Le conseiller Rennie ne s’était pas trompé en estimant que personne n’avait vu Brenda Perkins venir chez lui ce matin-là. Cependant, elle avait été vue au cours de ses allées et venues matinales, non pas par une personne, mais par trois, y compris une habitante de Mill Street. Si Big Jim l’avait su, cela l’aurait-il retenu ? On pouvait en douter ; à ce moment-là, il était déjà lancé sur sa trajectoire et il était trop tard pour faire demi-tour. Et s’il avait réfléchi (car à sa manière, il était homme de réflexion), il aurait médité sur la similitude du meurtre avec les chips. C’est difficile de s’arrêter à une seule.
Big Jim n’avait pas vu ceux qui l’avaient vu quand il s’était rendu jusqu’au carrefour de Mill et Main Street. Pas plus que Brenda ne les avait vus pendant qu’elle remontait Town Common Hill. Car les voyeurs ne voulaient pas être vus. Ils s’étaient planqués à l’intérieur du Peace Bridge, le pont étant une structure condamnée. Mais ce n’était pas le pire. Si Claire McClatchey avait vu les cigarettes, elle en aurait chié une brique. Et peut-être même deux. Et en tout cas, elle n’aurait plus jamais laissé Joe copiner avec Norrie Calvert, pas même si le sort de la ville en avait dépendu, parce que c’était Norrie qui avait fourni les sèches — des Winston à moitié écrasées et tordues qu’elle avait trouvées sur une étagère du garage. Son père avait arrêté de fumer depuis un an, et une fine couche de poussière recouvrait le paquet, mais dedans les cigarettes avaient l’air très bien. Il y en avait juste trois, mais trois, c’était parfait : une chacun. « Voyez ça comme un rite porte-bonheur, leur avait-elle dit.
— On va les fumer comme les Indiens quand ils prient leurs dieux pour que la chasse réussisse. Après, on se mettra au boulot.
— Ça me va », dit Joe.
Cela faisait longtemps qu’il avait envie de savoir l’effet que ça faisait. Il ne voyait pas quel plaisir on y prenait, mais il devait y en avoir un, puisque des tas de gens fumaient encore.
« Quels dieux ? demanda Benny Drake.
— Ceux que tu veux », lui répondit Norrie en le regardant comme s’il était la créature la plus stupide de l’univers. « Le dieu Dieu, si ça te chante. » Avec son short en jean délavé, son débardeur rose, ses cheveux encadrant pour une fois son petit visage rusé au lieu d’être tirés en arrière, dans son habituelle queue-de-cheval, elle faisait beaucoup d’effet aux garçons. Elle était trop craquante, en fait. « Moi, je prie Wonder Woman.
— Wonder Woman n’est pas une déesse », fit remarquer Joe en prenant une des vieilles Winston qu’il essaya de redresser. « Wonder Woman est un super-héros. » Il réfléchit. « Non, une super-héroïne, plutôt.
— Pour moi, c’est une déesse », répliqua Norrie avec une sincérité et une gravité qui ne pouvaient être ni contredites, ni moquées.
Elle redressait aussi sa cigarette. Benny laissa la sienne telle qu’elle était, estimant qu’une cigarette torsadée avait un certain chic. « J’ai porté les bracelets de pouvoir Wonder Woman jusqu’à neuf ans, quand je les ai perdus. Je crois que c’est cette garce d’Yvonne Nedeau qui me les a piqués », poursuivit Norrie.
Elle fit craquer une allumette et donna du feu tout d’abord à Joe l’Épouvantail, puis à Benny. Lorsqu’elle voulut allumer sa cigarette, Benny souffla dessus.
« Pourquoi t’as fait ça ? demanda-t-elle.
— Une allumette pour trois cigarettes, ça porte malheur.
— Et tu crois un truc pareil ?
— Pas beaucoup, admit Benny, mais aujourd’hui, on va avoir besoin d’un maximum de chance. » Il jeta un coup d’œil au sac à commissions, dans le panier de sa bicyclette, puis tira sur sa cigarette. Il inhala un peu puis recracha la fumée en toussant, les larmes aux yeux. « Ça a un goût de merde de panthère, ce truc !
— Parce que t’en as déjà fumé beaucoup ? » demanda Joe, tirant lui aussi sur sa cigarette.
Il ne voulait pas avoir l’air de se dégonfler, mais il n’avait pas non plus envie de se mettre à tousser, ou pire, à dégobiller. La fumée le brûlait, mais d’une manière en quelque sorte agréable. C’était peut-être pas si mal, au fond. Sauf que la tête lui tournait un peu.
Vas-y mollo, n’avale pas trop de fumée, se dit-il. Tomber dans les pommes serait encore moins cool que dégobiller. Sauf que, rêvons toujours, s’il tombait dans les pommes sur les genoux de Norrie, ce qui serait vachement cool.
Norrie plongea la main dans l’une des poches de son short et en retira le bouchon d’une bouteille de jus de fruits. « Ça va nous servir de cendrier. Je veux bien qu’on fasse le rituel indien, mais j’ai pas envie de mettre le feu au Peace Bridge. » Sur quoi, elle ferma les yeux. Ses lèvres se mirent à bouger. Sa cigarette se consumait entre ses doigts.
Benny regarda Joe, haussa les épaules et ferma à son tour les yeux. « Tout-puissant GI Joe, dieu des soldats, écoute la prière de ton humble serviteur le deuxième classe Drake… »
Norrie lui donna une bourrade sans ouvrir les yeux.
Joe se leva (la tête lui tournait un peu, mais pas trop ; il prit le risque d’une deuxième bouffée quand il fut debout) et passa devant les bicyclettes pour aller au bout du pont couvert donnant sur la place principale.
« Où tu vas ? lui demanda Norrie sans ouvrir les yeux.
— Je prie mieux face à la nature », répondit Joe ; mais en réalité, il voulait juste respirer un peu d’air frais.
Ce n’était pas la fumée du tabac ; elle ne lui déplaisait pas. C’était les autres odeurs, à l’intérieur du pont, qui le gênaient : bois pourri, vieille gnôle, et des relents de produits chimiques qui paraissaient monter de la Prestile, en dessous (une odeur, aurait pu lui dire le Chef, qu’on pouvait finir par aimer).
Mais même l’air de l’extérieur n’était pas si merveilleux ; il avait quelque chose d’usé qui évoqua dans l’esprit de Joe le voyage qu’il avait fait à New York avec ses parents, l’année précédente. Le métro avait une odeur dans ce genre, en particulier en fin de journée, quand les rames étaient pleines des gens qui rentraient chez eux.
Il fit tomber la cendre dans le creux de sa main. Lorsqu’il la dispersa, il aperçut Brenda Perkins qui remontait la colline.
Un instant plus tard, une main le toucha à l’épaule. Trop légère et délicate pour être celle de Benny. « Qui c’est ? demanda Norrie.
— J’ai déjà vu sa tête, mais je ne connais pas son nom », répondit Joe.
Benny vint les rejoindre. « C’est Mrs Perkins, la veuve du shérif. »
Norrie lui donna un coup de coude. « Le chef de la police, idiot. »
Benny haussa les épaules. « Comme tu voudras. »
Ils la regardèrent, avant tout parce qu’il n’y avait personne d’autre à voir. Le reste de la ville se trouvait au supermarché, lancé dans ce qui était apparemment la plus grande bagarre pour la bouffe au monde. Les trois gamins avaient mené leur enquête, mais de loin ; ils n’avaient pas eu besoin qu’on leur dise de rester au large, vu le matériel qu’on leur avait confié.
Brenda traversa Main Street pour gagner Prestile Street, s’arrêta un instant à la hauteur de la maison des McCain, puis alla à celle de Mrs Grinnell.
« Bon, on y va, dit Benny.
— On ne peut pas bouger d’ici tant qu’elle n’est pas partie », objecta Norrie.
Benny haussa les épaules. « C’est quoi, l’affaire ? Si elle nous voit, on est juste trois mômes qui font les idiots sur la pelouse de la place principale. Et tu sais quoi ? Elle ne nous verra pas, même si elle regarde droit sur nous. Les adultes ne remarquent jamais les enfants. » Il réfléchit. « Sauf quand ils sont sur un skate.
— Ou quand ils fument », ajouta Norrie. Tous trois regardèrent leur cigarette. Joe, du pouce, montra le sac à commissions que Benny avait ficelé au porte-bagages de sa Schwinn High Plains. « Et ils ont aussi tendance à remarquer les enfants qui font les idiots avec des appareils de valeur appartenant à la commune. »
Norrie colla sa cigarette au coin de sa bouche. Cela lui donna, d’un coup, un air merveilleusement crâne, merveilleusement adorable, merveilleusement adulte.
Les garçons se remirent à surveiller les lieux. La veuve du chef de la police parlait maintenant à Mrs Grinnell. La conversation, en haut des marches, ne dura pas longtemps. Mrs Perkins retira une grande enveloppe épaisse en papier kraft de son sac, et ils la virent la donner à Mrs Grinnell. Quelques secondes plus tard, Mrs Grinnell claqua cavalièrement la porte au nez de sa visiteuse.
« Houlà, c’était malpoli, dit Benny. Une semaine au trou. »
Joe et Norrie voulurent bien rire.
Mrs Perkins resta un instant où elle était, l’air perplexe, puis redescendit les marches. Elle était maintenant face à la place et, instinctivement, les enfants battirent en retraite dans l’ombre du pont. Du coup, ils ne pouvaient plus la voir, mais Joe trouva un trou bien pratique, dans la paroi en bois, et regarda au travers.
« Elle retourne sur Main Street… Elle continue à monter… elle retraverse la rue… »
Benny brandit un micro imaginaire. « La vidéo de onze heures. »
Joe l’ignora. « À présent, elle entre dans ma rue. » Il se tourna vers Norrie et Benny. « Vous croyez qu’elle va voir ma mère ?
— Hé, la rue est longue, Toto. Quelles sont les chances qu’elle aille chez toi ? »
Joe se sentit soulagé, même s’il ne voyait pas en quoi une visite éventuelle de Mrs Perkins chez sa mère devrait l’inquiéter. Sauf que sa mère était dans tous ses états de savoir son père coincé hors de la ville, et Joe n’avait aucune envie de la voir encore plus bouleversée qu’elle ne l’était déjà. Elle avait failli lui interdire cette expédition. Grâce au Ciel, Ms Shumway l’avait convaincue de renoncer à cette idée, surtout parce que Dale Barbara avait spécifiquement désigné Joe pour ce boulot (boulot que Joe, comme Benny et Norrie, préférait appeler « leur mission »).
