce que vous pouvez faire le jour même. C’était ce qu’elle avait envie de faire maintenant. Se confronter à lui, l’écouter raconter n’importe quoi, nier, se justifier — puis lui donner le choix : démissionner en faveur de Dale Barbara, sinon ses faits et gestes criminels apparaîtraient dans The Democrat. Cette confrontation avait tout de la potion amère pour elle, et quand on doit prendre une potion amère, autant l’avaler aussi vite que possible puis se rincer la bouche. Elle avait dans l’idée de se rincer la sienne avec un double bourbon et elle n’attendrait même pas midi pour cela.

Sauf que…

N’y allez pas seule. Barbie lui avait aussi dit cela. Et quand il lui avait demandé en qui d’autre elle avait confiance, elle avait répondu : Romeo Burpee. Mais Burpee aussi avait fermé boutique. Qu’est-ce qui lui restait ?

La question était de savoir si Big Jim oserait ou non s’en prendre physiquement à elle ; Brenda pensait que la réponse était non. Elle se croyait à l’abri d’une agression physique de la part de Big Jim, en dépit des inquiétudes que nourrissait Barbie — des inquiétudes qui étaient, au moins en partie, très certainement la conséquence de son expérience de soldat. Terrible erreur de calcul de sa part, mais erreur compréhensible ; elle n’était pas la seule à s’accrocher encore à l’idée que le monde n’avait pas changé depuis le jour où le Dôme était tombé.

16

Ce qui ne résolvait toujours pas le problème du dossier VADOR.

Si Brenda avait davantage peur de la langue acérée de Big Jim que de ses poings, elle aurait été folle de se présenter à son domicile avec le dossier encore en sa possession. Il pouvait le lui arracher, même si elle lui disait que ce n’était qu’une copie. De ça, elle ne le croyait pas incapable.

À mi-chemin de Town Common Hill, elle arriva à Prestile Street en coupant par le parc. La première maison de la rue était celle des McCain. La suivante, celle d’Andrea Grinnell. Et Andrea avait beau subir la domination des deux hommes du conseil municipal, Brenda savait qu’elle n’aimait pas Big Jim. Assez bizarrement, c’était plutôt devant Andy Sanders qu’Andrea avait tendance à se faire toute petite ; pourtant, qu’on puisse prendre le premier conseiller au sérieux dépassait l’entendement de Brenda.

Il a peut-être une certaine emprise sur elle, fit la voix de Howie dans sa tête.

Brenda faillit éclater de rire. C’était ridicule. L’important, en ce qui concernait Andrea, était qu’elle s’était appelée Twitchell avant d’épouser Tommy Grinnell et que les Twitchell étaient réputés coriaces, même les plus timides. Brenda se dit qu’elle pouvait laisser l’enveloppe contenant le dossier VADOR chez Andrea… si du moins la maison n’était pas fermée et vide. Elle ne le pensait pas : il lui semblait avoir entendu dire qu’Andrea était couchée chez elle avec la grippe.

Brenda traversa Main Street, répétant ce qu’elle allait lui dire : Pouvez-vous garder ces documents pour moi ? Je reviens d’ici une demi-heure. Si jamais je ne reviens pas, confiez-les à Julia Shumway, au journal. Et veillez bien à ce que Dale Barbara soit au courant.

Et si Andrea lui demandait ce que c’était que ce mystère, Brenda serait franche avec elle. Apprendre que Brenda Perkins avait la ferme intention d’arracher sa démission à Jim Rennie lui ferait plus de bien qu’une double de dose de Theraflu.

