« ATTENTION ! ICI LA POLICE DE CHESTER’S MILL ! LA ZONE DOIT ÊTRE ÉVACUÉE ! SI VOUS M’ENTENDEZ, MARCHEZ DANS MA DIRECTION ! LA ZONE DOIT ÊTRE ÉVACUÉE ! »
Thurston Marshall et Carolyn Sturges s’assirent dans leur lit en entendant cette étrange annonce et se regardèrent en ouvrant de grands yeux. Ils étaient tous les deux enseignants au collège Emerson de Boston : Thurston en tant que maître de conférences d’anglais (et contributeur au dernier numéro de Ploughshares[23]) et Carolyn comme assistante dans le même département. Ils étaient amants depuis six mois et la rose de leur passion était encore loin d’avoir fini de s’épanouir. Ils se trouvaient dans le petit chalet de Thurston, près de Chester Pond, étang situé entre Little Bitch Road et le cours de la Prestile. Ils étaient venus pour un week-end prolongé admirer « le feuillage de l’été indien », mais l’essentiel du feuillage qu’ils avaient admiré, depuis vendredi, était de la variété pubienne. Il n’y avait pas la télé dans le chalet ; Thurston Marshall abominait la télé. Il y avait bien une radio, mais ils ne l’avaient jamais branchée. Il était huit heures trente, ce lundi 23 octobre. Aucun des deux n’avait eu la moindre idée de ce qui se passait jusqu’au moment où cette annonce les avait réveillés :
« ATTENTION ! ICI LA POLICE DE CHESTER’S MILL ! LA ZONE DOIT ÊTRE… » Plus proche, toujours plus proche.
« Thurston ! L’herbe ! Où t’as planqué l’herbe !
— Ne t’inquiète pas. »
Le chevrotement de la voix de Thurston laissait à penser qu’il était incapable de suivre ses propres conseils. Grand et mince, il grisonnait beaucoup et attachait en général ses cheveux en queue-de-cheval. Pour le moment, ils lui retombaient presque jusqu’aux épaules. Il avait soixante ans ; Carolyn vingt-trois. « Il n’y a personne dans ces chalets, en cette saison. Ils vont simplement passer pour rejoindre Little B… »
Elle lui donna une bourrade sur l’épaule — une première. « Mais la voiture est dans l’allée ! Ils vont la voir ! »
Un oh, merde se dessina sur son visage.
« …ÉVACUÉE ! SI VOUS M’ENTENDEZ, MARCHEZ DANS MA DIRECTION ! LA ZONE DOIT ÊTRE ÉVACUÉE ! ATTENTION ! ATTENTION ! » Toute proche, à présent. On distinguait d’autres voix, aussi — des gens utilisant des porte-voix, des flics utilisant des porte-voix — mais la première les dominait toutes. « LA ZONE DOIT ÊTRE ÉVAC… » Il y eut un instant de silence. Puis : « HÉ, LE CHALET ! SORTEZ DE LÀ ! BOUGEZ-VOUS ! »
Oh, c’était un cauchemar.
« Qu’est-ce que t’as foutu de l’herbe ? » répéta Carolyn en lui martelant la poitrine.
L’herbe était dans la pièce voisine. Dans un petit sac à présent à moitié vide, à côté d’une assiette qui contenait encore un reste de fromage et de crackers de la veille. Si quelqu’un entrait, ce serait la première chose qu’il verrait.
« ICI LA POLICE ! ON NE DÉCONNE PAS ! LA ZONE DOIT ÊTRE ÉVACUÉE ! SI VOUS ÊTES LÀ-DEDANS, SORTEZ AVANT QU’ON NE VOUS ÉVACUE DE FORCE ! »
Des porcs, pensa-t-il. Des porcs de la cambrousse avec des cerveaux de porcs de la cambrousse.
Thurston bondit du lit et traversa la pièce en courant, ses cheveux au vent, contractant ses fesses maigres.
C’était son grand-père qui avait construit ce chalet, avant la Seconde Guerre mondiale, et il ne comportait que deux pièces : une grande chambre donnant sur l’étang et un séjour/cuisine. L’électricité était produite par un vieux générateur Henske que Thurston avait arrêté quand ils s’étaient retirés dans la chambre ; ses crachotements poussifs n’étaient pas exactement romantiques. Les braises du feu de cheminée — pas vraiment nécessaire, mais très* romantique — rougeoyaient encore faiblement dans le foyer.
Je me trompe peut-être, si ça se trouve, la dope est dans mon porte-documents…
Malheureusement, non. Elle était là, à côté d’un reste du brie dont ils s’étaient empiffrés avant la grande baise.
Au moment où il y courait, on frappa à la porte — non, on cogna à la porte.
« Une minute ! » cria Thurston, soudain follement joyeux. Carolyn se tenait à l’entrée de la chambre, enveloppée d’un drap, mais c’est à peine s’il la remarqua. Des pensées se bousculaient dans son esprit qui souffrait de séquelles de paranoïa dues aux excès de la veille — révocation, la police de la pensée dans 1984 d’Orwell, révocation, la réaction écœurée de ses trois enfants (avec deux épouses différentes) et, bien sûr, révocation. « Juste une minute, juste une seconde, le temps que je m’habi… »
Mais le battant explosa et, en violation directe de neuf droits environ garantis par la Constitution, deux jeunes hommes entrèrent sans attendre. L’un d’eux tenait un porte-voix. Tous deux portaient un jean et une chemise bleue. Les jeans étaient presque rassurants, mais les chemises avaient des épaulettes et s’ornaient d’un badge.
Nous n’avons pas besoin de vos conneries de badges, pensa bêtement Thurston.
« Sortez d’ici ! hurla Carolyn.
— Vise-moi un peu ça, Junior ! dit Frank DeLesseps. Le Grand Méchant Queutard et le Petit Saloperon Rouge ! »
Thurston s’empara du sachet d’herbe, le tint dans son dos et le laissa tomber dans l’évier.
Junior étudiait le service trois pièces qu’avait révélé ce mouvement. « Je crois bien que c’est l’engin le plus long et le plus mince que j’aie jamais vu », dit-il. Il paraissait fatigué, vraiment fatigué — il faut dire qu’il n’avait dormi que deux heures — mais il se sentait en pleine forme, absolument génial, pétant le feu. Pas la moindre trace de migraine.
Ce boulot lui allait très bien.
« BARREZ-VOUS D’ICI ! hurla Carolyn.
— Tu ferais mieux de la fermer, mon chou, et de t’habiller. On évacue tout ce côté de la ville.
— Nous sommes ici chez nous ! FOUTEZ-MOI LE CAMP D’ICI ! »
Frankie, jusqu’ici, avait souri. Son sourire disparut. Il passa à grands pas devant l’homme nu et maigre qui se tenait près de l’évier (qui se faisait tout petit près de l’évier aurait été une description plus juste) et attrapa Carolyn par les épaules. Il la secoua sans ménagement. « Ne me parle pas sur ce ton, mon chou. J’essaie simplement d’empêcher que tu te fasses rôtir les fesses. Toi et ton petit co…
— Enlevez vos sales pattes ! Vous irez en prison pour ça ! Mon père est avocat ! »
Elle essaya de le gifler. Frankie — qui n’était pas du matin et ne l’avait jamais été — lui attrapa la main et la lui tordit. Sans forcer, mais Carolyn hurla. Le drap tomba par terre.
« Ouais ! Ça c’est une carrosserie, confia Junior à un Thurston Marshall bouche bée. Vous arrivez à rester à la hauteur, papi ?
— Habillez-vous tous les deux, ordonna Frankie. J’ai l’impression que vous êtes un peu idiots, peut-être même complètement, pour être encore ici. Vous ne savez donc pas… »
Il s’arrêta. Regarda tour à tour le visage de la femme et celui de l’homme. Terrifiés tous les deux. Et ayant l’air de ne rien y comprendre.
« Junior !
— Quoi ?
— J’ai l’impression que le Vieux Queutard et le Petit Saloperon ne savent pas ce qui se passe.
— Je vous interdis de tenir des propos sexistes comme… »
Junior leva les mains. « Madame, habillez-vous. Il faut sortir d’ici. Un avion de l’armée de l’air va tirer un missile vers cette partie de la ville dans… (il consulta sa montre)… un peu plus de cinq heures.
— VOUS ÊTES CINGLÉ ! » hurla Carolyn.
Junior laissa échapper un grand soupir et s’avança. Il se disait qu’il commençait à comprendre un peu mieux le boulot de flic ; un boulot génial, mais les gens se montraient parfois tellement stupides. « S’il rebondit, vous entendrez juste un grand bang. Vous ferez peut-être dans votre culotte — si par hasard vous en portez une — mais ça ne vous fera rien. Mais s’il passe au travers, vous avez toutes les chances de vous faire réduire en cendres, étant donné qu’il est vraiment très gros et que vous n’êtes qu’à trois kilomètres du point d’impact, d’après ce qu’ils disent.
— Et il pourrait rebondir sur quoi, gros malin ? » demanda Thurston.
La dope cachée dans l’évier, il se servait d’une main pour dissimuler ses parties intimes… ou du moins, il essayait ; son brin d’amour était effectivement très long et très mince.
« Sur le Dôme, dit Frankie. Et je n’apprécie pas cette façon de parler. » Il fit une grande enjambée et donna un coup de poing dans le ventre au contributeur de Ploughshares. Thurston émit un bruit de ballon qui se dégonfle d’un coup, se plia en deux, vacilla sur place, réussit presque à garder l’équilibre, tomba à genoux et vomit l’équivalent d’une tasse à thé d’un magma blanc délayé qui sentait encore le brie.
Carolyn tenait son poignet gonflé. « Vous irez tous les deux en prison pour ça, promit-elle à Junior d’une voix basse et tremblante. Bush et Cheney, c’est terminé depuis un bon moment. Nous ne sommes plus aux États-Unis de Corée du Nord.
— Je sais », répondit Junior avec une admirable patience pour quelqu’un qui se disait qu’une petite strangulation de plus pourrait être sympa ; dans son cerveau, rôdait un monstre de Gila miniature, tout noir, qui estimait que rien ne valait une petite strangulation pour bien commencer la journée.
Mais non. Non. Il devait jouer son rôle dans l’évacuation. Il avait prêté serment, débité les conneries qu’il y avait à débiter.
« Je le sais parfaitement bien, répéta-t-il. Mais ce que vous ne savez pas, trouducs, c’est que vous n’êtes plus aux États-Unis d’Amérique, non plus. Vous êtes en ce moment dans le royaume de Chester, et si vous ne vous comportez pas correctement, vous allez finir dans les oubliettes de Chester. Je vous le promets. Pas de coup de téléphone, pas d’avocat, pas de procès en bonne et due forme. Nous, on essaie juste de vous sauver la vie. Seriez-vous trop cons et trop bouchés pour comprendre ça ? »
Elle le regardait, interloquée. Thurston essaya de se relever, n’y arriva pas et rampa vers elle. Frankie l’aida d’un coup de pied dans les fesses. Thurston poussa un cri de douleur indigné. « Ça, c’est pour nous faire perdre notre temps, papi, dit Frankie. J’admire ton goût en matière de nanas, mais on n’a pas que ça à faire.
Junior regarda la jeune femme. Une bouche superbe. Les lèvres d’Angelina. Il était prêt à parier qu’elle aurait pu faire bander un eunuque. « S’il n’est pas capable de s’habiller tout seul, aidez-le. Nous avons encore quatre chalets à visiter et quand nous repasserons par ici, nous voulons que vous soyez dans votre Volvo et déjà en route pour la ville, vu ?
— Je n’y comprends rien ! gémit Carolyn.
— Pas étonnant, dit Frankie en retirant le sachet de l’évier. Vous savez pas que ce truc-là rend idiot ? »
Carolyn se mit à pleurer.
« Ne vous inquiétez pas, reprit Frankie. Je ne fais que le confisquer et dans deux jours, ma jolie, tu vas péter la forme. »
— Vous ne nous avez pas dit nos droits », se lamenta Carolyn.
Junior parut étonné. Puis il éclata de rire. « Tu as le droit de foutre le camp d’ici et de fermer ta putain de gueule, pigé ? Dans cette situation, ce sont tes seuls droits. Est-ce que c’est clair ? »
Frankie examinait sa prise. « Hé, Junior, il n’y a pratiquement pas de graines, là-dedans. C’est du putain de premier choix. »
Thurston avait rejoint Carolyn. Il se remit debout, et l’effort le fit péter assez bruyamment. Junior et Frankie se regardèrent. Ils essayèrent de se retenir — ils étaient des représentants de la loi, tout de même — sans y arriver. Ils éclatèrent de rire en chœur.
« Trombone Charlie est revenu parmi nous ! » s’exclama Frankie et les deux hommes se firent un high five.
Thurston et Carolyn se tenaient sur le seuil de la chambre, cachant leur nudité, serrés l’un contre l’autre, tournant des yeux ronds vers les deux intrus qui hurlaient de rire. En fond sonore, comme des voix dans un cauchemar, des haut-parleurs continuaient à annoncer que la zone devait être évacuée. La plupart des voix amplifiées battaient à présent en retraite vers Little Bitch.