« Mrs McClatchey, avait dit Julia, si quelqu’un est capable de faire fonctionner ce gadget, Barbie pense que c’est probablement votre fils. Ça pourrait être très important. »
Voilà qui avait fait plaisir à Joe, mais la vue du visage de sa mère, les traits tirés, l’expression inquiète, l’avait, en revanche, chagriné. Cela ne faisait même pas trois jours que le Dôme était tombé et elle avait déjà perdu du poids. Et cette façon qu’elle avait de toujours tenir la photo de son père à la main le chagrinait aussi. Comme si elle pensait qu’il était mort et non pas coincé quelque part dans un motel, sans doute en train de boire de la bière en regardant HBO.
Elle avait cependant accepté le point de vue de Ms Shumway. « Question gadgets, il est brillant, c’est vrai. Il l’a toujours été. » Elle avait regardé son fils de la tête aux pieds. « Comment as-tu fait pour grandir comme ça, Joe ?
— Je ne sais pas, avait-il répondu, on ne peut plus sincère.
— Si je te donne mon autorisation, tu feras attention, n’est-ce pas ?
— Et fais-toi accompagner de tes amis, avait dit Julia.
— Benny et Norrie ? Bien sûr.
— Et, avait encore ajouté Julia, montre-toi discret. Tu vois ce que je veux dire, Joe ?
— Oui, madame, très bien. »
Cela voulait dire ne pas se faire prendre.
Brenda disparut derrière le rideau d’arbres qui bordaient Mill Street. « Très bien, dit Benny. Allons-y. » Il écrasa soigneusement sa cigarette dans le cendrier improvisé, puis dégagea le sac à commissions du porte-bagages de la bicyclette. À l’intérieur, se trouvait le compteur Geiger ancien modèle de couleur jaune, lequel était passé des mains de Barbie à celles de Rusty, puis à celles de Julia… pour finir par se retrouver dans celles de Joe.
Joe prit le bouchon et écrasa à son tour son mégot, se disant qu’il aimerait bien renouveler l’expérience le jour où il aurait le temps de se concentrer davantage dessus. En même temps, il valait peut-être mieux s’abstenir. Il était déjà drogué aux ordinateurs, aux roman de Brian K. Vaughan et au skate. Cela faisait peut-être assez de singes pour un seul dos.
« Les gens vont commencer à rentrer, dit-il à ses amis. Des tas de gens, probablement, une fois qu’ils en auront marre de faire les idiots au supermarché. Il faut juste espérer qu’ils ne feront pas attention à nous. »
Il repensa à Ms Shumway disant à sa mère combien cela pouvait être important pour la ville. Elle n’avait pas eu besoin de le dire à Joe — lui qui comprenait peut-être mieux que tout le monde de quoi il pouvait retourner.
« Mais si jamais des flics se pointent… », dit Norrie.
Joe hocha la tête. « On remet l’appareil dans le sac et on sort le Frisbee.
— Tu penses sérieusement qu’il y a une sorte de générateur extraterrestre enterré quelque part sous la place principale ? demanda Benny.
— J’ai dit que c’était possible, répliqua Joe sur un ton un peu plus sec que ce qu’il avait voulu. Tout est possible. »
En réalité, Joe croyait la chose plus que possible : probable. Si le Dôme n’était pas d’origine surnaturelle, il s’agissait alors d’un champ de force. Un champ de force, pour être actif, a besoin d’un générateur. Présenté comme ça, on aurait dit un vulgaire syllogisme, mais il préférait ne pas trop leur donner d’espoir. Ni s’en donner trop à lui-même, d’ailleurs.
« Allez, on s’y met, dit Norrie en se coulant sous le bandeau jaune de la police qui commençait à pendouiller. J’espère que vous avez prié comme il faut, tous les deux. »
Joe ne croyait pas aux prières pour les choses qu’il pouvait faire lui-même, mais il en avait tout de même expédié une, brève, sur un sujet n’ayant rien à voir : que s’ils trouvaient le générateur, Norrie Calvert lui donne un autre baiser. Un long et chouette baiser.
Un peu plus tôt ce même matin, pendant la réunion préparatoire qui s’était tenue dans le séjour des McClatchey, Joe l’Épouvantail avait enlevé sa tennis droite, puis sa chaussette de sport blanche.
« Blague ou bonbon, sens mes arpions, donne-moi à manger kék’chose de bon ! s’exclama joyeusement Benny.
— La ferme, idiot, dit Joe.
— Ne traite pas ton ami d’idiot », intervint Claire McClatchey, adressant toutefois un regard de reproche à Benny.
Norrie n’y mit pas son grain de sel, se contentant de regarder avec intérêt Joe qui posait sa chaussette sur le tapis et la lissait du plat de la main.
« C’est Chester’s Mill, dit-il. Même forme, non ?
— Tout juste de chez tout juste, confirma Benny. Notre destin est de vivre dans un patelin qui ressemble à une des chaussettes de sport de Joe McClatchey.
— Ou à un soulier de vieille femme[33], ajouta Norrie.
— Il y avait une vieille femme qui habitait dans un soulier », entonna Mrs McCain. Elle était assise sur le canapé, la photo de son mari sur les genoux, dans la même attitude que la veille, lorsque Ms Shumway était venue, l’après-midi, apporter le compteur Geiger. « Elle avait tellement d’enfants qu’elle ne savait que faire.
— Très bien, mm’an », dit Joe en essayant de ne pas sourire.
La version de la petite école avait été révisée en : Elle avait tellement d’enfants qu’elle en avait le con pendant.
Il regarda de nouveau sa chaussette. « La question est : est-ce qu’une chaussette a un milieu ? »
Benny et Norrie se mirent à réfléchir. Joe les laissa faire. Qu’une telle question pût les intéresser était une des choses qui lui plaisaient chez eux.
« C’est pas comme un cercle ou un carré, dit finalement Norrie. Qui sont des formes géométriques.
— On pourrait dire qu’une chaussette est aussi une forme géométrique, observa Benny. Techniquement. Mais je ne vois pas comment on pourrait l’appeler. Un chaussagone ? »
Norrie éclata de rire. Même Claire esquissa un sourire.
« Sur une carte, la forme la plus proche de Chester’s Mill est l’hexagone, dit Joe. Mais peu importe. C’est juste une question de bon sens. »
Norrie pointa l’endroit où la forme du pied cède la place à la partie montante tubulaire. « Là. Le milieu est là. »
Joe apposa un point avec son stylo.
« Je ne suis pas sûre que ça partira au lavage, mon garçon, soupira Claire. De toute façon, tu vas en avoir besoin de nouvelles, j’en ai peur. » Et, avant qu’il ne pose sa question suivante, elle ajouta : « Sur une carte, ce serait dans le secteur de la place principale. C’est là que vous allez chercher ?
— C’est là que nous allons chercher en premier », répondit Joe, quelque peu mortifié de se voir frustré du moment culminant de ses explications.
« Parce que s’il y a un générateur, continua Mrs McClatchey d’un ton songeur, tu estimes qu’il doit se trouver au milieu de la ville. Ou aussi proche du milieu que possible. »
Joe acquiesça d’un hochement de tête.
« Génial, Mrs McClatchey », dit Benny, levant une main paume ouverte. « Claquez-m’en cinq, mère de mon âme frère. »
Affichant un sourire peu convaincu, la photo de son mari toujours sur ses genoux, Claire McClatchey échangea un high five avec Benny. Puis elle dit : « Au moins, la place est un endroit sûr. » Elle marqua un temps de réflexion, fronçant légèrement les sourcils. « Je l’espère, en tout cas, mais qui peut vraiment savoir ?
— Ne vous inquiétez pas, dit Norrie. Je vais les surveiller.
— Promettez-moi simplement que si vous trouvez quelque chose, vous laisserez les experts s’en occuper. »
J’ai bien peur, m’man, que ce soient nous, les experts, pensa Joe. Mais il ne le dit pas. Il savait que cela ne ferait que la déprimer un peu plus.
« Bien vu, Mrs McClatchey ! s’exclama Benny en levant de nouveau la main. Cinq de plus, oh, mère de mon… »
Cette fois-ci, Claire continua à tenir la photo à deux mains. « Je t’aime beaucoup, Benny, mais tu m’épuises, par moments. »
Il sourit tristement. « Ma mère me dit exactement la même chose. »
Joe et ses amis se rendirent jusqu’au kiosque à musique qui se dressait au centre de la place. Derrière eux, la Prestile murmurait. Son niveau avait baissé depuis que le Dôme l’avait coupée à l’endroit où elle entrait dans Chester’s Mill, par le nord-ouest. Si le Dôme était encore en place demain, Joe estima qu’elle ne serait plus qu’un bourbier.
« D’accord, dit Benny. On a assez déconné comme ça. L’heure a sonné de sauver Chester’s Mill, pour les rois du skate. Faisons démarrer ce bidule. »
Avec soin (et avec un véritable respect) Joe sortit le compteur Geiger. Les piles qui le faisaient fonctionner étaient mortes depuis longtemps, et les pôles étaient recouverts d’un dépôt noirâtre, mais un peu de bicarbonate de soude était venu à bout de la corrosion, et Norrie avait trouvé non pas une mais trois piles sèches de six volts dans l’atelier de son père. « C’est un dingue du bricolage et des batteries, avait-elle confié, et un jour il va se tuer en essayant d’apprendre le skate, mais je l’aime. »
Joe posa le pouce sur le bouton de commande et regarda ses amis, la mine sévère. « Vous savez, ce truc pourrait aussi bien trouver que dalle, même si on le trimbale partout, ce qui n’empêcherait pas qu’il y ait un générateur, un générateur d’un genre qui n’émettrait pas d’ondes alpha ou bêta…
— Vas-y, bon Dieu ! le coupa Benny. Le suspense me tue.
— Il a raison. Vas-y », ajouta Norrie.
Il se passa cependant quelque chose d’intéressant. Ils avaient testé le compteur Geiger un peu partout dans la maison de Joe et l’appareil avait parfaitement fonctionné — ils l’avaient même essayé sur une ancienne montre dont les chiffres du cadran étaient au radium, et l’aiguille avait nettement oscillé. Ils en avaient fait l’essai chacun à leur tour. Mais à présent, alors qu’ils se trouvaient en conditions réelles, en somme, Joe se sentait pétrifié. De la sueur perlait à son front. Il la sentait prête à couler.
Il aurait pu rester longtemps paralysé si Norrie n’avait posé sa main sur celle de Joe. Puis Benny ajouta la sienne. Finalement, c’est à eux trois qu’ils enclenchèrent l’interrupteur. L’aiguille des IMPULSIONS PAR SECONDES bondit à + 5, et Norrie agrippa l’épaule de Joe. Puis elle revint se stabiliser sur + 2, et la gamine se détendit. Ils n’avaient aucune expérience de ce genre de phénomène, bien entendu, mais ils supposèrent que ce qu’ils voyaient était un niveau normal de radioactivité résiduelle.