En dépit de son désir d’en terminer au plus vite avec cette désagréable corvée, elle s’arrêta un moment devant la maison des McCain. Elle paraissait inoccupée, ce qui n’avait en soi rien d’étonnant, car de nombreuses familles n’étaient pas sur le territoire du Dôme quand celui-ci s’était mis en place. Il y avait autre chose. Une faible odeur, pour commencer, comme s’il s’y trouvait de la nourriture avariée. Tout d’un coup, la journée lui parut plus chaude, l’air plus étouffant, et les bruits de ce qui se passait au Food City plus lointains. Puis elle comprit à quoi cela tenait : elle avait l’impression d’être épiée. Elle resta là, se disant que ces fenêtres aux stores baissés ressemblaient à des yeux fermés. Mais pas complètement. Des yeux qui épiaient.

Arrête un peu, ma grande. Tu as autre chose à faire.

Elle poussa jusqu’à la maison d’Andrea, s’arrêtant toutefois pour regarder par-dessus son épaule. Elle ne vit qu’une maison aux stores baissés qui macérait, morose, au milieu de la puanteur douceâtre d’aliments en décomposition. Seule la viande sentait aussi rapidement mauvais. Le congélateur de Henry et LaDonna avait dû être bien plein, pensa-t-elle.

17

C’était Junior qui observait Brenda, Junior à genoux, Junior en sous-vêtements, tandis que ça cognait et frappait dans sa tête. Il la regardait depuis le séjour, derrière l’un des stores baissés. Quand elle fut partie, il retourna dans l’arrière-cuisine. Il devrait bientôt renoncer à ses petites copines, il le savait, mais pour le moment il voulait les garder. Et rester plongé dans l’obscurité. Il désirait même sentir la puanteur que dégageaient leurs chairs en train de noircir.

N’importe quoi, n’importe quoi qui puisse le soulager de son féroce mal de tête.

18

Après avoir donné trois tours stridents à la sonnette démodée en forme de timbre d’hôtel, Brenda se résigna finalement à rentrer chez elle. Elle se détournait déjà lorsqu’elle entendit des pas traînants, lents, approcher de la porte, et elle commença à afficher un petit sourire Bonjour voisine sur son visage. Sourire qui se pétrifia lorsqu’elle vit Andrea — les joues pâles, des cercles noirs autour des yeux, les cheveux en désordre, resserrant la ceinture de sa robe de chambre sur son pyjama. Et la maison sentait, elle aussi — non pas la viande en décomposition, mais le vomi.

Le sourire d’Andrea était aussi pâlot que l’étaient son front et ses joues. « Je sais de quoi j’ai l’air, dit-elle d’une voix complètement éraillée. Il vaut mieux que je ne t’invite pas à entrer. Je suis sur la bonne pente, mais il se peut que je sois encore contagieuse.

— As-tu vu le Dr Has… » Non, évidemment. Le Dr Haskell était mort. « As-tu vu Rusty Everett ?

— Oui, bien sûr. Je vais me remettre rapidement, paraît-il.

— Tu transpires.

— J’ai encore un peu de fièvre, mais c’est presque fini. En quoi puis-je te rendre service, Brenda ? »

Brenda faillit dire en rien, ne voulant pas charger d’une telle responsabilité une femme aussi manifestement souffrante, mais Andrea dit alors quelque chose qui changea le cours des choses. Les grands évènements avancent souvent à coups de petits détails.

« Je suis tellement désolée pour Howie. Je l’aimais vraiment beaucoup.

— Merci, Andrea. » Et pas seulement pour la sympathie que tu exprimes, mais pour l’avoir appelé Howie et non pas Duke.

Pour Brenda, il avait toujours été Howie, son cher Howie, et le dossier VADOR était son dernier travail. Probablement son travail le plus important. Brenda décida soudain qu’il était temps de passer à l’action, sans plus tarder. Elle plongea la main dans son sac à commissions et en retira l’enveloppe de papier kraft qui portait dessus le nom de Julia en gros caractères. « Peux-tu conserver ces documents pour moi, Andrea ? Juste pour un petit moment ? J’ai une course à faire et je ne veux pas les garder avec moi. »

Brenda aurait répondu à toutes les questions qu’aurait pu lui poser Andrea, mais apparemment aucune ne lui vint à l’esprit. Elle se contenta de prendre la volumineuse enveloppe avec une sorte de courtoisie distraite. Et c’était très bien. Autant de temps de gagné. De plus, Andrea ne se trouverait pas impliquée dans l’affaire, et cela pourrait lui épargner des conséquences politiques, par la suite.

