Sac d’embrouilles

1

Lorsque Big Jim Rennie s’arrêta en faisant crisser les pneus de son Hummer H3 Alpha (couleur : perle noire, accessoires : la totale), il avait trois bonnes minutes d’avance sur les flics, et rien ne lui plaisait davantage. Avoir constamment une longueur d’avance sur les autres, telle était la devise de Rennie.

Ernie Calvert était toujours pendu au téléphone, mais il leva la main dans une esquisse de salut. Il avait les cheveux en désordre et paraissait quasiment fou d’excitation. « Ouais, Big Jim, j’ai réussi à les joindre !

— À joindre qui ? » demanda Rennie, peu intéressé.

Il contemplait le bûcher encore en flammes à quoi était réduit le camion de grumes et l’épave en morceaux de ce qui avait été manifestement un avion. C’était la cata, une cata qui n’allait pas faire de publicité à la ville, en particulier avec les deux dernières voitures de pompiers parties en exercice à Castle Rock. Pour une formation qu’il avait approuvée… à ce détail près que c’était la signature d’Andy Sanders qui figurait sur le formulaire, vu qu’Andy était le premier conseiller. Parfait. Rennie croyait beaucoup en ce qu’il appelait le Quotient de Non-Responsabilité et le fait de n’être que le deuxième conseiller était un excellent exemple de l’application de ce Quotient ; on détenait tout le pouvoir (du moins tant que le premier conseiller était une lavette comme Sanders), sans, la plupart du temps, être la cible des reproches quand quelque chose allait de travers.

Et voilà que Rennie — qui, à seize ans, avait donné son cœur à Jésus et n’employait jamais de gros mots — devait affronter une situation qu’il appelait « un sac d’embrouilles ». Des décisions allaient devoir être prises. Il allait falloir imposer des contrôles. Et il ne pouvait pas compter sur ce vieux chnoque de Howard Perkins pour faire le boulot. Perkins avait peut-être été un chef de la police correct vingt ans plus tôt, mais on avait changé de siècle.

Le froncement de sourcils de Rennie s’accentua au fur et à mesure qu’il parcourait la scène des yeux. Trop de badauds. Certes, il y en avait toujours trop, dans des situations de ce genre ; les gens aimaient le sang et le chaos. Et certains d’entre eux paraissaient se livrer à un jeu bizarre : s’amuser à voir jusqu’où ils pouvaient se pencher ou un truc comme ça.

Bizarre.

« Reculez, tout le monde, reculez ! » cria-t-il. Il avait une voix à donner des ordres, une voix puissante et pleine d’assurance. « C’est une scène d’accident ! »

Ernie Calvert — encore un crétin, il y en avait plein la ville, chacune avait les siens, supposait Rennie — le tira par la manche. Il paraissait plus excité que jamais. « J’ai réussi à joindre l’ANG, Big Jim, et…

— Qui ça ? De quoi vous parlez ?

— L’Air National Guard ! »

C’était le bouquet. Les gens qui s’amusaient à de petits jeux, et ce fou qui appelait la…

« Mais bon sang, Ernie, pourquoi les as-tu appelés ?

— Parce qu’il a dit… le type a dit… » Mais Ernie ne se souvenait pas exactement de ce que Barbie lui avait dit et il sauta donc cette étape. « Bref, toujours est-il qu’ils m’ont mis en relation avec le bureau de la Sécurité intérieure du territoire, à Portland. En relation directe ! »

Rennie se frappa les deux joues à la fois, geste qu’il faisait souvent quand il était exaspéré. Ce qui lui donnait un faux air de Jack Benny qui se serait pris au sérieux. Il racontait parfois des blagues, pourtant, comme Jack Benny, mais jamais obscènes. Il plaisantait parce qu’il vendait des voitures et que dans sa conception des choses, les politiciens étaient supposés plaisanter, en particulier quand on approchait de l’époque des élections. Si bien qu’il avait un stock de ce qu’il appelait ses « tordantes » (« tordantes » comme dans : « Vous voulez que je vous en raconte une tordante ? »). Il les mémorisait tout à fait comme un touriste en terre étrangère apprend des phrases du genre : Pouvez-vous m’indiquer les toilettes ? ou bien : Est-ce qu’il y a un hôtel avec Internet ici ?

Mais il ne plaisantait pas, en ce moment. « La Sécurité du territoire ! Mais pourquoi diable appeler cette bande de cueilleurs de coton[5] ? » Cueilleurs de coton et ses variantes faisaient partie des expressions préférées de Rennie.

« Parce que le type, le jeune, m’a dit qu’il y avait quelque chose en travers de la route. Et c’est vrai, Jim ! Un truc qu’on peut pas voir ! On peut s’appuyer dessus ! Regarde, les gens le font… ou… si on lance une pierre dessus, elle rebondit ! Regarde ! » Ernie ramassa une pierre et la lança. Rennie ne se soucia pas de voir vers où elle rebondissait ; si elle avait frappé l’un des badauds, le type aurait forcément crié. « Le camion s’est écrasé dessus… sur ce… ce machin… et l’avion aussi ! Et c’est pourquoi le type m’a dit…

— Ralentis, tu veux bien ? De quel type parles-tu, exactement ?

— Un jeune, intervint Rory Dinsmore. Il est cuistot au Sweetbriar Rose. Si vous demandez votre steak médium, vous l’avez médium. Mon père dit qu’on peut pratiquement jamais avoir un steak médium, parce que personne sait comment le cuire, mais ce type, lui, il y arrive. » Un sourire d’une extraordinaire douceur vint éclairer son visage. « Je connais son nom.

— La ferme, Roar », l’avertit son frère.

Le visage de Mr Rennie s’était assombri. D’après l’expérience d’Ollie Dinsmore, c’était la tête d’un prof juste avant qu’il vous colle une semaine de retenue.