Lentement, Joe fit le tour du kiosque à musique, tendant devant lui le capteur Geiger-Müller relié à l’appareil par un cordon torsadé comme celui d’un téléphone. La lampe témoin brillait d’une vive couleur ambrée et l’aiguille bougeait légèrement de temps en temps, mais restait cependant presque tout le temps proche de zéro. Les petites oscillations qu’ils constataient devaient être provoquées par leurs propres mouvements. Joe ne fut pas surpris ; quelque chose en lui se doutait que ce ne serait pas aussi facile. Mais en même temps, il était amèrement déçu. C’était stupéfiant, en vérité, que déception et absence de surprise puissent ainsi cohabiter en lui ; elles étaient comme des jumelles en émotion.
« Laisse-moi essayer, dit Norrie. J’aurai peut-être plus de chance. »
Il lui confia l’appareil sans protester. Au cours de l’heure qui suivit ils sillonnèrent la place principale, maniant le compteur Geiger chacun à son tour. Ils virent une voiture s’engager dans Mill Street, sans remarquer que c’était Junior Rennie (lequel se sentait de nouveau mieux) qui se trouvait au volant. Lui ne les remarqua pas non plus. Une ambulance descendait Town Common Hill à toute vitesse, en direction du Food City, gyrophares clignotants, sirène branchée. Ils levèrent un instant la tête, mais ils étaient de nouveau absorbés par leur tâche lorsque Junior repassa peu après, cette fois au volant du Hummer de son père.
Ils n’eurent à aucun moment l’idée d’utiliser le Frisbee qu’ils avaient apporté en guise de camouflage ; ils étaient bien trop occupés. Ce qui était sans importance. Bien peu de ceux qui retournaient chez eux prirent la peine de regarder vers la place. On comptait une poignée de blessés. La plupart transportaient des aliments soustraits à l’embargo, et quelques-uns poussaient même des chariots pleins. Presque tous avaient l’air honteux.
À midi, Joe et ses amis étaient près de renoncer. Et ils avaient faim. « Allons chez moi, dit Joe. Ma mère va nous faire quelque chose à manger.
— Génial, dit Benny. J’espère que ce sera du chop-suey. Le chop-suey de ta mère est super.
— Est-ce qu’on ne pourrait pas d’abord aller voir de l’autre côté du Peace Bridge ? » demanda Norrie.
Joe haussa les épaules. « Si tu veux, mais il n’y a que des bois, de l’autre côté. Et ça nous éloigne du centre.
— Oui, mais… »
Elle n’acheva pas sa phrase.
« Mais quoi ?
— Rien. Juste une idée. C’est probablement idiot. »
Joe regarda Benny. Benny haussa à son tour les épaules et tendit le compteur Geiger à Norrie.
Ils retournèrent au Peace Bridge et se glissèrent sous les rubans jaunes de la police. Il faisait sombre sur la passerelle, mais pas au point que Joe ne puisse pas voir, par-dessus l’épaule de Norrie, l’aiguille du compteur Geiger bouger un peu quand ils furent au milieu ; ils marchaient en file indienne pour ne pas trop en demander aux vieilles planches à moitié pourries, sous leurs pieds. Une fois de l’autre côté, un panneau informait : VOUS QUITTEZ LA PLACE PRINCIPALE DE CHESTER’S MILL, INAUGURÉE EN 1808. Un chemin encore bien marqué remontait le long d’une pente couverte de chênes, de hêtres et de bouleaux. Le feuillage d’automne pendait mollement aux branches, donnant une impression plus morne que gaie.
Le temps de rejoindre le début du sentier, l’aiguille, derrière la vitre du cadran des IMPULSIONS PAR SECONDE, s’était portée entre + 5 et + 10. Au-delà de + 10, la croissance devenait exponentielle et passait à + 500 et à + 1 000. Venait ensuite une zone rouge. L’aiguille en était encore bien loin, mais Joe avait la conviction que sa position actuelle indiquait autre chose qu’une radioactivité résiduelle.
Benny observait l’aiguille, agitée de légères oscillations, mais Joe regardait Norrie.
« À quoi pensais-tu ? lui demanda-t-il. N’aie pas peur de lâcher le morceau, parce que n’est peut-être pas une idée si idiote, en fin de compte.
— C’est vrai », ajouta Benny en tapotant le cadran des IMPULSIONS PAR SECONDE.
L’aiguille bondit puis se stabilisa autour de + 7 ou 8.
« Je me suis dit qu’un générateur et un émetteur, c’était pratiquement la même chose. Et qu’un émetteur n’a pas besoin d’être au milieu, seulement en hauteur.
— Celui de la WCIK n’est pas spécialement en hauteur, observa Benny. Il est juste au milieu d’une clairière, à nous pomper avec Jésus. Je l’ai vu.
— Ouais, mais ce truc-là, il est superpuissant, répliqua Norrie. Mon père dit qu’il émet à cent mille watts, ou un truc comme ça. Ce qu’on cherche a peut-être un rayon d’action plus faible. Alors je me suis dit, quel est le point le plus haut de la ville ?
— Black Ridge, répondit Joe.
— Black Ridge, tout juste », dit-elle en brandissant son petit poing.
Joe le heurta du sien, puis montra une direction. « Par là, c’est à au moins trois kilomètres, peut-être quatre. » Il braqua le Geiger-Müller et ils virent tous les trois, fascinés, l’aiguille bondir à + 10.
« Que je sois baisé, dit Benny.
— Quand t’auras quarante balais, ouais », rétorqua Norrie.
Toujours aussi crâne… mais rougissant néanmoins. Un peu.
« Il y a un ancien verger non loin de la Black Ridge Road, dit Joe. De là, on peut voir tout Chester’s Mill et jusqu’au TR-90. C’est ce que dit mon père. Il pourrait être là, ton émetteur. Norrie, tu es un génie. » Il n’eut pas attendre plus longtemps, en fin de compte, pour recevoir un baiser. Même si ce fut du coin des lèvres qu’il lui fit honneur.
Norrie paraissait contente, mais elle avait toujours un petit froncement de sourcils. « Ça ne veut peut-être rien dire. L’aiguille ne s’est pas vraiment affolée. On ne pourrait pas aller là-bas à bicyclette ?
— Bien sûr ! dit Joe.
— Après le déjeuner », ajouta Benny.
Il se considérait comme l’esprit pratique de l’équipe.
Pendant que Joe, Benny et Norrie déjeunait chez les McClatchey (Mrs McClatchey avait préparé un chop-suey, effectivement) et que Rusty Everett, assisté de Barbie et des deux adolescentes, traitait les blessés de l’émeute du supermarché à l’hôpital, Big Jim Rennie, dans son bureau, parcourait à nouveau sa liste de choses à faire.
Il vit le Hummer réapparaître dans l’allée et raya une des choses à faire de sa liste : Brenda Perkins alla rejoindre celles qui l’étaient déjà. Il estima qu’il était prêt — aussi prêt que possible, de toute façon. Et même si le Dôme disparaissait dans l’après-midi, il avait, pensait-il, assuré ses arrières.
Junior entra et laissa tomber les clefs du Hummer sur le bureau de son père. Il était pâle et avait plus que jamais besoin de se raser, mais au moins il n’avait plus l’air d’un cadavre ambulant. Il avait l’œil gauche un peu rouge, sans plus.
« Tout est paré, fiston ? »
Junior hocha la tête. « On va aller en prison ? » Il avait parlé avec une sorte de curiosité presque désintéressée.
« Non », répondit Big Jim. L’idée qu’il puisse aller en prison ne l’avait jamais effleuré, pas même quand cette sorcière de Perkins s’était pointée ici et avait commencé à lancer ses accusations. Il sourit. « Mais Dale Barbara, sûr.
— Personne ne croira qu’il a tué Brenda Perkins. »
Big Jim continua de sourire. « Mais si. Ils ont la frousse, alors ils le croiront. C’est comme ça que ça marche.
— Comment peux-tu le savoir ?
— Parce que j’étudie l’histoire. Tu devrais t’y mettre, un jour. »
Il était sur le point de demander à Junior comment il se faisait qu’il eût quitté l’université : avait-il abandonné ses études, raté ses examens, été mis à la porte ? Mais ce n’était ni le lieu ni l’heure. Il lui demanda à la place s’il voulait bien faire une autre course pour lui.
Junior se frotta la tempe. « Ouais, pourquoi pas. Ça ou peigner la girafe…
— Tu vas avoir besoin d’aide. Tu pourrais prendre Frank, je suppose, mais je préférerais ce costaud, Thibodeau, s’il est capable de se bouger aujourd’hui. Mais pas Searles. Un bon gars, mais stupide. »
Junior ne dit rien. Big Jim se demanda une fois de plus ce qui n’allait pas chez son fils. Mais avait-il vraiment envie de le savoir ? Quand cette crise serait terminée, peut-être. En attendant, il avait bien trop de casseroles sur le feu et le dîner n’allait pas tarder à être servi.
« Et qu’est-ce que tu veux que je fasse ?
— Laisse-moi vérifier quelque chose avant. »
Big Jim prit son portable. Chaque fois qu’il l’ouvrait, il s’attendait à ce qu’il soit aussi inutile que des tétons sur un taureau, mais il fonctionnait toujours. Au moins pour les appels locaux, ce qui était la seule chose qui l’intéressait. Il sélectionna DP, le département de police. Stacey Moggin décrocha à la troisième sonnerie. Elle paraissait harassée, pas du tout comme la Stacey courtoise et efficace habituelle. Big Jim n’en fut pas surpris, étant donné les festivités qui s’étaient déroulées le matin même. Le bruit de fond trahissait beaucoup d’agitation.
« Police, dit-elle. Si ce n’est pas une urgence, veuillez raccrocher et rappeler plus tard. Nous sommes absolument débor…
— C’est Jim Rennie, mon chou. » Il savait pertinemment que Stacey avait horreur qu’on l’appelât mon chou. Raison pour laquelle il le faisait. « Passe-moi le chef. Tout de suite.
— Il essaie de séparer deux types qui se bagarrent à la réception, répondit-elle. Pourriez-vous rappeler plus…
— Non, je ne peux pas rappeler plus tard, la coupa Big Jim. Croyez-vous que j’appellerais, si ce n’était pas important ? Allez donc donner un bon coup de lacrymo au plus agressif de vos deux énergumènes. Et que Peter se rende dans son bureau… »
Elle ne le laissa pas terminer, le téléphone heurta le bureau avec un bruit mat. Cela ne désarçonna nullement Big Jim ; quand il portait sur les nerfs à quelqu’un, il aimait autant le savoir. Au loin, il entendit une voix masculine traiter quelqu’un d’autre de fils de pute et de voleur. Cela le fit sourire.
