Le pire, c’est qu’on n’a pas encore vu le pire

1

De tout cela Rusty Everett garderait le souvenir d’une grande confusion. La seule image d’une absolue clarté serait celle du pasteur Coggins avec son torse nu, à la peau blanche comme un ventre de poisson, et ses côtes saillantes et décharnées.

Barbie, en revanche — peut-être parce que le colonel Cox lui avait fait de nouveau endosser sa tenue d’enquêteur —, vit tout. Et son souvenir le plus précis, par la suite, ne fut pas Coggins torse nu, mais Melvin Searles pointant un doigt vers lui et inclinant légèrement la tête de côté : on n’en a pas fini avec toi, Beau Gosse.

Ce dont tous les autres se souvenaient — ce qui leur fit saisir la situation réelle de Chester’s Mill comme rien n’aurait sans doute pu le faire — c’étaient les cris du père qui tenait son enfant pissant le sang dans ses bras et ceux de la mère hurlant : « Il va bien, Alden ? IL VA BIEN ? » tandis qu’elle trimbalait ses vingt kilos de trop jusque sur les lieux.

Barbie vit Rusty Everett s’ouvrir un chemin au milieu du cercle qui se rassemblait autour du garçon et rejoindre les deux hommes agenouillés, Alden et Lester. Alden tenait son fils dans ses bras sous le regard du pasteur Coggins, mâchoire pendante comme un portail sur des gonds disjoints. La femme de Rusty était juste derrière lui. Rusty se mit à genoux entre Alden et Lester et essaya de décoller les mains du garçon, qui les avait de nouveau portées à son visage. Alden — ce qui ne surprit pas Barbie — lui balança un coup de poing. Le nez de Rusty se mit à couler.

« Non ! Laissez-le l’aider ! » cria la femme de l’assistant médical.

Linda, pensa Barbie. Elle s’appelle Linda, et elle est flic.

« Non, Alden ! Non ! » Linda posa une main sur l’épaule du fermier et celui-ci se tourna, apparemment prêt à la frapper, elle aussi. Il n’y avait plus rien d’humain dans son visage ; on aurait dit un animal protégeant son petit. Barbie s’avança pour intercepter le poing si le fermier passait à l’acte, puis il eut une meilleure idée.

« C’est un médecin ! cria-t-il en se penchant vers Alden pour essayer de lui cacher Linda. Un médecin ! Un méde… »

Barbie se sentit brutalement tiré en arrière par le col de son T-shirt, puis obligé de pivoter. Il eut tout juste le temps de reconnaître Mel Searles (l’un des potes de Junior) et de remarquer sa chemise bleue et son badge. Ça ne pouvait pas être pire, eut-il le temps de songer mais, comme pour lui prouver qu’il se trompait, Searles lui donna un coup de poing en pleine figure, exactement comme il l’avait fait l’autre soir, dans le parking du Dipper’s. Il rata le nez de Barbie — sa cible, très certainement — mais lui écrasa les lèvres contre les dents.

Searles brandit son poing pour recommencer mais Jackie Wettington — binôme bien malgré elle de Mel ce jour-là — l’attrapa par le bras. « Ne faites pas ça ! Officier,ne faites pas ça ! »

Un instant, on put tout craindre. Puis deux personnes — Ollie Dinsmore, suivi de près par sa mère en larmes, haletante — passèrent entre eux, bousculant Searles au passage.

Le flic abaissa le poing. « Très bien. Mais t’es sur une scène de crime, trouduc. Scène d’enquête de la police, tout ce que tu voudras. »

Barbie essuya sa bouche en sang d’un revers de main et pensa : Le pire n’est pas arrivé. Le pire, c’est qu’on n’a pas encore vu le pire.

2

La seule chose que Rusty entendit fut Barbie criant médecin.

« Je suis l’assistant médical, Mr Dinsmore. Rusty Everett. Vous me connaissez. Laissez-moi examiner votre fils.

— Laisse-le, Alden ! cria Shelley. Laisse-le s’occuper de Rory ! »

Le fermier relâcha sa prise sur le garçon qui se balançait d’avant en arrière sur les genoux, son blue-jean imbibé de sang. Rory se cachait toujours la figure de ses mains. Rusty les lui prit — doucement, tout doucement — et les abaissa. Il avait espéré que ce ne serait pas aussi grave qu’il le craignait, mais l’orbite était à vif, vide et pissait le sang. Et le cerveau, derrière cette orbite, avait subi de sérieux dégâts. La seule nouveauté était la manière dont son œil restant, tourné vers le ciel, sans expression, s’exorbitait vers le néant.

Rusty voulut enlever son T-shirt, mais le pasteur lui tendait déjà sa chemise. Le torse en sueur de Coggins, sa poitrine décharnée et livide, son dos strié de cicatrices rouges.

« Non, dit Rusty, il faut la déchirer. En faire des lanières. »

Un instant, Lester le regarda sans comprendre. Puis il déchira sa chemise par le milieu. Le reste du contingent de police venait d’arriver pendant ce temps, et certains des vrais flics — Henry Morrison, George Frederick, Jackie Wettington et Freddy Denton — criaient aux nouvelles recrues de faire reculer la foule, de ménager un peu d’espace. Les nouveaux s’exécutèrent, et avec enthousiasme. Certains des badauds furent renversés, y compris la célèbre tortionnaire de Bratz, Samantha Bushey, qui se retrouva le cul par terre. Sammy portait Little Walter à l’indienne, dans son dos, et la mère et le fils se mirent à hurler. Junior Rennie l’enjamba sans même un regard et agrippa Shelley Dinsmore ; il s’apprêtait à l’obliger à se relever lorsque Freddy Denton intervint :

« Non, Junior, non ! C’est la mère du gosse ! Laisse-la !

Brutalités policières ! » hurla Sammy affalée dans l’herbe. Brutalités polic… »

Georgia Roux, la dernière reçue dans ce qui était maintenant l’effectif de Peter Randolph, arriva avec Carter Thibodeau (qui lui tenait la main, en plus). Georgia appuya une botte contre l’un des seins de Sammy — ce n’était pas tout à fait un coup de pied — et dit : « La ferme, sale gouine. »

Junior lâcha la mère de Rory et alla rejoindre Mel, Carter et Georgia. Tous trois regardaient Barbie. Junior joignit sa paire d’yeux à celle des autres, l’air de penser que le cuistot était une foutue épine dans le pied qui n’arrêtait pas de se replanter. Il se dit que Baaarbie ferait très bien dans une cellule, celle à côté de Sam le Poivrot, par exemple. Junior pensait aussi que son destin avait toujours été de devenir flic ; rien ne l’avait jamais aussi bien soulagé de ses maux de tête.

Rusty prit la moitié de la chemise déchirée de Lester et la déchira à nouveau. Il roula le lambeau en boule et commença à le poser sur la plaie béante, puis changea d’idée et la tendit au père. « Tenez-le contre… »

Les mots purent à peine sortir de sa bouche qu’il avait pleine de sang à cause de son nez écrasé. Il retint la boule gluante, détourna la tête et cracha un glaviot à moitié coagulé dans l’herbe avant de recommencer : « Tenez ça contre la plaie, papa, et appuyez bien. L’autre main sur la nuque, et pressez. »

En état de sidération mais plein de bonne volonté, Alden Dinsmore obtempéra. Le tampon improvisé se teinta aussitôt de rouge, mais l’homme paraissait néanmoins plus calme. Faire quelque chose l’aidait. C’était en général le cas.

Rusty lança le morceau de chemise restant à Lester. « Encore ! » dit-il. Et le pasteur se mit à déchirer la chemise en lambeaux plus petits. Rusty enleva la main de Dinsmore pour retirer le premier tampon, à présent complètement imbibé de sang et inutile. Shelley Dinsmore hurla quand elle vit l’orbite vide de son fils. « Oh, mon petit ! Mon p’tit gars ! »

Peter Randolph arriva alors au petit trot, soufflant comme un phoque. Il n’en avait pas moins distancé Big Jim qui — soucieux de ménager son palpitant de seconde catégorie — remontait au pas la pente herbeuse en suivant le large tracé créé par la foule. Il pensait au sac d’embrouilles qu’était devenue la situation. Ce genre de rassemblement devrait à l’avenir faire l’objet d’une autorisation — c’était trop tard pour aujourd’hui. Et s’il avait son mot à dire (il l’avait ; il l’avait toujours), les permis seraient difficiles à obtenir.

« Fais-moi reculer encore ces gens ! » cracha Randolph à Morrison. Et comme ce dernier se tournait pour s’exécuter, il ajouta : « Reculez, tout le monde ! Donnez-leur de l’air ! »

Morrison hurla à son tour : « Officiers, tous en ligne ! Repoussez-les ! S’il y en a qui résistent, les menottes ! »

La foule commença à battre lentement en retraite. Barbie s’attarda. « Mr Everett… Rusty… avez-vous besoin d’aide ? Ça ira ?

— Ça ira », répondit Rusty.

Et son visage dit à Barbie tout ce qu’il avait besoin de savoir : l’assistant allait bien, il n’avait qu’un nez en sang. Le gosse, lui, n’allait pas bien du tout, et n’irait plus jamais bien, même s’il s’en sortait. Rusty posa un nouveau tampon sur l’orbite sanguinolente du gamin et remit la main du père dessus. « La nuque. Appuyez fort. Fort. »

Barbie commença à reculer, mais Rory, à ce moment-là, se mit à parler.

3

« C’est Halloween. Vous ne pouvez pas… on ne peut pas… »

Rusty, qui roulait un nouveau morceau de chemise en boule pour en faire une compresse, resta pétrifié. Il se retrouva soudain dans la chambre de sa fille, entendant Janelle crier, C’est la faute de la Grande Citrouille !

Il regarda Linda. Elle avait entendu, elle aussi. Elle ouvrait de grands yeux dans un visage qui avait perdu toutes ses couleurs.

« Linda ! aboya Rusty. Ton talkie-walkie ! Appelle l’hôpital ! Dis à Twitchell de prendre l’ambulance…

Le feu ! » hurla Rory Dinsmore d’une voix suraiguë, tremblante. Lester le regardait comme Moïse avait sans doute dû regarder le Buisson ardent. « Le feu ! Le bus est en feu ! Tout le monde crie ! Faites gaffe à Halloween ! »

Le silence s’était fait dans la foule qui écoutait le garçon délirer. Big Jim lui-même l’entendit alors qu’il rejoignait l’attroupement et commençait à se frayer un chemin au milieu.

« Linda ! hurla Rusty, ton talkie-walkie ! On a besoin de l’ambulance ! »

Elle sursauta et décrocha le talkie-walkie de sa ceinture.

Rory tomba tête la première dans l’herbe, secoué par des spasmes.

« Qu’est-ce qui lui arrive ? » (Le père.)

— Oh Seigneur Jésus, il va mourir ! » (La mère.)

Rusty retourna le corps agité de tremblements et de secousses (essayant de ne pas penser à sa fille, ce faisant, mais c’était bien entendu impossible) et lui redressa le menton pour dégager les voies aériennes.

« Allez, papa, dit Rusty. Ne me laissez pas tomber maintenant. Appuyez sur la nuque. Compression de la plaie. Il faut arrêter l’hémorragie. »

La compression risquait d’enfoncer encore plus le fragment qui avait emporté l’œil du gamin, mais Rusty s’en occuperait plus tard. À condition, bien entendu, que le gosse ne meure pas avant, là, dans l’herbe.