Mais Rory n’y fit pas attention. « Il a un nom de fille ! Baaarbara ! »

Juste au moment où je pensais ne plus en entendre parler, voilà que le cueilleur de coton rapplique, pensa Rennie. Ce pauv’type, cette nullité.

Il se tourna vers Ernie Calvert. La police était sur le point d’arriver, mais Rennie pensait avoir le temps de mettre un terme à cette dernière lubie provoquée par Barbara. Pourtant, Rennie ne le voyait pas dans le secteur. Il ne s’y attendait pas du reste. C’était bien du Barbara tout craché, ça, de raconter des histoires, de flanquer la pagaille et de filer.

« Ernie, dit-il, on t’a raconté n’importe quoi. »

Alden Dinsmore s’avança d’un pas. « Mr Rennie, je ne vois pas comment vous pouvez être aussi affirmatif, alors que vous n’avez aucune information. »

Rennie lui sourit. Ou du moins, ses lèvres s’étirèrent. « Je connais Dale Barbara, Alden ; je dispose au moins de cette information. » Il se tourna vers Ernie Calvert : « Et maintenant, si tu veux bien…

— Chut ! dit Calvert avec un geste de la main. J’ai quelqu’un. »

Big Jim Rennie n’aimait pas trop qu’on lui coupe la parole. En particulier quand celui qui la lui coupait était un épicier à la retraite. Il prit le téléphone des mains d’Ernie comme si celui-ci avait été un quelconque assistant qui l’aurait tenu jusqu’ici sur son ordre.

Une voix s’éleva dans le portable. « Qui est à l’appareil ? » Moins d’une demi-douzaine de mots, mais cela suffisait à Rennie pour comprendre qu’il avait affaire à un crétin de fonctionnaire. Le Seigneur savait qu’il avait eu souvent affaire à eux, depuis trente ans qu’il était un élu de la ville, et les fédéraux étaient les pires.

« James Rennie, premier adjoint de Chester’s Mill. Et vous, monsieur ?

— Donald Wozniak, Sécurité du territoire. J’ai cru comprendre que vous aviez un problème sur la Route 119. Une interdiction d’un genre ou d’un autre. »

Une interdiction ? Une interdiction ? C’était quoi, ce jargon fédéral ?

« On vous a mal informé, monsieur, dit Rennie. Ce qui s’est passé, c’est qu’un avion — un avion civil, un petit appareil du coin — qui essayait de se poser sur la route a percuté un camion. La situation est complètement sous contrôle. Nous n’avons pas besoin de l’aide de la Sécurité du territoire.

— Mr Rennie ? dit le fermier. Ce n’est pas comme ça que les choses se sont passées. »

Rennie eut un geste méprisant de la main et commença à se diriger vers la première voiture de patrouille. Hank Morrison en descendait. Un grand gaillard de plus d’un mètre quatre-vingt-dix, mais un vrai incapable. Et derrière lui marchait la nana avec les gros nénés. Wettington, elle s’appelait Wettington, et elle était pire que nulle : une grande gueule commandée par un cerveau de piaf. Mais derrière elle, Peter Randolph venait d’arriver. Randolph était le premier adjoint du chef, un homme selon le cœur de Big Jim Rennie. Un homme qui savait y faire. Si Randolph avait été de service le soir où Junior avait eu ses ennuis dans ce boui-boui infernal, Big Jim doutait que Mr Dale Barbara ait pu se promener tranquillement aujourd’hui et foutre la pagaille. En fait, Mr Barbara serait probablement derrière les barreaux, à Castle Rock. Ce qui aurait parfaitement convenu à Rennie.

En attendant, le type de la Sécurité du territoire — avaient-ils le culot de se parer du titre d’agent ? — continuait à jacasser.

Rennie l’interrompit. « Merci pour votre sollicitude, Mr Wozner, mais nous maîtrisons la situation. » Il coupa la communication sans même dire au revoir. Puis il lança le téléphone à Ernie Calvert.

« Je crois que ce n’était pas très malin, Jim. »

Rennie regarda alors Randolph s’arrêter derrière la voiture de Wettington ; sur le toit du véhicule, toutes les lumières clignotaient. Son premier mouvement fut de se diriger vers Randolph, mais il y renonça avant même que l’idée ait fini de se former dans son esprit. Que Randolph vienne à lui. C’était comme ça que les choses devaient se passer. Et comme ça qu’elles se passeraient, Dieu lui en était témoin.

2

« Qu’est-ce qui est arrivé, Big Jim ? demanda Randolph.

— Je crois que c’est évident. L’avion de Chuck Thompson a eu une petite explication avec un camion. On dirait qu’ils ont fait match nul. »

Il entendait à présent des sirènes en provenance de Castle Rock. Certainement des pompiers (Rennie espérait bien que leurs deux véhicules flambant neufs, qui leur avaient coûté les yeux de la tête, se trouvaient parmi eux ; mieux valait que personne ne se rende compte que les nouvelles bagnoles n’étaient pas sur place quand tout ce délire avait commencé). Les ambulances et la police n’allaient pas tarder à suivre.

« C’est pas ce qui est arrivé, insista Alden Dinsmore avec entêtement. J’étais dehors dans mon jardin, et j’ai vu l’avion qui…

— Vous feriez peut-être bien de faire reculer tous ces gens, non ? » dit Rennie à Randolph, avec un geste vers les badauds. Il y en avait pas mal du côté du camion, se tenant prudemment à l’écart de l’épave en feu, et encore plus du côté Chester’s Mill. Ça commençait à avoir l’air d’une assemblée.

Randolph s’adressa à Morrison et Wettington : « Hank », dit-il avec un geste vers les spectateurs de Chester’s Mill. Certains avaient commencé à fouiller les débris épars de l’appareil de Thompson. Il y avait des cris d’horreur chaque fois qu’on retrouvait des restes humains.

« Vu », répondit Morrison qui s’éloigna aussitôt.

Randolph dirigea Wettington vers les badauds côté camion : « Jackie, tu vas aller… » Mais la voix de Randolph mourut.