« Bien volontiers, dit-elle. Et maintenant, si tu veux m’excuser… Je crois que je ferais mieux de m’allonger… mais pas pour dormir ! ajouta-t-elle comme si Brenda avait soulevé une objection. Je t’entendrai quand tu reviendras.

— Merci. As-tu pensé à prendre des jus de fruits ?

— J’en bois des litres. Prends tout ton temps, ma chère — je vais garder ton enveloppe. »

Brenda s’apprêtait à la remercier de nouveau, mais le troisième conseiller refermait déjà la porte.

19

L’estomac d’Andrea avait commencé à se soulever vers la fin de son entretien avec Brenda. Elle avait lutté contre la nausée, mais c’était un combat qu’elle savait perdu d’avance. Elle avait répondu n’importe quoi à propos des jus de fruits, dit à Brenda de prendre son temps puis avait refermé la porte au nez de la pauvre femme pour courir jusqu’à sa salle de bains puante, tandis que des bruits gutturaux remontaient du fond de sa gorge.

Il y avait, à côté du canapé du séjour, une table d’angle sur laquelle elle jeta l’enveloppe de papier kraft plus ou moins à l’aveuglette, lorsqu’elle passa au pas de course à côté. L’enveloppe glissa sur la surface polie de la table et tomba de l’autre côté, dans l’espace sombre de l’angle du mur.

Andrea réussit à atteindre la salle de bains, mais pas les toilettes… ce qui n’était pas plus mal ; elles étaient pratiquement pleines du magma stagnant et puant qu’avait rejeté son corps au cours de l’interminable nuit qu’elle avait passée. Elle se pencha sur le lavabo, vomissant et crachant avec des spasmes qui lui donnèrent l’impression que bientôt son œsophage allait se détacher et atterrir, encore chaud et agité de pulsations, sur la porcelaine maculée de dégueulis.

Ce qui n’arriva pas, bien sûr, mais le monde devint gris devant ses yeux, basculant au loin sur des talons hauts, devenant plus petit et de moins en moins tangible, cependant qu’elle vacillait sur place en essayant de ne pas s’évanouir. Quand elle se sentit un petit peu mieux, elle revint à pas lents par le couloir, marchant sur des jambes caoutchouteuses, faisant courir sa main sur le mur lambrissé pour garder l’équilibre. Elle frissonnait et s’entendait claquer des dents, bruit horrible qu’elle avait l’impression de percevoir non pas avec ses oreilles, mais avec le fond de ses yeux.

Elle n’envisagea même pas de gagner sa chambre au premier ; au lieu de cela, elle se rendit sous le porche fermé de moustiquaires, à l’arrière de la maison. Il aurait dû faire trop froid pour y être bien, fin octobre, mais le temps était encore chaud et humide. Elle se laissa tomber plutôt qu’elle ne s’allongea sur la vieille chaise longue et ne résista plus, enveloppée d’une odeur de moisi qui avait quelque chose de réconfortant.

Je vais me lever dans une minute. Prendre la dernière bouteille d’eau minérale du frigo et m’enlever ce goût ignoble de la bouche.

Puis ses pensées se délitèrent. Elle tomba dans un sommeil profond dont même les tressaillements de ses pieds et de ses mains ne purent la tirer. Elle fit beaucoup de rêves. Dans l’un d’eux, des gens fuyaient un incendie terrible, toussant et pris de spasmes, à la recherche d’air encore frais et respirable. Dans un autre, Brenda Perkins se présentait à sa porte et lui donnait une enveloppe. Quand Andrea l’avait ouverte, il en était sorti un flot de pilules roses d’OxyContin qui paraissait ne jamais vouloir tarir. Le temps qu’elle s’éveille, c’était le soir et il ne lui restait rien de tous ces rêves.