De tout près — et pourtant de si loin —, l’un des soldats finit par dire quelque chose. Il avait à peine vingt ans et paraissait terrifié et désolé. « On a essayé de l’arrêter. Il ne nous a pas écoutés. Nous ne pouvions rien faire. »

Pete Freeman, son Nikon pendant contre son genou au bout de sa lanière, adressa un sourire plein d’une singulière amertume au jeune guerrier. « Je crois que nous le savons. Et si nous ne le savions pas avant, maintenant on en est sûrs. »

4

Avant que Barbie ait le temps de se fondre dans la foule, Mel Searles l’avait empoigné par le bras.

« Lâchez-moi », dit Barbie d’un ton calme.

Searles montra les dents — sa façon de sourire. « Dans tes rêves, branleur. » Puis il éleva la voix : « Chef, hé, chef ! »

Peter Randolph se tourna d’un geste impatient vers lui, sourcils froncés.

« Ce type s’est interposé pendant que j’essayais de sécuriser la scène. Je peux l’arrêter ? »

Randolph ouvrit la bouche, peut-être pour dire ne me fais pas perdre mon temps. Puis il regarda autour de lui. Jim Rennie avait finalement rejoint le petit groupe qui entourait Rusty Everett. Rennie eut pour Barbie le regard d’un reptile qu’on vient de réveiller sur sa pierre, puis il se tourna vers Randolph et hocha légèrement la tête.

Mel s’en aperçut. Son sourire s’élargit. « Jackie ? Officier Wettington, je veux dire. Je peux t’emprunter une paire de menottes ? »

Junior et le reste des auxiliaires souriaient aussi. C’était mieux que de regarder le gosse qui pissait le sang, beaucoup mieux que de rembarrer des chanteurs d’hymnes tarés et des excités porteurs de panneaux. « Remboursé avec tous les intérêts, Baaarbie », dit Junior.

Jackie Wettington paraissait mal à l’aise. « Pete — chef, je veux dire —, je crois que ce type ne faisait qu’essayer d… »

Randolph la coupa :

« Mets-lui les menottes. On verra plus tard ce qu’il essayait de faire ou pas. En attendant, je veux qu’on ferme tout ce cirque. Vous vous êtes bien amusés et voyez ce qui est arrivé ! Et maintenant, rentrez chez vous ! »

Jackie détachait une paire de menottes en plastique de sa ceinture (elle n’avait aucune intention de les confier à Mel Searles, elle les passerait elle-même à Barbie) lorsque Julia Shumway éleva la voix. Elle se tenait juste derrière Randolph et Big Jim (en fait, Big Jim l’avait même bousculée pour arriver sur le lieu où se déroulait l’action).

« Je m’abstiendrais de faire ça, chef Randolph, à moins que vouliez voir le département de police de Chester’s Mill épinglé en première page duDemocrat. » Elle arborait son sourire de Joconde. « Alors que vous venez juste de prendre vos fonctions.

— De quoi vous parlez ? » demanda Randolph.

Son froncement de sourcils s’était accentué et son visage offrait une série de plis du plus mauvais effet.

Julia brandit son appareil photo — une version un peu plus ancienne de celui de Peter Freeman. « J’ai un bon nombre de photos de Mr Barbara venant à l’aide de Rusty Everett pour s’occuper de l’enfant blessé, deux ou trois de l’officier Searles éjectant Mr Barbara sans la moindre raison valable… et une de l’officier Searles donnant un coup de poing à Mr Barbara. Également sans la moindre raison valable. Je ne suis pas une très grande photographe, mais celle-là est particulièrement réussie. Voulez-vous la voir, chef Randolph ? Vous pouvez ; il s’agit d’un appareil numérique. »

L’admiration que Barbie éprouvait déjà pour Julia ne fit qu’augmenter, parce qu’il était à peu près sûr qu’elle bluffait. Si elle avait bien pris des photos, pourquoi tenait-elle encore le cache dans sa main gauche, comme si elle venait juste de l’enlever ?

« Elle ment, chef, protesta Mel. Il a essayé de me frapper. Demandez à Junior.

— Je crois que mes photos montreront que le jeune Mr Rennie était occupé à contrôler la foule et vous tournait le dos quand vous avez frappé Mr Barbara », répliqua Julia.

Randolph la foudroyait du regard. « Je pourrais saisir cet appareil, dit-il. En tant que preuve matérielle.

— Vous le pourriez certainement, admit-elle d’un ton joyeux, et Pete Freeman vous immortaliserait en train de le faire. Après quoi, vous pourriez prendre aussi l’appareil de Pete… mais toutes les personnes présentes ici en seraient témoins.

— De quel côté êtes-vous dans cette affaire, Julia ? » intervint Big Jim.

Il arborait son sourire féroce — le sourire du requin sur le point d’arracher une bonne bouchée de quelque fesse rebondie de nageur. Julia lui rendit sourire pour sourire, ses yeux aussi innocents et candides que ceux d’une enfant.

« Pourquoi, il y aurait des côtés, James ? Mis à part ici et (elle montra les soldats) là-bas ? »

Big Jim hésita, lèvres maintenant tournées vers le bas, un sourire à l’envers. Puis il eut un geste dégoûté de la main en direction de Randolph.

« Je crois que nous allons laisser tomber, Mr Barbara, dit Randolph. Il y a eu de la confusion dans le feu de l’action.

— Merci », répondit Barbie.

Jackie prit par le bras son jeune collègue à la figure cramoisie. « Venez, officier Searles. Cette affaire est terminée. Faisons dégager le secteur. »

Searles l’accompagna, mais non sans se tourner auparavant vers Barbie, un doigt braqué sur lui, tête renversée en arrière : On n’en a pas fini avec toi, Beau Gosse.

Toby Manning et Jack Evans, les assistants de Burpee, firent alors leur apparition avec une civière improvisée, fabriquée à l’aide de deux poteaux de tente et de la toile. Romeo ouvrit la bouche, sur le point de leur demander pour qui ils se prenaient, puis la referma. Les festivités venaient d’être annulées, de toute façon, alors à quoi bon s’énerver ?

5

Ceux qui avaient des voitures rembarquèrent. Et tout le monde voulut partir en même temps.

Prévisible, pensa Joe McClatchey, parfaitement prévisible.

Le gros de l’effectif de police s’escrima pour réduire l’embouteillage, mais même les trois gosses (Joe se tenait avec Benny Drake et Norrie Calvert) se rendaient très bien compte que la nouvelle brigade, bien que numériquement reconstituée, n’avait aucune idée de ce qu’elle faisait. Les imprécations et les jurons fusaient dans l’air calme à la température estivale (« Hé, tu peux pas reculer ta saloperie de quatre-quatre ? »). En dépit de la pagaille, personne ne paraissait songer à klaxonner. La plupart des gens étaient probablement trop accablés pour ça.

Benny prit la parole : « Regarde-moi ces crétins. Combien de litres d’essence ils vont brûler ? Qu’est-ce qu’ils croient ? Que nos réserves sont inépuisables ?

— Très juste », dit Norrie.

La gamine était du genre garçon manqué, une petite bagarreuse de province, les cheveux en brosse sur le devant et longs derrière, pour l’heure pâle comme un linge et qui paraissait effrayée. Elle prit la main de Benny. Le cœur de Joe l’Épouvantail se brisa, puis se remit instantanément à battre quand elle prit aussi la sienne.

« Tiens, voilà le type qui a failli être arrêté », dit Benny avec un geste de sa main libre. Barbie et la femme du journal traversaient le champ en compagnie de plusieurs dizaines d’autres personnes qui marchaient toutes en direction du parking improvisé, certaines traînant derrière elles des panneaux, l’air démoralisé.

« Miss Journal n’a pas pris une seule photo, vous savez ? dit Joe l’Épouvantail. J’étais juste à côté d’elle. Rusée, la dame.

— Ouais, dit Benny, mais je ne voudrais pas être à la place du type. Tant que cette connerie ne sera pas terminée, les flics pourront faire à peu près tout ce qu’ils voudront. »

Exact, se dit Joe. D’autant que les nouveaux flics n’étaient pas des personnages particulièrement sympathiques. Junior Rennie, par exemple. L’histoire de l’arrestation de Sam le Poivrot avait déjà fait le tour du patelin.

« Qu’est-ce que tu veux dire ? demanda Norrie à Benny.

— Rien de spécial pour le moment. C’est encore tranquille. » Il réfléchit deux secondes. « Relativement tranquille. Mais si ça continue… tu te rappelles, dans Sa Majesté des mouches ? »

Ils l’avaient lu tous les trois pour leur cours d’anglais.

Benny récita : « “Tuez le cochon. Tranchez-lui la gorge. Écrabouillez-le.” Les gens appellent les flics des cochons, mais je vais vous dire ce que je pense, moi. Je pense que les flics trouvent des cochons, quand la merde devient sérieuse. Peut-être parce qu’ils ont peur aussi. »

Norrie Calvert fondit en larmes. Joe l’Épouvantail passa un bras autour des épaules de la gamine. Il le fit avec prudence, comme si ce simple geste pouvait les faire exploser tous les deux, mais elle se tourna vers lui et enfouit son visage contre le T-shirt de Joe, le serrant dans ses bras. Ou plutôt avec un bras, vu qu’elle tenait toujours la main de Benny. Joe songea qu’il n’avait jamais rien senti de plus bizarrement excitant de toute sa vie que les larmes de Norrie mouillant son T-shirt. Par-dessus la tête de l’adolescente, il adressa un regard de reproche à Benny.

« Désolé, ma vieille, dit Benny en tapotant le dos de Norrie. T’en fais pas.

— Il n’avait plus d’œil ! » gémit-elle, ses mots assourdis par la poitrine de Joe. Elle le lâcha. « Ce n’est plus drôle du tout. Ce n’est pas drôle.

— Non, répondit Joe comme s’il venait de découvrir une grande vérité. Ce n’est pas drôle.

— Regardez », dit Benny.

L’ambulance arrivait. Twitchell cahotait dans le champ de Dinsmore, son gyrophare lançant des éclairs rouges. Sa sœur — la propriétaire du Sweetbriar Rose — marchait devant lui pour lui faire éviter les trous les plus profonds. Une ambulance dans un champ de foin, sous un ciel d’octobre éclatant : c’était la touche finale.

Soudain, Joe l’Épouvantail n’eut plus envie de protester. Mais il n’avait pas vraiment envie, non plus, de rentrer chez lui.

À cet instant, la chose qu’il désirait le plus au monde était de sortir de la ville.

6

Julia se glissa derrière son volant mais ne lança pas le moteur ; ils allaient devoir patienter un bon moment, inutile de gaspiller l’essence. Elle se pencha devant Barbie, ouvrit la boîte à gants et en sortit un vieux paquet de cigarettes. « Réserve pour les cas d’urgence, lui dit-elle d’un ton d’excuse. Vous en voulez une ? »

Il secoua la tête.