Les fans de désastres côté sud de l’accident s’étaient regroupés en deux clans, dans la prairie d’un côté de la route, et au milieu des buissons de l’autre. Ils restaient bouche bée, ce qui leur donnait une expression d’intérêt stupide que Rennie connaissait très bien ; il la voyait s’afficher individuellement tous les jours — et en masse lors de l’assemblée municipale annuelle de mars. Sauf que ce n’était pas le camion en feu que regardaient tous ces gens. Et maintenant Peter Randolph, qui n’était certainement pas un idiot (pas une flèche non plus, il s’en fallait de beaucoup, mais qui savait au moins de quel côté sa tartine était beurrée), regardait dans la même direction, avec cette même expression de stupéfaction qui laissait tout le monde bouche bée. Jackie Wettington aussi.

La fumée était l’objet de cette fascination. Celle qui montait du camion de grumes.

Elle était noire, huileuse. Tous ceux qui étaient sous le vent auraient dû s’étouffer, mais non. Et Rennie voyait pourquoi. Difficile à croire, mais il l’avait sous les yeux. Le vent poussait la fumée vers le nord, du moins au début, sur quoi sa trajectoire faisait un coude — presque un angle droit — et s’élevait tout droit, comme dans un conduit de cheminée. Laissant derrière elle un résidu brun foncé. Une longue salissure qui paraissait tenir toute seule en l’air.

Jim Rennie secoua la tête, comme pour chasser cette image, mais elle était toujours là quand il s’arrêta.

« Qu’est-ce que c’est que ça ? » demanda Randolph d’une voix douce, émerveillée.

Dinsmore, le fermier, vint se planter devant le policier. « Ce type, dit-il avec un geste vers Ernie Calvert, avait la Sécurité du territoire en ligne et ce type (il montra Rennie d’un geste théâtral de prétoire qui n’émut en rien le deuxième conseiller) lui a pris le téléphone des mains et a raccroché ! Il aurait pas dû faire ça, Pete. Parce que ça n’a pas été une collision. L’avion volait normalement. Je l’ai vu. J’étais en train de pailler des plants en prévision du gel et je l’ai vu.

— Moi aussi… », commença Rory, et cette fois ce fut son frère Ollie qui lui allongea une taloche derrière la tête.

Rory se mit à geindre.

Alden Dinsmore reprit la parole : « Il a percuté quelque chose. La même chose que celle que le camion a percutée. C’est là, on peut même la toucher. Le jeune type, le cuistot, il a dit qu’il devrait y avoir une interdiction de vol dans le secteur et il avait raison. Mais Mr Rennie (avec de nouveau un geste vers Rennie comme s’il se prenait pour Perry Mason et n’était pas simplement un type qui gagnait sa vie en attachant tous les jours sa trayeuse à des pis de vache) n’a même pas voulu leur parler. Il a raccroché. »

Rennie ne s’abaissa même pas à répondre. « Vous perdez votre temps », dit-il à Randolph. Il se rapprocha un peu plus du policier et ajouta à voix basse : « Le chef arrive. Mon conseil est de faire vite et de contrôler cette scène avant qu’il soit sur place. » Il jeta un regard froid au fermier. « Vous pourrez interroger les témoins ensuite. »

Mais — c’était exaspérant — ce fut le fermier Dinsmore qui eut le dernier mot : « C’est ce type, Barber, qui avait raison. Il avait raison, et Rennie se trompe. »

Rennie n’oublia pas de prendre en note qu’il faudrait s’occuper par la suite d’Alden Dinsmore. Tôt ou tard, un fermier finit toujours par venir voir le premier conseiller avec son chapeau à la main — pour un arrangement, une exception dans le plan d’occupation des sols, quelque chose — et lorsque Mr Dinsmore se pointerait, on l’enverrait promener, si Rennie avait son mot à dire. Ce qui était en général le cas.

« Contrôlez la scène ! dit-il à Randolph.

— Jackie, fais reculer tous ces gens, dit l’adjoint, en montrant les badauds côté camion de l’accident. Établis un périmètre.

— Monsieur, je crois que ces gens sont sur le territoire de Motton…

— Je m’en fiche. Fais-les reculer. »

Randolph regarda par-dessus son épaule ; le chef Howard Perkins descendait pesamment de sa voiture de patron de la police — une voiture qu’il tardait à Randolph de voir dans sa propre allée. Et qu’il y verrait, avec l’aide de Big Jim Rennie. Dans trois ans au plus tard. Les policiers de Castle Rock te remercieront ce jour-là, crois-moi.

« Et pour ce… »

Jackie montra la salissure de fumée qui ne cessait de s’étaler. Au travers, les arbres aux couleurs de l’automne devenaient d’un gris uniforme et le ciel prenait une nuance jaunâtre malsaine.

« Ne t’en approche pas », répondit Randolph, s’apprêtant à rejoindre Hank Morrison pour établir le périmètre côté Chester’s Mill. Mais il fallait auparavant mettre Perkins au courant.

Jackie Wettington s’approcha des badauds qui entouraient le camion. La foule ne cessait de grossir, de ce côté-là, les premiers arrivants étant tous pendus à leur téléphone portable. Certains avaient éteint les courtes flammes en piétinant les buissons en feu, ce qui était une bonne chose, mais ils se contentaient maintenant de rester plantés où ils étaient, bouche bée, l’œil rond. Jackie employa les mêmes gestes que ceux que faisait Hank côté Chester’s Mill, récitant les mêmes incantations.

« Reculez, m’sieurs-dames, c’est terminé, y’a rien de plus à voir que ce que vous avez déjà vu, dégagez la route pour laisser passer les pompiers et la police, reculez, dégagez, retournez chez vous, re… »

Elle heurta quelque chose. Rennie ne comprit pas quoi, mais il voyait le résultat. Le bord du chapeau de Wettington s’était cogné le premier. Il se plia et tomba derrière elle. Un instant plus tard, ces insolents nénés qu’elle trimbalait — deux satanés obus — s’aplatirent. Puis son nez s’écrasa et il en jaillit une giclée de sang qui macula quelque chose… et commença à couler en longs filets, comme de la peinture sur un mur. La flic se retrouva sur son postérieur bien rembourré, une expression choquée sur la figure.