Quelques instants plus tard, il fut placé en attente sans que Stacey prît la peine de l’en avertir. Big Jim eut droit à la musique de McGruff the Crime Dog pendant un moment. Puis quelqu’un prit la ligne. C’était Randolph, apparemment hors d’haleine :
« Fais vite, Jim, parce que c’est une maison de fous, ici. Ceux qui ne sont pas à l’hôpital avec des côtes cassées sont furieux comme des frelons. Tout le monde accuse tout le monde. J’essaie de ne pas remplir les cellules, en bas, mais on dirait qu’ils veulent tous y aller.
— Est-ce que l’idée d’augmenter les forces de police ne te semble pas meilleure, aujourd’hui ?
— Bordel, si ! On a pris notre raclée. J’ai l’un des nouveaux — la fille Roux — à l’hôpital avec toute une moitié de la figure démolie. On dirait la Fiancée de Frankenstein. »
Le sourire de Big Jim s’agrandit. Sam Verdreaux avait réussi son coup. Mais c’était encore une des conséquences de sentir le truc ; quand on était obligé de passer le ballon, en ces rares occasion où on ne pouvait pas lancer soi-même, on le passait toujours à la bonne personne.
« On lui a balancé une pierre. À Mel Searles aussi. Il est resté un moment évanoui, mais on dirait qu’il va mieux. Sauf que c’est pas joli à voir. Je l’ai envoyé se faire rafistoler à l’hôpital.
— C’est vraiment un scandale, dit Big Jim.
— Il y a quelqu’un qui visait mes officiers. Plusieurs quelqu’un, je crois. Est-ce qu’on va pouvoir engager d’autres volontaires, Big Jim ?
— Je pense que tu trouveras plein de volontaires parmi la belle jeunesse de cette ville, dit Big Jim. En fait, j’en connais plusieurs, qui vont au Christ-Rédempteur. Les frères Killian, par exemple.
— Les frères Killian sont plus bêtes que leurs pieds, Jim !
— Je sais, mais ils sont costauds et ils obéissent aux ordres… Et ils savent tirer.
— Est-ce qu’on va armer les nouveaux officiers ? demanda Randolph d’un ton où se mêlaient crainte et espoir.
— Après ce qui est arrivé aujourd’hui ? Bien sûr. Je pensais à dix ou douze braves jeunes gens de confiance, pour commencer. Frank et Junior pourront t’aider à les choisir. Et il en faudra davantage si tout ça n’est pas réglé la semaine prochaine. Paie-les sur le papier. Donne-leur la priorité sur les denrées, si jamais on commence à rationner. À eux et à leur famille.
— D’accord. Envoie-moi Junior, tu veux bien ? Frank est là, Thibodeau aussi. Il a pris pas mal de coups au supermarché et il a fallu changer son pansement à l’épaule, mais il est plutôt en forme. » Randolph se mit à parler plus bas. « Il dit que c’est Barbara qui lui a changé son pansement. Et qu’il a fait du bon boulot.
— C’est très bien, mais notre Mister Barbara ne va pas continuer bien longtemps à changer des pansements. Et j’ai un autre boulot pour Junior. Et pour l’officier Thibodeau. Envoie-le-moi.
— Pour quoi faire ?
— Si tu avais besoin de le savoir, je te le dirais. Envoie-le-moi. Junior et Frank feront plus tard la liste des nouvelles recrues potentielles.
— Bon… si tu le dis… »
Randolph fut interrompu par une brusque recrudescence du tapage. Un objet tomba, ou fut lancé. Il y eut le craquement de quelque chose qui se brise.
« Arrêtez ça ! » rugit Randolph.
Avec un sourire, Big Jim écarta le téléphone de son oreille. Il entendait parfaitement bien, néanmoins.
« Attrapez-moi ces deux-là — non, pas eux, idiots, les deux autres… NON, je ne veux pas qu’on les arrête ! Je veux qu’ils me foutent le camp d’ici ! Sur le cul, si y’a pas moyen de faire autrement ! »
Un instant plus tard, Randolph revenait en ligne. « Rappelle-moi pourquoi j’ai voulu ce boulot, parce que je commence à l’oublier.
— Ça va s’arranger tout seul, tu vas voir, rétorqua Big Jim d’un ton apaisant. Tu auras cinq nouveaux à ta disposition dès demain — de jeunes étalons en pleine forme — et cinq autres jeudi. Au moins cinq. Et maintenant, envoie-moi Thibodeau. Et vérifie bien que la cellule tout à fait au fond, au sous-sol, reste libre pour accueillir quelqu’un. Mr Barbara va l’occuper cet après-midi.
— Il sera accusé de quoi ?
— Qu’est-ce que tu dirais de quatre inculpations pour meurtre, plus incitation à l’émeute au supermarché local ? Ça t’irait ? »
Il raccrocha avant que Randolph eût le temps de répondre.
« Qu’est-ce qu’on doit faire, avec Carter ? demanda Junior.
— Cet après-midi ? Tout d’abord, un peu de reconnaissance et de préparation. Ensuite, tu feras partie de ceux qui arrêteront Barbara. Ça devrait te plaire, non ?
— Et comment !
— Une fois Barbara au trou, toi et Thibodeau vous allez faire un bon repas, parce que votre vrai boulot, c’est pour cette nuit.
— Et ce sera quoi ?
— Mettre le feu au local duDemocrat. Qu’est-ce que t’en dis ? »
Les yeux de Junior s’agrandirent. « Mais pourquoi ? »
Que son fils eût besoin de le demander fut une déception pour Big Jim. « Pourquoi ? Parce que, dans un avenir immédiat, il n’est pas dans l’intérêt de la ville d’avoir un journal. Des objections ?
— Dis-moi, P’pa… ça ne t’est jamais venu à l’esprit que tu puisses être cinglé ? »
Big Jim hocha la tête. « Comme un renard », répondit-il.
« Quand je pense au temps que j’ai passé dans cette salle, dit Ginny Tomlinson de sa nouvelle voix enrouée, sans imaginer un seul instant que je me retrouverais sur la table…
— Et même si cette pensée vous avait effleurée, vous n’auriez probablement jamais été jusqu’à imaginer que ce serait le type qui vous sert votre petit déjeuner qui officierait », répondit Barbie.
Il s’efforçait de garder un ton léger, mais il n’avait pas arrêté de soigner et panser des plaies depuis qu’il était arrivé à l’hôpital avec la première rotation d’ambulances, et il était fatigué. Cela devait tenir en bonne partie au stress, supposait-il : il avait une peur bleue de faire empirer l’état d’un de ses patients au lieu de l’améliorer. Il lisait la même inquiétude sur les visages de Gina Buffalino et de Harriet Bigelow, bien que celles-ci n’aient pas, en plus, un compte à rebours signé Jim Rennie égrenant les secondes dans leur tête.
« Je crois que c’est pas demain la veille que je pourrai manger un steak », marmonna Ginny.
Rusty lui avait remis le nez en place avant de voir les autres patients. Barbie l’avait assisté, immobilisant l’infirmière en lui tenant la tête aussi doucement que possible, lui murmurant des encouragements. Rusty lui avait auparavant bouché les narines avec de la gaze imbibée de cocaïne médicinale. Il avait laissé dix minutes à l’anesthésique pour faire effet (profitant de ce laps de temps pour soigner un poignet méchamment foulé et poser un bandage élastique autour du genou enflé d’une femme obèse), puis il avait retiré la gaze à la pince et pris un scalpel. Son geste technique fut d’une admirable rapidité. Avant que Barbie ait eu le temps de demander à Ginny de dire wishbone, Rusty avait glissé le manche du scalpel dans la plus dégagée des narines de Ginny, pris appui sur le septum et effectué un mouvement de levier.
Comme quand on fait sauter l’enjoliveur d’une roue, avait pensé Barbie lorsqu’il avait entendu le craquement, faible mais audible, du nez de Ginny reprenant à peu près sa position d’origine. Elle ne cria pas, mais ses ongles déchirèrent le papier de protection de la table d’examen et des larmes roulèrent sur ses joues.
Si elle était calme, à présent — Rusty lui avait donné deux Percocet —, des larmes coulaient encore de son œil le moins enflé. Barbie trouva qu’elle ressemblait assez à Rocky Balboa après son homérique combat de l’Apollo Creed.
« Voyez le bon côté des choses, lui dit Barbie.
— Pourquoi, il y en a un ?
— Incontestablement. La petite mère Roux est bonne pour un mois de soupes et de milkshakes.
— Georgia ? J’ai entendu dire qu’elle a reçu quelque chose sur la figure. C’est si grave ?
— Elle survivra mais c’est pas demain la veille qu’elle redeviendra jolie.
— De toute façon, elle n’avait aucune chance de devenir Miss Chester’s Mill. (Ginny baissa la voix :) C’est elle que j’ai entendue crier ? »
Barbie acquiesça. Les hurlements de Georgia avaient rempli tout l’hôpital, semblait-il. « Rusty lui a bien donné de la morphine, mais il a fallu un temps fou avant que ça la calme. Elle doit avoir une constitution de cheval.
— Et la conscience d’un alligator, ajouta Ginny de sa voix embrumée. Je ne souhaiterais à personne ce qui lui est arrivé mais ça prouve que parfois le karma se venge. Depuis combien de temps je suis ici ? Ma fichue montre est cassée. »
Barbie consulta la sienne. « Quatorze heures trente. Autrement dit, dans environ cinq heures et demie, vous serez sur pied. » Il pivota sur ses hanches, entendit son dos craquer puis le sentit se détendre un peu. Il arriva à la conclusion que Tom Petty, le rocker, avait raison, quand il disait que le plus dur, c’était d’attendre. Au point qu’il en venait à penser que ce serait plus facile une fois qu’il serait dans une cellule. Sauf s’il était mort. Il s’était demandé s’il ne vaudrait pas mieux pour lui se faire tuer en résistant à l’arrestation.
« Qu’est-ce qui vous fait sourire ? demanda-t-elle.
— Rien. » Il lui montra la pince à épiler qu’il tenait. « Et maintenant silence, que je puisse travailler. Plus vite je m’y mets, plus vite ce sera fini.
— Je devrais me lever et me foutre au boulot.
— Si vous vous levez, c’est par terre que vous allez vous foutre, oui. »
Elle regarda la pince. « Vous allez savoir vous servir de ça ?
— Vous plaisantez ? J’ai décroché la médaille d’or aux olympiades de retrait d’échardes.
— Votre quotient de connerie est encore plus élevé que celui de mon ex-mari. »
Elle avait esquissé un sourire en disant cela. Barbie supposa qu’elle avait mal, en dépit des analgésiques, et la trouva d’autant plus touchante.
« Vous n’allez pas me faire le numéro de celle qui, sous prétexte qu’elle est médecin ou infirmière, devient le pire casse-pieds qui soit quand c’est à son tour d’être soignée, hein ?