« Si ça vous gêne, je peux attendre. »

Il secoua à nouveau la tête. Elle alluma une cigarette et souffla la fumée par la fenêtre ouverte. Il faisait encore tiède — une véritable journée d’été indien, pas de doute —, mais ça n’allait pas durer. Encore une ou deux semaines et le mauvais temps allait arriver, comme disaient les anciens. Ou peut-être pas, pensa-t-elle. Qui diable pourrait le dire ? Si le Dôme restait en place, il ne faisait pas de doute que les météorologues allaient se perdre en conjectures sur le climat qu’il allait faire à l’intérieur — oui, et alors ? Les grands manitous de la chaîne météo n’étaient même pas fichus de prédire le trajet d’une tempête de neige et, de l’avis de Julia, il ne fallait pas leur faire davantage confiance qu’aux petits génies politiques qui passaient la journée à délirer à la table aux foutaises du Sweetbriar Rose.

« Merci d’avoir parlé pour moi, là-bas. Vous m’avez sauvé la mise.

— Flash infos, mon chou — votre mise est toujours sur le tapis. Qu’est-ce que vous allez faire, la prochaine fois ? Demander à votre copain Cox d’appeler l’ACLU[14] ? Votre cas pourrait les intéresser, mais j’ai bien peur que personne ne puisse rendre visite à Chester’s Mill avant un bon moment.

— Ne soyez pas aussi pessimiste. Le Dôme peut être entraîné jusqu’à la mer cette nuit. Ou juste disparaître, comme ça. Nous n’en savons rien.

— Cause toujours. C’est un coup du gouvernement — ou d’un gouvernement — et je vous parie que votre colonel Cox le sait. »

Barbie garda le silence. Il avait cru Cox, lorsqu’il lui avait dit que les États-Unis n’étaient pas responsables du Dôme. Non pas parce que Cox était spécialement digne de confiance, mais parce que Barbie estimait que les États-Unis n’avaient tout simplement pas la technologie. Ni qu’aucun autre pays ne l’avait, d’ailleurs. Mais qu’en savait-il ? Son dernier boulot, dans l’armée, avait consisté à menacer des Irakiens apeurés. En leur collant parfois un revolver sur la tempe.

Frankie DeLesseps, l’ami de Junior, était sur la Route 119 et aidait à régler la circulation. Il portait une chemise d’uniforme bleue par-dessus des jeans — sans doute n’y avait-il eu aucun pantalon à sa taille au poste. C’est qu’il était grand, l’abruti. Et, observa Julia avec un mauvais pressentiment, il portait une arme de poing à la hanche. Plus petite que les Glock réglementaires de la police de Chester’s Mill, sans doute une arme personnelle, mais c’était un pistolet, point final.

« Qu’est-ce que vous allez faire, si les Jeunesses hitlériennes s’en prennent à vous ? demanda-t-elle avec un coup de menton en direction de Frankie. Vous pourrez gueuler tant que vous voudrez aux brutalités policières, s’ils vous fichent en cabane et décident de terminer ce qu’ils ont commencé. Il n’y a que deux avocats en ville. Le premier est sénile et l’autre roule au volant d’une bagnole que Jim Rennie lui a vendue à un prix d’ami. C’est du moins ce qu’on m’a dit.

— Je peux me défendre tout seul.

— Ooooh, macho.

— Et votre journal, où en êtes-vous ? Je croyais qu’il était prêt quand je suis parti, hier au soir.

— Techniquement parlant, vous êtes parti ce matin. Et oui, il est prêt. Pete, moi et quelques amis allons faire en sorte qu’il soit distribué. Simplement, je n’ai pas jugé utile de me lancer alors que la ville était aux trois quarts vide. Volontaire pour participer à la distribution ?

— Je ne demanderais pas mieux, mais je vais avoir des millions de sandwichs à préparer. On ne va servir que des repas froids au restaurant, ce soir.

— Je passerai peut-être. »

Elle jeta sa cigarette, dont elle n’avait fumé que la moitié, par la fenêtre. Puis, après un moment de réflexion, elle descendit et l’écrasa. Provoquer un feu de prairie ici, voilà qui ne serait pas très malin, sans parler des voitures de pompiers en rade à Castle Rock.

« J’ai fait un détour par la maison du chef Perkins avant de venir ici, dit-elle en remontant derrière le volant. Sauf qu’il n’y a plus que Brenda, à présent.

— Comment va-t-elle ?

— C’est affreux. Mais lorsque je lui ai expliqué que vous vouliez la voir et que c’était important — et sans même que je lui dise de quoi il s’agissait — elle a accepté. Il vaudrait sans doute mieux vous y rendre après la tombée de la nuit. Je suppose que votre ami est impatient…

— Arrêtez de l’appeler mon ami. Cox n’est pas mon ami. »

En silence, ils regardèrent les infirmiers qui chargeaient le blessé à l’arrière de l’ambulance. Les soldats regardaient, eux aussi. Ils contrevenaient probablement aux ordres, et Julia, du coup, leur en voulut un peu moins. L’ambulance recommença à cahoter dans le champ, son gyrophare jetant toujours des éclairs.

« C’est terrible », dit-elle d’une petite voix.

Barbie passa un bras autour de ses épaules. Elle se crispa un instant, puis se laissa aller. Regardant droit devant elle, c’est-à-dire vers l’ambulance qui s’avançait dans une voie dégagée au milieu de la Route 119, elle dit : « Et s’ils me font fermer, mon ami ? Et si Rennie et la police qui est à sa botte décidaient de me faire fermer boutique ?

— Non, ça n’arrivera pas », répondit Barbie.

Mais il se posait la question. Si cela se prolongeait assez longtemps, chaque journée à Chester’s Mill allait devenir le Jour du Tout-peut-arriver.

« Il y avait quelque chose d’autre qui la tracassait, reprit Julia Shumway.

— Mrs Perkins ?

— Oui. Notre conversation a été très étrange à plus d’un titre.

— Elle porte le deuil de son mari, lui fit remarquer Barbie. Le chagrin rend les gens étranges. J’ai dit bonjour à Jack Evans — il a perdu sa femme hier, à cause du Dôme — et il m’a regardé comme s’il ne me connaissait pas, alors que je lui sers mon célèbre meatloaf du mercredi depuis le printemps dernier.

— J’ai connu Brenda Perkins alors qu’elle s’appelait encore Brenda Morse, dit Julia. Cela fait presque quarante ans. J’ai cru qu’elle allait me dire ce qui la troublait… mais elle ne l’a pas fait. »

Barbie désigna la route. « Je crois qu’on peut y aller, maintenant. »

Le téléphone de Julia joua sa petite musique au moment où elle lançait le moteur. Dans sa précipitation, elle faillit laisser tomber son sac. Elle écouta, puis tendit l’appareil à Barbie avec un sourire ironique. « C’est pour vous, patron. »

C’était Cox et, Cox avait quelque chose à lui dire. Beaucoup de choses, en réalité. Barbie l’interrompit le temps de lui raconter ce qui était arrivé au gamin actuellement en route pour l’hôpital, mais soit l’histoire de Rory Dinsmore était sans rapport avec ce que le colonel avait à dire, soit il n’avait pas envie qu’elle le soit. Il écouta poliment, puis reprit où il en était. Quand il eut terminé, il posa à Barbie une question qui aurait été un ordre, si Barbie avait encore porté l’uniforme et été placé sous son commandement.

« Monsieur, je comprends ce que vous me demandez, mais vous n’avez pas idée de… je crois que vous diriez de la situation politique, ici. Ni du petit rôle que j’y joue. J’ai eu quelques ennuis avant l’affaire du Dôme et…

— Nous savons tout ça, le coupa Cox. Une altercation avec le fils du deuxième conseiller et quelques-uns de ses amis. Vous avez failli être arrêté, d’après ce que je vois dans mon dossier. »

Un dossier. À présent, il a un dossier. Dieu nous vienne en aide.

« Vous êtes bien renseigné, d’accord, mais permettez-moi de compléter. Votre dossier. Un, le chef de la police qui a fait que jen’ai pas été arrêté est mort sur la Route 119, pas loin de l’endroit dont je vous parle, en fait… »

Au loin, dans un monde dans lequel il ne pouvait se rendre, Barbie entendit un bruissement de papiers. Il eut soudain l’impression qu’il aurait aimé étrangler le colonel James Cox de ses propres mains, simplement parce que le colonel James Cox, s’il en avait envie, pouvait aller faire un tour au MacDo n’importe quand alors que lui, Dale Barbara, ne le pouvait pas.

« De ça aussi nous sommes au courant, dit Cox. Un problème de pacemaker.

— Et de deux, enchaîna Barbie, le nouveau chef, qui est copain comme cochon avec le deuxième conseiller, l’homme qui détient en réalité le pouvoir ici, a engagé de nouveaux adjoints. Et ces adjoints sont les types qui ont essayé de m’arracher la tête, dans le parking de la boîte de nuit locale.

« Vous allez devoir surmonter ces obstacles, n’est-ce pas, colonel ?

— Pourquoi m’appelez-vous colonel ? C’est vous, le colonel.

— Félicitations, répondit Cox. Non seulement vous vous trouvez de nouveau engagé sous les drapeaux de votre pays, mais vous avez eu droit à une promotion éclair stupéfiante.

— Non ! » protesta Barbie. Julia le regardait avec une certaine inquiétude, mais il en avait à peine conscience. « Non, j’en veux pas !

— Peut-être, mais vous l’avez, dit Cox d’un ton calme. Je vais envoyer une copie de la nomination à l’adresse courriel de votre amie éditrice de journal avant que nous ne fermions le réseau Internet de votre malheureuse petite ville. »

Abasourdi, Barbie ne répondit pas.

« Vous allez devoir rendre visite aux conseillers municipaux et au chef de la police, reprit Cox. Il faudra leur dire que le Président a proclamé la loi martiale à Chester’s Mill et que vous en êtes l’officier responsable. Je ne doute pas que vous allez rencontrer une certaine résistance, mais l’information que je viens juste de vous donner devrait vous aider à vous imposer comme le patron de cette ville vis-à-vis du monde extérieur. Je sais quel est votre pouvoir de persuasion. Je l’ai vu moi-même à l’œuvre en Irak.

— Monsieur, dit Barbie, vous vous faites une idée complètement fausse de la situation ici. » Il passa la main dans ses cheveux. Ce foutu téléphone portable lui faisait mal à l’oreille. « C’est comme si vous compreniez ce que signifie le Dôme, mais pas les conséquences qu’il a sur la vie ici. Et ça ne remonte même pas à trente heures.

— Alors aidez-moi à comprendre.

— Vous me dites que cette nomination est la volonté du Président. Imaginez juste un instant que je l’appelle et que je lui dise qu’il peut embrasser mon joli cul tout rose ? »

Julia le regarda, horrifiée, et cette expression donna des idées à Barbie.

« Supposons carrément que je sois un agent dormant d’al-Qaida et que je prépare un attentat contre lui — pan dans la tête. Qu’est-ce que vous en dites ?

— Lieutenant Bar… — pardon, colonel Barbara, vous en avez assez dit. »

Barbie n’en avait pas l’impression. « Est-ce qu’il pourrait envoyer le FBI pour m’arrêter ? Les services secrets ? Cette bonne vieille Armée rouge ? Mon, m’sieur, il pourrait pas.

— Nous avons des plans pour remédier à cela, comme je viens de vous l’expliquer. »

Cox avait perdu son ton décontracté et plein de bonne humeur ; c’était plutôt celui d’un vieux briscard grognon parlant à un autre.