Le maudit fermier vint mettre son grain de sel : « Vous voyez ? Qu’est-ce que je vous avais dit ? »

Randolph et Morrison n’avaient rien vu. Pas plus que Perkins ; les trois hommes conféraient devant le capot de la voiture du chef. Rennie songea un instant à s’approcher de Wettington, mais d’autres s’en occupaient déjà — sans compter qu’elle était encore un peu trop près, à son goût, de la chose qu’elle venait de heurter. Il dirigea donc rapidement vers les policiers son visage fermé et son imposante et solide bedaine, l’incarnation même de l’autorité. Il jeta un regard noir au fermier au passage.

« Chef, dit-il en forçant le chemin entre Randolph et Morrison.

— Big Jim, répondit Perkins avec un mouvement de tête. Je vois que vous n’avez pas perdu de temps. »

C’était peut-être une provocation, mais Rennie, en vieux briscard qu’il était, ne mordit pas à l’hameçon. « J’ai bien peur que ce soit encore pire que ce qu’on peut en voir, dit-il. Je crois qu’il vaudrait mieux entrer en contact avec la Sécurité du territoire. » Il marqua une pause, la mine conformément grave. « Je ne voudrais pas affirmer qu’il y a un attentat terroriste là-dessous… mais pas le contraire non plus. »

3

Duke Perkins regardait derrière l’épaule de Big Jim. Ernie Calvert et Johnny Carver (le gérant du Mill Gas & Grocery) aidaient Jackie à se remettre debout. Elle était sonnée et son nez saignait mais, sinon, ça semblait aller. Malgré tout, la situation était délicate. Certes, n’importe quel accident avec des morts donnait plus ou moins cette impression, mais les choses lui faisaient ici l’effet d’être particulièrement embrouillées.

Tout d’abord, l’avion n’avait nullement essayé de se poser. Il y avait trop de pièces éparpillées sur une superficie trop grande pour qu’il puisse prendre cette hypothèse en considération. Et les badauds. Là aussi, quelque chose clochait. Ils auraient dû se présenter en une grande masse mobile. C’était toujours comme ça, sans doute pour se rassurer mutuellement en présence de la mort. Sauf qu’ici, on avait affaire à deux groupes et celui du côté Motton de la frontière se tenait très près du camion toujours en feu. Ils ne couraient aucun danger, pour autant qu’il pouvait en juger… mais pourquoi ne se réunissaient-ils pas ?

Les premiers véhicules de pompiers débouchèrent du virage, au sud. Ils étaient trois. Duke fut soulagé de constater que le deuxième avait CHESTER’S MILL FIRE DEPARTMENT PUMPER № 2 imprimé en lettres d’or sur son flanc. La foule recula de quelques mètres au milieu des buissons pour leur laisser la place de manœuvrer. Duke se tourna vers Rennie : « Qu’est-ce qui s’est passé ? Vous le savez ? »

Le deuxième conseiller ouvrit la bouche pour répondre, mais Ernie Calvert ne lui en laissa pas le temps. « Il y a une barrière en travers de la route. On ne peut pas la voir mais elle est bien là, chef. Le camion l’a percutée. L’avion aussi.

— C’est exactement ça ! confirma Dinsmore.

— L’officier Wettington s’est rentrée dedans aussi, ajouta Johnny Carver. Encore heureux, elle ne marchait pas trop vite. »

Il tenait Jackie par les épaules ; celle-ci avait encore l’air sonné. Duke remarqua du sang sur la manche de la veste J’AI FAIT LE PLEIN AU MILL DISCOUNT de Carver.

Côté Motton, le troisième camion de pompiers arrivait. Les deux premiers avaient bloqué la route en se disposant en V. Les pompiers avaient déjà sauté à terre et déroulaient leurs tuyaux. Duke entendit la sirène d’une ambulance qui venait de la direction de Castle Rock.Où sont les nôtres ? se demanda-t-il. Étaient-elles aussi allées à ce stupide exercice de formation ? Il espérait que non. Quel crétin aurait l’idée d’envoyer une ambulance assister à l’incendie d’une maison vide ?

« Il semble qu’il y ait une barrière invisible…, commença Rennie.

— Ouais, ça, j’ai pigé, le coupa Duke. Je ne comprends pas comment un truc pareil est possible, mais j’ai pigé. »

Il laissa Rennie pour rejoindre sa subordonnée au nez en sang, et ne vit pas les joues du deuxième conseiller s’empourprer devant la rebuffade.

« Jackie ? demanda Duke, en la prenant doucement par l’épaule. Ça ira ?

— Ouais. » Elle se toucha le nez. Le sang coulait déjà plus lentement. « Est-ce qu’il a l’air cassé ? Il me donne pas la sensation d’être cassé.

— Il n’est pas cassé, sauf qu’il va enfler. Mais je crois que tout sera rentré dans l’ordre pour le bal de la Moisson. »

Elle lui répondit par un faible sourire.

« Chef, dit Rennie, je crois qu’on devrait demander des renforts. Sinon à la Sécurité du territoire — en y réfléchissant, je me dis que c’est sans doute un peu exagéré — du moins à la police d’État. »

Duke le repoussa. D’un geste sans brutalité, mais sans équivoque non plus. Rennie serra les poings, puis les ouvrit à nouveau. Il avait consacré toute sa vie à devenir celui qui bousculait les autres plutôt qu’à être celui qu’on bousculait, mais ça n’empêchait pas que les poings, c’était pour les idiots. Il suffisait de voir son propre fils. N’empêche aussi, ce genre d’affront méritait d’être gardé au chaud en attendant la revanche. À prendre un peu plus tard… c’était même parfois mieux ainsi.