— Non. Là, vous parlez du Dr Haskell. Il s’était planté une grosse écharde sous l’ongle du pouce, un jour, et quand Rusty lui a proposé de l’enlever, le Sorcier a dit qu’il voulait un spécialiste. »
Elle rit, grimaça, puis grogna.
« Si cela peut vous faire du bien, sachez que le flic qui vous a tabassée a pris une pierre en pleine tête.
— Encore le karma. Il est sur ses jambes ?
— Oui. »
Mel Searles avait même quitté l’hôpital deux heures auparavant, un bandage autour de la tête.
Lorsque Barbie se pencha sur elle avec les pinces, Ginny ne put s’empêcher de détourner instinctivement la tête. Il la lui redressa, appuyant — très délicatement — sur celle de ses joues qui n’était pas enflée.
« Je sais bien qu’il faut le faire, dit-elle. Mais quand il s’agit des yeux, je deviens un vrai bébé.
— Vu la violence du coup qu’il vous a porté, vous avez de la chance que les éclats soient autour et non pas dedans.
— Je sais. Essayez juste de ne pas me faire mal, d’accord ?
— D’accord. Vous serez debout le temps de le dire, Ginny. Je vais faire vite. »
Il se sécha les mains (il n’avait pas voulu des gants, craignant que sa prise soit plus incertaine) et se pencha sur l’infirmière. Il devait y avoir une demi-douzaine de petits éclats de verre environ, éparpillés sur son front et autour de ses yeux ; mais celui qui l’inquiétait le plus était l’écharde minuscule, affilée comme une dague, qui s’était fichée juste au coin de son œil gauche. Barbie était sûr que Rusty l’aurait retirée, s’il l’avait vue, mais il s’était concentré sur le nez de sa patiente.
Fais vite, se dit-il. C’est quand on hésite qu’on loupe son coup.
Il saisit l’écharde dans sa pince, la retira et la laissa tomber dans le bassin en plastique, à côté de lui. Une petite goutte de sang perla sur la plaie. Il poussa un soupir de soulagement. « Bon. Le reste, c’est de la gnognotte. Vent arrière.
— Dieu vous entende, matelot », dit Ginny.
Il venait de retirer le dernier éclat de verre lorsque Rusty ouvrit la porte de la salle d’examen et demanda à Barbie s’il ne pourrait pas lui donner un coup de main. L’assistant médical promu chef tenait une boîte de sucrettes à la main.
« Pour quoi faire ? demanda Barbie.
— Une hémorroïde ambulante qui se prend pour un homme, répondit Rusty. Ce trou-du-cul veut ficher le camp avec ses biens mal acquis. En temps normal, je serais ravi de le voir prendre la porte, cette enflure, mais il pourrait nous être utile.
— Ginny ? Ça va aller ? » demanda Barbie.
Elle agita la main en direction de la porte. Barbie y avait déjà rejoint Rusty, lorsqu’elle le rappela. « Hé, beau gosse ! » Il se tourna et elle lui souffla un baiser.
Barbie l’attrapa.
Il n’y avait qu’un seul dentiste à Chester’s Mill. Il s’appelait Joe Boxer. Son cabinet était situé au bout de Strout Lane et jouissait d’une vue panoramique sur la Prestile et le Peace Bridge. Très chouette, quand on était assis. Sauf que la plupart des personnes qui visitaient ledit cabinet étaient en position allongée, sans rien d’autre à contempler qu’une douzaine de photos du chihuahua de Boxer que ce dernier avait collées au plafond.
« Sur l’une d’elles, on dirait que le foutu clébard est en train de chier, avait dit Dougie Twitchell à Rusty, après une visite. C’est peut-être la façon qu’a cette race de s’asseoir, mais je ne crois pas. J’ai bien dû passer une demi-heure à contempler ce torchon à vaisselle avec des yeux couler son bronze pendant que le Box m’enlevait deux dents de sagesse. Avec un tournevis, on aurait dit. »
Un panneau était suspendu devant le cabinet du Dr Boxer ; il était découpé comme un boxer-short démesuré, qui aurait convenu à un géant de conte de fées, et peint des couleurs criardes — vert et doré — des Wildcats de Chester’s Mill. Dessus, on lisait : JOSEPH BOXER, accompagné de cette devise : BOXER EST RAPIDE ! Et c’était vrai qu’il opérait vite, tout le monde en convenait, mais il n’acceptait aucune assurance médicale et exigeait d’être payé en liquide. Qu’un malheureux entrât chez lui les gencives suppurantes et les joues gonflées comme un écureuil qui fait ses provisions et se mette à parler de son assurance, Boxer lui disait d’aller chercher l’argent d’abord auprès d’Anthem ou de la Blue Cross et de revenir le voir ensuite.
Un peu de concurrence l’aurait sans doute obligé à adoucir cette politique draconienne, mais la demi-douzaine de confrères qui avaient essayé de s’établir à Chester’s Mill depuis le début des années 1990 avaient tous jeté l’éponge. Il y avait bien quelques bruits qui couraient sur le fait que Jim Rennie, l’excellent ami de Joe Boxer, était pour quelque chose dans ce manque de concurrence, mais personne n’en avait apporté la preuve. En attendant, on pouvait voir tous les jours le Dr Boxer se balader dans sa Porsche affublée d’un autocollant, sur son pare-chocs, qui disait : MON AUTRE VOITURE EST AUSSI UNE PORSCHE !
Au moment où Rusty arrivait dans l’entrée, Barbie sur ses talons, Boxer se dirigeait vers la sortie. Ou du moins, essayait ; Twitch le retenait par la manche. Au bout de sa main libre, Boxer tenait un panier rempli de gaufres Eggo. Rien d’autre : seulement des paquets et des paquets de gaufres. Barbie se demanda — et pas pour la première fois — s’il n’était pas en réalité prostré au fond du fossé qui courait derrière le parking du Dipper’s, battu à mort et victime d’un cauchemar dû à de terribles blessures à la tête.
« Pas question que je reste ! aboyait Boxer. Il faut que j’aille mettre ça dans mon congélateur ! Sans compter que ce que vous proposez n’a pratiquement aucune chance de réussir, alors bas les pattes ! »
Barbie étudia le pansement en forme de papillon qui barrait l’un des sourcils de Boxer et le gros bandage qu’il avait autour du bras. Le dentiste s’était rudement bien battu pour ses gaufres congelées, semblait-il.
« Dites à cet abruti de me lâcher ! s’écria-t-il quand il vit Rusty. On m’a soigné, et maintenant je rentre chez moi !
— Non, pas encore, dit Rusty. On vous a soigné gratis, et nous nous attendons à ce que vous nous remboursiez. »
Boxer était un petit bonhomme qui ne mesurait pas plus d’un mètre soixante-deux ou trois, ce qui ne l’empêcha pas de se redresser de toute sa faible taille. « Vous pouvez toujours attendre et aller au diable ! Une telle chirurgie buccale — spécialité pour laquelle je ne suis pas certifié par l’État du Maine, soi dit en passant — en échange de deux pansements, ce n’est pas sérieux ! Je travaille pour gagner ma vie, Everett, et je m’attends à être payé pour ça.
— Vous serez remboursé au Ciel, dit Barbie. N’est-ce pas ce que dirait votre ami Rennie ?
— Il n’a rien à voir avec… »
Barbie se rapprocha d’un pas et regarda ostensiblement dans le panier en plastique vert que tenait Boxer. PROPRIÉTÉ DU FOOD CITY, lisait-on sur la poignée. Boxer essaya, sans grand succès, de dissimuler son butin.
« Puisque vous parlez de paiement, avez-vous payé ces gaufres ?
— Ne soyez pas ridicule. Tout le monde s’est servi. Moi, j’ai juste pris ça. » Il lança un regard de défi à Barbie. « J’ai un très gros congélateur, et il se trouve que j’adore les gaufres.
— Que tout le monde se soit servi, voilà un système de défense qui ne vous servira pas à grand-chose quand vous serez inculpé pour pillage », dit doucement Barbie.
Il semblait impossible à Boxer de se faire plus grand, mais il y parvint tout de même. Son visage déjà rouge virait au violet. « Alors traînez-moi devant le tribunal ! Mais quel tribunal ? Affaire classée ! ah ! »
Il tenta à nouveau de tourner les talons. Barbie l’arrêta, non pas en le prenant par le bras, mais en attrapant le panier. « Dans ce cas, je confisque les gaufres, voyez-vous.
— Vous n’avez pas le droit !
— Ah non ? Alors traînez-moi devant le tribunal, répondit Barbie avec un sourire. Oh, j’oubliais — quel tribunal, hein ? »
Le Dr Boxer le fusilla du regard, ses lèvres grimaçantes découvrant de petites dents parfaitement alignées.
« Nous allons tout simplement faire griller ces gaufres à la cafét’ de l’hôpital, dit Rusty. Humm, j’en salive déjà.
— Oui, pendant qu’il nous reste un peu de jus pour les faire griller, marmonna Twitch. Après quoi, on pourra toujours les planter sur des fourchettes et les faire rôtir sur l’incinérateur, là-derrière.
« Vous n’avez pas le droit ! »
Barbie commençait à en avoir assez. « Je vais être très clair. À moins que vous ne fassiez ce que Rusty vous a demandé, je n’ai aucune intention de vous laisser partir avec vos gaufres. »
Chaz Bender, qui avait un pansement en travers du nez et un autre sur le cou, éclata de rire. Pas très gentiment. « À la caisse, Doc ! lança-t-il. C’est pas ce que vous dites toujours ? »
Boxer adressa un regard furieux à Bender, puis un autre à Rusty. « Ce que vous voulez que je fasse n’a pratiquement aucune chance de réussir. Vous devez le savoir. »
Rusty ouvrit la boîte de sucrettes et la tendit vers le dentiste. À l’intérieur, il y avait six dents. « C’est Torie McDonald qui les a ramassées devant le supermarché. Elle s’est mise à genoux et a fouillé les flaques de sang de Georgia Roux pour les trouver. Et si vous voulez avoir des gaufres pour votre déjeuner demain, Doc, vous allez les replacer dans la mâchoire de Georgia.
— Et si je m’en vais ? »
Chaz Bender, le prof d’histoire, avança d’un pas. Il serrait les poings. « Dans ce cas, monsieur le mercenaire, je vous démolis dans le parking.
— Je lui donnerai un coup de main, dit Twitch.
— Pas moi, mais je compterai les points », ajouta Barbie.
Il y eut de rires et quelques applaudissements. Barbie se sentait à la fois amusé et écœuré.