« Et si ça marche, n’hésitez pas à envoyer l’agence fédérale de votre choix pour m’arrêter. Mais si nous continuons à être coupés du reste du monde qui m’écoutera ici, d’après vous ? Mettez-vous bien ça dans la tête : cette ville a fait sécession. Non pas seulement des États-Unis, mais du monde entier. Il n’y a rien que nous puissions y faire, il n’y a rien que vous puissiez y faire.

— Nous essayons de vous aider, dit calmement Cox.

— À vous entendre, je vous croirais presque. Mais les autres, ici, le croiront-ils ? Quand ils cherchent à savoir quel genre de soutien ils reçoivent en échange de leurs impôts, qu’est-ce qu’ils voient ? Des soldats qui montent la garde en leur tournant le dos. C’est un sacré message, non ?

— Vous parlez beaucoup pour quelqu’un qui dit non.

— Je ne dis pas non. Mais je suis à deux doigts d’être arrêté, et me proclamer commandant temporaire ne va pas m’aider.

— Supposons que j’appelle le premier conseiller… comment s’appelle-t-il, déjà… Sanders… et que je lui explique…

— C’est exactement ce que je vous dis — vous ne comprenez rien à la situation. C’est, encore une fois, comme en Irak, sauf que ce coup-ci vous êtes à Washington au lieu d’être sur le terrain et que la situation vous échappe aussi complètement qu’aux autres ronds-de-cuir. Écoutez-moi bien, monsieur : disposer de quelques renseignements est pire que de ne disposer d’aucun.

— Les leçons mal apprises sont les plus dangereuses, intervint Julia d’une voix rêveuse.

— Si ce n’est pas Sanders qu’il faut appeler, qui ?

— James Rennie. Le deuxième conseiller. C’est lui le chef de meute, ici. »

Il y eut un silence. Puis Cox reprit la parole : « On pourrait vous rendre Internet. Certains d’entre nous estiment que l’avoir coupé était une réaction intempestive.

— Pourquoi estimez-vous ça ? demanda Barbie. Est-ce que vous ne savez pas, vous et vos potes, que si vous nous laissez l’accès au Net, la recette de pain aux airelles de tante Sarah va finir par sortir à un moment ou un autre ? »

Julia se redressa et articula en silence : Ils essaient de couper Internet ? Barbie tendit un doigt vers elle — attendez.

« Écoutez-moi un instant, Barbie. Supposez que nous appelions ce Rennie et que nous lui disions que nous jugeons préférable de couper Internet, désolés, situation de crise, mesures extrêmes et tout le baratin. Vous pourriez alors le convaincre de votre utilité en nous faisant changer d’avis. »

Barbie réfléchit. Ça pouvait marcher. Un moment, en tout cas. Ou pas.

« De plus, ajouta Cox avec enthousiasme, vous pourriez leur donner l’autre information que je vous ai confiée. Pour sinon sauver des vies, au moins épargner aux gens la peur de leur vie, sans aucun doute.

— On rétablit aussi les lignes téléphoniques, dit Barbie.

— Ça sera difficile. Je vais peut-être pouvoir vous maintenir Internet, mais… écoutez, mon vieux. Il y a au moins cinq paranos graves, genre Curtis LeMay[15], qui siègent au comité supposé présider ce bordel et pour eux, tous les habitants de Chester’s Mill sont et resteront des terroristes jusqu’à ce qu’on ait prouvé le contraire.

— Et quelles attaques pourraient bien lancer ces supposés terroristes contre les États-Unis ? Un attentat suicide pendant la messe à la Congo ?

— Vous prêchez un converti, Barbie. »

Ce qui était très probablement la vérité, bien entendu.

« Acceptez-vous ?

— Il faudra attendre que je vous rappelle. Ne faites rien avant. Je dois d’abord avoir un entretien avec la veuve de l’ancien chef de la police. »

Mais Cox insista. « Garderez-vous pour vous notre discussion de marchands de tapis ? »

Une fois de plus, Barbie fut stupéfait de constater à quel point même un Cox — quasiment un libre-penseur, selon les normes militaires — comprenait mal les transformations qu’avait déjà provoquées le Dôme. Ici, la culture du secret à la sauce Cox n’avait plus aucun sens.

Les États-Unis contre nous, pensa Barbie. C’est eux contre nous, maintenant. À moins que leur idée de dingue n’aboutisse.

« Il va de toute façon falloir que je vous rappelle plus tard, monsieur. Je n’ai plus de batterie. » Mensonge qu’il fit sans le moindre remords. « Et vous attendrez d’avoir de mes nouvelles avant de parler à qui que ce soit d’autre.

— N’oubliez pas, le Big Bang est prévu pour treize heures, demain. Si vous voulez vous maintenir en état de marche, vous avez intérêt à rester à l’écart. »

Se maintenir en état de marche… encore une phrase dépourvue de sens sous le Dôme. Sauf si c’était pour continuer à alimenter son générateur en propane.

« On en reparle », dit Barbie. Il referma le téléphone avant que Cox puisse ajouter quelque chose. La 119 était presque complètement dégagée, à présent, mais DeLesseps était toujours là, adossé, bras croisés, à sa Chevrolet Nova de collection. Lorsque Julia passa devant la Nova, Barbie remarqua un autocollant sur lequel on lisait : AU CUL, À L’HERBE OU AU PÉTROLE, PERSONNE NE ROULE GRATOS. Il y avait aussi un gyrophare de police posé sur le tableau de bord. Le contraste, pensa-t-il, résumait tout ce qui allait maintenant de travers à Chester’s Mill.

Pendant le trajet, Barbie raconta à Julia tout ce que Cox lui avait dit.

« Ce qu’ils veulent faire n’est pas tellement différent de ce que le gosse vient d’essayer, dit Julia d’un ton consterné.

Un peu différent, tout de même, observa Barbie. Le gamin a essayé avec un fusil. Eux, ils vont balancer un missile de croisière. Une sorte de Big Bang, comme ils disent. »

Elle eut un sourire. Mais pas son sourire habituel : hésitant, empreint de stupéfaction, celui-ci lui donnait soixante ans au lieu de quarante-trois. « Je crois que je vais préparer un nouveau tirage plus tôt que je ne pensais. »

Barbie acquiesça : « Édition spéciale ! Tout sur le Big Bang ! »

7

« Salut, Sammy, dit quelqu’un. Comment ça va ? »

Samantha Bushey ne reconnut pas la voix et se retourna, sur ses gardes, remontant Little Walter contre elle dans le porte-bébé. Little Walter qui dormait et pesait une tonne. Elle avait encore mal aux fesses, depuis sa chute, et elle était aussi atteinte dans sa dignité — cette garce de Georgia Roux qui s’était permis de la traiter de gamine ! Georgia Roux, qui était venue l’emmerder plus d’une fois dans son mobile home pour lui soutirer trois grammes de coke, pour elle et le frappadingue de muscu avec lequel elle sortait.

C’était le père de Dodee. Sammy lui avait parlé mille fois, mais elle n’avait pas reconnu sa voix ; elle ne le reconnaissait d’ailleurs qu’à peine. Il paraissait vieux et triste — brisé, en quelque sorte. Il ne loucha même pas sur ses nichons, ce qui était une première.

« Bonjour, Mr Sanders. Bon sang, je ne vous ai même pas vu à… » Elle eut un geste de la main en direction du champ de foin aplati et de la grande tente, à présent à moitié effondrée et donnant une impression d’abandon. Mais pas autant que Mr Sanders.

« J’étais assis à l’ombre. » Toujours la même voix hésitante, accompagnée d’un sourire d’excuse qui faisait mal au cœur. « J’ai bu quelque chose, tout de même. Est-ce qu’il ne fait pas trop chaud, pour un mois d’octobre ? Fichtre, oui. Je pensais qu’on passerait une bonne journée — une vraie journée de fête — jusqu’à ce que ce garçon… »

Oh, saperlipopette, voilà qu’il chialait, maintenant.

« Je suis vraiment désolée pour votre femme, Mr Sanders.

— Merci, Sammy. C’est très gentil de ta part. Tu veux que je porte le bébé pour toi jusqu’à la voiture ? Je crois que tu peux y aller. C’est presque complètement dégagé. »

Voilà une proposition que Sammy ne se sentit pas capable de refuser, même s’il pleurait. Elle sortit Little Walter du porte-bébé — c’était comme si elle tenait un gros morceau de pâte à pain tiède — et le lui tendit. Little Walter ouvrit les yeux, eut un sourire vitreux, rota et se rendormit.

« Je me demande s’il n’a pas un paquet dans ses couches, dit Mr Sanders.

— Ouais, c’est une vraie machine à merde, ce bon vieux Little Walter.

— Walter est un nom ancien très joli.

— Merci. »

Lui expliquer que le véritable prénom de Walter était Little lui parut ne pas en valoir la peine… et elle était certaine d’avoir déjà eu cette conversation avec lui. Il l’avait oubliée, c’est tout. Marcher ainsi à côté de lui — et même s’il portait le bébé — était le parfait bouquet final à la con, pour un après-midi à la con. Il avait en tout cas raison, pour ce qui était de l’embouteillage ; le capharnaüm de mécaniques avait finalement été dégagé. Sammy se demanda combien de temps il faudrait pour que tout le monde recommence à rouler à bicyclette.

« J’ai jamais aimé l’idée de ces leçons de pilotage », dit Mr Sanders. Il paraissait reprendre le fil de quelque monologue intérieur. « Parfois, je me demande même si Claudie ne couchait pas avec ce type. »

La mère de Dodee couchant avec Chuck Thompson ? Sammy fut à la fois scandalisée et intriguée.

« Probablement pas, reprit-il avec un soupir. De toute façon, ça n’a plus d’importance, maintenant. Tu n’as pas vu Dodee ? Elle n’est pas rentrée à la maison, hier au soir. »

Sammy faillit bien répondre, Bien sûr, hier après-midi. Mais si la Dodee-dodue n’avait pas couché chez elle la nuit dernière, cela ne ferait qu’inquiéter un peu plus son dindon de paternel. Et engagerait Sammy dans une conversation qui n’en finirait pas avec un type au visage inondé de larmes et de morve coulant d’une de ses narines. Pas cool.

Ils arrivèrent à la voiture de Sammy, une vieille Chevrolet atteinte du cancer de la carrosserie. Elle reprit Little Walter et l’odeur la fit grimacer. C’était pas juste une lettre, dans ses couches, mais un paquet d’UPS et un de Federal Express combinés.

« Non, Mr Sanders, je ne l’ai pas vue. »

Il hocha la tête, puis s’essuya le nez du revers de la main. La chandelle disparut, ou du moins passa ailleurs. Ce fut un soulagement. « Elle est probablement allée au centre commercial avec Angie McCain, puis chez sa tante Peg, à Sabattus. Et du coup, elle n’a pas pu rentrer à la maison.

— Ouais, c’est sans doute ça. »

Et lorsque Dodee pourrait revenir ici, à Chester’s Mill, il aurait une agréable surprise. Dieu sait qu’il la méritait. Sammy ouvrit la portière de sa voiture et posa Little Walter sur le siège du passager. Elle avait laissé tomber le siège auto des mois auparavant. Trop casse-bonbons. Sans compter qu’elle conduisait très prudemment.

« Ça m’a fait plaisir de te voir, Sammy. » Un silence. « Tu prieras pour ma femme ?