« Je ne veux plus voir cette voiture quand je reviendrai, dit Junior. Sinon, vous allez sérieusement déguster ! »
Ils partirent. Carolyn s’habilla et aida Thurston — il avait tellement mal à l’estomac qu’il n’arrivait pas à se pencher pour mettre ses chaussures. Le temps qu’ils aient terminé, ils pleuraient tous les deux. Dans la voiture, sur le chemin du chalet par lequel on gagnait Little Bitch, Carolyn essaya de joindre son père par téléphone. Elle n’obtint que le silence.
Au carrefour de Little Bitch Road et de la 119, une voiture de police était garée en travers de la route. Une femme flic corpulente et rouquine leur désigna l’accotement, leur faisant signe de passer par là. Mais Carolyn s’arrêta et descendit de voiture. Elle brandit son poignet enflé.
« Nous avons été agressés ! Par deux types qui se prétendaient flics ! L’un d’eux s’appelle Junior et l’autre Frankie ! Ils…
— Bouge ton cul, ou c’est moi qui vais t’agresser, l’interrompit Georgia Roux. Je déconne pas, poulette. »
Carolyn la regarda, interloquée. Le monde entier avait dérapé pendant leur sommeil et ils devaient se trouver dans un épisode de Twilight Zone. C’était la seule explication raisonnable ; aucune autre n’aurait tenu debout, même marginalement. La voix off de la série allait retentir d’un instant à l’autre.
Elle remonta dans la Volvo (l’autocollant du pare-chocs était délavé mais encore lisible : OBAMA EN 2012 ! OUI, ON PEUT TOUJOURS !) et contourna le véhicule de patrouille. Un autre flic, plus âgé, était assis à l’intérieur, étudiant une liste sur sa planchette. Elle pensa un instant faire appel à lui, puis se dit qu’il ne valait mieux pas.
« Allume la radio, dit-elle. Essayons de savoir ce qui se passe vraiment. »
Thurston brancha la radio mais ne put trouver autre chose qu’Elvis Presley et les Jordanaires dans un laborieux « How Great Thou Art ».
Carolyn coupa le son, eut envie de dire, cette fois, le cauchemar est complet, mais n’en fit rien. Elle ne désirait plus qu’une chose, sortir de Dingoville le plus rapidement possible.
Sur la carte, la route du chalet de Chester Pond n’était qu’un fin cheveu presque invisible en forme de crochet. Après avoir quitté le chalet de Thurston Marshall, Junior et Frankie, assis dans la voiture, étudièrent la carte un moment.
« Y’a plus personne par là, c’est pas possible, dit Frankie. Pas pendant cette période de l’année. Qu’est-ce que t’en penses ? On dit ras le bol et on rentre en ville ? » Il montra le chalet du pouce. « Ils vont partir, mais s’ils le font pas, qu’est-ce qu’on en a à foutre, au fond ? »
Junior réfléchit quelques instants, puis secoua la tête. Ils avaient prêté serment. Sans compter qu’il n’était pas pressé de rentrer pour que son père le tanne afin de savoir ce qu’il avait fait du corps du révérend. Coggins tenait à présent compagnie à ses petites copines dans l’arrière-cuisine des McCain, mais son père n’avait pas besoin de l’apprendre. Au moins tant que ce gros plein de soupe n’aurait pas trouvé comment coller tout ça sur le dos de Barbara. Et Junior croyait que son père saurait comment s’y prendre. S’il y avait bien un domaine dans lequel son père était champion, c’était l’art de baiser les gens.
Ça n’a plus d’importance, maintenant, s’il découvre que j’ai abandonné mes études, pensa Junior, parce que je sais quelque chose de plus grave sur lui. De bien plus grave.
Sans compter qu’avoir abandonné ses études ne paraissait pas très important, à présent ; c’était une broutille, comparé à ce qui se passait à Chester’s Mill. Mais il devait tout autant faire attention. Junior croyait son père tout à fait capable de le baiser, lui, son fils, si la situation lui paraissait l’exiger.
« Junior ? La Terre appelle Junior.
— Oui, j’suis là, répondit-il, un peu irrité.
— On retourne en ville ?
— Vérifions les autres chalets. Il n’y a même pas cinq cents mètres, et si nous rentrons tout de suite, Randolph va nous trouver quelque chose à faire.
— J’aurais bien mangé un morceau.
— Où ça ? au Sweetbriar Rose ? Tu veux de la mort-aux-rats dans tes œufs brouillés — cadeau de Dale Barbara ?
— Il n’oserait pas.
— T’en es sûr ?
— D’accord, d’accord. » Frankie lança le moteur et partit en marche arrière dans la courte allée. Des feuilles aux couleurs éclatantes pendaient des arbres, immobiles, et l’air était lourd. On se serait davantage cru en juillet qu’en octobre. « Mais les Trouducs ont intérêt à avoir décampé quand on repassera, sans quoi je risque d’être obligé de présenter le petit saloperon rouge à mon vengeur masqué.
— Je ne demanderai pas mieux que de la tenir pour toi, dit Junior. Yippee-ki-yi-yai, espèce de branleur. »
Les trois premiers chalets étaient manifestement vides ; ils ne prirent même pas la peine de descendre de voiture. Le chemin était à présent réduit à deux ornières de part et d’autre d’un terre-plein central envahi d’herbes. Les arbres l’enserraient des deux côtés et les branches basses touchaient presque la carrosserie.
« Je crois que le dernier est après le virage, dit Frankie. Le chemin ne va pas plus loin que cette petite cabane à bateau merdi…
— Attention ! » cria Junior.
Au sortir du virage sans visibilité ils venaient de tomber sur deux gamins, un garçon et une fille, qui se tenaient au milieu de la voie. Les enfants ne bougèrent pas. Ils avaient tous les deux une expression hébétée. Si Frankie n’avait pas craint d’endommager le pot d’échappement sur le terre-plein central (raison pour laquelle il roulait très lentement), il n’aurait pu les éviter.
« Oh, mon Dieu, il s’en est fallu de peu. Je crois que je vais avoir une crise cardiaque.
— Si mon père n’en a pas eu, ce n’est pas toi qui vas nous en faire une.
— Hein ?
— Laisse tomber. »
Junior descendit. Les deux gamins n’avaient toujours pas bougé. La fillette était la plus grande et la plus âgée. Neuf ans, peut-être. Le garçon devait avoir cinq ans. Ils étaient sales et pâles. La fillette tenait le petit garçon par la main. Elle leva les yeux vers Junior, mais le petit continua à regarder droit devant lui, comme s’il étudiait un détail intéressant sur le phare avant gauche de la Toyota.
Junior lut la terreur dans les yeux de la fillette et mit un genou à terre devant elle. « Ça va, ma chérie ? »
Ce fut le garçon qui répondit. Tout en continuant à examiner le phare. « Je veux ma maman. Et je veux mon petit ’jeuner. »
Frankie venait de les rejoindre. « Ils sont bien réels ? » demanda-t-il d’un ton qui signifiait je plaisante, mais pas vraiment. Il toucha le bras de la gamine.
Celle-ci sursauta légèrement et le regarda. « Maman n’est pas revenue, dit-elle à voix basse.
— Comment tu t’appelles, mon chou ? demanda Junior. Et qui est ta maman ?
— Je m’appelle Alice Appleton. Lui, c’est Aidan Patrick Appleton. Ma mère, c’est Vera Appleton. Mon père, c’est Edward Appleton, mais ils ont divorcé l’an dernier et il habite maintenant à Plano, au Texas. Nous, nous habitons à Weston, Massachusetts, 16, Oak Way. Notre numéro de téléphone est le… », elle récita le numéro avec la précision dépourvue d’intonation d’un enregistrement.
Junior pensa, oh, nom d’un chien, encore des Masse-ma-chaussette. Mais c’était logique : qui d’autre voudrait gaspiller de l’essence, au prix où elle était, rien que pour venir voir tomber les feuilles de ces putains d’arbres ?
Frankie s’était agenouillé, lui aussi. « Écoute-moi, Alice, mon cœur. Où est ta maman, maintenant ?
— Je sais pas. » Des larmes — de grosses larmes limpides — commencèrent à couler sur ses joues. « On est venus voir les feuilles. On devait aussi faire du kayak. On aime bien le kayak, pas vrai, Aidan ?
— J’ai faim », dit Aidan d’un ton funèbre, se mettant à son tour à pleurer.
Ce spectacle donna aussi envie à Junior de pleurer. Il dut se rappeler qu’il était flic. Les flics ne pleurent pas, en tout cas pas quand ils sont en service. Il demanda à nouveau à la fillette où était leur mère, mais ce fut le garçon qui répondit.
« Elle est allée chercher des Whoops.
— Il veut dire des tartes Whoops, expliqua Alice. Mais aussi d’autres choses. Parce que Mr Killian n’avait pas préparé le chalet comme il aurait dû. Maman a dit que je pouvais garder Aidan parce que j’étais assez grande et qu’elle n’en avait pas pour longtemps, qu’elle allait juste au Yoder’s. Elle m’a juste dit de ne pas laisser Aidan s’approcher de l’étang. »
Junior commençait à se faire une idée de la situation. Apparemment, la maman s’était attendue à trouver des provisions dans le chalet — au moins quelques produits de base — mais si elle avait un peu connu Roger Killian, elle aurait su qu’il valait mieux ne pas compter sur lui. Le personnage était un abruti de première classe et toute sa descendance avait hérité de ses capacités intellectuelles réduites. Le Yoder’s était un petit magasin minable, juste à l’entrée du territoire communal de Tarker’s Mill, spécialisé dans la bière, les mauvais alcools et les raviolis en boîte. En temps normal, l’aller-retour prenait environ quarante minutes. Sauf que la maman n’était pas revenue, et Junior savait pourquoi.
« C’est samedi matin qu’elle est partie, c’est ça ? demanda-t-il. C’est bien ça, dis ?
— Je veux ma maman ! gémit Aidan entre ses larmes. Et je veux mon petit’jeuner ! J’ai mal au ventre !
— Oui, répondit Alice. Samedi matin. On a regardé des dessins animés, sauf que maintenant on peut plus rien regarder, y’a plus d’électricité. »
Junior et Frankie se regardèrent. Deux nuits passées dans le noir. Une fillette d’environ neuf ans, un garçon de cinq. Junior préférait ne pas y penser.
« Vous n’aviez rien à manger ? demanda Frankie à Alice Appleton. Dis, ma chérie ? Rien du tout ?
— Il y avait un oignon dans le bac à légumes. On en a mangé une moitié chacun. Avec du sucre.
— Oh, putain, s’exclama Frankie. J’ai rien dit, j’ai pas dit ça. Attendez une seconde. »
Il retourna à la voiture, ouvrit la portière côté passager et entreprit de fouiller dans la boîte à gants.
« Et où voulais-tu aller, Alice ? demanda Junior.
— En ville. Chercher maman et trouver quelque chose à manger. On voulait passer à côté du prochain chalet et couper par les bois, ajouta-t-elle avec un vague geste vers le nord. J’ai pensé que ça irait plus vite. »
Junior sourit, mais il avait froid, intérieurement. Ce n’était pas le bourg de Chester’s Mill qu’elle avait indiqué, mais le TR-90. Rien que des kilomètres et des kilomètres de bois envahis de broussailles et de zones marécageuses. Sans parler du Dôme, bien sûr. En partant dans cette direction, Alice et Aidan seraient très certainement morts de faim ; Hänsel et Gretel, tournant mal et non bien à la fin.
Et dire que nous avons failli faire demi-tour. Bon Dieu.
Frankie revint. Il tenait un Milky Way à la main. La confiserie paraissait datée et avait été plus ou moins écrasée, mais elle était toujours dans son emballage. La manière dont les deux enfants la regardèrent faisait penser aux gosses affamés qu’on voyait parfois aux informations, se dit Junior. Cette expression sur des visages de petits Américains avait quelque chose d’irréel, de terrible.
« C’est tout ce que j’ai pu trouver, s’excusa Frankie en enlevant l’emballage. On vous donnera quelque chose de mieux en ville. »
Il rompit le Milky Way en deux, et en donna un morceau à chacun des enfants. La confiserie disparut en cinq secondes. Quand il eut terminé, le garçon s’enfonça les doigts dans la bouche jusqu’aux articulations. Ses joues se creusaient au rythme de ses mouvements de succion.
Un chien léchant la graisse sur un bâton, pensa Junior.
Il se tourna vers Frankie. « Pas la peine d’attendre d’être en ville. On va retourner au chalet du vieux et de sa poulette. On trouvera bien quelque chose et on le donnera à ces gosses. »
Frankie acquiesça et souleva le garçon. Junior prit la fillette. Il sentait l’odeur de sa sueur, de sa peur. Il lui caressa les cheveux, comme si ce geste pouvait en chasser la puanteur huileuse.
« Ça va aller, ma chérie, dit-il. Toi et ton frère, ça va aller. Vous ne risquez plus rien. Tout va bien.