Les épaules de Boxer s’affaissèrent. Tout d’un coup, il ne fut plus qu’un petit homme prisonnier d’une situation qui le dépassait. Il prit la boîte à sucrettes et regarda Rusty. « Un spécialiste en chirurgie dentaire travaillant dans les meilleures conditions arriverait peut-être à réimplanter ces dents, et elles pourraient peut-être se réenraciner, mais il opérerait sans donner la moindre garantie à son patient. Si je le fais, moi, on aura de la chance si j’arrive à en faire tenir une ou deux. Il y a bien plus de risques pour qu’elles tombent dans sa gorge et qu’elle s’étouffe avec. »
Une femme corpulente à la chevelure d’un rouge flamboyant s’avança, bousculant Chaz au passage. « Je veillerai sur elle et je ferai tout pour que ça n’arrive pas, dit-elle. Je suis sa mère. »
Le Dr Boxer soupira. « Elle est inconsciente ? »
Avant qu’on lui donne une réponse, deux véhicules de la police de Chester’s Mill, dont la verte du chef, vinrent s’arrêter devant les portes. Freddy Denton, Junior Rennie, Frank DeLesseps et Carter Thibodeau descendirent de la voiture de tête. Le chef Randolph et Jackie Wettington descendirent de la seconde, ainsi que la femme de Rusty, assise à l’arrière. Tous étaient armés et tous sortirent leur arme en approchant des portes de l’hôpital.
La petite foule qui avait assisté à la confrontation avec Joe Boxer murmura et recula, certaines personnes s’attendant sans aucun doute à être arrêtées pour vol.
Barbie se tourna vers Rusty Everett. « Regarde-moi !
— Qu’est-ce que…
— Regarde-moi bien ! » Barbie leva les bras, les tournant pour qu’ils soient visibles des deux côtés. Puis il remonta son T-shirt, exhibant tout d’abord son estomac plat, puis son dos. « Est-ce que tu vois des marques ? Des ecchymoses ?
— Non…
— Fais bien en sorte qu’ils le sachent. »
C’est tout ce qu’il eut le temps de faire. Randolph entra dans l’établissement à la tête de ses officiers. « Dale Barbara ? Veuillez vous avancer. »
Avant que Randolph ait le temps de braquer son arme sur lui, Barbie obéit. Parce que les accidents, ça arrive.
Barbie lut de l’étonnement sur le visage de Rusty et l’aima d’autant plus pour sa candeur. Il vit Gina Buffalino et Harriet Bigelow écarquiller les yeux. L’essentiel de son attention, cependant, se concentrait sur Peter Randolph et son équipe. Ils arboraient tous une expression figée, mais on voyait, sur les visages de Thibodeau et de DeLesseps, une indéniable satisfaction. Pour eux, c’était la monnaie de sa pièce pour l’affaire du Dipper’s. Fichue monnaie.
Rusty vint se placer devant Barbie, comme pour lui faire un bouclier.
« Non, fais pas ça, lui dit Barbie entre ses dents.
— Rusty, non ! » cria Linda.
Rusty n’y fit pas attention. « Peter ? Qu’est-ce que ça signifie ? Barbie nous a aidés, et il a fait un sacré bon boulot. »
Barbie craignait de repousser l’imposant assistant, craignait même de le toucher. Il se contenta de lever les bras, très lentement, paumes ouvertes.
Lorsqu’ils virent qu’il avait les bras levés, Junior et Freddy Denton se jetèrent sur lui. Junior heurta même Randolph en passant et le Beretta que le chef tenait à la main partit. La détonation fut assourdissante dans le hall d’entrée. La balle s’enfonça dans le sol à dix centimètres du pied droit de Randolph, creusant un trou impressionnant. L’odeur âcre de la poudre se répandit immédiatement.
Gina et Harriet hurlèrent et filèrent vers le couloir principal, sautant adroitement au-dessus de Joe Boxer qui rampait sur le sol, les mains sur la tête, ses cheveux d’ordinaire si soigneusement peignés pendant devant ses yeux. Brendan Ellerbee, qui venait d’être soigné pour une mâchoire partiellement déboîtée, donna un coup de pied dans l’avant-bras du dentiste dans sa précipitation. La boîte à sucrettes alla valser, heurta le meuble de la réception et s’ouvrit, répandant partout les dents que Torie McDonald avait pris tellement de peine à ramasser.
Freddy et Junior attrapèrent Rusty, qui ne fit aucun effort pour les repousser. Il paraissait en proie à une totale confusion. Quand les deux policiers le bousculèrent, il partit en trébuchant ; Linda voulut le rattraper, mais elle ne réussit qu’à s’étaler par terre avec lui.
« Qu’est-ce que c’est que ce bordel ? rugit Twitch. Qu’est-ce que c’est que ce bordel ? »
Boitant légèrement, Carter Thibodeau s’approcha de Barbie, lequel avait compris ce qui allait arriver mais gardait les mains levées. S’il les abaissait, il risquait de se faire tuer. Et d’autres aussi, peut-être. Maintenant qu’il y avait eu un premier coup de feu, les chances qu’en partent d’autres avaient considérablement augmenté.
« Salut, raclure, dit Carter. En voilà un garçon très occupé, ouais. » Il lui donna un coup de poing à l’estomac.
Barbie s’y était attendu et avait bandé ses abdominaux, mais il se plia néanmoins en deux. Ce fils de pute était costaud.
« Arrêtez ça ! » s’égosilla Rusty. Il avait toujours son air hébété, mais il paraissait aussi gagné par la colère. « Arrêtez-moi ça tout de suite, bon sang ! »
Il essaya de se lever, mais Linda l’encercla de ses bras et le maintint au sol. « Ne bouge pas, lui dit-elle. Ne bouge pas, il est dangereux.
— Quoi ? » Rusty tourna la tête et la regarda, incrédule. « T’es cinglée, ma parole ! »
Barbie avait gardé les mains levées en direction des flics. Plié en deux comme il l’était, on aurait dit qu’il se livrait à des salamalecs.
« Recule-toi, Thibodeau, dit Randolph. Ça suffit.
— Et toi, imbécile, range ce pétard ! cria Rusty à Randolph. Tu veux peut-être tuer quelqu’un ? »
Randolph lui adressa un bref regard méprisant, puis se tourna vers Barbie : « Redresse-toi, mec. »
Barbie se redressa. Cela lui faisait mal, mais il y parvint. Il n’ignorait pas que s’il ne s’était pas préparé au coup de poing de Thibodeau, il serait par terre, se tordant de douleur, cherchant sa respiration. Et Randolph n’aurait-il pas essayé de le faire relever à coups de pied ? Et est-ce que les autres flics ne se seraient pas joints à lui, en dépit des spectateurs du hall dont certains revenaient en douce pour mieux voir ce qui se passait ? Bien sûr que oui, parce qu’ils étaient complètement remontés. C’est ainsi que se passent ces choses.
Randolph reprit la parole : « Je vous arrête pour les meurtres d’Angela McCain, Doreen Sanders, Lester Coggins et Brenda Perkins. »
Chacun de ces noms fut une gifle pour Barbie, mais la dernière fut la plus forte. Cette femme délicieuse. Elle avait oubliée d’être prudente. Barbie ne pouvait lui en vouloir — elle était encore sous le coup de la mort brutale de son mari — mais lui-même pouvait s’en vouloir de l’avoir laissée aller voir Rennie. De l’avoir encouragée.
« Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda-t-il à Randolph. Qu’est-ce que vous avez fait, au nom du Ciel ?
— Comme si tu le savais pas, répondit Freddy Denton.
— Quel genre de dingue vous êtes ? » demanda Jackie Wettington.
Son visage était un masque révulsé de mépris et la rage lui étrécissait les yeux.
Barbie les ignora tous les deux. Les mains toujours levées au-dessus de la tête, il étudiait le visage de Randolph. Au moindre prétexte, ils se jetteraient tous sur lui. Y compris Jackie, d’ordinaire la plus charmante des femmes, même si ce ne serait pas sur un prétexte, mais pour une bonne raison. Ou peut-être pas. Même les plus charmantes personnes pètent parfois les plombs.
« J’ai une meilleure question, dit-il à Randolph. Qu’est-ce que vous avez laissé faire à Rennie ? Parce que tout ce bordel est le sien, et vous le savez. Ses empreintes sont partout.
— La ferme. » Il se tourna vers Junior. « Les menottes. »
Junior tendit la main vers Barbie, mais avant qu’il ait pu toucher un de ses poings levés, Barbie s’était tourné, mains dans le dos. Rusty et Linda Everett étaient toujours par terre, Linda continuant à retenir son mari en l’encerclant de ses bras dans une étreinte d’ours.
« N’oublie pas », dit Barbie à Rusty, tandis que les menottes en plastique se refermaient… et étaient ensuite serrées sur le peu de chair qui entourait ses poignets, jusqu’à ce qu’elles mordent dedans.
Rusty se releva. Lorsque Linda essaya une fois de plus de le retenir, il la repoussa et lui adressa un regard qu’elle ne lui avait jamais vu auparavant. Il contenait de la dureté et du reproche, mais aussi de la pitié. « Peter ! » dit-il. Et comme Randolph ne se tournait pas vers lui, il éleva la voix : « Je te parle, Peter ! Et tu me regardes quand je t’adresse la parole ! »
Randolph se tourna. Son visage était de marbre.
« Il savait que tu venais le chercher.
— Bien sûr, qu’il le savait, intervint Junior. Il est peut-être cinglé, mais il n’est pas idiot. »
Rusty ne prêta aucune attention à lui. « Barbie m’a montré ses bras et son visage et il a soulevé son T-shirt pour me montrer son buste et son dos. Il n’a aucune trace de blessure, sauf celle qu’a dû laisser le coup de poing que lui a donné cet enfoiré de Thibodeau. »
Carter se rebiffa. « Trois femmes ? Trois femmes et un pasteur ? Il le méritait. »
Rusty ne quittait pas Randolph des yeux. « C’est un coup monté.
— Avec tout le respect que je te dois, Rusty, ce n’est pas ton domaine », répondit Randolph.
Il avait rengainé son arme, ce qui était un soulagement.
« C’est exact, lui répondit Rusty. Je répare les gueules cassées et je ne suis ni flic ni avocat. Ce que je te dis, c’est que si j’ai l’occasion de le voir pendant qu’il sera en détention et que je constate qu’il présente des tas de coupures et d’ecchymoses, que Dieu te vienne en aide.
— Et qu’est-ce que vous ferez ? Vous allez appeler le Syndicat américain pour les libertés civiles ? » demanda Frank DeLesseps. Il avait les lèvres décolorées de rage. « Votre ami a battu trois femmes à mort. Brenda Perkins a eu le cou brisé. Une des filles était ma fiancée et elle a été en plus sexuellement agressée. Probablement après avoir été tuée et avant, pour ce qu’on a pu voir. »
La plupart de tous ceux qui s’étaient égaillés lors du coup de feu étaient revenus et un grondement horrifié monta de la foule.
« Et c’est ce type que vous défendez ? Vous devriez être en prison, vous aussi !
— Frank, la ferme ! » lui lança Linda.