— Euh… oui bien sûr, Mr Sanders. Pas de problème. »

Elle s’apprêtait à monter dans la voiture lorsqu’elle se rappela deux choses : que Georgia Roux l’avait repoussée avec l’une de ses lourdes bottes — assez brutalement pour lui faire un bleu au sein, elle en était sûre — et que Andy Sanders, cœur brisé ou pas, était le premier conseiller de la ville.

« Mr Sanders ?

— Oui, Sammy ?

— Certains des flics se sont montrés plutôt brutaux, cet après-midi. Il faudrait peut-être faire quelque chose contre ça. Avant que, eh bien, avant que ça n’aille trop loin. »

Le sourire affligé de Sanders ne changea pas. « Je comprends ce que les jeunes gens comme toi ressentent vis-à-vis de la police, Sammy — moi aussi, j’ai été jeune — mais nous avions une situation assez critique. Et plus rapidement on rétablit l’autorité, mieux tout le monde s’en porte. Tu comprends ça, n’est-ce pas ?

— Bien sûr. » Ce qu’elle comprenait, surtout, c’était qu’aussi authentique que fût son chagrin, cela ne l’empêchait pas de débiter les conneries habituelles des politiciens. « Bon, au revoir.

— Ils forment une bonne équipe, dit Sanders sans conviction. Pete Randolph veillera à les souder. À ce qu’ils portent tous la même casquette. À ce qu’ils… euh… jouent tous la même partition. Protéger et servir, tu sais.

— Bien sûr », répéta Samantha.

Le petit couplet protéger-servir — avec juste le petit coup de pied bien senti à l’occasion, hein ? Quand elle démarra, Little Walter ronflait, une fois de plus. L’odeur de merde était asphyxiante. Elle baissa les vitres, puis regarda dans le rétroviseur. Mr Sanders était toujours planté au même endroit, dans le parking improvisé presque entièrement déserté, à présent. Il la salua de la main.

Sammy leva aussi la sienne, se demandant où Dodee avait bien pu aller dormir la nuit dernière, si elle n’était pas rentrée chez elle. Puis elle chassa cette pensée — après tout, ça ne la regardait pas — et mit la radio. La seule station qu’elle put capter fut Radio-Jésus. Elle coupa aussitôt.

Quand elle leva de nouveau les yeux, Frankie DeLesseps se tenait au beau milieu de la route, main levée, comme un vrai flic. Elle dut écraser le frein pour ne pas le heurter tout en posant la main sur le bébé pour l’empêcher de tomber. Little Walter se réveilla et se mit à brailler.

« Regarde ce que t’as fait ! » cria-t-elle à Frankie (avec qui elle avait couché deux jours, pendant qu’Angie était à une sortie de l’orchestre). Le bébé a failli tomber par terre !

— Et où est son siège ? » demanda Frankie. Il se pencha par la vitre, faisant saillir son biceps. Gros-muscles-petite-queue, tel était Frankie DeLesseps. En ce qui concernait Sammy, elle le laissait volontiers à Angie.

« C’est pas tes oignons. »

Un vrai flic lui aurait peut-être dressé une contravention — pour son écart de langage autant que pour l’absence du siège bébé obligatoire — mais Frankie se contenta de ricaner. « T’as pas vu Angie ?

— Non. » Cette fois, c’était la vérité. « Elle s’est probablement retrouvée coincée hors de la ville. »

Même s’il lui semblait que c’était plutôt eux, en ville, qui se retrouvaient coincés.

« Et Dodee ? »

Sammy répondit à nouveau non. Elle était pratiquement obligée de le faire, parce que Frankie parlerait peut-être à Mr Sanders.

« La voiture d’Angie n’a pas bougé, dit Frankie. J’ai été voir, elle est au garage.

— La belle affaire. Elles sont sans doute parties quelque part dans la Kia de Dodee. »

Frankie parut réfléchir. Il n’y avait pratiquement plus personne. L’embouteillage n’était plus qu’un souvenir. Puis il demanda : « Georgia t’a fait mal aux miches, ma biche ? » Avant qu’elle ait pu répondre, il tendit la main et lui saisit un sein. Et pas doucement. « Tu veux que je te guérisse en l’embrassant ? »

Elle lui donna une claque sur la main. Sur sa droite, Little Walter braillait, braillait. Elle se demandait parfois pourquoi Dieu avait cru bon de faire les hommes. Vraiment. Toujours à fanfaronner ou à vous tripoter, à vous tripoter ou à fanfaronner.

Frankie ne souriait plus. « T’as intérêt à faire gaffe, dit-il. Les choses ont changé, ici.

— Et qu’est-ce que tu vas faire ? M’arrêter ?

— J’essaierai de trouver quelque chose de mieux que ça. Tire-toi. Fiche le camp d’ici. Et si tu vois Angie, dis-lui que je veux la voir. »

Elle redémarra, furieuse et — il ne lui plut pas de l’admettre — un peu effrayée. Au bout d’un kilomètre, elle rangea la voiture et changea la couche de Little Walter. Elle avait un sac pour les couches usagées, dans le coffre, mais elle était trop en colère pour se donner la peine d’aller le chercher. Elle jeta la Pampers pleine de merde sur le bas-côté de la route, non loin du grand panneau sur lequel on lisait :

JIM RENNIE’S USED CARS
VOITURES AMÉRICAINES ET ÉTRANGÈRES
NOU$ FAI$ON$ CRÉDIT !
VOUS ROULEREZ
GRÂCE À BIG JIM !

Elle dépassa des gamins à bicyclette et se demanda à nouveau combien de temps il faudrait avant que tout le monde ne soit condamné à ressortir son vélo. Mais on n’allait pas en arriver là. Quelqu’un allait bien comprendre ce qui se passait avant, comme dans l’un de ces films catastrophe qu’elle adorait regarder à la télé pendant qu’elle était stone : un volcan en éruption à Los Angeles, des zombies à New York. Et lorsque les choses seraient revenues à la normale, Frank DeLesseps et Carter Thibodeau redeviendraient ce qu’ils étaient avant : des péquenots de la cambrousse, sans un rond en poche. En attendant, elle ferait bien de garder profil bas.

Dans l’ensemble, elle était contente de l’avoir fermée à propos de Dodee.

8

Rusty écoutait le moniteur contrôlant la pression sanguine qui bipait de plus en plus frénétiquement et savait qu’ils perdaient le garçon. En réalité, il était déjà perdu quand ils l’avaient chargé dans l’ambulance — fichtre, déjà perdu quand la balle avait ricoché dans son œil, oui — mais les bips du moniteur annonçaient la nouvelle haut et fort. Il aurait fallu l’évacuer tout de suite par hélico à l’hôpital de Chester’s Mill, de l’endroit même où il avait été touché si grièvement. Au lieu de cela, il se retrouvait dans une salle d’opération sous-équipée, surchauffée (le climatiseur avait été coupé pour économiser le générateur), opéré par un médecin qui aurait dû prendre sa retraite depuis des années, un assistant médical qui n’avait jamais travaillé en neurochirurgie et une infirmière harassée. C’est elle qui prit la parole :

« Fibrillation ventriculaire, Dr Haskell. »

Le moniteur cardiaque venait d’entrer dans la danse. C’était un ballet, maintenant.

« Je sais, Ginny. Je ne suis pas mour… sourd, je veux dire. Bon Dieu. »

L’espace d’un instant, lui et Rusty se regardèrent au-dessus du corps du garçon enveloppé dans un drap. Le médecin avait le regard clair, présent — ce n’était plus l’espèce de fonctionnaire apathique qui avait traîné tel un fantôme maussade dans les salles et les couloirs du Cathy-Russell, un stéthoscope autour du cou, au cours des deux dernières années — mais il paraissait terriblement vieux et frêle.

« Nous avons essayé », dit Rusty.

À la vérité, le Dr Haskell avait fait plus qu’essayer ; il avait rappelé à Rusty l’une de ces histoires de sportif qu’il adorait étant gosse, dans lesquelles un joueur de baseball vieillissant venait sur le diamant pour un dernier coup de batte dans la septième, et faisait remporter le championnat du monde à son équipe. Mais il n’y avait eu que Rusty et Ginny Tomlinson dans les tribunes pour assister à l’exploit, et cette fois le vieux cheval de retour ne connaîtrait pas de happy end.

Rusty avait installé le goutte-à-goutte de sérum, y ajoutant du mannitol pour réduire la pression intracrânienne. Haskell avait quitté la salle d’op au pas de course pour aller procéder à une analyse complète de sang au laboratoire, au fond du couloir. Seul le Dr Haskell pouvait la faire ; Rusty n’était pas qualifié pour ce travail, et il n’y avait aucun technicien de labo. Le Catherine-Russell était à présent terriblement en sous-effectif. Rusty songea que le petit Dinsmore risquait de n’être qu’une avance sur le prix que la ville aurait finalement à payer pour ce manque de personnel.

La situation se dégrada. Le garçon était A négatif, et il n’y avait aucune poche de sang de ce type. Ils disposaient par contre de O négatif — le donneur universel — et en avaient déjà donné quatre unités à Rory, si bien qu’en tout et pour tout il leur en restait neuf. Les donner au garçon était probablement revenu à les vider dans l’évier, mais personne n’en avait fait la remarque. Pendant que le sang courait encore dans les veines de Rory, Haskell avait envoyé Ginny dans la pièce de la taille d’un placard qui faisait office de bibliothèque à l’hôpital. Elle était revenue avec un exemplaire en piteux état du Bref précis de neurochirurgie, et le médecin avait opéré le bouquin maintenu ouvert à côté de lui à l’aide d’un otoscope. Rusty s’était dit que jamais il n’oublierait le gémissement de la scie, l’odeur de la poudre d’os dans l’air anormalement chaud, ni le caillot de sang coagulé qui jaillit une fois le fragment d’os dégagé de la plaie.

Pendant quelques minutes, Rusty s’était même autorisé à espérer. La pression de l’hématome une fois soulagée par le trou pratiqué par le Dr Haskell, les signes vitaux de Rory s’étaient stabilisés — ou du moins, avaient essayé. Puis, alors que Haskell s’efforçait de déterminer si le fragment de balle était à sa portée, la débandade générale avait commencé, tournant vite à la déroute.

Rusty pensa alors aux parents, qui attendaient et espéraient contre tout espoir. Au lieu de faire tourner le brancard de Rory vers la gauche, c’est-à-dire vers les soins intensifs, là où ses parents auraient pu être autorisés à entrer pour le voir, il semblait bien qu’il allait devoir prendre à droite, vers la morgue.

« Si nous étions dans une situation ordinaire, je le maintiendrais en assistance respiratoire et demanderais à ses parents de penser à un don d’organes, dit le Dr Haskell. Mais évidemment, si la situation était ordinaire, il ne serait même pas ici. Et même s’il y était, je n’essaierais pas de l’opérer à l’aide d’un… d’un foutu manuel pour Toyota. » Il prit l’otoscope et le jeta dans la salle d’op. L’appareil métallique atterrit contre le carrelage vert et entama un carreau.

« Est-ce qu’on lui administre de l’épinéphrine, docteur ? » demanda Ginny. Calme, sereine, se contrôlant bien — mais épuisée, semblait-il, à la limite de l’effondrement.