Plus suave.

« Peter ! lança Duke à Randolph. Appelle le centre médical et demande-leur ce qu’ils fabriquent avec leurs ambulances ! Je les veux ici !

— Morrison peut s’en charger », répondit Randolph.

Il avait pris son appareil photo dans sa voiture et mitraillait la scène.

— C’est toi qui vas le faire, et tout de suite.

— Chef, je ne crois pas que Jackie soit vraiment blessée et personne d’autre…

— Quand j’aurai besoin de ton avis, Pete, je te le demanderai. »

Randolph commença à regarder le chef de travers, puis il vit l’expression de son supérieur. Il jeta l’appareil photo sur le siège avant de sa caisse et y prit son téléphone portable.

« Qu’est-ce que c’était, Jackie ?

— Je sais pas. Ça a commencé par une sensation de bourdonnement comme de l’électricité, quand on touche un truc par accident. C’est passé, puis je me suis cognée… bon sang, j’sais pas contre quoi je me suis cognée. »

Un grand soupir monta de la foule des badauds. Les pompiers avaient dirigé leurs lances sur le camion en feu mais au-delà, une partie des jets rebondissaient. Frappaient quelque chose et se pulvérisaient en gerbes, créant un arc-en-ciel. Duke n’avait rien vu de pareil de toute sa vie… sauf peut-être lorsqu’il était dans une station de lavage de voitures, regardant le système à haute pression asperger son pare-brise.

Puis il vit un arc-en-ciel, plus petit, côté Chester’s Mill. L’un des badauds — Lissa Jamieson, la bibliothécaire de la ville — se dirigea vers le phénomène.

« Lissa ! cria Duke, n’y allez pas ! »

Elle l’ignora. Elle paraissait hypnotisée. Elle se tenait les mains tendues, à moins d’un mètre d’un jet d’eau à haute pression qui se heurtait à l’air et repartait dans l’autre sens. Perkins vit des minuscules gouttelettes étinceler dans ses cheveux qu’elle portait tirés et noués en chignon sur la nuque. Le petit arc-en-ciel se fragmenta, puis se reforma derrière elle.

« C’est rien qu’un brouillard ! s’écria-t-elle, l’air aux anges. Toute cette eau de l’autre côté, et rien qu’un brouillard ici ! Comme ce qui sort d’un humidificateur. »

Peter Randolph brandit son téléphone et secoua la tête. « J’ai bien le signal, mais je n’arrive pas à passer. À mon avis, tous ces gens (son bras décrivit un grand arc) doivent saturer le réseau. »

Duke ignorait si cela était possible, mais il était exact que presque tous ceux qu’ils voyaient jacassaient dans leur portable ou prenaient des photos avec. Sauf Lissa, qui continuait à faire son numéro de nymphe des bois.

« Va la chercher, dit Duke à Randolph. Et ramène-là avant qu’elle décide de nous faire une danse de la pluie. »

À son expression, il était clair que Randolph considérait une telle mission comme très en dessous de son grade, mais il y alla tout de même. Duke laissa échapper un rire bref. Bref, mais authentique.

« Au nom du ciel, qu’est-ce que vous voyez ici qui peut prêter à rire ? » demanda Rennie. D’autres voitures de police du comté de Castle Rock arrivaient, côté Motton. Si Perkins n’y veillait pas, c’était Castle Rock qui allait prendre le contrôle des choses. Et qui en tirerait tous les fichus honneurs.

Duke s’était arrêté de rire, mais il souriait toujours. Sans complexes. « C’est un sac d’embrouilles, répondit-il. C’est bien comme ça que vous dites, Big Jim, non ? Et si j’en crois mon expérience, rire est parfois la seule manière de réagir face à un sac d’embrouilles.

— Je ne comprends rien à ce que vous racontez ! » cria presque Rennie. Les fils Dinsmore s’écartèrent du deuxième conseiller et vinrent se réfugier derrière leur père.

« Je sais, dit doucement Duke. Et c’est très bien. Tout ce que vous devez comprendre pour le moment, c’est que le patron des forces de l’ordre sur le terrain, c’est moi, au moins jusqu’au moment où arrivera le shérif du comté, et que vous, vous n’êtes qu’un conseiller municipal. Autrement dit, un citoyen comme les autres. C’est pourquoi j’aimerais que vous reculiez. »

Duke éleva alors la voix et indiqua du doigt l’endroit où Henry Morrison déroulait le ruban jaune et contournait pour ce faire les deux plus gros morceaux du fuselage de l’avion : « Tout le monde recule et nous laisse faire notre boulot ! Tout le monde ! Suivez le deuxième conseiller Rennie. Il va vous conduire de l’autre côté du ruban jaune.

— Je n’apprécie pas beaucoup ça, Duke, dit Rennie.

— Dieu vous bénisse, mais j’en ai rien à foutre. Sortez de mon périmètre, Big Jim. Et faites bien attention en passant sous le ruban. Inutile que Henry soit obligé d’en remettre un second.

— Chef Perkins, vous avez intérêt à vous rappeler comment vous m’avez parlé aujourd’hui. Parce que moi je ne l’oublierai pas. »

Rennie partit d’un pas raide vers le ruban jaune. Les autres badauds le suivirent, la plupart regardant par-dessus leur épaule pour voir l’eau rebondir sur la barrière noircie d’un dépôt huileux et se déposer en flaque rectiligne sur la route. Deux ou trois des plus malins (Ernie Calvert, par exemple) avaient déjà remarqué que cette ligne était exactement celle de la frontière qui délimitait les territoires de Motton et de Chester’s Mill.

Rennie fut pris de l’envie enfantine de rompre, avec sa poitrine, le ruban jaune soigneusement posé par Morrison, mais il se contint. Il ne ferait pas non plus le détour qui l’aurait conduit à passer au milieu d’un fouillis de bardanes, pour que son pantalon Land’s End, qui lui avait coûté soixante dollars, s’en retrouve couvert. Il passa donc sous le ruban, soulevant celui-ci de la main. Son ventre l’aurait empêché de vraiment se baisser.