Rusty regarda Frank DeLesseps, ce gamin qu’il avait soigné quand il avait eu la varicelle et la rougeole ; quand il avait ramené des poux d’un camp d’été, quand il s’était cassé le poignet pendant un match de base-ball ; et une fois, alors qu’il avait douze ans, lorsqu’il avait été sévèrement brûlé par du sumac vénéneux. Il trouva peu de ressemblance entre le petit garçon dont il se souvenait et le jeune adulte en face de lui. « Et si tu me colles derrière les barreaux, Frankie ? Alors quoi ? Si ta mère a encore une crise de colique néphrétique, comme l’an dernier ? Je vais attendre les heures de visite en prison pour la soigner ? »
Frank s’avança, levant la main pour le gifler ou lui donner un coup de poing. Junior s’en saisit. « Il aura son compte, t’en fais pas. Comme tous ceux qui sont du côté de Barbara. Le moment venu.
— Du côté ? » rétorqua Rusty, l’air sincèrement stupéfait. Pourquoi tu parles de côtés ? On n’est pas dans une foutue partie de football. »
Junior sourit, comme s’il était au courant d’un secret.
Rusty se tourna vers Linda : « Ce sont tes collègues qui parlent. Ça te plaît, ce qu’ils racontent ? »
Pendant quelques instants, elle ne put se résoudre à regarder son mari. Puis, faisant un effort, elle leva les yeux sur lui. « Ils sont fous furieux, c’est tout, et je peux les comprendre. Moi aussi, je suis furieuse. Quatre personnes, Eric, tu n’as pas entendu ? Il les a tuées, et il a presque certainement violé au moins deux de ces femmes. J’ai aidé à les placer dans le corbillard des Bowie. J’ai vu les taches. »
Rusty secoua la tête. « Je viens de passer la matinée avec lui à le voir soigner les gens, et pas à leur faire du mal.
« Lâchez-le, dit Barbie. Recule-toi, grand costaud. Ce n’est pas le mo… »
Junior lui envoya un coup dans les côtes. Sèchement. « Tu as le droit de garder le silence, ordure.
— Il l’a fait », dit Linda. Elle tendit une main vers Rusty, comprit qu’il n’allait pas la prendre et la laissa retomber. « On a trouvé ses plaques militaires dans la main d’Angie McCain. »
Rusty resta sans voix. Il resta paralysé devant le spectacle de Barbie entraîné sans ménagement dehors, puis jusqu’à la voiture du chef, où on l’enferma à l’arrière, mains toujours menottées dans le dos. Un instant, le regard de Barbie croisa celui de Rusty. Barbie secoua la tête. Une fois, mais avec fermeté et conviction.
Puis les voitures partirent.
Le silence était retombé dans le hall de l’hôpital. Junior et Frank étaient montés avec Randolph. Carter, Jackie et Freddy Denton se dirigèrent vers le second véhicule. Linda s’attarda, adressant à son mari un regard à la fois suppliant et plein de colère. Puis la colère disparut. Elle se dirigea vers lui, les bras levés, pour qu’il la serre contre lui, ne fût-ce que quelques secondes.
« Non », dit-il.
Elle s’immobilisa. « Mais enfin, qu’est-ce qui ne va pas chez toi ?
— Et qu’est-ce qui ne va pas chez toi ? Tu n’as pas compris ce qui vient de se passer ?
— Mais voyons, Rusty, elle tenait ses plaques militaires à la main ! »
Il acquiesça solennellement. « Bien pratique, tu ne trouves pas ? »
Le visage de Linda, sur lequel on pouvait lire peine et espoir mêlés, se pétrifia. Elle parut alors remarquer qu’elle avait toujours les bras tendus, elle les abaissa.
« Quatre personnes, dit-elle, trois qui ont été battues au point d’être presque méconnaissables. Oui, il y a des côtés, et tu devrais réfléchir pour savoir où tu te tiens.
— Toi aussi, ma chérie. »
De l’extérieur, Jackie appela : « Allez, Linda, viens ! »
Rusty prit soudain conscience qu’il avait un public et que dans ce public, nombreux étaient ceux qui votaient depuis toujours pour Jim Rennie. « Réfléchis à ce que je t’ai dit, Lin. Et pense à celui pour qui travaille Peter Randolph.
— Linda ! » cria Jackie.
Linda Everett partit, tête baissée. Elle ne se retourna pas. Rusty resta impassible jusqu’à ce qu’elle fût montée dans la voiture. Puis il se mit à trembler. Il eut l’impression que s’il ne s’asseyait pas rapidement, il allait tomber.
Une main s’abattit sur son épaule. Celle de Twitch. « Ça va, patron ?
— Oui. » Comme si le fait de dire oui allait y changer quelque chose.
On venait d’arrêter Barbie pour le jeter en prison et il venait d’avoir sa première véritable dispute avec sa femme en… combien ? Quatre ans ? Plutôt six. Non, ça n’allait pas du tout.
« J’ai une question, dit alors Twitch. Comment se fait-il, si ces personnes ont été assassinées, qu’elles aient été conduites au salon funéraire et non pas à la morgue de l’hôpital pour une autopsie ? Qui a eu cette idée ? »
Avant que Rusty eût le temps de répondre, les lumières s’éteignirent. Le générateur venait finalement de tomber en panne de propane.
Quand ils eurent nettoyé leur assiette de chop-suey (dans la composition duquel étaient entrés ses derniers hamburgers), Claire McClatchey rassembla les trois enfants devant elle, dans la cuisine. Elle les regarda, l’air grave, et ils soutinrent son regard — si jeunes, si déterminés en dépit de leur frayeur. Puis, avec un soupir, elle tendit son sac à dos à Joe. Benny ne put s’empêcher d’y jeter un coup d’œil et y vit trois sandwichs au beurre de cacahuètes et à la gelée, trois œufs durs, trois bouteilles de Snapple et une douzaine de cookies aux raisins de Corinthe. En dépit du copieux déjeuner qu’il venait de faire, son visage s’éclaira. « Absolument excellent, Mrs McClatchey ! Vous êtes une vraie… »
Elle ne l’écoutait pas, toute son attention était tournée vers Joe. « Je comprends que ce que vous faites pourrait être important et c’est pourquoi j’ai accepté. Je veux bien même vous conduire jusqu…
— C’est pas la peine, m’man. Ce n’est pas bien loin.
— Et c’est sans danger, ajouta Norrie. Il n’y a pratiquement personne sur les routes. »
Les yeux de Claire ne quittaient pas ceux de son fils, style regard-maternel-mortel. « Mais j’exige que vous me fassiez deux promesses. La première, que vous soyez de retour avant la nuit… Et quand je dis avant, c’est pas à la fin du crépuscule, mais quand on voit encore le soleil. La seconde, c’est que si jamais vous trouvez quelque chose, vous marquiez l’emplacement et que vous n’y touchiez pas. Absolument pas. Je veux bien que vous soyez les trois personnes le mieux à même de chercher ce je-sais-pas-quoi, mais pour le reste, c’est le boulot des grandes personnes. Alors, est-ce que j’ai votre parole ? Donnez-la-moi, sinon je serai obligée de jouer les chaperons. »
Benny paraissait dubitatif. « Je n’ai jamais pris la Black Ridge Road, Mrs McClatchey, mais je suis passé pas loin. Je ne suis pas certain que votre Civic serait, euh, à la hauteur.
— Alors faites-moi ces deux promesses ou vous restez ici. Vu ? »
Joe promit. Les deux autres aussi. Norrie alla même jusqu’à se signer.
Joe enfila son sac à dos, dans lequel Claire glissa son téléphone portable. « Ne le perds pas, mon grand.
— J’y ferai attention, m’man. »
Joe dansait d’un pied sur l’autre tant il lui tardait de partir.
« Norrie ? Est-ce que je peux te demander de serrer les freins si ces ceux-là commencent à faire n’importe quoi ?
— Oui madame », répondit Norrie Calvert, comme si elle-même n’avait pas défié mille fois la mort sur son skate au cours de l’année écoulée. « Je crois que je pourrai.
— J’espère bien, j’espère bien. »
Claire se frotta les tempes comme si elle sentait monter une migraine.
« Génial, le déjeuner, Mrs McClatchey, s’enthousiasma derechef Benny, levant la main. On s’en claque cinq !
— Seigneur Dieu, qu’est-ce qu’il ne faut pas faire ! » soupira Claire. Et elle lui en claqua cinq.
Derrière le comptoir à hauteur d’homme, dans l’entrée du bâtiment de la police — là où les gens venaient se plaindre de choses comme le vol, le vandalisme ou le chien du voisin qui n’arrêtait pas d’aboyer —, se trouvait une salle de service contenant des bureaux, des armoires métalliques et une machine à café au-dessus de laquelle un panneau grognon précisait : LE CAFÉ ET LES DONUTS NE SONT PAS GRATUITS. C’était aussi là que se faisaient les admissions. Et c’est donc là que Barbie fut photographié par Freddy Denton, là que ses empreintes furent prises par Henry Morrison pendant que Peter Randolph et Denton se tenaient à côté de lui, l’arme au poing.
« Mous ! Gardez-les doigts mous ! » grogna Henry. Ce n’était plus l’homme qui avait pris plaisir à parler avec Barbie de la rivalité entre les Yankees de New York et les Red Sox de Boston pendant le déjeuner, au Sweetbriar Rose (toujours un BLT — Bacon, laitue, tomate — avec un cornichon planté dedans par un cure-dents). C’était un type qui paraissait prêt à balancer un coup de poing dans le nez de Dale Barbara. En y mettant le paquet. « C’est pas toi qui les roules, c’est moi, alors reste mou ! »
Barbie aurait eu envie de lui rétorquer qu’il était difficile de ne pas se raidir quand on était coincé entre deux types l’arme à la main, en particulier quand on savait que les deux types en question n’hésiteraient pas un instant à en faire usage. Il garda cependant le silence et s’efforça de rendre ses mains aussi molles que possible pour que Henry pût lui relever ses empreintes. Il s’y prenait d’ailleurs bien et, en d’autres circonstances, Barbie aurait pu lui demander pourquoi il se donnait tout ce mal, mais, une fois de plus, il tint sa langue.
« Très bien », dit Henry, quand il estima avoir des empreintes claires. « Amenez-le en bas. Je vais me laver les mains. J’ai l’impression d’être sale rien que de l’avoir touché. »
Jackie et Linda se tenaient sur le côté. Lorsque Randolph et Denton rengainèrent leur arme pour prendre Barbie par les bras, elles sortirent la leur, canon pointé vers le sol, mais prêtes.
« Je dégueulerais bien tout ce que tu m’as donné à bouffer si je pouvais, reprit Henry. Tu me débectes.
— Ce n’est pas moi qui ai fait ça, Henry. Réfléchis un peu. »
Morrison se détourna sans répondre.La réflexion est une denrée devenue rare ici, aujourd’hui, se dit Barbie. Ce qui correspondait exactement, il en était sûr, à ce que voulait Rennie.