« N’ai-je pas été clair ? Je ne prolongerai pas l’agonie de ce gamin. » Le médecin tendit la main vers l’interrupteur rouge, à l’arrière de l’appareil de respiration assistée. Un petit malin — Twitchell, peut-être — avait placé, en dessous, un autocollant sur lequel on lisait À COUPER LE SOUFFLE ! « Souhaitez-vous exprimer une opinion contraire, Rusty ? »

Rusty réfléchit à la question, puis secoua lentement la tête. Le résultat positif du test de Babinsky indiquait la présence de dommages majeurs au cerveau, mais le point déterminant était qu’il n’y avait plus aucune chance. Qu’il n’y en avait jamais eu la moindre, en réalité.

Haskell abaissa l’interrupteur. Rory Dinsmore inspira laborieusement tout seul, essaya une seconde fois, puis renonça.

« Je l’ai fait…, dit le Dr Haskell en regardant la grosse horloge murale, à dix-sept heures quinze. Voulez-vous noter l’heure de la mort, Ginny ?

— Oui docteur. »

Haskell abaissa son masque et Rusty remarqua avec inquiétude que le vieil homme avait les lèvres bleues. « Sortons d’ici, dit-il. Cette chaleur me tue. »

Mais ce n’était pas la chaleur ; c’était son cœur. Il s’effondra à mi-chemin du couloir, alors qu’il allait annoncer la mauvaise nouvelle à Alden et Shelley Dinsmore. Rusty dut procéder à une injection d’épinéphrine, en fin de compte, mais elle ne servit à rien. Pas plus que le massage cardiaque. Ou le stimulateur cardiaque.

Heure de la mort, dix-sept heures quarante-cinq. Ron Haskell avait survécu exactement une demi-heure à son dernier patient. Rusty était assis sur le sol, adossé au mur. C’était Ginny qui s’était chargée d’avertir les parents ; d’où il était assis, la tête dans les mains, Rusty entendait les cris de chagrin de la mère. Ils résonnaient dans les couloirs de l’hôpital presque vide. On aurait dit qu’elle n’allait jamais s’arrêter.

9

Barbie se dit que la veuve du chef de la police avait dû être d’une très grande beauté. Même aujourd’hui, avec les cernes noirs qui soulignaient ses yeux et des vêtements choisis au petit bonheur la chance (des jeans délavés et un haut qui devait être celui d’un pyjama, Rusty en était presque certain), Brenda Perkins sortait de l’ordinaire. Il se dit aussi que les personnes intelligentes, peut-être, ne perdent que rarement leur beauté — à condition d’avoir été belles au départ, bien sûr — et il vit la finesse d’esprit briller dans son œil. Quelque chose d’autre, aussi. Elle était peut-être en deuil, mais cela n’avait pas tué sa curiosité pour autant. Et pour l’instant, l’objet de sa curiosité, c’était lui.

Par-dessus l’épaule de Barbie, elle regarda la voiture de Julia qui repartait en marche arrière dans l’allée. Elle leva les mains en un geste qui disait : mais où vas-tu ?

Julia se pencha par la fenêtre et lança : « Je dois vérifier que le journal sort bien ! Il faut aussi que je passe par le Sweetbriar Rose et fasse part de la mauvaise nouvelle à Anson Wheeler — il est de corvée de sandwichs, ce soir. Ne t’inquiète pas, tu peux lui faire confiance ! » Et, avant que Brenda ait pu répondre ou protester, Julia roulait déjà dans Morin Street, à croire qu’elle partait en croisade. Barbie aurait préféré être avec elle, et avoir pour seul objectif la préparation de quarante sandwichs jambon-fromage et quarante sandwichs au thon.

Julia partie, Brenda reprit son inspection. Ils étaient de part et d’autre de l’écran de la moustiquaire. Barbie avait l’impression d’être en entretien d’embauche face à un DRH peu commode.

« C’est vrai ? demanda Brenda.

— Je vous demande pardon, madame ?

— On peut vous faire confiance ? »

Barbie réfléchit. Deux jours auparavant, il aurait répondu oui, bien sûr que oui, mais aujourd’hui, il se sentait davantage soldat à Falludjah que cuistot à Chester’s Mill. Il s’en tira en répondant qu’il était un chien à qui on avait appris où était sa niche, ce qui la fit sourire.

« Eh bien, il faudra que je me contente d’en juger par moi-même, dit-elle. Même si, en ce moment, mon jugement n’est pas à son meilleur niveau. Je viens de subir une perte terrible.

— Je sais, madame. Vous m’en voyez tout à fait désolé.

— Merci. L’enterrement est pour demain. La cérémonie aura lieu dans ce salon funéraire minable de Bowie qui vivote comme il peut, si je puis dire, alors que presque tout le monde a recours aux services du Crosman’s, à Castle Rock. Les gens appellent l’établissement de Stewart Bowie la grange à cercueils. Stewart est un idiot et son frère Fernald est encore pire, mais c’est tout ce que nous avons, maintenant. Tout ce que j’ai. »

Elle soupira comme si elle était confrontée à une corvée dépassant ses forces. Et pourquoi pas ? se dit Barbie. La mort d’un être aimé peut engendrer bien des choses, et le travail est certainement l’une d’elles.

Elle prit Barbie par surprise en sortant le rejoindre sous le porche. « Faisons le tour, Mr Barbara. Il est possible que je vous invite plus tard à entrer, mais pas tant que je ne me sentirai pas en confiance avec vous. En temps ordinaire, je prendrais pour argent comptant une recommandation faite par Julia, mais ce ne sont pas des temps ordinaires. » Elle l’entraîna le long de la maison, sur un gazon parfaitement entretenu et débarrassé des feuilles d’automne. Sur la droite, une palissade de planches séparait le domicile des Perkins de celui de leurs voisins ; sur la gauche, il y avait des massifs de fleurs tout aussi bien entretenus que le gazon.

« Les fleurs, c’était le passe-temps de mon mari. J’imagine que vous devez trouver que c’est un loisir bizarre, pour un représentant de l’ordre.

— En fait, pas du tout.

— Moi non plus. Mais nous sommes minoritaires, vous et moi. Les petites villes abritent de petites imaginations. Grace Metalious et Sherwood Anderson[16] avaient raison sur ce point. »

Ils tournèrent à l’angle de la bâtisse et entrèrent dans un jardin agréablement agencé. « De plus, reprit-elle, je me retrouve sans lumière. J’ai bien un générateur, mais il s’est arrêté ce matin. Panne sèche, j’imagine. Il y a bien une bonbonne de rechange, mais je ne sais pas comment on l’installe. Howie m’agaçait, avec son générateur. Il voulait m’apprendre comment l’entretenir. J’ai refusé. Avant tout par dépit. » Une larme déborda d’un de ses yeux et roula sur sa joue. Elle l’essuya sans y penser. « Je m’excuserais auprès de lui maintenant, si je pouvais. Je reconnaîtrais qu’il avait raison. Mais ce n’est pas possible, n’est-ce pas ? »

Barbie savait faire la part entre une question rhétorique et une vraie. « Si c’est simplement la bonbonne, proposa-t-il, je peux vous la changer.

— Merci, dit-elle en l’entraînant jusqu’à une table à côté de laquelle il y avait une glacière Igloo. J’allais demander à Henry Morrison de le faire et j’avais aussi l’intention d’acheter d’autres bonbonnes au Burpee’s, mais le temps que j’aille jusqu’à Main Street, en début d’après-midi, le magasin était fermé et Henry était parti pour la ferme Dinsmore, comme tout le monde. Pensez-vous que je pourrai encore m’en procurer une ou deux demain ?

— Possible, répondit Barbie, qui en en réalité en doutait.

— J’ai appris, pour le petit garçon. C’est Gina Buffalino, ma voisine, qui est venue me le dire. Je suis terriblement désolée. Est-ce qu’il survivra ?

— Je l’ignore. » Et, parce qu’il voyait intuitivement dans la sincérité le chemin le plus direct pour gagner la confiance de cette femme (aussi provisoire que cela puisse être), il ajouta : « Mais je ne crois pas.

— Oui. » Elle soupira, s’essuya à nouveau les yeux. « Oui, ça paraissait désespéré, à l’entendre. » Elle ouvrit l’Igloo. « J’ai de l’eau et du Coca Light. Le seul soda que je laissais Howie boire. Qu’est-ce que vous préférez ?

— De l’eau, madame. »

Elle ouvrit deux bouteilles de Poland Spring et ils burent. Elle le regarda de ses yeux tristement curieux. « Julia m’a dit que vous aviez besoin de la clef de l’hôtel de ville. J’ai compris pourquoi vous la vouliez. J’ai aussi compris pourquoi vous ne voulez pas que Jim Rennie sache que…

— Il le faudra peut-être. La situation a changé. Voyez-vous… »

Elle leva la main et secoua la tête. Barbie s’interrompit.

« Avant que vous m’expliquiez ça, j’aimerais que vous me racontiez les ennuis que vous avez eus avec Junior et ses amis.

— Madame, est-ce que votre mari ne vous a pas… ?

— Howie me faisait rarement des confidences sur ses affaires, mais il m’a parlé de celle-ci. Quelque chose le troublait. J’aimerais vérifier si votre version des faits est conforme à la sienne. Si c’est le cas, nous pourrons aborder d’autres questions. Sinon, je vous inviterai à partir, et vous pourrez emporter la bouteille avec vous, si vous voulez. »

Barbie montra le petit cabanon rouge à l’angle gauche de la maison. « C’est le générateur ?

— Oui.

— Si je change la bonbonne tout en parlant, m’écouterez-vous ?

— Oui.

— Et vous voulez tous les détails, n’est-ce pas ?

— Exactement. Et si vous m’appelez encore une fois madame, je vais finir par vous taper sur la tête. »

La porte du petit cabanon abritant le générateur était fermée par une targette en laiton bien astiquée. L’homme qui avait habité ici jusqu’à hier prenait soin des choses… bien qu’on puisse déplorer qu’il n’y eût qu’une seule bonbonne de rechange. Barbie décida que, quelle que soit la manière dont cette conversation tournerait, il prendrait sur lui d’essayer d’en procurer à Brenda deux ou trois autres le lendemain.

En attendant, se dit-il, raconte-lui tout ce qu’elle veut savoir sur ce soir-là. Mais ce serait plus facile de le faire en lui tournant le dos. Il était gêné de lui expliquer que le fait d’avoir été considéré comme un jouet sexuel (un peu hors d’âge) par Angie McCain était ce qui avait déclenché ses ennuis.

Sunshine Rule[17], se rappela-t-il à lui-même ; et il raconta son histoire.

10

Le souvenir le plus clair qu’il gardait de l’été dernier était la chanson de James McMurtry qu’on entendait apparemment partout, « Talkin’ at the Texaco ». Et le passage qu’il se rappelait le mieux était celui où il était question d’une petite ville « où nous devons tous connaître notre place ». Lorsque Angie avait commencé à se tenir trop près de lui pendant qu’il faisait la cuisine, ou pressait un sein contre son bras pour attraper quelque chose qu’il aurait très bien pu lui passer, la phrase lui était revenue à l’esprit. Il savait qui était son petit ami et savait aussi que Frankie DeLesseps faisait partie de la pyramide du pouvoir à Chester’s Mill, ne fût-ce que par ses liens d’amitié avec le fils de Big Jim Rennie. Dale Barbara, de son côté, n’était guère plus qu’un vagabond. Dans l’ordre des choses tel qu’il était conçu à Chester’s Mill, il n’avait aucune place.