Derrière lui, Duke se dirigea lentement vers l’endroit où Jackie s’était cognée. Il tendit la main devant lui, comme un aveugle cherchant son chemin dans une pièce qu’il ne connaît pas.

C’était ici qu’elle était tombée… et ici

Il ressentit le bourdonnement électrique qu’elle lui avait décrit, mais au lieu de passer, il se transforma en une douleur intense au creux de son épaule gauche. Il eut juste le temps de se rappeler les derniers mots que lui avait dits Brenda — de faire attention à son pacemaker — et l’appareil explosa dans sa poitrine avec suffisamment de force pour faire un trou dans son sweat-shirt des Wildcats qu’il avait enfilé ce matin en l’honneur du match de l’après-midi. Du sang, des débris de coton et des fragments de chair heurtèrent la barrière.

La foule émit un aaaaah.

Duke essaya de prononcer le prénom de sa femme, n’y parvint pas, mais vit clairement son visage en esprit. Elle souriait.

Puis les ténèbres.

4

Le gamin, c’était Benny Drake, quatorze ans, un Razor. Les Razors était un club de skateboard, réduit en nombre mais enthousiaste, vu d’un mauvais œil par les autorités mais toléré en dépit des demandes réitérées de Rennie et Anders pour qu’il soit interdit (à la réunion du conseil municipal de mars dernier, ce même duo de choc avait réussi à faire passer à la trappe une ligne du budget qui aurait permis la création d’une piste de skate sur le terrain municipal, derrière le kiosque à musique).

Quant à l’adulte, c’était Eric Everett, dit Rusty, trente-sept ans, assistant médical travaillant avec le Dr Ron Haskell — auquel Rusty pensait souvent comme au Merveilleux Magicien d’Oz — le Wiz, en abrégé. Parce que, aurait expliqué Rusty (s’il avait pu confier un tel secret à quelqu’un d’autre qu’à sa femme), il reste si souvent dans les coulisses pendant que je fais le boulot.

Il vérifiait en ce moment où en était le jeune Drake de son vaccin contre le tétanos. Automne 2009, excellent. En particulier si on prenait en compte le fait que le jeune Drake avait pris une belle gamelle (un « Wilson », pour les spécialistes) sur du béton et qu’il s’était esquinté le mollet. Pas à en rester éclopé pour la vie, mais assez sérieusement tout de même.

« Le courant est rétabli, vieux, dit le jeune Drake.

— C’est le générateur, vieux, répliqua Rusty. Il alimente l’hôpital et le centre médical. Radical, hein ?

— La vieille école », admit le jeune Drake.

Un instant, l’adulte et le gamin étudièrent sans dire mot la plaie ouverte dans le mollet de Benny Drake. Débarrassée des saletés et du sang, elle avait toujours son aspect déchiqueté mais était moins impressionnante. La sirène de la ville s’était arrêtée mais, au loin, on en entendait d’autres. C’est alors que celle des pompiers se déclencha, les faisant sursauter tous les deux.

L’ambulance va rouler, pensa Rusty. Couru d’avance. Twitch et Everett sont repartis pour un tour. Je ferais mieux de pas traîner.

Si ce n’est que le gamin était blanc comme un linge et que Rusty croyait voir des larmes dans ses yeux.

« T’as la trouille ?

— Un peu, répondit Benny Drake. Ma mère va me passer un de ces savons…

— Et c’est ça qui te fiche la trouille ? » Parce Rusty pensait que question savons, Benny en avait vu d’autres. Et même beaucoup d’autres.

« Eh bien… ça va faire mal ? »

Jusqu’ici Rusty avait caché sa seringue. Il injecta trois centimètres cubes d’un composé de Xylocaïne et d’épinéphrine — un anesthésiant local qu’il appelait encore de la Novocaïne. Il prit le temps d’insensibiliser la blessure, afin que ce soit le moins douloureux possible pour le gamin. « Pas plus que ça, en gros.

— Houlà. Alerte rouge ! »

Rusty se mit à rire. « T’as fini ton tunnel avant de te viander ? » Lui-même ancien pratiquant de skate, il était sincèrement curieux.

« Seulement la moitié, mais c’était craignos ! répondit Benny, dont le visage s’éclaira. Combien de points, à votre avis. Il a fallu en poser douze à Norrie Calvert quand elle s’est ramassée à Oxford, l’été dernier.

— Pas autant », dit Rusty.

Il connaissait Norrie, une gamine genre gothique qui ne rêvait, apparemment, que de se tuer sur son skateboard avant de se faire mettre en cloque pour la première fois. Il appuya sur le bord de la plaie de la pointe de la seringue. « Tu sens quelque chose ?

— Ouais, net et clair, vieux. Vous auriez pas entendu un truc comme une détonation, là-dehors ? »

Benny indiqua vaguement le sud, assis en boxer-short sur la table d’examen, tandis que son sang gouttait sur la protection en papier.

« Hé non », dit Rusty. En fait, il avait entendu deux détonations, et pas des petites, mais il avait peur des explosions. Fallait qu’il fasse ça vite. Et où était passé le Wiz ? Il faisait la tournée des malades, d’après Ginny. Ce qui signifiait sans doute qu’il piquait un petit somme dans la salle des médecins de l’hôpital. C’était là que le Merveilleux Mage faisait la plupart de ses tournées ces temps-ci.

« Et maintenant, tu sens quelque chose ? demanda Rusty en piquant à nouveau Benny avec l’aiguille. Ne regarde pas. Regarder, c’est tricher.

— Non, vieux, rien. Vous vous fichez de moi.