Pas même le souvenir de la visite de Brenda Perkins.

20

« Venez dans mon bureau, dit Big Jim d’un ton joyeux. À moins que vous ne préfériez boire quelque chose avant ? J’ai du Coca, mais j’ai bien peur qu’il ne soit tiède. Le générateur s’est arrêté hier au soir. Plus de propane.

— J’imagine que vous savez très bien où vous en procurer », dit-elle.

Il souleva les sourcils, interrogatif.

« Cette méthamphétamine que vous fabriquez, expliqua-t-elle d’un ton patient, si j’ai bien compris, en me fondant sur les notes de Howie, c’est par bacs entiers que vous la faisiez chauffer. Des quantités qui donnent le tournis, pour reprendre son expression. Pour ça, il vous a fallu beaucoup de propane. »

Maintenant qu’elle était lancée, découvrit-elle, ses appréhensions avaient disparu. Elle prenait même un certain plaisir froid à voir des couleurs monter aux joues puis au front du deuxième conseiller.

« Je ne vois vraiment pas de quoi vous parlez. Sans doute votre chagrin… » Il soupira. « Entrez. Nous allons discuter de ça et je vais vous rassurer. »

Elle sourit. Qu’elle pût seulement sourire fut une sorte de révélation et l’aida à mieux imaginer Howie qui l’observait — l’observait d’ailleurs. Lui disant aussi de faire attention. Un conseil qu’elle avait bien l’intention de suivre.

Sur la pelouse, devant la maison de Rennie, deux fauteuils Adirondack étaient abandonnés au milieu des feuilles mortes. « Cela me va très bien ici, dit Brenda.

— Je préfère parler affaires à l’intérieur.

— Et vous retrouver avec votre photo en première page duDemocrat ? Parce que je peux toujours arranger ça. »

Il grimaça comme si elle l’avait frappé et, un bref instant, elle lut de la haine dans ses petits yeux porcins profondément enfoncés dans leurs orbites. « Duke ne m’a jamais aimé et je suppose qu’il est normal que ses sentiments se soient communiqués à…

— Il s’appelait Howie ! »

Big Jim leva les mains en l’air comme pour dire qu’il y avait des femmes avec lesquelles on ne pouvait discuter et la conduisit jusqu’aux deux fauteuils tournés vers Mill Street.

Brenda Perkins parla pendant presque une demi-heure, de plus en plus froide, de plus en plus en colère. Le labo de méthadone avec Andy Sanders et — presque certainement — Lester Coggins comme associés muets. La taille démesurée de l’entreprise. Son emplacement probable. Les intermédiaires à qui on avait promis l’immunité en échange de leurs informations. L’itinéraire suivi par l’argent. Comment l’affaire avait pris de telles proportions que le pharmacien local n’avait pu continuer à fournir les ingrédients sans mettre leur sécurité en danger, les obligeant à les faire venir de l’extérieur du pays.

« Les produits arrivaient en ville dans des camions marqué Gideon Bible Society[32], reprit Brenda. Vraiment trop fort, d’après Howie. »

Big Jim, immobile, regardait en direction de la rue résidentielle silencieuse. Brenda sentait la colère et la haine mijoter en lui. Comme de la chaleur qui serait montée d’un plat sortant du four.

« Vous n’avez aucune preuve, finit-il par dire.

— L’important, ce n’est pas que le dossier de Howie paraisse dans The Democrat. Ce n’est pas une procédure légale. Mais s’il y a quelqu’un qui peut comprendre ce genre de manipulation, c’est bien vous. »

Il agita une main. « Oh, je suis sûre que vous détenez un dossier, dit-il, mais mon nom n’apparaît nulle part.