— Vous promettez ?
— Oui. »
Les bras de la fillette lui étreignirent le cou. Ce fut l’une des meilleures choses que Junior ressentit de toute sa vie.
La partie occidentale de Chester’s Mill était la moins peuplée de l’agglomération et, à neuf heures moins le quart, elle avait été presque entièrement évacuée. Il ne restait qu’un véhicule de police à la hauteur de la Little Bitch, la voiture de patrouille numéro 2. Jackie Wettington était au volant, Linda Everett à côté d’elle. Le chef Perkins, un flic de la vieille école, n’aurait jamais composé une patrouille de deux femmes ; mais évidemment, le chef Perkins n’était plus aux commandes, et les deux femmes, de plus, appréciaient la nouveauté. Les hommes, et en particulier les flics, avec leurs grosses (sinon grossières) plaisanteries, finissaient par être fatigants.
« Prête à repartir ? demanda Jackie. Le Sweetbriar va être fermé, mais on pourra toujours mendier une tasse de café. »
Linda ne répondit pas. Elle pensait à l’endroit où le Dôme coupait la Little Bitch. Elle avait trouvé déstabilisant d’aller là-bas, et pas seulement parce que les sentinelles se tenaient toujours le dos tourné et n’avaient pas bougé lorsqu’elle les avait saluées via le haut-parleur du véhicule. C’était déstabilisant parce qu’il y avait un grand X peint en rouge sur le Dôme, suspendu en l’air comme un hologramme de science-fiction. Il lui paraissait impossible qu’un missile tiré à plusieurs centaines de kilomètres puisse atteindre une cible aussi réduite, mais Rusty lui avait affirmé que si.
« Linda ? »
Elle reprit ses esprits. « Oui, oui, je suis prête si tu l’es. »
La radio se mit à crépiter. « Unité 2, unité 2, vous me recevez ? À vous. »
Linda décrocha le micro. « Base, ici 2. On te reçoit, Stacey, mais la réception n’est pas très bonne. À toi.
— Tout le monde dit la même chose, répondit Stacey Moggin. C’est pire près du Dôme, et ça s’améliore au fur et à mesure qu’on se rapproche du centre. Mais vous êtes toujours sur la Little Bitch ? À vous.
— Oui. On vient de vérifier les Killian et les Boucher. Tous partis. Si le missile passe au travers, Roger Killian va se retrouver avec un sacré lot de poulets rôtis. À toi.
— On organisera un pique-nique. Pete veut vous parler. Le chef Randolph, je veux dire. À vous. »
Jackie manœuvra la voiture et se gara un peu plus loin sur le bord de la route. Il y eut de la friture sur la ligne, puis Randolph prit la parole. Il ne s’embarrassa pas de formules codées — il ne l’avait jamais fait.
« Vous avez vérifié l’église, unité 2 ?
— L’église du Rédempteur ? À toi.
— C’est la seule du secteur, officier Everett. À moins qu’une mosquée hindoue ait poussé dans la nuit. »
Il semblait à Linda que ce n’était pas les hindous qui faisaient leurs dévotions dans des mosquées, mais quelque chose lui disait que le moment était mal choisi pour en faire la remarque. Randolph paraissait fatigué et de mauvaise humeur. « L’église du Christ-Rédempteur n’était pas dans notre secteur. Mais dans celui des deux petits nouveaux. Thibodeau et Searles, il me semble. À toi.
— Allez tout de même vérifier, dit Randolph, d’une voix plus irritée que jamais. Personne n’a vu Coggins, et deux de ses paroissiens veulent faire une de leurs petites fiestas de prières avec lui, j’sais plus comment ils appellent ça. »
Jackie porta l’index à sa tempe et fit le geste de se tirer une balle. Linda, qui n’avait qu’une envie, rentrer pour voir comment allaient ses filles qu’elle avait laissées chez Marta Edmund, acquiesça.
« Bien compris, chef. On y va. À vous.
— Vérifiez aussi le presbytère (il y eut une pause). Et la station de radio. Ce foutu machin continue de beugler, c’est donc qu’il y a quelqu’un.
— Entendu. » Elle était sur le point d’ajouter Terminé, lorsqu’elle pensa à quelque chose d’autre. « Chef, du nouveau, à la télé ? Le Président a-t-il donné des informations ? À vous ?
— J’ai pas le temps d’écouter toutes les conneries qui sortent de la bouche de cet idiot. Foncez, retrouvez-moi le padre et dites-lui de ramener ses fesses ici. Et ramenez aussi vos fesses. Terminé. »
Linda raccrocha le micro et regarda Jackie.
« Qu’on ramène nos fesses ? dit Jackie. Nos fesses ?
— C’est lui le trouduc », dit Linda.
La réplique se voulait drôle, mais elle tomba à plat. Elles restèrent un moment silencieuses, tandis que le moteur tournait au ralenti. Puis Jackie reprit d’une voix si basse qu’elle était presque inaudible : « C’est vraiment trop moche.
— Randolph au lieu de Perkins, tu veux dire ?
— Oui, ça et les nouveaux flics. » Elle avait mis des guillemets au mot flics. « Des gosses. Et tu sais quoi ? Quand je suis arrivée, Henry Morrison m’a dit que Randolph en avait engagé deux de plus, ce matin. Ils ont débarqué en compagnie de Carter Thibodeau et Peter les a fait signer sans leur poser une seule question. »
Linda connaissait le genre d’individus qui traînaient avec Thibodeau, au Dipper’s ou au Gas & Grocery, où ils se servaient du garage pour customiser leurs motos achetées à crédit. « Deux de plus ? Et pourquoi ?
— Pete a dit à Henry que nous pourrions en avoir besoin si le missile ratait son coup.Pour être sûr que la situation ne devienne pas incontrôlable, il a dit. Et tu sais qui lui a fourré cette idée dans la tête ? »
Oui, Linda le savait. « Au moins, ils ne sont pas armés.
— Deux ou trois le sont. Pas avec des armes de service ; avec les leurs. Mais demain — sauf si tout se termine aujourd’hui — ils le seront. Et Pete les a laissés patrouiller ensemble au lieu de les mettre avec des vrais flics. Tu parles d’une période de formation, hein ? Vingt-quatre heures, à peu de chose près ! Tu te rends compte que ces gosses sont maintenant plus nombreux que nous ? »
Linda digéra cette information en silence.
« Les Jeunesses hitlériennes, reprit Jackie. C’est à ça que je n’arrête pas de penser. J’exagère sans doute, mais j’espère vraiment que ce truc-là finira aujourd’hui et ne pas avoir à vérifier.
— Je ne vois pas tellement Peter Randolph en Hitler.
— Moi non plus. C’est à Rennie que je pense quand je parle de Hitler. » Elle enclencha une vitesse, exécuta un demi-tour et prit la direction de l’église du Christ-Rédempteur.
L’église était vide mais pas fermée à clef. Le générateur ne tournait pas. Le presbytère était silencieux, la Chevrolet du révérend garée dans le petit garage. Quand elle y jeta un coup d’œil, Linda vit deux autocollants sur le pare-chocs arrière : SI JE RENTRE EN TRANSE PRENEZ LE VOLANT ! lisait-on sur l’un. MON AUTRE VOITURE EST À DIX VITESSES, lisait-on sur l’autre.
Linda attira l’attention de Jackie sur le deuxième : « Il a une bicyclette ; je l’ai déjà vu dessus. Comme elle n’est pas dans le garage, je me dis qu’il l’a peut-être prise pour aller en ville. Pour économiser l’essence.
— C’est possible, admit Jackie. Mais nous devrions peut-être vérifier la maison, des fois qu’il aurait glissé dans sa douche et se serait cassé le cou.
— Nous ne risquons pas de le voir nu ?
— Personne ne prétend que le boulot de flic soit toujours agréable. Allons-y. »
La maison était fermée à clef, mais dans une ville où les résidents temporaires constituent une bonne partie de la population, la police sait comment entrer, dans ces cas-là. Elles vérifièrent les cachettes habituelles de la clef de secours. Ce fut Jackie qui la trouva, accrochée à un clou, derrière le volet de la cuisine. Elle ouvrait la porte de derrière.
« Révérend Coggins ? » appela Linda en passant la tête à l’intérieur. « C’est la police, révérend Coggins. Vous êtes là ? »
Pas de réponse. Elles entrèrent. Ordre et propreté régnaient au rez-de-chaussée, mais l’endroit n’en donna pas moins une impression de malaise à Linda. Parce qu’elle se trouvait chez quelqu’un d’autre, songea-t-elle. Dans la maison d’un religieux, sans y être invitée.
Jackie monta au premier. « Révérend Coggins ? C’est la police. Si vous êtes là, veuillez nous le faire savoir. »
Linda était restée au pied de l’escalier et regardait vers le haut. La maison lui donnait la sensation que quelque chose clochait, sans qu’elle sache pourquoi, exactement. Cela lui fit penser à Janelle agitée de tremblements en pleine crise de petit mal. Il y avait aussi quelque chose qui clochait là-dedans. Une certitude bizarre l’envahit : si Janelle avait été ici maintenant, elle aurait eu une autre crise. Oui, et elle aurait commencé à raconter des choses bizarres. Halloween et la Grande Citrouille, peut-être.
L’escalier était parfaitement ordinaire, mais elle n’avait aucune envie de monter à l’étage ; elle voulait juste que Jackie lui dise que les pièces étaient vides afin qu’elles puissent se rendre à la station de radio. Néanmoins, lorsque sa collègue l’appela, Linda monta les marches.
Jackie se tenait au milieu de la chambre de Coggins. Une grande croix en bois toute simple ornait l’un des murs, une plaque gravée sur un autre. Sur la plaque, on lisait : IL N’EST MOINEAU QUI TOMBE AU SOL SANS QU’IL NE LE SACHE. Le lit était défait. Il y avait des traces de sang sur le drap du dessous.
« Et ça, dit Jackie. Viens voir par là. »
À contrecœur, Linda s’avança. Sur le sol en bois poli, entre le lit et le mur, elle vit une longueur de corde à nœuds. Les nœuds étaient ensanglantés.
« On dirait que quelqu’un l’a battu, dit Jackie, les sourcils froncés. Et peut-être assez fort pour l’assommer. Après quoi, il l’a allongé sur le… » Elle regarda sa collègue. « Non ?
— J’imagine que tu n’as pas grandi dans une famille religieuse, dit Linda.
— Mais si. On adorait la Sainte Trinité : le Père Noël, les cloches de Pâques et la Petite Souris. Et toi ?
— La bonne vieille eau du robinet baptiste, mais j’ai entendu raconter des choses. Je crois qu’il doit se flageller.
— Beurk… On fait ça quand on a péché, non ?
— Oui. Et je ne crois pas que la mode en soit définitivement passée.
— Alors c’est logique — d’une certain manière. Va dans la salle de bains et regarde sur le réservoir des toilettes. »
Linda ne bougea pas. La corde à nœuds, c’était déjà assez horrible comme ça et l’effet que lui faisait la maison — trop vide, d’une certaine manière — était pire.
« Vas-y. Ça ne va pas te mordre et je suis prête à parier que tu as vu pire. »
Linda passa dans la salle de bains. Il y avait deux revues posées sur le réservoir des toilettes. L’une était religieuse et s’intitulait Le Paradis. L’autre avait pour titre Jeunes Salopes orientales. Il lui parut douteux que cette dernière ait été vendue dans des librairies religieuses.
« Et donc, dit Jackie, on voit un peu le tableau, pas vrai ? Il s’assoit sur les chiottes, il s’astique la truffe…
— Il s’astique la truffe ? » Linda pouffa de rire en dépit de sa nervosité. Ou peut-être à cause d’elle.
« C’était comme ça que disait ma mère, reprit Jackie. Bref, une fois sa petite affaire faite, il ouvre une boîte de fouette-cul taille moyenne histoire d’expier ses péchés puis va au lit pour rêver des petites Orientales. Ce matin il se lève, tout ragaillardi et débarrassé de ses péchés, fait ses dévotions du matin et enfourche sa bicyclette pour aller en ville. Ça colle, non ? »
Ça collait. Sauf que cela n’expliquait pas vraiment pourquoi la maison lui faisait un tel effet. « Allons jeter un coup d’œil à la station de radio, dit Linda. Après quoi nous retournerons en ville prendre un café. C’est moi qui régale.
— Bon plan, répondit Jackie. Je veux le mien bien noir. Et en injection, de préférence. »
Le studio de WCIK, bâtiment sans étage tout en verre, était également fermé à clef ; mais des haut-parleurs installés sous l’avant-toit diffusaient « Good Night, Sweet Jesus » dans l’interprétation du célèbre chanteur soul Perry Como. Derrière le studio s’élevait la tour de l’antenne ; les éclairs rouges, à son sommet, étaient à peine visibles dans la lumière du matin. Au pied de la tour, les deux femmes virent une construction rappelant une grange qui devait contenir, estima Linda, le groupe électrogène et tout le matériel dont on avait besoin pour continuer à diffuser le miracle de Dieu sur tout le Maine occidental et le New Hampshire oriental, voire jusqu’aux planètes intérieures du système solaire.