— Pas du tout. Tu es anesthésié. » Et de plusieurs manières, songea Rusty. « C’est bon, on y va. Allonge-toi, détends-toi et profite du vol sur Cathy Russell Airlines. »

Rusty acheva de nettoyer la plaie avec une solution saline stérile, la débrida et l’égalisa avec son fidèle scalpel n°10. « Six points avec mon super-fil de nylon quatre-zéro.

— Génial », dit le gamin. Puis : « Je crois que je vais gerber. »

Rusty lui tendit le bassin, qui, pour la circonstance, fut rebaptisé dégueuloir. « Gerbe là-dedans. Tombe dans les pommes et tu seras tranquille. »

Mais Benny ne s’évanouit pas. Ne gerba pas non plus. Rusty était occupé à placer une compresse stérile sur la plaie lorsque, après avoir frappé pour la forme, Ginny Tomlinson passa la tête par l’entrebâillement de la porte. « Je peux te parler une minute ?

— Ne vous gênez pas pour moi, lui lança Benny. J’suis qu’un radical libre ici. »

Et un petit rigolo, avec ça.

« Dans le couloir, Rusty, dit Ginny, sans adresser un seul regard au gamin.

— Je reviens tout de suite, Benny. Reste ici et tiens-toi tranquille.

— J’bougerai pas. Pas de problème. »

Rusty suivit Ginny dans le couloir. « On sort l’ambulance ? » demanda-t-il. Un peu plus loin derrière Ginny, la maman de Benny, l’air sinistre, tenait un livre de poche à la couverture mêlant violence et sexe.

Ginny acquiesça. « Oui, pour la 119, à la démarcation avec Tarker. Il y a un autre accident à une autre limite de la ville — Motton — mais j’ai entendu dire que toutes les personnes impliquées étaient DSS. » Décédées sur la scène. « Une collision entre un avion et un camion. L’avion essayait de se poser.

— Sans déconner ? Tu te fous de moi ! »

Alva Drake leva les yeux, fronça les sourcils puis retourna à son livre de poche. Ou du moins essaya de se concentrer dessus tout en continuant à se demander si son mari la soutiendrait pour interdire le skateboard à leur fils jusqu’à ses dix-huit ans.

« Non, je ne déconne pas, Rusty. On m’a signalé d’autres accidents, en plus…

— Bizarre.

— … mais le type de Tarker est encore en vie. Il conduisait un camion de livraison, si j’ai bien compris. Magne-toi, mon gars. Twitch attend.

— Tu finiras, avec le gosse ?

— Oui. Fonce, fonce.

— Le Dr Rayburns ?

— En consultation au Stephen Memorial. » Il s’agissait de l’hôpital de Norway-South Paris. « Il est en route, Rusty. Fonce ! »

Rusty prit le temps de dire à Mrs Drake que son fils allait très bien. L’information ne parut pas réjouir particulièrement Alva, mais elle le remercia. Dougie Twitchell, dit Twitch, était assis sur le pare-chocs de son ambulance, une antiquité que Jim Rennie et les autres conseillers municipaux n’avaient toujours pas remplacée, fumant une cigarette au soleil. Il avait sa cibi portable avec lui et celle-ci jacassait sans interruption : les voix sautaient les unes au-dessus des autres comme du pop-corn dans une poêle chaude.

« Éteins-moi ta saloperie à cancer et bougeons-nous, dit Rusty. Tu sais où nous allons, hein ? »

Twitch jeta le mégot d’une pichenette. En dépit de son surnom[6], il était l’infirmier le plus calme qu’ait jamais connu Rusty, ce qui en disait déjà long. « Je sais ce que t’a dit Gin-Gin — la limite Tarker-Chester’s Mill, hein ?

— Oui. Un camion renversé.

— Ouais, mais les ordres ont changé. On va de l’autre côté. » Il montra le sud. À l’horizon on voyait s’élever une colonne de fumée noire. « T’as jamais eu envie de voir un avion qui vient de s’écraser ?

— Déjà fait. Pendant mon service, répondit Rusty. Deux types. T’aurais pu étaler ce qu’il en restait sur une tartine. Ça m’a largement suffi, camarade. Ginny m’a dit qu’ils étaient tous morts là-bas, alors…

— Peut-être que oui, peut-être que non. Mais en plus, il est arrivé quelque chose à Perkins et il est peut-être encore en vie, lui.

— Le chef Perkins ?

— En personne. Je pense que le pronostic est mauvais si le pacemaker lui a bien explosé dans la poitrine — c’est ce que prétend Peter Randolph —, mais c’est le patron de la police. Mister Sans-peur-et-sans-reproche.

— Voyons, Twitch, mon vieux. Un pacemaker, ça n’explose pas. C’est parfaitement impossible.

— Alors il est peut-être encore en vie, et on a peut-être une chance de faire quelque chose », répondit Twitch.

Il n’avait pas encore fait le tour du capot qu’il tirait une autre cigarette de son paquet.

« On ne fume pas dans une ambulance », lui fit remarquer Rusty.

Twitch le regarda, l’air sombre.

« Sauf si tu m’en donnes une. »

Twitch soupira et lui tendit le paquet.

« Ah, des Marlboro, dit Rusty. Mes saloperies préférées.

— T’es tuant », dit Twitch.

5

Ils brûlèrent le feu rouge au carrefour entre la 117 et la 119, sirène hurlante, fumant tous deux comme des malades (fenêtres ouvertes, procédure habituelle), écoutant les interventions qui se chevauchaient sur la cibi. Rusty n’y comprenait presque rien, mais une chose, au moins, était claire : il ne serait pas à quatre heures chez lui.

« Vraiment, je ne sais pas ce qui s’est passé, dit Twitch, mais ce qui est sûr et certain, c’est que nous allons sur le site d’un authentique crash. D’accord, on arrive après le crash, mais à cheval donné…

— Twitch, t’es qu’un charognard. »

Il y avait beaucoup de circulation, la plupart des véhicules roulant vers le sud. Parmi tous ces gens, quelques-uns avaient sans doute une bonne raison d’être là, mais Rusty estimait que la majorité étaient autant de mouches humaines attirées par l’odeur du sang. Twitch doubla sans difficulté une file de quatre voitures ; la direction nord de la 119 était étrangement déserte.