— Nulle part ? Il figure en bonne place sur les documents de Town Ventures. » Big Jim vacilla dans son siège comme si elle venait de lui porter un violent coup de poing à la tempe. « Town Ventures, société dont le siège social est à Carson City dans le Nevada. De là, l’argent suit une piste qu’on peut remonter jusqu’à Chongqing, la capitale des produits pharmaceutiques en Chine. (Elle sourit.) Vous vous êtes cru intelligent, hein ? Tellement intelligent…

— Où est ce dossier ?

— J’en ai laissé une copie chez Julia ce matin. »

Mêler Andrea à cette affaire était la dernière chose qu’elle souhaitait faire. Et croire les documents entre les mains de la journaliste le forcerait à battre en retraite beaucoup plus vite. Sinon, il pourrait s’imaginer que lui ou Andy Sanders seraient capables de museler Andrea.

« Il y a d’autres copies ?

— D’après vous ? »

Il resta quelques instants songeur. « J’ai laissé la ville complètement en dehors de ça. »

Brenda ne répondit rien.

« C’était pour le bien de la ville.

— Vous avez tellement fait pour la ville, Jim. Nous avons des égouts qui datent des années 1960, l’étang est une mare puante, le quartier des affaires est moribond… » Elle était assise bien droite, à présent, agrippée aux bras du fauteuil de bois. « Vous n’êtes qu’une ordure d’asticot dans une merde. Et bien-pensant, avec ça.

— Qu’est-ce que vous voulez ? »

Il regardait droit devant lui, vers la rue vide. Une veine battait à sa tempe.

« Que vous annonciez votre démission. Barbie prendra la direction des affaires, selon le vœu du Président…

— Je ne démissionnerai jamais pour laisser la place à ce cueilleur de coton. » Il se tourna pour la regarder. Il souriait. Un sourire terrifiant. « Vous n’avez rien laissé à Julia, parce que Julia est au supermarché pour assister à la bagarre pour la nourriture. Vous avez peut-être le dossier de Duke sous clef quelque part, mais vous n’avez laissé de copie à personne. Vous avez essayé d’en laisser une à Romeo, puis à Julia, puis vous êtes venue ici. Je vous ai vue remonter Town Common Hill.

— Non, je l’ai donné à quelqu’un », dit-elle. Et si elle lui révélait à qui ? Ce serait un mauvais coup pour Andrea. Elle commença à se lever. « Vous avez eu votre chance. Je m’en vais, maintenant.

— La deuxième erreur que vous avez commise a été de penser que vous seriez en sécurité en étant visible de la rue. Une rue déserte. »

Il avait parlé d’une voix presque douce et, quand il lui toucha le bras, elle se retourna pour le regarder. Il la prit par la tête. Et tordit.

Brenda Perkins entendit un craquement sec, semblable à celui d’une branche qui casse sous le poids de la glace, et s’engouffra à la suite du bruit dans une profonde obscurité, essayant de crier le nom de son mari.

21

Big Jim entra dans la maison et prit l’une des casquettes publicitaires Jim Rennie’s Used Cars dans le placard de l’entrée. Et des gants. Puis il alla chercher une citrouille dans l’arrière-cuisine. Brenda était toujours dans son fauteuil Adirondack, le menton sur la poitrine. Il regarda autour de lui. Personne. Le monde lui appartenait. Il mit la casquette sur la tête de Brenda, très bas sur le front, lui passa les gants et posa la citrouille sur ses genoux. Voilà qui ira parfaitement bien, songea-t-il, jusqu’à ce que Junior revienne et l’ajoute à la liste de la boucherie de Dale Barbara. En attendant, elle ne sera qu’un mannequin de Halloween de plus.

Il vérifia ce qu’il y avait dans son sac à commissions. Il contenait son portefeuille, un peigne et un livre de poche. Parfait. Tout cela serait très bien au sous-sol, à côté de la chaudière éteinte.

Il la laissa, la casquette enfoncée sur la tête, la citrouille sur les genoux, et alla ranger le sac en attendant que son fils arrive.

Загрузка...