Jackie frappa, puis cogna à la porte.
« J’ai l’impression qu’il n’y a personne », dit Linda… sauf que l’endroit avait aussi quelque chose qui n’allait pas. Et l’air avait une curieuse odeur, une odeur fade de renfermé. Elle lui rappelait celle qui régnait dans la cuisine de sa mère, même après une bonne aération. Parce que sa mère fumait comme une cheminée et considérait que les seules choses dignes d’être mangées étaient celle que l’on avait cuites dans une poêle brûlante avec plein de lard.
Jackie secoua la tête. « On a pourtant bien entendu quelqu’un, non ? »
Linda n’avait aucun commentaire à faire, car c’était vrai. Elles avaient écouté la station pendant qu’elles allaient du presbytère au studio de radio et avaient entendu un DJ à la voix onctueuse présenter le titre suivant comme « un autre message de l’amour de Dieu mis en chanson ».
Cette fois-ci, la chasse à la clef planquée prit plus de temps, mais Jackie la trouva finalement dans une enveloppe scotchée sous la boîte aux lettres. Elle était accompagnée d’un bout de papier sur lequel on avait griffonné 1 6 9 3.
La clef, un double un peu collant, fonctionna après quelques essais. Dès qu’elles furent entrées, elles entendirent se déclencher les bips réguliers du système de sécurité. Le tableau était sur le mur. Jackie composa le code et les bips cessèrent. Il n’y avait plus que la musique. Perry Como avait laissé la place à une pièce instrumentale ; Linda lui trouva une ressemblance troublante avec le solo d’orgue de « In-A-Gada-Da-Vida ». Les haut-parleurs étaient ici d’une qualité cent fois supérieures à ceux placés dehors et la musique à plein volume donnait presque l’impression d’une chose vivante.
Il n’y a donc personne qui bosse dans ce boucan plus-saint-que-moi-tu meurs ? se demanda Linda. Qui répond au téléphone ? Qui traite des affaires ? Comment font-ils ?
Là aussi, quelque chose ne collait pas. Linda en était certaine. L’endroit avait une atmosphère carrément inquiétante ; l’impression de danger était palpable. Quand elle vit que Jackie avait défait l’attache de son automatique de service, elle en fit autant. La sensation de la crosse, dans la paume de sa main, était rassurante.Et voici : ton bâton et ta crosse te rassurent, pensa Linda.
« Y’a quelqu’un ? lança Jackie. Révérend Coggins ? »
Il n’y eut pas de réponse. Personne au bureau de la réception. Sur la gauche, deux portes fermées. Droit devant, un vitrage courait sur toute la longueur de la pièce principale. On y voyait clignoter des lumières. Le studio qui assurait la diffusion, supposa-t-elle.
Du pied, se tenant le plus loin possible, Jackie poussa les portes fermées. Derrière la première, il y avait un bureau. Derrière la seconde, une salle de conférences d’un luxe surprenant, dominée par un écran plat géant. Il était branché, le son coupé. Anderson Cooper, presque grandeur nature, paraissait faire son numéro sur Main Street à Castle Rock. Les bâtiments étaient ornés de drapeaux et de rubans jaunes. Linda vit un panneau, devant la quincaillerie, sur lequel on lisait : LIBÉREZ-LES. La sensation de bizarrerie devint plus forte que jamais. Sur la bande défilante, au bas de l’écran, on lisait : DES SOURCES DU DÉPARTEMENT DE LA DÉFENSE AFFIRMENT QUE LE LANCEMENT DU MISSILE EST IMMINENT.
« Mais pourquoi la télé est-elle branchée ? demanda Jackie.
— Parce que le type qui gardait la boutique l’a laissée lorsqu’il est… »
Une voix tonnante l’interrompit : « C’était l’interprétation par Raymond Howell de “Christ My Lord and Leader.” »
Les deux femmes sursautèrent.
« Norman Drake à l’antenne, qui vous rappelle trois choses importantes : vous écoutez Revival Time sur WCIK, Dieu vous aime, et il a envoyé son fils mourir sur la croix pour vous. Avez-vous donné votre cœur à Jésus ? Je vous retrouve après ceci. »
Norman Drake laissa la place à un diablotin à la langue bien pendue qui vendait une édition intégrale de la Bible en DVD, que vous pouviez payer en mensualités et vous faire rembourser si vous n’en étiez pas aussi content qu’un cochon de sa bauge. Linda et Jackie s’approchèrent de la paroi vitrée du studio et regardèrent à l’intérieur. Ni Norman Drake ni le diablotin à la langue bien pendue ne s’y trouvaient, mais au moment où la pub prit fin et où le DJ vint présenter le chant de louanges suivant, une lumière verte devint rouge et une rouge devint verte. Quand la musique commença, une autre lumière rouge devint verte.
« C’est entièrement automatisé, s’exclama Jackie. Tout le foutu bidule !
— Alors comment se fait-il qu’on ait l’impression qu’il y a quelqu’un ? Et ne me raconte pas que tu ne le sens pas, toi aussi. »
Jackie ne le contesta pas. « Parce que ce n’est pas normal. Il y a toujours quelqu’un pour surveiller la boutique, dans ces trucs. Cette installation a dû coûter une fortune, mon chou. Parle-moi du fantôme dans la machine ! Pendant combien de temps ce truc va-t-il tourner, d’après toi ?
— Jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de propane ou que le générateur s’arrête, sans doute. »
Linda repéra alors une autre porte fermée qu’elle ouvrit d’un coup de pied, comme l’avait fait Jackie… à ceci près qu’elle avait auparavant pris son arme et la tenait le long de sa cuisse, sûreté mise.
Des toilettes, vides. Il y avait cependant, sur le mur, une image d’un Jésus de type extrêmement caucasien.
« Je ne suis pas croyante, dit Jackie, alors il va falloir que tu m’expliques comment des gens peuvent avoir envie que Jésus les voie chier ? »
Linda secoua la tête. « Sortons d’ici avant que je pète les plombs, répondit-elle. Cet endroit est la version radiophonique de la Marie-Céleste. »
Jackie regarda autour d’elle, mal à l’aise. « Les vibrations fichent les boules, je suis d’accord avec toi. » Elle éleva si soudainement la voix, prenant un ton rude, que Linda sursauta. Elle aurait voulu dire à Jackie de ne pas crier comme ça, que quelqu’un pourrait les entendre et venir. Quelqu’un ou quelque chose.
« Hé ! Ho ! Y’a quelqu’un là-dedans ? Dernière chance ! »
Rien. Personne.
Dehors, Linda prit une profonde inspiration. « Une fois, quand j’étais adolescente, nous sommes allées en bande à Bar Harbor. Nous avons pique-niqué au point de vue panoramique, sur la côte. Nous étions une bonne demi-douzaine. Il faisait très beau et on voyait pratiquement jusqu’en Irlande. Après avoir mangé, j’ai dit que je voulais prendre une photo. Mes copines n’arrêtaient pas de se bousculer et de chahuter, et moi de reculer pour les avoir toutes dans le cadre. Puis l’une d’elles — Arabella, ma meilleure amie à l’époque — a soudain arrêté de donner des bourrades à sa voisine et a crié, Stop, Linda, stop ! Je me suis arrêtée et j’ai regardé derrière moi. Et tu sais ce que j’ai vu ? »
Jackie secoua la tête.
« L’océan Atlantique. J’avais reculé jusqu’au bord de la falaise où se trouvait l’aire de pique-nique. Il y avait bien un panneau d’avertissement, mais pas de garde-fou ni de barrière, rien. Un pas de plus, et je dégringolais. Et ce que j’ai ressenti alors, c’est ce que je ressens maintenant.
« Il n’y avait personne, Linda.
— Je ne crois pas. Et je ne crois pas que tu le croies, toi non plus.
— C’était angoissant, c’est vrai. Mais nous avons visité les pièces…
— Pas le studio. Sans compter que la télé était branchée et la musique à plein volume. Ne me dis pas qu’ils la mettent tout le temps aussi fort, si ?
— Comment veux-tu que je sache ce que font les saints braillards du bon Dieu ? demanda Jackie. Ils attendent peut-être l’Apocalique.
— Lypse.
— Comme tu voudras. Tu veux qu’on aille voir dans la remise ?
— Certainement pas », répondit Linda.
Jackie réagit par un rire nerveux. « D’accord. Notre rapport c’est : aucune trace du révérend Coggins, d’accord ?
— D’accord.
— En route pour la ville. Et un café. »
Avant de remonter dans le véhicule de patrouille numéro 2, Linda jeta un dernier coup d’œil à la station de radio, baignée dans la blancheur douceâtre de sa joyeuse mièvrerie musicale. On n’entendait aucun autre son ; elle se rendit compte que pas un seul oiseau ne chantait et se demanda s’ils ne s’étaient pas tous tués en se jetant contre le Dôme. Ce n’était tout de même pas possible. Si ?
Jackie montra le micro. « Et si je lançais un avertissement avec ça ? Pour dire que s’il y a des gens qui se cachent, ils feraient mieux de se tirer en ville ? Parce que — je viens juste d’y penser — ils ont peut-être eu peur de nous.
— Ce que je veux que tu fasses, c’est arrêter de traîner et qu’on fiche le camp d’ici. »
Jackie ne discuta pas. Elle s’engagea en marche arrière dans la courte allée donnant sur Little Bitch Road et de là prit la direction de Chester’s Mill.
Du temps passa. La musique religieuse continua. Norman Drake revint annoncer qu’il était neuf heures trente-quatre, Heure Aimée de Dieu Avancée de l’Est. Ce fut suivi d’une publicité pour Jim Rennie’s Used Cars, faite par le deuxième conseiller lui-même. « Ce sont nos grands soldes d’automne et, les gars, c’est le trop-plein ! lança Big Jim d’un ton patelin. Nous avons des Ford, des Chevrolet, des Plymouth ! Nous avons des Dodge Ram si difficiles à trouver et des Mustang encore plus difficiles à dégoter ! Les gars, j’ai en stock non pas une Mustang, mais trois, comme neuves, dont la célèbre V6 décapotable, et chacune bénéficie de la célèbre garantie chrétienne de Jim Rennie. Nous assurons le service après-vente, nous finançons, et tout ça au meilleur prix. Et aujourd’hui (il partit d’un petit rire plus patelin que jamais) nous devons faire le grand MÉNAGE dans ce GARAGE ! Alors rappliquez ! Il y a toujours du café au chaud, voisins, vous allez adorer l’atmoSPHÈRE, quand Big Jim fait des afFAIRES ! »
Une porte qu’aucune des deux femmes n’avait remarquée s’ouvrit dans le fond du studio. À l’intérieur clignotaient d’autres lumières — une véritable galaxie. La pièce, guère plus grande qu’un placard, était remplie de câbles, de dérivations, de connexions, de boîtiers électroniques. On aurait cru qu’il n’y avait pas place pour un homme, là-dedans. Mais le Chef était plus que maigre : squelettique. Ses yeux se réduisaient à deux points brillants au fond d’orbites profondément enfoncées. Il avait une peau blême aux taches malsaines. Ses lèvres se repliaient vers l’intérieur sur des gencives presque dépourvues de dents. Sa chemise et son pantalon étaient sales et flottaient sur ses hanches saillantes ; quant à ses sous-vêtements, ils n’étaient plus qu’un souvenir. Sammy Bushey n’aurait probablement jamais reconnu son mari disparu. Il tenait un sandwich au beurre de cacahuètes et à la gelée (il ne pouvait plus manger que du mou) dans une main et un Glock 9 mm dans l’autre.
Il s’approcha de la fenêtre donnant sur le parking, avec l’idée de se précipiter dehors et d’abattre les intruses si elles étaient encore là ; il avait bien failli le faire pendant qu’elles exploraient le studio. Sauf qu’il avait eu peur. Car on ne peut pas vraiment tuer les démons. À la mort de leur corps humain, ils se contentent d’aller en occuper un autre. Entre deux corps, les démons ressemblent à des merles. Le Chef les avait vus dans les rêves intenses qu’il faisait quand il dormait, ce qui était de plus en plus rare.
Elles étaient parties, cependant. Son atman avait été trop puissant pour elles.
Rennie lui avait dit qu’il devait tout arrêter, là-derrière, et le chef Bushey l’avait fait, mais il allait peut-être devoir rallumer l’un des fours parce qu’il y avait eu une expédition importante pour Boston une semaine auparavant et qu’il allait être bientôt à court de produit. Il avait besoin de fumer. C’était de ça que se nourrissait son atman, ces temps-ci.
Mais pour le moment, il lui en restait encore assez. Il avait renoncé au blues, qui avait été si important pour lui dans sa période Phil Bushey — B.B. King, Koko & Hound Dog Taylor, Muddy & Howlin’ Wolf, et même l’immortel Little Walter — et il avait renoncé à la baise ; il avait même largement renoncé à se vider les boyaux — il était constipé depuis le mois de juillet. Mais c’était très bien. Ce qui humiliait le corps alimentait l’atman.