« Regarde ! dit Twitch en tendant le bras. Un hélico de la télé ! On va nous voir aux infos de six heures, Big Rusty ! Deux héroïques infirmiers se sont battus pour… »

Mais Twitch n’alla pas plus loin dans la description de son fantasme. Devant eux — sur le site de l’accident, supposa Rusty —, l’hélico fit un crochet. Un instant, le numéro 13 fut lisible sur le flanc de l’appareil à côté du sigle de CBS. Puis il explosa, projetant une pluie de feu dans le ciel sans nuages du début de l’après-midi.

Twitch s’écria : « Bon Dieu, je suis désolé ! J’parlais pas sérieusement ! » Puis, d’un ton enfantin qui fit mal au cœur à Rusty en dépit de l’état de choc dans lequel il était lui-même, l’infirmier ajouta : « Je retire ce que j’ai dit ! »

6

« Faut que j’y retourne », dit Gendron. Il retira sa casquette des Sea Dogs et s’en servit pour essuyer son visage blême à l’expression sévère, couvert de sang. Son nez avait enflé et ressemblait à un pouce géant. Deux cercles noirs entouraient ses yeux. « Je suis désolé, mais mon pif me fait un mal de chien et… puis, je suis plus très jeune… Aussi… » Il leva les bras, les laissa retomber. Les deux hommes se faisaient face et Barbie l’aurait bien serré dans ses bras pour lui donner une tape dans le dos, si cela avait été possible.

« C’est le choc, c’est ça ? » demanda-t-il.

Gendron eut un rire sec. « L’hélico, ç’a été la touche finale. » Ils regardèrent en direction de la nouvelle colonne de fumée.

Barbie et Gendron avaient poursuivi leur exploration, après avoir franchi la 117, non sans s’être assurés auparavant que les témoins se chargeraient de demander de l’aide pour Elsa Andrews, la seule survivante. Au moins n’était-elle pas gravement blessée, même si elle avait manifestement le cœur brisé par la mort de son amie.

« Alors, allez-y. Lentement. Prenez votre temps. Reposez-vous chaque fois qu’il le faudra.

— Et vous, vous continuez ?

— Oui.

— Vous espérez toujours en trouver le bout ? »

Barbie garda quelques instants le silence. Au début, il en avait été sûr. Mais maintenant…

« Oui, je l’espère.

— Alors bonne chance. » Gendron inclina sa casquette vers Barbie avant de la remettre. « J’espère bien vous serrer la main avant la fin de la journée.

— Moi aussi », dit Barbie. Il se tut un instant. Il venait de penser à quelque chose. « Pouvez-vous me rendre un service ?

— Bien sûr.

— Vous allez appeler la base aérienne de Fort Benning. Demandez l’officier de liaison, et qu’il vous mette en rapport avec le colonel James O. Cox. Dites-leur que c’est urgent, que vous appelez de la part du capitaine Dale Barbara. Vous vous en souviendrez ?

— Dale Barbara, c’est vous. James Cox, c’est lui. Pigé.

— Si vous parvenez à le joindre… je n’en suis pas certain, mais si jamais… dites-lui ce qui se passe ici. Dites-lui que si personne n’a encore contacté la Sécurité du territoire, qu’il le fasse. Ça vous paraît possible ? »

Gendron acquiesça. « Si je peux, je le ferai. Bonne chance, soldat. »

Barbie se serait bien passé de se faire appeler de nouveau ainsi, mais il porta un index à son front. Puis il se lança à la recherche de ce qu’il ne croyait plus pouvoir trouver.

7

Barbie déboucha sur un chemin forestier à peu près parallèle à la barrière. Abandonné, envahi de végétation, il était cependant beaucoup plus facile de le suivre que de marcher au milieu des broussailles. De temps en temps il obliquait pour aller vérifier la présence du mur entre Chester’s Mill et le monde extérieur. La barrière était toujours là.

Lorsqu’il arriva à l’endroit où la 119 traversait la limite avec la ville jumelle de Tarker’s Mill, il s’arrêta. Le conducteur du camion de livraison renversé avait été pris en charge par quelque bon Samaritain, de l’autre côté de la barrière, mais le camion lui-même bloquait toujours la route, tel un gros animal crevé. Les portes arrière s’étaient ouvertes sous l’impact. La chaussée était jonchée de sucreries Devil Dog, Ho Ho, Ring Ding, Twinkies et de crackers au beurre de cacahuètes. Un jeune homme en T-shirt de George Strait, assis sur une souche, grignotait un de ces derniers. Il tenait un portable à la main. Il leva les yeux sur Barbie. « Salut. Est-ce que vous venez de… » Il eut un geste vague. Il avait l’air fatigué, inquiet, sans illusions.

« De l’autre côté de la ville, oui.

— Un mur invisible tout le long ? Frontière fermée ?

— Oui. »

Le jeune homme hocha la tête et appuya sur un bouton de son téléphone. « Dusty ? Toujours en ligne ? » Il écouta quelques secondes, puis dit, « OK », et coupa la communication. « Mon copain Dusty et moi, nous nous sommes séparés il y a un moment. Lui est parti vers le sud. On est restés en contact par téléphone. Quand ça veut bien passer. Il est en ce moment là où l’hélicoptère s’est écrasé. Il dit qu’il commence à y avoir du monde. »

Pas étonnant, songea Barbie. « Aucune interruption de ce truc de votre côté ? »

Le jeune homme secoua la tête. Il n’en dit pas davantage — il n’avait pas besoin de le faire. Ils avaient pu manquer des interruptions dans la barrière, Barbie savait que c’était toujours possible — des trous de la taille d’une fenêtre ou d’une porte —, mais il en doutait.

Il réalisa qu’ils étaient coupés du monde extérieur.

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