Un soir, elle avait passé une main autour de sa hanche et lui avait légèrement pressé l’entrejambe. Il avait réagi et vu, à son sourire malicieux, qu’elle l’avait senti réagir.

« Tu peux me faire pareil, si tu veux », avait-elle dit. Ils se trouvaient dans la cuisine et elle avait légèrement remonté sa jupe, une jupe courte, le temps qu’il puisse jeter un coup d’œil à une petite culotte rose à fanfreluches. « Donnant, donnant.

— Je préfère pas », avait-il répondu.

Elle lui avait tiré la langue.

Ce n’était pas la première fois qu’il vivait une scène du même genre dans la cuisine d’un restaurant et il lui était arrivé de céder à la tentation une fois sur deux. Les choses auraient pu en rester là, au béguin passager d’une jeune femme pour un collègue de travail plus âgé et pas trop mal conservé. Mais Frankie et Angie avaient rompu et, un soir que Barbie vidait les poubelles dans la benne à ordures à l’arrière du restaurant, après la fermeture, elle lui avait carrément sauté dessus.

Il s’était retourné et elle était là, passait les bras autour de ses épaules et lui tendait ses lèvres. Il lui avait rendu son baiser, sur le coup. Angie l’avait lâché d’un bras, le temps de lui prendre la main et de la poser sur son sein gauche. Le geste l’avait réveillé. C’était un sein délicieux, jeune et ferme. C’était aussi un sein synonyme d’ennuis. Elle était synonyme d’ennuis. Il avait essayé de reculer, et lorsqu’elle avait voulu le retenir d’une main (ses ongles s’enfonçaient maintenant dans la nuque de Barbie) et essayé de frotter ses hanches aux siennes, il l’avait repoussée avec plus de force qu’il ne l’aurait voulu. Elle avait trébuché, heurté la benne en le foudroyant du regard, touché le fond de son jean, et l’avait foudroyé encore plus sévèrement du regard.

« Merci ! Maintenant j’ai de la merde plein le pantalon !

— Tu devrais savoir quand tu dois laisser tomber, lui avait-il répondu doucement.

— Ça te plaisait !

— Peut-être, admit-il, mais toi, tu ne me plais pas. » Et lorsqu’il avait vu qu’il l’avait blessée dans son amour-propre et que sa colère montait, il s’était repris : « Non, je veux dire que je t’aime bien, mais pas comme ça. »

Mais évidemment, on dit souvent un peu trop clairement ce qu’on pense quand on est secoué.

Quatre jours plus tard, un soir, au Dipper’s, il avait senti qu’on lui renversait de la bière dans le dos. Il s’était tourné et trouvé face à Frankie DeLesseps.

« Ça t’a plu, Baaarbie ? Parce que je peux recommencer — c’est la soirée à deux balles la chope. Bien entendu, si t’as pas aimé, on peut aller régler ça dehors.

— Je ne sais pas ce qu’elle t’a raconté, mais c’est faux. »

Le juke-box jouait — pas la chanson de McMurtry, mais c’était pourtant celle qui lui trottait dans la tête. Nous devons tous connaître notre place.

« Ce qu’elle m’a dit, c’est qu’elle t’avait répondu non et que tu as continué et que tu l’as quand même baisée. Tu pèses combien de plus qu’elle ? Trente kilos ? C’est à un viol que ça fait penser.

— Je ne l’ai pas violée. »

Sachant que c’était sans espoir.

« Tu veux sortir, enculé, ou t’as trop les chocottes ?

— J’ai trop les chocottes », avait répondu Barbie.

À sa grande surprise, Frankie était parti. Barbie avait décidé qu’il avait eu assez de musique et de bière pour la soirée et se levait pour partir lorsque Frankie était revenu, tenant cette fois non pas un verre, mais une chopeking size.

« Ne fais pas ça », dit Barbie. Mais bien entendu, Frankie ne l’écouta pas. Splatch, en pleine figure. Une douche à la Budweiser Light. Plusieurs personnes bien imbibées avaient ri et applaudi.

« Et maintenant tu sors, qu’on règle ça ? dit Frankie. Ou j’attends, si tu préfères. Dernier appel, Baaarbie. »

Barbie l’avait suivi. Il avait compris que si ce n’était pas maintenant, ce serait plus tard et estimait que s’il matait Frankie tout de suite, avant que trop de gens assistent à la bagarre, les choses en resteraient là. Il pourrait même s’excuser et lui répéter qu’il n’avait jamais couché avec Angie. Il n’ajouterait pas que c’était en fait Angie qui l’avait harcelé, même s’il pensait que beaucoup le savaient (Rose et Anson, sans aucun doute). Avec un nez en sang pour lui remettre les idées en place, peut-être que Frankie comprendrait ce qui était si évident aux yeux de Barbie : c’était ainsi que cette petite gourde pensait se venger.

D’abord, il lui sembla que l’affaire allait se passer ainsi. Frankie se tenait les pieds bien à plat sur le gravier, avec deux ombres bien nettes dans le dos (les deux lampadaires qui éclairaient le parking), brandissant les poings comme le boxeur John Sullivan. Mauvais, costaud et stupide : rien qu’un bagarreur de village. Habitué à descendre son adversaire d’un seul grand coup de poing, avant de le ramasser et de lui en donner une série de petits jusqu’à ce que l’autre crie grâce.

Il s’avança d’un pas glissant et attaqua avec sa botte pas si secrète : un uppercut que Barbie évita de la manière la plus élémentaire, en écartant légèrement sa tête. Il contra par un direct au plexus solaire. Frankie s’effondra, une expression de surprise sur la figure.

« On n’est pas obligés de… », avait commencé Barbie, mais c’est alors que Junior l’avait frappé par-derrière, dans les reins, probablement les mains croisées pour faire un poing plus gros. Barbie était parti en avant. Carter Thibodeau, s’avançant entre deux voitures, était là pour l’accueillir, ce qu’il avait fait avec un grand swing. Le coup aurait pu casser la mâchoire de Barbie s’il avait porté, mais Barbie avait levé le bras à temps. Il avait gardé du contact le bleu le plus marqué de la bagarre, un bleu qui tournait au jaunâtre au moment où il s’était apprêté à quitter la ville, le Jour du Dôme.

Il avait pivoté de côté. Il venait de tomber dans une embuscade et il savait qu’il fallait dégager avant que quelqu’un ne fût sérieusement blessé. Pas forcément lui. Il ne demandait qu’à courir ; il n’était pas orgueilleux. Il avait déjà fait trois pas lorsque Melvin Searles lui avait fait un croc-en-jambe. Barbie s’était étalé sur le gravier et les coups de pied avaient commencé. Il s’était protégé la tête avec les bras, mais une grêle de coups de pieds bottés de cuir avait plu sur ses jambes, ses fesses, son dos. L’un d’eux l’avait atteint dans les côtes, juste avant qu’il réussisse à se faufiler à genoux derrière le camion de Stubby Norman (MOBILIER ACHAT VENTE et ANTIQUITÉS AU MEILLEUR PRIX).

Il avait alors perdu son calme, et n’avait plus pensé à fuir. Il s’était relevé et leur avait fait face, tendant les mains vers eux paume ouverte, agitant les doigts. Venez, mes petits. L’espace dans lequel il se tenait était étroit. Ils seraient obligés d’y passer l’un après l’autre.

Junior avait été le premier ; son enthousiasme avait été récompensé par un coup de pied au ventre. Barbie portait des Nike et non pas des bottes, mais il avait frappé fort et Junior s’était plié en deux à côté du camion, le souffle coupé. Frankie s’était précipité à son tour et Barbie lui en avait collé deux en pleine figure — des coups destinés à faire mal, mais pas tout à fait assez durs pour lui casser quelque chose. Son bon sens avait fait sa réapparition.

Crissement du gravier. Il s’était retourné à temps pour recevoir le poing de Thibodeau qui arrivait derrière lui. Il avait été touché à la tempe. Il avait vu des étoiles. (« Ou c’était peut-être une comète », dit-il à Brenda en ouvrant le robinet de la nouvelle bonbonne.) Thibodeau s’était avancé. Barbie lui avait porté un coup de pied à la cheville. Le sourire de Thibodeau s’était transformé en grimace. Il était tombé sur un genou, l’air d’un joueur de football tenant le ballon. Sauf qu’en général, le porteur de ballon n’est pas agrippé à sa cheville.

Stupidement, Thibodeau avait crié : « Putain de tricheur !

— Regarde ce que t’as… »

Barbie n’avait pas été plus loin, crocheté au cou par Melvin Searles. Barbie avait expédié son coude dans l’estomac de Searles et entendu le grognement produit par l’air qui s’échappait. Senti des odeurs, aussi : bière, cigarette, whisky. Il s’était retourné, se doutant que Thibodeau se jetterait probablement encore sur lui avant qu’il ait pu sortir de l’étroit passage entre les véhicules où il avait battu en retraite, se fichant désormais de tout. Une douleur lancinante irradiait dans son visage, dans ses côtes et il avait décidé — la chose lui paraissant tout à fait raisonnable — d’expédier le quatuor à l’hôpital. Ils auraient tout le temps de discuter de ce qu’était un combat à la loyale ou une tricherie en signant mutuellement leurs plâtres.

C’était à ce moment-là que le chef Perkins — appelé par Tommy ou Willow Anderson, l’un des deux propriétaires de la boîte — était arrivé dans le parking, tous ses gyrophares en action, phares allumés. Les combattants s’étaient trouvés aussi illuminés que des acteurs sur une scène.

Perkins avait lancé une fois la sirène, juste un hululement. Puis il était descendu du véhicule et avait remonté son ceinturon autour de sa taille considérable.

« Un peu tôt dans la semaine pour ces petits jeux, n’est-ce pas, les gars ? »

À quoi Junior avait répondu…

11

Mais Brenda n’avait pas besoin que Barbie lui raconte la suite ; elle la tenait de Howie et n’avait pas été étonnée. Déjà, enfant, Junior avait été un affabulateur impénitent, en particulier quand ses intérêts étaient en jeu.

« À quoi il a répondu, c’est le cuistot qui a commencé. C’est bien ça ?

— C’est bien ça. »

Barbie appuya sur le bouton du générateur qui se mit aussitôt à ronronner. Il sourit à Brenda, en dépit de la rougeur qui lui montait aux joues. Ce qu’il venait de lui raconter n’était pas son histoire de prédilection. Même s’il supposait qu’il préférerait toujours raconter celle-ci plutôt que celle d’un certain jour dans un gymnase de Falludjah. « Et voilà, dit-il. Lumière, moteur, action.

— Merci. J’en ai pour combien de temps ?

— Deux jours seulement, mais la situation sera peut-être réglée d’ici là.

— Ou pas. Je suppose que vous savez qui vous a épargné de vous retrouver au violon du comté, ce soir-là ?

— Bien sûr, répondit Barbie. Votre mari a été témoin de la fin. Quatre contre un. C’était difficile de ne pas s’en rendre compte.

— N’importe quel autre flic aurait pu ne pas s’en rendre compte, même si ça s’était passé sous son nez. Et c’était juste un coup de chance si Howie était de service ce soir-là ; normalement, c’était le tour de George Frederick, mais il s’était fait porter pâle. La grippe… On pourrait peut-être parler de Providence plutôt que de chance.

— On pourrait, admit Barbie.