Il parcourut une seconde fois des yeux le parking et ce qu’il voyait de la route pour s’assurer que les démons n’y rôdaient pas, puis il glissa l’automatique sous sa ceinture, dans son dos, et prit la direction de la remise, laquelle tenait davantage de l’usine, depuis un certain temps. Une usine qui était pour le moment fermée, mais il pourrait arranger ça, si nécessaire.
Rusty Everett se tenait à l’entrée de la remise, derrière l’hôpital. Il avait une lampe torche à la main parce que lui et Ginny Tomlinson — en tant que nouveaux responsables des services médicaux de Chester’s Mill, aussi aberrant que cela fût — avaient décidé de n’utiliser le courant électrique que là où il était absolument indispensable. Sur sa gauche, dans son propre abri, il entendait ronronner le groupe électrogène occupé à grignoter inlassablement le contenu du grand réservoir de propane. La plupart ont disparu, avait dit Twitchell et, bon Dieu, c’était vrai. D’après le relevé d’inventaire sur la porte, il aurait dû y avoir sept de ces bonbonnes, mais il n’en reste que deux. Sur ce point, Twitchell s’était trompé. Il n’en restait qu’une. Rusty fit passer le rayon de sa torche sur l’inscription au stencil bleu, CR HOSP, qui courait le long du flanc argenté de l’énorme bonbonne, sous le logo du fournisseur, Dead River.
« Je te l’avais dit, fit Twitchell dans son dos, faisant sursauter Rusty.
— Sauf qu’il n’en reste pas deux, mais une.
— Tu déconnes ! »
Twitchell s’avança à son tour dans l’encadrement de la porte. Regarda pendant que Rusty promenait le rayon de sa torche et illuminait des caisses de fournitures qui entouraient une aire centrale vide pour l’essentiel.
« Tu déconnes pas.
— Non.
— Chef Suprême, quelqu’un nous vole notre propane. »
Rusty n’avait aucune envie d’y croire, mais impossible de faire autrement.
Twitch s’accroupit. « Regarde là. »
Rusty mit un genou à terre. On avait goudronné, l’été précédent, les mille mètres carrés de terrain situés derrière l’hôpital ; et en l’absence de grands froids pour le craqueler ou le déformer — pour le moment — toute la zone était un plan noir parfaitement lisse. Il était facile de voir des traces de pneus en face des portes coulissantes de la remise.
« Ça pourrait appartenir à un des camions de la ville, observa Twitch.
— Ou à n’importe quel gros camion.
— N’empêche, il serait peut-être bon d’aller jeter un coup d’œil dans le hangar, derrière l’hôtel de ville. Twitch pas confiance en Grand Chef Jim Rennie. Lui mauvaise médecine.
— Mais pourquoi prendrait-il notre propane ? Les conseillers en ont tant qu’ils veulent. »
Ils se rendirent jusqu’à la porte donnant dans la lingerie de l’hôpital. Là aussi, l’électricité était coupée, au moins pour le moment. Il y avait un banc près de la porte. Et une affiche, sur le mur de brique : FUMER ICI SERA INTERDIT À PARTIR DU 1er JANVIER. ARRÊTEZ MAINTENANT ET ÉVITEZ LA PRÉCIPITATION !
Twitch sortit son paquet de Marlboro et le tendit à Rusty. Celui-ci commença par refuser puis se ravisa et en prit une. Twitch lui donna du feu. « Comment le sais-tu ? demanda-t-il.
— Comment je sais quoi ?
— Qu’ils en ont plein ? Tu as vérifié ?
— Non. Mais s’ils ont décidé d’en piquer, pourquoi le nôtre ? Non seulement voler l’hôpital est considéré comme particulièrement condamnable par les gens normaux, mais le bureau de poste est pratiquement à côté ; et le bureau de poste doit en avoir aussi.
— Rennie et ses copains ont peut-être déjà pillé les réserves de la poste. De toute façon, à quoi s’éléveraient-elles ? Une bonbonne, deux ? Des clopinettes.
— Ce que je ne comprends pas, c’est qu’ils en aient besoin. Ça ne tient pas debout.
— Dans cette affaire, rien ne tient debout », répondit Twitch avec un tel bâillement que Rusty entendit sa mâchoire craquer.
« Tu as fini ta tournée, si je comprends bien ? » Rusty eut le temps de réfléchir à l’aspect surréaliste de sa question. Depuis la mort de Haskell, il était devenu le médecin-chef de l’hôpital et Twitch — hier encore simple infirmier — avait été promu au rang qu’occupait hier encore Rusty, assistant médical.
« Ouais, répondit Twitch avec un soupir. Mr Carty n’en a plus que pour quelques heures. »
Rusty avait pensé la même chose d’Ed Carty, atteint d’un cancer de l’estomac en phase terminale, il y avait une semaine, et l’homme tenait encore. « Comateux ?
— Tout juste, sensei. »
Ils pouvaient compter leurs patients sur les doigts d’une main — ce qui, comme le savait Rusty, était une chance exceptionnelle. Il se serait peut-être même considéré lui-même comme chanceux, s’il n’avait pas été aussi fatigué et inquiet.
« George Werner est stable, je dirais. »
Werner, résident d’Eastchester âgé de soixante ans et obèse, avait eu un infarctus le Jour du Dôme. Rusty estimait qu’il allait s’en sortir… pour cette fois.
« Quant à Emmy Whitehouse… (Twitch haussa les épaules)… ce n’est pas très bon, sensei. »
Emmy Whitehouse, quarante ans et pas un gramme de graisse en trop, avait eu son propre infarctus environ une heure après l’accident du petit Rory Dinsmore. Il avait été beaucoup plus violent que celui de George Werner parce que, inconditionnelle de la remise en forme, elle avait subi ce que le Dr Haskell appelait un « trauma de club de santé ».
« La petite Freeman va mieux, Jimmy Sirois tient le coup et Nora Coveland pète la forme. Elle sort après le déjeuner. Dans l’ensemble, c’est pas si mal.
— Non, mais ça va empirer, dit Rusty. Je te le garantis. Et si jamais tu étais victime d’un traumatisme crânien carabiné, tu aimerais que je t’opère ?
— Non, pas vraiment. Si seulement Gregory House pouvait venir. »
Rusty écrasa sa cigarette dans la boîte et regarda vers la remise presque vide. Il devrait peut-être aller jeter un coup d’œil au hangar de l’hôtel de ville. Ça ne pouvait pas faire de mal, hein ?
Cette fois-ci, ce fut lui qui bâilla.
« Combien de temps arriveras-tu à tenir la boutique ? » demanda Twitch. Il n’y avait pas la moindre trace d’humour dans sa voix. « Je te pose la question parce que pour le moment, tu es tout ce que la ville a.
— Tant qu’il faudra. Ce qui m’inquiète, c’est l’idée qu’à cause de la fatigue, je risque de faire une connerie. Et que je risque aussi d’être confronté à quelque chose de bien au-delà de mes capacités. » Il repensa à Rory Dinsmore… et à Jimmy Sirois. Penser à Jimmy était pire, parce que Rory ne pouvait plus être victime, maintenant, d’une erreur médicale. Jimmy, en revanche…
Rusty se revit dans la salle d’opération, écoutant les bips discrets du matériel. Se revit étudiant la jambe nue et pâle de Jimmy, avec la ligne noire là où il allait falloir la couper. Il pensa à Dougie Twitchell mettant à l’épreuve ses connaissances en anesthésie. Sentit le bistouri que Ginny Tomlinson faisait tomber dans sa main gantée en le regardant, par-dessus le masque, avec ses yeux bleus où il ne lisait que du calme.
Dieu m’en garde, pensa-t-il.
Twitch lui posa une main sur le bras. « Ne t’en fais pas, dit-il. À chaque jour suffit sa peine.
— Foutaises. À chaque heure suffit sa peine. » Il se leva. « Il faut que j’aille voir ce qui se passe au centre de soins. Encore heureux, bon Dieu, que ce ne soit pas arrivé pendant l’été ; on se serait retrouvés avec trois mille touristes et les sept cents mômes des camps de vacances.
— Tu veux que je t’accompagne ? »
Rusty secoua la tête. « Va plutôt voir dans quel état est Ed Carty, tu veux bien ? S’il fait encore partie du monde des vivants. »
Il jeta un dernier coup d’œil à la remise de l’hôpital, puis partit d’un pas lourd, contournant l’angle du bâtiment pour suivre la diagonale qui le conduirait au centre de soins, de l’autre côté de Catherine-Russell Drive.
Ginny était à l’hôpital, bien entendu ; il lui restait à peser une dernière fois l’heureux événement de Mrs Coveland avant de les renvoyer à la maison. La réceptionniste de service, au centre de soins, était Gina Buffalino, dix-sept ans, qui avait exactement six semaines d’expérience dans le domaine médical. Celle d’une aide-soignante, en gros. Elle adressa à Rusty, à son arrivée, un regard de biche prise dans les phares qui lui serra le cœur, mais la salle d’attente était vide, ce qui était une bonne chose. Une très bonne chose.
« Des appels ? demanda-t-il.
— Oui, un de Mrs Venziano, qui habite sur Black Ridge Road. Son bébé s’était pris la tête entre les barreaux du parc. Elle voulait qu’on lui envoie une ambulance. Je… je lui ai dit de lubrifier la tête du bébé avec de l’huile d’olive et de voir si ça ne suffirait pas. Ça a marché. »
Rusty sourit. Il y avait peut-être de l’espoir, avec cette petite. Gina, l’air divinement soulagée, lui rendit son sourire.
« Au moins, il n’y a personne, dit Rusty. Ce qui est génial.
— Pas tout à fait. Mrs Grinnell est ici, Andrea Grinnell. Je l’ai installée dans la 3. » Gina hésita un instant. « Elle paraît drôlement bouleversée. »
Rusty, qui commençait à se sentir soulagé, sentit son cœur se serrer à nouveau. Andrea Grinnell. Et bouleversée. Ce qui signifiait qu’elle voulait un post-scriptum à son ordonnance d’OxyContin. Ce qu’en toute conscience il ne pouvait pas lui donner, même en supposant qu’Andy Sanders disposât d’un stock suffisant.
« Très bien. » Il se dirigea vers la salle d’examen numéro 3 puis s’arrêta et se retourna. « Tu ne m’as pas bipé. »
Gina rougit. « Elle m’a expressément demandé de ne pas le faire. »
Voilà qui intrigua Rusty, mais une seconde seulement. Andrea avait peut-être un problème de pilules, néanmoins elle n’était pas idiote. Elle savait que si Rusty se trouvait à l’hôpital, il était probablement en compagnie de Twitch. Or Dougie Twitchell était son petit frère qu’il fallait, en dépit de ses trente-neuf ans, protéger encore des horreurs de la vie.
Rusty s’arrêta un instant devant la porte numéro 3, essayant de se blinder contre ce qui allait se passer. La confrontation allait être difficile. Andrea n’était pas du genre de ces alcoolos provocateurs qui prétendent que l’alcool n’est absolument pas leur problème ; elle n’était pas non plus un de ces drogués à la méthadone qu’il voyait de plus en plus souvent débarquer, depuis un an environ. La responsabilité qu’avait Andrea dans son problème était plus difficile à évaluer, ce qui compliquait le traitement. Elle avait incontestablement souffert le martyre après sa chute. L’Oxy avait été sa planche de salut en lui permettant de supporter la douleur et donc de pouvoir dormir et commencer la thérapie. Ce n’était pas sa faute si la drogue qui lui avait permis de faire cela était aussi celle que les médecins surnommaient l’héroïne du péquenot.
Il ouvrit la porte et entra, répétant sa formule de refus. Il fallait être, se dit-il, gentil, mais ferme. Gentil, mais ferme.
Elle était assise sur la chaise, dans l’angle, sous l’affiche décrivant les ravages du cholestérol, jambes serrées, la tête inclinée sur le sac qu’elle tenait sur ses genoux. Une grosse femme qui paraissait maintenant petite. Diminuée, d’une certain façon. Quand elle leva les yeux sur lui et qu’il vit à quel point elle était hagarde — les plis entourant sa bouche profondément creusés, les cernes sous ses yeux presque noirs —, il changea d’avis et décida qu’il lui ferait son ordonnance sur le papier rose à en-tête du Dr Haskell, en fin de compte. Et lorsque la crise du Dôme serait terminée, il essaierait de la faire entrer dans un programme de désintoxication, et s’il le fallait, il la menacerait au besoin de tout raconter à son frère. Pour l’instant, cependant, il lui donnerait ce dont elle avait besoin. Parce qu’il avait rarement vu quelqu’un dans un tel état de manque.
« Eric… Rusty… j’ai des ennuis.
— Je sais. Je vais vous faire une ordo…
— Non ! » Elle le regarda avec une expression proche de l’horreur. « Même si je vous en supplie ! Je suis une droguée et il faut que je m’en sorte ! Je suis qu’une foutue junkie ! »
Son visage parut s’effondrer sur lui-même. Elle essaya de lutter pour lui redonner son apparence, sans succès. Elle le couvrit alors de ses mains et éclata en sanglots déchirants, terribles à entendre.
Rusty s’approcha d’elle, mit un genou à terre et passa un bras autour de ses épaules. « C’est une bonne chose de vouloir arrêter, Andrea. Une très bonne chose. Mais ce n’est peut-être pas le meilleur moment… »
Elle le regardait de ses yeux rougis, débordants de larmes. « Vous avez raison, Rusty, c’est même le pire moment, et pourtant il faut que ce soit maintenant ! Et pas question d’en parler à Dougie ou à Rose. Pouvez-vous m’aider ? Est-ce seulement possible ? Parce que j’en ai été incapable jusqu’ici, pas toute seule. Ces abominables pilules roses ! Je les range dans mon armoire à pharmacie et je me dis, pas une de plus aujourd’hui, et une heure plus tard, j’y retourne ! Je ne me suis jamais trouvée dans une telle situation, jamais, de toute ma vie. »
Elle se mit à parler plus bas, comme si elle était sur le point de lui confier un grand secret.
« Je crois que le problème ne vient plus de mon dos — je crois que c’est mon cerveau qui dit à mon dos de me faire mal pour que je puisse continuer à prendre ces fichues pilules.
— Mais pourquoi maintenant, Andrea ? »
Elle se contenta de secouer la tête. « Pouvez-vous m’aider, oui ou non ?
— Oui, mais pas si vous envisagez d’arrêter brusquement, d’un coup. Pour commencer, vous risquez… » Un bref instant il revit Jannie, tremblant de tout son corps dans son lit, parlant de la Grande Citrouille. « Vous risquez d’avoir des crises d’épilepsie. »
Soit elle n’enregistra pas l’information, soit elle décida de ne pas en tenir compte. « Combien de temps ?
— Pour être débarrassée des symptômes physiques ? Deux semaines. Trois, peut-être. »
Et encore, dans le meilleur des cas, pensa-t-il.
Elle l’agrippa par le bras. Elle avait la main très froide. « Trop long. »
Une idée des plus déplaisantes vint à l’esprit de Rusty. Probablement un accès temporaire de paranoïa provoqué par le stress, mais une idée néanmoins convaincante. « Andrea ? Quelqu’un vous fait chanter ?
— Vous blaguez, ou quoi ? Tout le monde sait que je prends ces pilules. C’est une petite ville. » Ce qui, de l’avis de Rusty, ne répondait pas vraiment à la question. « Quel serait le minimum ?
— Avec des injections de B12 et un apport en thiamine et en vitamines, on pourrait y arriver en dix jours. Mais vous seriez sacrément mal en point. Impossible de dormir bien longtemps, et vous souffririez du syndrome de la jambe agitée. Et pas qu’un peu. De plus, il vous faudrait quelqu’un pour vous administrer les doses en diminuant — quelqu’un capable de garder les pilules, quelqu’un qui refuserait de vous en donner quand vous en demanderiez. Parce que vous en demanderez.
— Dix jours ? » Une lueur d’espoir apparut dans son regard. « Et ce truc pourrait être fini d’ici là, non ? Ce truc du Dôme ?
— Peut-être même dès cet après-midi. C’est ce que nous espérons tous.
— Dix jours…
— Dix jours. »
Et, pensa-t-il, vous aurez envie de reprendre ces foutues saloperies jusqu’à la fin de votre vie. Mais cela aussi, il le garda pour lui.
Le Sweetbriar Rose avait connu une affluence exceptionnelle pour un lundi matin… mais bien entendu, il n’y avait jamais eu de lundi matin comme celui-ci dans toute l’histoire de Chester’s Mill. Les clients avaient cependant vidé les lieux sans protester lorsque Rose avait annoncé qu’elle éteignait ses feux et ne rouvrirait qu’à cinq heures de l’après-midi. « Et à cette heure-là, vous pourrez peut-être aller casser la croûte au Moxie’s de Castle Rock ! » La formule avait provoqué des applaudissements spontanés, alors que le Moxie’s était le type même du bouge graillonneux.
« Pas de déjeuner ? » demanda Ernie Calvert.
Rose regarda Barbie, qui leva les mains en un geste d’impuissance. Voyez vous-même.
« Des sandwichs, dit Rose. Jusqu’à ce qu’il n’y en ait plus. »
Réponse qui avait provoqué une nouvelle salve d’applaudissements. Les gens paraissaient étonnamment en forme, ce matin. Ils riaient, ils plaisantaient. Le meilleur indicateur de cet optimisme retrouvé était la reprise des activités de la table aux foutaises, dans le fond du restaurant.
La télé placée en hauteur — bloquée maintenant sur CNN — jouait un rôle important dans ce renouveau. Les gazetiers de comptoir n’avaient guère que des rumeurs à répandre, mais la plupart étaient dans la veine optimiste. Plusieurs des scientifiques interrogés avaient dit que le missile de croisière avait une bonne chance de faire sauter le Dôme et de mettre ainsi un terme à la crise. On estimait le taux de probabilité de réussite à « plus de quatre-vingts pour cent ». Mais évidemment, ils se trouvent au Massachusetts Institute of Technology de Boston, se dit Barbie. Ils peuvent s’offrir le luxe d’être optimistes.
Alors qu’il était en train de nettoyer son gril, on frappa à la porte. Barbie leva les yeux et vit Julia Shumway entourée de trois enfants. Du coup, elle avait l’air d’une prof de lycée en sortie scolaire. Barbie se dirigea vers elle en s’essuyant les mains à son tablier.
« Si on laisse entrer tous ceux qui veulent manger, on n’aura plus rien à servir le temps de le dire », râla Anson qui essuyait les tables dans un coin du restaurant. Rose était repartie au Food City pour essayer d’acheter un peu de viande.
« Je ne crois pas qu’elle veuille manger », répondit Barbie. Il avait vu juste.
« Bonjour, colonel Barbara, dit Julia avec son esquisse de sourire à la Joconde. Je n’arrête pas d’avoir envie de vous appeler major Barbara comme dans…
— Dans la pièce, oui, je sais. » Ce n’était pas la première fois qu’on la lui faisait. Plutôt la dix-millième. « C’est votre équipe ? »
Le premier des enfants était un garçon extrêmement grand, extrêmement maigre, avec une tignasse de cheveux châtain foncé ; le deuxième était au contraire du genre massif et portait un short ample et un T-shirt délavé 5 °Cent ; le troisième était une jolie fille avec un éclair sur la joue. Décalqué plutôt que tatoué, mais qui lui donnait cependant une certaine allure. Il songea que, s’il lui disait qu’elle lui faisait penser à une jeune Joan Jett, elle ne saurait pas de qui il parlait.
« Norrie Calvert, dit Julia en touchant l’épaule de la petite délurée. Benny Drake. Et ce grand échalas est Joseph McClatchey. La manifestation de protestation hier était son idée.
— Sauf que je n’ai jamais voulu qu’il y ait des blessés, dit Joe.
— Mais ce n’est pas de ta faute s’il y en a eu, lui fit remarquer Barbie. Alors ne te sens pas coupable.
— C’est vraiment vous le patron dans cette histoire ? » voulut savoir Benny.
Barbie se mit à rire. « Non. Je ne vais même pas essayer de l’être, à moins d’y être absolument contraint.
— Pourtant, vous connaissez les soldats, là-dehors, non ? demanda Norrie.
— Pas personnellement, non. Tout d’abord, ce sont des marines. Moi j’étais dans l’armée de terre.
— Vous y êtes encore, si j’en crois le colonel Cox », dit Julia. Elle arborait toujours son petit sourire entendu, mais ses yeux brillaient d’excitation. « Est-ce qu’on peut vous parler ? Le jeune Mr McClatchey a eu une idée, et je la trouve brillante. Si ça marche.
— Ça marchera, dit Joe. Dans le domaine des ordinateurs de m… des ordinateurs, le patron, c’est moi.
— Entrez dans mon bureau », répondit Barbie en les escortant jusqu’au comptoir.
L’idée était certes brillante, mais il était déjà dix heures et demie et s’ils voulaient passer à l’action, ils allaient devoir faire vite. Il se tourna vers Julia. « Vous avez votre téléphone por… »
Elle le lui plaqua dans la main avant qu’il ait pu finir sa phrase. « Le numéro de Cox est dans le répertoire.
— Génial. Évidemment, il faudrait que je sache accéder au répertoire. »
Joe prit le téléphone. « D’où vous sortez ? Du Moyen Âge ?
— Exactement ! s’exclama Barbie. Quand les chevaliers étaient sans peur et sans reproche et que les gentes dames ne portaient pas de sous-vêtements. »
Norrie éclata de rire et quand elle leva son petit poing Barbie lui fit un high five.
Joe appuya sur deux boutons du minuscule clavier. Il écouta, puis tendit l’appareil à Barbie.
Cox devait toujours être assis avec une main sur le téléphone, car il avait décroché quand Barbie porta l’appareil de Julia à son oreille.
« Comment ça se passe, colonel ?
— En gros, ça va.
— Et ce n’est qu’un début. »
Facile à dire pour vous, pensa Barbie. « J’imagine que les choses ne vont pas fondamentalement changer tant que le missile n’aura pas, soit rebondi sur le Dôme, soit ravagé les bois et quelques fermes de notre côté. Ce qui ferait plaisir aux citoyens de Chester’s Mill. Et vous, qu’est-ce que vous racontez ?
— Pas grand-chose. Personne ne se risque à faire des prédictions.
— Ce n’est pas ce qu’on a entendu à la télé.
— Je n’ai pas le temps d’écouter ce que racontent les gourous patentés. » Il y avait comme un haussement d’épaules dans le ton de Cox. « Nous avons de l’espoir. Nous pensons que nous avons une ouverture. Si je puis dire. »
Julia ouvrait et fermait les mains en un geste qui trahissait son impatience.
« Colonel Cox, je suis en compagnie de quatre amis. L’un d’eux est un jeune homme du nom de Joe McClatchey qui a eu une idée assez originale. Je vais vous le passer tout de suite… »
Joe secouait la tête si fort que ses cheveux volaient. Barbie n’en tint aucun compte.
« … pour qu’il vous l’explique. »
Il tendit le portable à Joe. « Vas-y, parle.
— Mais…
— On ne discute pas avec le patron, fiston. Parle. »
Joe s’exécuta, tout d’abord avec précaution et un tas de euh, ah et vous savez, mais lorsqu’il ne pensa plus qu’à son idée, il accéléra et devint cohérent. Puis il écouta. Au bout d’un moment, un sourire s’étala sur sa figure. Quelques instants plus tard, il s’exclama, « Oui, m’sieur ! Merci, m’sieur ! » et rendit le téléphone à Barbie. « Ils vont essayer d’augmenter la puissance de notre Wi-Fi avant de tirer leur missile ! Bordel, c’est génial ! » Julia le prit par le bras et Joe se reprit : « Désolé, Ms Shumway, je voulais dire bon sang.
— Hé, laisse tomber. Tu penses vraiment pouvoir faire marcher ce truc ?
— Vous blaguez ? Pas de ’blème.
— Colonel Cox ? dit Barbie. C’est vrai, pour la Wi-Fi ?
— Nous ne pouvons pas vous empêcher de faire ce que vous voulez, observa Cox. Il me semble c’est vous qui me l’avez fait remarquer le premier, non ? Alors autant vous aider. Vous allez avoir l’Internet le plus rapide au monde, au moins pour aujourd’hui. Sacrément brillant, ce gamin, au fait.
— Oui monsieur, c’est aussi mon impression », répondit Barbie en levant le pouce en direction de Joe.
Le gamin rayonnait.
« Si l’idée de ce jeune homme réussit et que vous l’enregistrez, reprit Cox, arrangez-vous pour nous en faire parvenir une copie. Nous ferons la même chose de notre côté, bien sûr, mais les scientifiques responsables de ce truc vont vouloir se rendre compte de ce que ça va donner, vu de votre côté du Dôme.
— Je crois que nous pouvons faire mieux que cela, dit Barbie. Si Joe peut monter ce projet, je crois que presque toute la ville pourra le voir en direct. »
Cette fois-ci, ce fut Julia qui brandit son poing. Avec un sourire, Barbie le heurta du sien.
« Bon Dieu ! » dit Joe. La stupéfaction émerveillée qu’on lisait sur son visage lui donnait l’air d’avoir huit ans et non treize. Le ton de confiance ironique avait disparu de sa voix. Il se tenait, en compagnie de Barbie, à une trentaine de mètres du point où le Dôme coupait Little Bitch Road. Ce n’était pas les soldats qu’il regardait, bien qu’ils se fussent retournés pour les observer ; ce qui le fascinait était le grand X rouge peint sur le Dôme.
« Ils ont déplacé leur bivouac — si c’est bien le mot —, observa Julia. Les tentes sont parties.
— Bien sûr. Dans environ… (Barbie consulta sa montre)… quatre-vingt-dix minutes, il va faire très chaud dans le coin. Fiston, autant t’y mettre tout de suite. »
Mais à présent qu’ils se retrouvaient sur la route déserte, Barbie commença à se demander si Joe serait capable de faire ce qu’il avait promis.