— Voulez-vous entrer, Mr Barbara ?

— Et si nous restions assis dehors ? Si vous n’y voyez pas d’inconvénient. Il fait bon.

— Ça me va aussi. Le temps va se rafraîchir bien assez vite. Ou pas, hein ? »

Barbie répondit qu’il ne savait pas.

« Quand Howie vous a eu tous ramenés au poste, DeLesseps a raconté que vous aviez violé Angie McCain. Ce n’est pas comme ça que les choses se sont passées ?

— C’était sa première version. Puis il a dit que ce n’était peut-être pas tout à fait un viol, mais que quand elle s’était mise à avoir peur et m’avait demandé d’arrêter, je n’avais pas voulu. Un viol au second degré, en quelque sorte. »

Elle eut un bref sourire. « Surtout, ne dites jamais devant une féministe qu’il existe des degrés dans le viol.

— Ce serait plus prudent, en effet. Bref, votre mari m’a installé dans la salle d’interrogatoire — sans doute le placard à balais, de jour… »

Brenda, cette fois, rit carrément.

« … puis il a fait venir Angie. Il l’a fait asseoir de manière à ce qu’elle soit obligée de me regarder dans les yeux. Nous nous touchions presque. Il faut une vraie préparation psychologique pour mentir sur un sujet important, en particulier quand on est jeune. J’ai découvert ça à l’armée. Votre mari le savait, lui aussi. Il lui a dit que cela finirait devant le tribunal. Il lui a expliqué quelles étaient les sanctions quand on mentait à un juge. Pour la faire courte, elle est revenue sur sa déclaration. Elle a admis qu’il n’y avait pas eu de relation sexuelle, et donc pas de viol.

— Howie avait une devise : La raison avant la loi. C’était en fonction d’elle qu’il traitait les choses. Ce ne sera pas comme ça que fera Peter Randolph, en partie parce qu’il n’a pas les idées bien claires, mais surtout parce qu’il sera incapable de tenir tête à Rennie. Mon mari le pouvait, lui. Howie m’a dit que lorsque la nouvelle de… de votre altercation… est arrivée aux oreilles de Rennie, il a exigé qu’on vous fasse un procès pourquelque chose. Il était furieux. Le saviez-vous ?

— Non. »

Mais Barbie n’était pas étonné.

« Howie a répondu à Rennie que si quoi que ce soit devait aller devant le tribunal, il veillerait à ce quetout y soit déballé, y compris les quatre contre un du parking. Il a ajouté qu’un bon avocat de la défense ne manquerait pas de rappeler les incartades de Frankie et de Junior pendant qu’ils étaient au lycée. Rien d’aussi grave que ce qui vous est arrivé, mais il y en a eu plusieurs. »

Elle secoua la tête.

« Gamin, Junior Rennie n’a jamais été bien sympathique, mais il était relativement inoffensif. Depuis quelque chose comme un an, il a changé. Howie s’en était rendu compte, et ça l’inquiétait. J’ai découvert que mon mari savait des choses, sur le père comme sur le fils… »

Elle n’acheva pas sa phrase. Barbie comprit qu’elle hésitait à en dire davantage ; finalement elle y renonça. Elle avait appris la discrétion, en tant qu’épouse du patron de la police locale dans un petit patelin, une habitude dont on ne se défaisait pas du jour au lendemain.

« Howie vous avait conseillé de quitter la ville avant que Rennie ne trouve un moyen ou un autre de s’en prendre à vous, n’est-ce pas ? J’imagine que vous vous êtes retrouvé prisonnier de ce machin, le Dôme, avant.

— Oui aux deux questions. Puis-je avoir ce Coca Light, maintenant, Mrs Perkins ?

— Appelez-moi donc Brenda. Et je vous appellerai Barbie, si c’est comme ça que tout le monde vous appelle. Servez-vous, je vous en prie. »

Ce que fit Barbie.

« Vous avez besoin de la clef de l’abri antiatomique afin de récupérer le compteur Geiger, si j’ai bien compris. Là-dessus, je peux faire quelque chose pour vous. Mais j’ai cru aussi comprendre que vous alliez peut-être devoir mettre Jim Rennie au courant, et cette idée me dérange. C’est peut-être le chagrin qui m’embrume l’esprit, mais je n’arrive pas à comprendre que vous puissiez avoir envie d’affronter ce type bille en tête. Big Jim pète les plombs dès que quelqu’un remet son autorité en question ; en plus, il a une dent contre vous. Enfin, il ne vous doit aucune faveur. Si mon mari était encore le chef, vous auriez peut-être pu aller voir Rennie ensemble. Je crois que cela m’aurait bien amusée. » Elle se pencha vers lui, le regarda de ses yeux cerclés de noir, d’un air des plus sérieux. « Mais Howie n’est plus là et vous avez davantage de chances de vous retrouver au fond d’une cellule que de partir à la recherche d’un mystérieux générateur.

— Je sais tout cela, mais il y a un élément nouveau. L’Air Force va tirer un missile de croisière contre le Dôme demain, à treize heures.

— Oh Seigneur Jésus…

— Ils ont déjà tiré des missiles dessus, mais seulement pour déterminer jusqu’à quelle altitude montait la barrière. Le radar ne la détecte pas. Jusqu’ici, c’étaient des tirs sans charge explosive. Demain, ce sera une vraie bombe. Spéciale destruction de bunkers. »

Brenda pâlit.

« Vers quelle partie de la ville vont-ils tirer ?

— Le point d’impact devrait être situé à la hauteur du chemin de Little Bitch. Julia et moi nous y sommes allés hier au soir. L’explosion aura lieu à un mètre cinquante du sol. »

Elle resta bouche bée, de manière peu élégante. « Ce n’est pas possible !

— J’ai bien peur que si. Le missile sera lancé depuis un B-52 et suivra un itinéraire préprogrammé. Vraiment programmé. En tenant compte du moindre accident de terrain une fois qu’il sera à hauteur de sa cible. C’est un truc hallucinant. S’il explose sans passer au travers, cela signifie que tout le monde, en ville, en sera quitte pour une grosse frayeur. Le bruit va être comme la fin du monde. Mais si jamais il passe… »

Elle avait porté la main à sa gorge. « Quels seront les dégâts ? Nous n’avons même pas nos voitures de pompiers, Barbie !

— Je suis sûr qu’ils auront du matériel anti-incendie à proximité. Quant aux dégâts… (il haussa les épaules). Tout le secteur devra être évacué, c’est certain.

— Est-ce que c’est bien judicieux ? Est-ce qu’un tel projet est bien judicieux ?

— Question sans objet, Mrs… Brenda. Ils ont pris leur décision. Mais il y a pire, j’en ai peur. » Devant son expression, il ajouta : « Pour moi, pas pour la ville. J’ai été promu colonel. Par décision du Président. »

Elle écarquilla les yeux. « Quel honneur pour vous.

— En principe, je dois proclamer la loi martiale et prendre la direction des affaires, à Chester’s Mill. Jim Rennie va être ravi d’apprendre ça, n’est-ce pas ? »

Elle surprit Barbie en éclatant de rire. Et Barbie se surprit à rire avec elle.

« Vous voyez mon problème, maintenant ? La ville n’a pas besoin de savoir que je lui emprunte un vieux compteur Geiger, mais il faut qu’elle sache qu’un missile de croisière perceur de bunkers va être tiré sur elle. Julia Shumway va répandre la nouvelle si je ne fais rien, mais c’est moi qui dois l’apprendre aux patrons de la ville, parce que…

— Je sais pourquoi. » Grâce au rougeoiement du soleil, le visage de Brenda avait perdu sa pâleur. Elle se frottait les bras, cependant, l’air absent. « Si c’est votre mission d’établir une nouvelle autorité ici, ce que vos supérieurs veulent que vous fassiez…

— Je pense que Cox est plutôt mon collègue, à présent. »

Elle soupira. « Andrea Grinnell. C’est à elle qu’il faut s’adresser. Ensuite, nous parlerons à Rennie et à Andy Sanders ensemble. Cela nous donnera au moins l’avantage numérique. Trois contre deux.

— La sœur de Rose ? Pourquoi ?

— Vous ne savez pas qu’elle est troisième conseiller ? (Barbie secoua la tête.) Ne faites pas cette tête. Beaucoup de gens d’ici ne le savent pas, alors qu’elle occupe ce poste depuis plusieurs années. En général, elle se contente de jouer le rôle de paillasson des deux hommes — autrement dit pour Rennie, Andy Sanders étant lui-même un paillasson — et elle a… des problèmes… mais elle a aussi une réelle capacité à résister, ou avait.

— Quels problèmes ? »

Il crut un instant qu’elle allait garder cela pour elle, encore une fois, mais elle répondit : « Dépendance aux médicaments. Des antidouleur. J’ignore à quel point.

— Et je suppose que c’est la pharmacie Sanders qui exécute ses ordonnances ?

— Oui. Je suis consciente que c’est une solution imparfaite et que vous allez devoir faire très attention, mais… Jim Rennie sera peut-être obligé, par la force des choses, d’accepter votre intervention, au moins pendant quelque temps. Quant à vous laisser la réalité du pouvoir (elle secoua la tête), jamais. Il se torchera avec toute proclamation de loi martiale, signée ou non du Président. Je… »

Elle se tut. Ses yeux regardaient au loin, derrière Barbie, et s’agrandissaient.

« Mrs Perkins ? Brenda ? Qu’est-ce qui se passe ?

— Oh, oh mon Dieu… »

Barbie se tourna et ce qu’il vit le réduisit lui-même au silence. Le soleil descendait vers l’horizon, très rouge, comme c’est souvent le cas à la fin d’une journée chaude et belle qu’aucune averse n’est venue gâcher. Mais de sa vie, jamais il n’avait vu un tel coucher de soleil. Il se dit que les seules personnes en ayant contemplé de semblables étaient celles qui s’étaient trouvées au voisinage d’un volcan en éruption.

Non, même pas elles. Ce truc est totalement inédit.

Le soleil déclinant n’était pas une boule. Mais une forme rappelant un nœud papillon gigantesque, dont le centre circulaire irradiait. Le ciel occidental était encrassé comme par une pellicule de sang qui tournait à l’orange de plus en plus clair en prenant de l’altitude. L’horizon était presque invisible dans l’éclat aveuglant et brouillé.

« Seigneur Jésus, c’est comme lorsqu’on essaie de voir à travers un pare-brise sale quand on roule plein ouest », dit Brenda.

Et c’était exactement cela, bien entendu, à ceci près que le Dôme était le pare-brise. Pollens et poussières avaient commencé à se poser sur lui. Les particules de pollution aussi. Et cela ne ferait qu’empirer.

Va falloir nettoyer tout ça, songea-t-il, évoquant des armées de volontaires équipés de seaux et de chiffons. Absurde. Comment ferait-on au-delà de quelques mètres, sans parler de quelques centaines de mètres, ou de quelques milliers ?

« Il faut que ça cesse, murmura-t-elle. Appelez-les et dites-leur de tirer le plus gros de leurs missiles et tant pis pour les conséquences. Parce qu’il faut que ça cesse. »

Barbie ne dit rien. Ne sachant trop s’il aurait pu parler, même en ayant quelque chose à dire. Cette immense nappe aveuglante et encrassée le laissait sans voix. Il avait l’impression de voir l’enfer à travers un hublot.

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