« Oui, mais… vous avez vu les arbres ? »
Sur le coup, Barbie ne comprit pas. Il regarda Julia, qui haussa les épaules. Joe montra alors quelque chose du doigt, et ils virent. Les arbres, du côté de Tarker’s Mill, s’agitaient sous l’effet d’un vent modéré d’automne, laissant tomber en pluie leurs feuilles qui voletaient jusqu’au sol entre les sentinelles. Du côté de Chester’s Mill, c’est à peine si les branches bougeaient et la plupart des arbres avaient encore toutes leurs feuilles. Barbie était à peu près certain que de l’air franchissait la barrière, mais sans aucune force. Le Dôme coupait le vent. Il se rappela comment, avec Paul Gendron, l’homme à la casquette des Sea Dogs, ils étaient arrivés au petit ruisseau et avaient vu l’eau s’accumuler.
« Ici, les feuilles ont l’air… comment dire… apathiques. Ramollies.
— C’est juste parce qu’il y a du vent de l’autre côté et que c’est à peine si nous avons un souffle d’air chez nous », répondit Barbie, se demandant néanmoins ce qu’il en était réellement. Si ce n’était que ça. Mais à quoi bon spéculer sur la qualité de l’air côté Chester’s Mill, puisqu’ils ne pouvaient rien y faire ? « Vas-y, Joe. Au boulot. »
Ils étaient passés, dans la Prius de Julia, par le domicile des McClatchey où Joe avait récupéré son PowerBook. (Mrs McClatchey avait fait jurer à Barbie de veiller sur la sécurité de son fils, et Barbie avait juré.) Joe montra la route. « Ici ? »
Barbie fit le point avec les mains sur le X rouge. « Un peu à gauche. Est-ce qu’on peut essayer ? Voir ce que ça donne ?
— Ouais. »
Joe ouvrit le PowerBook et le brancha. La petite musique habituelle du Mac retentit, toujours aussi sympathique, et Barbie songea qu’il n’avait jamais rien vu d’aussi surréaliste que cet ordinateur argenté posé sur un coin d’asphalte de la Little Bitch, l’écran allumé. Voilà qui résumait parfaitement, semblait-il, les trois derniers jours.
« La batterie est neuve et il peut tenir six heures, dit Joe.
— Il ne va pas se mettre en veille ? » demanda Julia.
Joe lui adressa un regard indulgent genre Enfin voyons, maman. Puis il se tourna vers Barbie. « Si le missile bousille mon Pro, vous me promettez de m’en payer un neuf ?
— L’Oncle Sam s’en chargera, répondit Barbie. Je ferai moi-même le bon de commande.
— Super. »
Joe se pencha sur l’ordinateur. Il y avait une petite pièce argentée montée au-dessus de l’écran. Il s’agissait, leur avait expliqué Joe, d’encore un autre miracle de l’électronique, appelé iSight. Ses doigts coururent sur le clavier, puis il appuya sur ENTER et l’écran s’emplit soudain d’une image brillante de Little Bitch Road. Au niveau du sol, la moindre bosse et la plus petite irrégularité dans le revêtement faisaient l’effet d’une montagne. À mi-distance, on distinguait les marines, coupés à hauteur des genoux.
« Sir, est-ce qu’il prend une photo, Sir ? » demanda l’un d’eux.
Barbie leva les yeux. « Pour tout vous dire, si je faisais l’inspection, marine, vous seriez en train de vous taper des pompes avec mon pied sur le cul. Il y a une éraflure sur votre botte droite. C’est inacceptable en mission non combattante. »
Le marine regarda sa botte, laquelle était effectivement éraflée. Cela fit rire Julia. Mais pas Joe. Joe était trop absorbé. « C’est trop bas. Vous n’auriez pas quelque chose dans votre voiture, Ms Shumway, avec quoi on pourrait… ? » — Il tendit la main à environ un mètre du sol.
« Si, j’ai ce qu’il faut.
— Et prenez aussi mon petit sac de sport, s’il vous plaît. » Il fit quelques opérations de plus sur son ordinateur puis tendit la main. « Le portable ? »
Barbie le lui donna. Joe appuyait sur les touches à une vitesse incroyable. « Benny ? Oh, Norrie, OK. Vous êtes là tous les deux ?… Bien. Je parie que c’est la première fois que vous mettez les pieds dans un bar à bières, hein ? Vous êtes prêts ?… excellent. Ne bougez pas. » Il écouta, puis sourit. « Vous blaguez ? Eh, ma vieille, d’après ce que j’ai, le relais est sensationnel. Ils vont faire exploser la Wi-Fi. Bon, faut que j’y aille. » Il referma le téléphone et le rendit à Barbie.
Julia revint, tenant le sac de sport de Joe et un carton contenant des exemplaires de l’édition spéciale du Democrat. Joe posa son PowerBook sur le carton (le soudain changement de hauteur de l’image étourdit Barbie un bref instant), puis vérifia son installation et la déclara impec. Il fouilla ensuite dans son sac de sport et en sortit une boîte noire équipée d’une antenne et la brancha sur l’ordinateur. Les soldats s’étaient regroupés de l’autre côté du Dôme et suivaient les opérations avec intérêt. Je sais maintenant ce que ressent un poisson dans un aquarium, se dit Barbie.
« Ça m’a l’air d’aller, dit Joe. J’ai la diode verte.
— Est-ce que tu ne devrais pas appeler tes…
— Si ça marche, ils vont m’appeler, répondit Joe, ajoutant soudain, Aïe-aïe-aïe, les ennuis arrivent, on dirait. »
Barbie crut tout d’abord qu’il parlait de l’ordinateur, mais ce n’était pas vers l’appareil qu’était tourné le garçon. Barbie suivit son regard et vit la voiture verte du chef de la police. Elle ne roulait pas vite, mais son gyrophare était en marche. Pete Randolph descendit de derrière le volant. Débarquant du siège passager (ce qui fit légèrement osciller la voiture quand les ressorts furent soulagés de son poids) apparut alors Big Jim Rennie qui demanda : « Qu’est-ce que vous fabriquez ici, nom d’un chien ? »
Le téléphone vibra dans la main de Barbie. Il le tendit à Joe sans quitter des yeux le deuxième conseiller et le chef de la police qui approchaient.
On lisait, sur le panneau au-dessus de l’entrée du Dipper’s, BIENVENUE DANS LA PLUS GRANDE SALLE DE DANSE DU MAINE ! et, pour la première fois dans l’histoire de l’établissement, il y avait foule avant midi. Tommy et Willow Anderson saluaient les gens à leur arrivée, tel des pasteurs accueillant des fidèles à la porte de leur église. Dans ce cas, c’était plutôt l’église de Tous les Saints du Rock & Roll, en direct de Boston.
Le public resta calme, au début, parce qu’il n’y avait rien à voir sur l’écran géant, sinon deux mots en grandes lettres bleues : EN ATTENTE. Benny et Norrie avaient installé leur matériel et branché la télé sur l’accès 4. Soudain, on vit apparaître Little Bitch Road, parée de ses nuances les plus vives, y compris celles des feuilles brillamment colorées qui tourbillonnaient autour des sentinelles.
La foule se mit à applaudir et à pousser des cris.
Benny et Norrie se firent un high five, mais cela ne suffisait pas à Norrie ; elle embrassa Benny sur la bouche, et avec vigueur. Ce fut le moment le plus heureux dans la vie du garçon, encore mieux que de rester bien droit lors d’un rouleau complet sur son skate.
« Appelle-le ! lui ordonna Norrie.
— Tout de suite. » Il avait l’impression que son visage était sur le point de s’embraser, mais il souriait. Il appuya sur la touche de rappel et porta le téléphone à son oreille. « Hé, vieux, c’est bon ! L’image est tellement… »
Joe le coupa : « Houston, nous avons un problème. »
« Je me demande si vous savez ce que vous êtes en train de faire, les gars, dit le chef Randolph. J’exige une explication et que vous arrêtiez ce machin en attendant. » Il montra le PowerBook.
« Excusez-moi, monsieur », dit l’un des marines. Il portait des galons de sous-lieutenant. « C’est au colonel Barbara que vous vous adressez, et il a l’approbation officielle du gouvernement pour cette opération. »
Big Jim réagit par son sourire le plus sarcastique. Une veine battait à son cou. « Cet individu est colonel de rien du tout, il n’est rien qu’une source d’histoires. Il est cuisinier au restaurant du coin.
— Monsieur, mes ordres sont… »
Big Jim agita son index en direction du sous-lieutenant. « À Chester’s Mill, le seul gouvernement que nous reconnaissons en ce moment est le nôtre, soldat, et c’est moi qui le représente. » Il se tourna vers Randolph. « Chef, si ce gosse ne coupe pas cet appareil, débranchez-le.
— Je ne vois aucun branchement », dit Randolph.
Ses yeux allaient de Barbie au marine et du marine à Big Jim. Il s’était mis à transpirer.
« Dans ce cas, fichez-moi un bon coup de pied dans l’écran ! Démolissez-le ! »
Randolph s’avança d’un pas. Joe, l’air effrayé mais déterminé, se plaça devant le PowerBook posé sur le carton. Il tenait toujours le portable à la main. « Vous avez pas intérêt ! Il est à moi, et je n’enfreins aucune loi !
— En arrière, chef, dit Barbie. C’est un ordre. Si vous reconnaissez toujours le gouvernement du pays dans lequel vous vivez, obéissez. »
Randolph regarda autour de lui. « Jim, on devrait peut-être…
— Peut-être rien du tout, cracha Big Jim. Le pays dans lequel nous vivons, c’est ici, en ce moment. Défonce-moi ce nom d’un chien d’ordinateur ! »
Julia s’avança alors, s’empara de l’ordinateur et le tourna de façon à braquer la caméra sur les nouveaux arrivants. Des mèches de cheveux s’étaient échappées de son chignon strict et retombaient sur ses joues roses. Barbie la trouva extraordinairement belle.
« Demande à Norrie s’ils les voient ! » dit-elle à Joe.
Le sourire de Big Jim se pétrifia en grimace. « Vous, là, posez ça !
— Demande-lui ! »
Joe dit quelques mots au téléphone. Écouta. Releva la tête. « Oui, ils les voient. Ils voient Mr Rennie et l’officier Randolph. Norrie dit que les gens veulent savoir ce qui se passe. »
On lisait de la consternation sur le visage de Randolph ; de la fureur sur celui de Rennie. « Qui veut le savoir ? demanda Randolph.
— Nous avons établi une liaison directe avec le Dipper’s…
— Cet antre du péché ! » s’étrangla Big Jim.
Il serrait les poings. Barbie jugeait que le deuxième conseiller devait peser une petite quarantaine de kilos de trop et l’homme fit la grimace quand il agita son bras droit — comme s’il y ressentait une douleur ; mais il paraissait encore capable de frapper. Et en cet instant, il avait l’air assez furieux pour s’en prendre à quelqu’un… à Julia, à Joe ou à lui-même, Barbie ne le savait pas. Big Jim ne le savait peut-être pas, lui non plus.
« Les gens ont commencé à s’y rassembler dès onze heures moins le quart, dit Julia. Les nouvelles vont vite. » Elle sourit, la tête inclinée de côté. « Vous ne voulez pas saluer vos électeurs, Big Jim ?
— C’est du bluff, rétorqua le deuxième conseiller.
— Pourquoi voudriez-vous que je bluffe quand c’est si facile à vérifier ? » Elle se tourna vers Randolph. « Appelez donc l’un de vos flics et demandez-lui où a lieu le grand rassemblement en ville, ce matin. » Elle revint à Big Jim. « Si vous faites ce que vous avez dit, des centaines de personnes vont savoir que vous les avez empêchées d’assister à un évènement qui les concerne de manière vitale. Dont leur vie même peut dépendre, en fait.
— Vous n’avez aucune autorisation ! »
Barbie, qui en temps normal faisait preuve d’une grande maîtrise de soi, sentit la moutarde lui monter au nez. Non pas parce qu’il trouvait l’individu stupide ; il ne l’était manifestement pas. Et c’était précisément ce qui rendait Barbie furieux.
« Quel est votre problème, exactement ? Faisons-nous courir un risque quelconque, ici ? Je ne vois vraiment pas lequel. Notre idée est d’installer cet appareil, de le laisser diffuser son image et de dégager.
— Si le missile rate, cela pourrait provoquer une panique. Savoir que la tentative est un échec est une chose, mais l’avoir vu de ses propres yeux en est une autre, toute différente. Ils risquent de faire n’importe quoi.
— Vous avez une bien piètre opinion de vos électeurs, conseiller. »
Big Jim ouvrit la bouche pour répliquer — et ils l’ont justifiée je ne sais combien de fois était sans doute, de l’avis de Barbie, la réplique qu’il aurait aimé donner —, mais il se rappela à temps qu’une bonne partie de la population de la ville assistait à cette confrontation sur une télé grand écran. Peut-être même en haute définition. « J’aimerais que vous cessiez d’arborer ce sourire sarcastique, Barbara.
— Avons-nous maintenant une législation des expressions faciales ? » voulut savoir Julia.
Joe l’Épouvantail se cacha la bouche, mais Randolph et Big Jim avaient eu le temps de voir son sourire. Et d’entendre le ricanement qui s’échappa d’entre ses doigts.
« Dites-moi tous, lança alors le sous-lieutenant des marines, vous feriez bien de dégager la scène. Le temps passe.
— Julia, tournez la caméra vers moi, s’il vous plaît », dit Barbie.
Julia le fit.
Jamais le Dipper’s n’avait connu une telle affluence, pas même pour la mémorable soirée du nouvel an 2009, quand s’étaient produits les Vatican Sex Kittens. Et il n’avait jamais été aussi silencieux. Plus de cinq cents personnes tournées vers l’écran, épaule contre épaule, hanche contre hanche, virent la caméra placée sur le PowerBook de Joe pivoter de cent quatre-vingts degrés pour venir s’arrêter sur Dale Barbara.
« C’est mon p’tit gars », murmura Rose Twitchell avec un sourire.
« Bonjour tout le monde », dit Barbie. L’image était tellement bonne que plusieurs personnes lui répondirent à mi-voix, bonjour. « Je m’appelle Dale Barbara et je viens d’être réintégré dans l’armée des États-Unis avec le grade de colonel. »
À cette annonce, une onde de surprise parcourut l’assistance.
« Cette retransmission vidéo faite depuis Little Bitch Road est entièrement sous ma responsabilité et, comme vous l’avez peut-être compris, il y a eu une divergence d’opinion entre le deuxième conseiller Rennie et moi-même sur la question de savoir s’il fallait ou non la poursuivre. »
Cette fois, l’onde de murmures fut plus forte. Légèrement mécontente.
« Nous n’avons pas le temps de discuter des détails de la chaîne de commandement telle qu’elle se présente, ce matin, poursuivit Barbie. Nous allons braquer la caméra sur le point que doit en principe frapper le missile. Il appartient à votre deuxième conseiller de décider si nous devons ou non poursuivre cette retransmission. S’il la fait cesser, vous n’aurez à vous en prendre qu’à lui. Merci de votre attention. »
Il sortit du champ. Pendant un instant, la foule rassemblée sur la piste de danse ne vit que les bois, puis l’image pivota de nouveau, vacilla, et se fixa finalement sur le X flottant dans l’air. Au-delà, les sentinelles rangeaient ce qui restait de leur matériel dans deux gros camions.
Will Freeman, concessionnaire Toyota à Chester’s Mill et qui n’était guère des amis de James Rennie, s’adressa directement à la télé : « Touchez pas à ça, Jimmy, sans quoi il risque d’y avoir un nouveau deuxième conseiller à Chester’s Mill d’ici la fin de la semaine. »
Il y eut un murmure général d’approbation. Les gens restèrent tranquillement debout, où ils étaient, attendant de voir si le programme annoncé — à la fois dépourvu d’intérêt et insupportablement excitant — allait se poursuivre. Ou si la retransmission allait cesser.
« Qu’est-ce que vous voulez que je fasse, Big Jim ? » demanda Randolph. Il sortit un mouchoir de sa poche-revolver et s’épongea la nuque.
« Et vous, qu’est-ce que vous voulez faire ? » rétorqua Big Jim.
Pour la première fois depuis qu’il avait pris les clefs de la voiture de patrouille du chef Perkins, Peter Randolph se dit qu’il les aurait volontiers restituées. Il soupira : « Je pense qu’il vaut mieux laisser tomber. »
Big Jim acquiesça comme pour dire, T’en prends la responsabilité. Puis il sourit — si l’on peut qualifier ainsi un simple étirement des lèvres. « Eh bien, c’est vous le chef il me semble, non ? » Puis il se tourna vers Barbie, Julia et Joe l’Épouvantail. « Nous nous sommes fait manœuvrer, n’est-ce pas, Mr Barbara ?
— Je vous assure qu’il n’y a eu aucune manœuvre ici, monsieur, lui répondit Barbie.
— Mes cou… du pipeau, oui. C’est un coup pour prendre le pouvoir, purement et simplement. J’en ai vu plus d’un dans ce genre, dans ma vie. Des fois ils réussissent… et des fois ils échouent. »
Il s’approcha de Barbie, tenant toujours son bras droit douloureux. À cette distance, Barbie sentait l’odeur de son eau de Cologne et de sa sueur. L’homme respirait avec peine. Il parla à voix basse. Julia n’entendit peut-être pas ce qu’il dit. Mais Barbie, si.
« Vous avez misé gros, fiston. Tout ce que vous avez en poche. Si le missile passe à travers, vous raflez la mise. S’il rebondit… faites gaffe à moi. » Un instant, ses yeux — qui disparaissaient presque dans les replis de la peau mais brillaient d’une intelligence claire et glaciale — fixèrent ceux de Barbie. Puis il se détourna. « Venez, chef Randolph. Cette situation est déjà assez compliquée comme ça grâce aux bons soins de Mr Barbara et de ses amis. Retournons en ville. Vous devez mettre vos troupes en ordre de marche au cas où il y aurait une émeute.
— C’est la chose la plus ridicule que j’aie jamais entendue dire ! » s’exclama Julia.
Big Jim lui adressa un geste désinvolte de la main, sans même la regarder.
« Vous voulez aller au Dipper’s, Jim ? demanda Randolph. On a encore le temps.
— Pas question de mettre les pieds dans ce repaire de pu… », rétorqua Big Jim. Il ouvrit la portière passager de la voiture verte. « Ce que j’aimerais, c’est piquer un somme. Mais il y a trop à faire et je ne vais pas en avoir le temps. J’ai de grandes responsabilités. Je ne les ai pas demandées, mais je dois les assumer.
— « Certains hommes naissent grands, et la grandeur est imposée à certains hommes[24] » — c’est ça, Big Jim ? » lança Julia.
Elle avait son sourire narquois.
Big Jim se tourna vers elle, et l’expression de haine absolue qu’il affichait la fit reculer d’un pas. Puis il eut un geste dédaigneux de la main. « Allons-y, chef. »
La voiture verte repartit pour Chester’s Mill, ses lumières continuant à lancer leurs éclairs dans la lumière brumeuse et étrangement estivale.
« Ouf, fit Joe. Fout la trouille, ce type.
— Exactement mon sentiment », convint Barbie.
Julia étudiait Barbie. Son sourire avait entièrement disparu. « Vous aviez un ennemi, dit-elle, vous avez maintenant un ennemi mortel.
— J’ai bien peur que vous aussi, vous en ayez un. »
Elle hocha la tête. « Dans notre intérêt, j’espère bien que le missile marchera. »
Le sous-lieutenant intervint une dernière fois : « Nous partons, colonel Barbara. Je serais beaucoup plus tranquille si je vous voyais en faire autant. »
Barbie répondit d’un hochement de tête affirmatif et, pour la première fois depuis des années, fit le salut militaire.
Le B-52 qui avait décollé de la base de l’Air Force à Carswell tôt ce lundi matin attendait en tournant au-dessus de Burlington, dans le Vermont, depuis 10 h 40’ (l’Air Force croyait beaucoup à l’idée qu’elle avait intérêt à afficher sa présence chaque fois que possible). La mission avait reçu pour nom de code GRAND ISLE. Le pilote et commandant de bord était le major Gene Ray, qui avait servi lors des deux guerres en Irak (faisant allusion, en privé, à la seconde comme au « plus grand foutoir à la con qu’il ait jamais vu »). Il disposait de deux missiles de croisière Fasthawk dans sa soute à munitions. Un bon engin, le Fasthawk, beaucoup plus fiable et puissant que l’ancien Tomahawk mais cela lui faisait une impression bizarre d’avoir à en tirer un bien réel sur le sol américain.
À 12 h 53’, une lumière rouge du tableau de bord prit une couleur ambrée. Le COMCOM reprit le contrôle de l’avion et le mit en position. Loin dessous, Burlington disparut de sous ses ailes.
Ray parla dans son micro. « C’est presque l’heure du spectacle, monsieur. »
De Washington, le colonel Cox lui répondit : « Bien reçu, major. Bonne chance. Balancez-moi la saloperie.
— C’est parti », dit Ray.
À 12 h 54’, la lumière ambrée se mit à clignoter. À 12 h 54’55’, elle devint verte. Ray appuya sur l’interrupteur marqué 1. Il ne ressentit rien et n’entendit qu’un son feutré en provenance de la soute, mais il vit, sur son écran de contrôle, le Fasthawk commencer son vol. Il atteignit rapidement sa vitesse maximale, laissant derrière lui une fine traînée blanche comme si un ongle avait griffé le ciel.
Gene Ray se signa et embrassa la base de son pouce. « Que Dieu te guide, mon bonhomme », dit-il.
La vitesse maximale du Fasthawk était de trois mille cinq cents milles à l’heure, soit cinq mille six cent trente kilomètres à l’heure. À environ quatre-vingts kilomètres de sa cible — soit à un peu moins de cinquante kilomètres à l’ouest de Conway, New Hampshire, et sur le versant est des White Mountains —, son ordinateur calcula et autorisa l’approche finale. La vitesse du missile fut ramenée un peu en dessous de trois mille kilomètres à l’heure pendant la descente. Il se verrouilla sur la Route 302, qui est aussi la rue principale de Conway North. Les passants levèrent la tête avec inquiétude quand le missile passa au-dessus d’eux.
« Il ne vole pas trop bas ? » demanda une femme à son compagnon, en s’abritant les yeux, dans le parking du Settlers Green Outlet Village. Si le système de guidage du Fasthawk avait pu lui répondre, il aurait peut-être dit : Et vous n’avez encore rien vu, ma puce.
Il était à trois mille pieds d’altitude quand il franchit la frontière entre le Maine et le New Hampshire, laissant dans son sillage des bangs supersoniques qui firent claquer des dents et dégringoler des vitres. Lorsque le système de guidage eut repéré la Route 119, il descendit à mille pieds, puis à cinq cents. L’ordinateur tournait à présent à plein régime, ajustant la trajectoire, à partir des données du système de guidage, au rythme d’un millier de fois par minute.
À Washington, le colonel James O. Cox dit : « Approche finale, messieurs. Accrochez-vous à vos dentiers. »
Le Fasthawk trouva Little Bitch Road et descendit presque au ras du sol, fonçant toujours à une vitesse à peine inférieure à Mach 2, décryptant chaque colline et chaque virage, éjectant des flammes si brillantes qu’elles en étaient aveuglantes et laissant une puanteur toxique de kérosène brûlé dans son sillage. Le déplacement d’air arrachait les feuilles des arbres et les enflammait parfois. Il fit imploser une baraque de bord de route à Tarker’s Hollow, expédiant en tous sens planches et citrouilles. Le bang qui s’ensuivit fit tomber les gens au sol, mains sur les oreilles.
Ça va marcher, se dit Cox. Comment pourrait-il en être autrement ?
Au Dipper’s, c’était à présent quelque huit cents spectateurs qui s’entassaient. Personne ne parlait, mais les lèvres de Lissa Jamieson bougeaient en silence ; elle adressait ses prières à la super-âme New Age dont elle était actuellement entichée. Elle étreignait une boule de cristal dans une main. De son côté, la révérende Piper Libby embrassait la croix qu’elle tenait de sa mère.
« Il arrive, dit Ernie Calvert.
— Où ça ? demanda Marty Arsenault. Je ne vois…
— Écoutez donc ! » lui dit Brenda Perkins.
Ils l’entendirent approcher : un bourdonnement surnaturel qui allait croissant, en provenance des limites occidentales de la ville, un mmm qui se transforma en MMMMM en l’espace de quelques secondes. Sur le grand écran, on ne distingua presque rien pendant encore une demi-heure après l’échec du missile. Pour ceux qui étaient restés dans l’établissement, Benny Drake refit passer l’enregistrement image après image. Ils virent le missile déboucher de la courbe connue sous le nom de Little Bitch Bend. Il volait à moins de quatre pieds du sol, effleurant presque son ombre floue. Sur l’image suivante, le Fasthawk, qui était équipé d’une charge à fragmentation destinée à exploser au contact, se trouvait immobilisé en l’air juste à l’endroit où les marines avaient établi leur campement.
Les images suivantes étaient remplies d’une telle lumière que les gens durent s’abriter les yeux. Puis, lorsque l’éclat commença à s’atténuer, ils virent les fragments du missile — autant de taches noirâtres de plus en plus distinctes — et une énorme marque de calcination à l’endroit où avait été peint le X rouge. Le missile avait mis en plein dans le mille.
Les gens du Dipper’s virent ensuite le bois prendre feu du côté Tarker’s du Dôme. Ils virent aussi l’asphalte se déformer puis commencer à fondre.
« Tirez le second », dit Fox d’un ton sombre, et Gene Ray obéit. Il cassa d’autres vitres et fit peur à encore d’autres citoyens du New Hampshire oriental et du Maine occidental.
Mais le résultat fut le même.