« Linda, dit-il, Mrs Everett…
— Ne me parlez pas. »
Elle était d’une pâleur à faire peur, ce qui soulignait les demi-lunes mauves qu’elle avait sous les yeux. On aurait dit des ecchymoses.
« Ramène-toi, l’artiste, dit Freddy en enfonçant sèchement une articulation dans le bas du dos de Barbie, juste au-dessus des reins. Ta suite t’attend. »
Joe, Benny et Norrie partirent à bicyclette par la Route 119 en direction du sud. Il faisait une chaleur estivale, cet après-midi-là, et l’air était brumeux et chargé d’humidité. Il n’y avait pas un souffle de vent. Les criquets stridulaient paresseusement dans les hautes herbes, de part et d’autre de la route. À l’horizon, le ciel présentait une nuance jaunâtre que Joe prit d’abord pour des nuages. Puis il se rendit compte que c’était un mélange de pollens et de pollution qui s’était déposé sur la surface du Dôme. La route longeait ici le cours de la Prestile et ils auraient dû percevoir son babillage tandis qu’ils pédalaient vivement vers Castle Rock ; il leur tardait d’entendre gronder la puissante Androscoggin, mais il n’y avait toujours que les criquets et quelques corbeaux qui croassaient sans conviction dans les arbres.
Ils franchirent le carrefour de la Deep Cut Road et arrivèrent à la Black Ridge Road, à un peu moins de deux kilomètres de là. La route était en terre, pleine de nids-de-poule et signalée par deux panneaux inclinés que le gel avait soulevés. Sur celui de gauche on lisait : QUATRE ROUES MOTRICES RECOMMANDÉES. Sur celui de droite, on avait ajouté : PONT LIMITÉ À QUATRE TONNES INTERDIT AUX POIDS LOURDS. Les deux panneaux étaient criblés d’impacts de balles.
« J’aime bien cette ville où les gens s’entraînent régulièrement au tir, commenta Benny. Je me sens mieux protégé contre El Klyder.
— Al-Qaida, idiot », le corrigea Joe.
Benny secoua la tête, souriant avec indulgence. « Je te parle d’El Klyder, le terrible bandit mexicain qui s’est réfugié dans le Maine occidental pour éviter de…
— Essayons le compteur Geiger », l’interrompit Norrie en descendant de bicyclette.
L’appareil était placé dans le panier du porte-bagages, sur la Schwinn High Plains de Benny. Ils l’avaient niché au milieu de vieilles serviettes prises dans le panier des réformées de Claire. Benny le dégagea et le tendit à Joe ; son boîtier jaune était la chose la plus lumineuse de tout ce paysage embrumé. Le sourire de Benny avait disparu. « Fais-le, toi. Je me sens trop nerveux. »
Joe étudia le compteur Geiger puis le tendit à son tour à Norrie.
« Poules mouillées », leur lança-t-elle, mais sans méchanceté, en branchant l’appareil. L’aiguille bondit aussitôt à + 50. Joe regarda le cadran et sentit son cœur se mettre à battre soudain dans sa gorge et non dans sa poitrine.
« Houlà ! s’exclama Benny. Ça décolle sec ! »
Norrie quitta l’aiguille (qui restait immobile à mi-chemin de la zone rouge) des yeux pour se tourner vers Joe. « On continue ?
— Bon sang, oui. »
Au poste de police l’électricité n’était pas coupée — pas encore, en tout cas. Un corridor carrelé de vert courait dans le sous-sol du bâtiment, éclairé par des néons qui jetaient une lumière à la constance déprimante. Matin ou après-midi, c’était toujours l’aveuglante clarté de midi tapant, ici. Le chef Randolph et Freddy Denton escortèrent (ce qui est une façon de parler, vu les poignes qui lui encerclaient les biceps) Barbie jusqu’au bas de l’escalier. Les deux policières, leur arme toujours dégainée, suivaient.
Sur la gauche se trouvait la salle des archives. Sur la droite, on comptait cinq cellules, deux face à face et une au fond. Cette dernière était la plus petite, son étroite couchette surplombant presque les toilettes sans siège ; c’était vers celle-ci qu’on le poussait.
Sur ordre de Peter Randolph — ordre qui émanait en fait de Big Jim —, on avait relâché sur parole tous les émeutiers, même ceux qui s’étaient montrés les plus violents au supermarché (de toute façon, où auraient-ils pu aller ?), et toutes les cellules auraient dû être libres. Ce fut donc une surprise lorsque Melvin Searles jaillit de la 4, où il s’était planqué. Le bandage qui entourait sa tête avait glissé, et il portait des lunettes de soleil pour cacher deux yeux au beurre noir exceptionnels dans leur genre. Il tenait à la main une longue chaussette de sport contenant quelque chose de lourd : une matraque faite maison. La première impression de Barbie, brouillée, fut qu’il allait être attaqué par l’Homme invisible.
« Salopard ! » hurla Mel, balançant son casse-tête. Barbie plongea. L’engin passa au-dessus de sa tête et frappa Freddy Denton à l’épaule. Freddy poussa un mugissement et lâcha Barbie. Derrière eux, les femmes crièrent.
« Putain d’assassin ! Qui t’a payé pour me casser la tête ? Hein ? » Mel balança de nouveau sa matraque et atteignit cette fois Barbie au biceps gauche. Son bras lui fit l’effet de s’être engourdi d’un seul coup. Ce n’était pas du sable, dans la chaussette, mais un objet dur, genre presse-papier. En verre ou en métal, mais du moins rond. Dans le cas contraire, il aurait saigné.
« Espèce de putain d’enculé ! » rugit Mel, balançant une fois de plus sa chaussette lestée. Le chef Randolph eut un mouvement de recul, lâchant à son tour Barbie. Barbie attrapa la chaussette par le haut et grimaça quand le poids s’enroula autour de son poignet. Puis il tira brusquement dessus, réussissant à arracher la matraque improvisée à Mel Searle. Sur quoi, le bandage qui entourait la tête du flic dégringola un peu plus bas, faisant un bandeau devant ses lunettes.
« Ne bougez pas ! Ne bougez pas ! cria Jackie Wettington. Plus un mouvement, détenu, il n’y aura pas d’autre avertissement ! »
Barbie sentit un petit cercle froid se poser entre ses omoplates. Il ne pouvait pas le voir, mais il savait que Jackie lui plantait son arme de service dans le dos. Si elle tire, c’est là que je prendrai la balle. Et elle en est capable, parce que dans une petite ville où les grosses affaires sont pratiquement inexistantes, même les professionnels sont des amateurs.
Il laissa tomber la chaussette. L’objet qu’elle contenait résonna contre le lino. Puis il leva les mains. « Je l’ai laissé tomber, madame ! Je ne suis pas armé, je vous en prie, baissez votre arme ! »
Mel repoussa le bandage, qui se déroula dans son dos comme l’extrémité d’un turban de pandit. Il donna deux coups de poing à Barbie, un au plexus solaire, l’autre au creux de l’estomac.
Cette fois, Barbie n’avait pas eu le temps de se préparer et l’air jaillit de ses poumons avec un bruit rauque étranglé. Il se plia en deux et tomba à genoux. Mel abattit son poing sur sa nuque — à moins que ce ne fût Freddy ; pour ce qu’en savait Barbie, c’était peut-être même leur intrépide patron — et il s’étala, tandis que le monde devenait gris et indistinct. Mis à part un éclat qui avait sauté du lino. Celui-ci, il le distinguait très bien. Avec une clarté à couper le souffle, même. Et pour cause, il n’en était qu’à trois centimètres.
« Arrêtez, arrêtez, arrêtez de le frapper ! » La voix venait de très loin, mais Barbie était à peu près certain qu’elle appartenait à la femme de Rusty. « Il est à terre, vous ne voyez pas qu’il est à terre ? »
Il y eut un ballet compliqué de pieds bottés autour de lui. L’un des flics lui marcha sur les fesses, dit « Oh, merde ! », sur quoi il reçut un coup de pied à la hanche. Tout cela se produisait très loin. Il aurait certainement mal plus tard, mais pour le moment, ce n’était pas trop dur.
Des mains l’empoignèrent et le soulevèrent. Il essaya de relever la tête, mais il trouva plus facile, en fin de compte, de la laisser retomber. Il fut propulsé le long du couloir jusqu’à la dernière cellule, le lino vert glissant sous ses pieds. Qu’est-ce que Denton lui avait dit, déjà ? Ta suite t’attend.
M’étonnerait qu’il y ait des bonbons sur l’oreiller et un service de chambre, pensa Barbie. Ce dont il se fichait. Pour l’instant, il n’avait qu’une envie : se retrouver seul pour pouvoir lécher ses blessures.
À l’entrée de la cellule, un pied vint se poser sur ses fesses pour le faire aller un peu plus vite. Il partit en vol plané, levant le bras droit pour ne pas s’écraser tête la première contre les parois de béton peintes en vert. Il essaya bien de soulever aussi le bras gauche, mais il était encore complètement engourdi jusqu’au coude. Il réussit cependant à se protéger la tête, ce qui n’était déjà pas si mal. Il rebondit, vacilla sur place, tomba de nouveau à genoux, cette fois à côté de la couchette, comme s’il s’apprêtait à faire sa prière avant de se coucher. Derrière lui, la porte se referma avec un grincement.
S’appuyant des mains sur la couchette, Barbie se releva, son bras gauche reprenant un peu vie. Il se tourna à temps pour voir, à travers les barreaux, Randolph qui repartait d’une démarche agressive, poings serrés, tête baissée. Un peu plus loin, Denton défaisait ce qui restait du bandage de Searles tandis que celui-ci fronçait férocement les sourcils — l’effet quelque peu gâché par les lunettes de soleil de travers sur son nez. Les deux femmes flics se tenaient derrière leurs collègues masculins, au pied de l’escalier. Elles arboraient une même expression de confusion consternée. Le visage de Linda Everett était plus pâle que jamais et Barbie crut deviner des larmes brillant dans ses cils.
Barbie mobilisa toute son énergie et lança : « Officier Everett ! »
Elle eut un léger sursaut. Quelqu’un l’avait-il déjà appelée ainsi ? Les petits écoliers, peut-être, quand elle leur faisait traverser la rue, ce qui avait sans doute dû être sa plus grosse responsabilité en tant qu’employée à mi-temps. Jusqu’à cette semaine.
« Officier Everett ! Madame, je vous en prie, madame !
— La ferme ! » lui lança Freddy Denton.
Barbie n’y fit pas attention. Il craignait, sinon de s’évanouir complètement, du moins d’avoir un étourdissement ; pour le moment, il s’accrochait de toutes ses forces.
« Dites à votre mari d’examiner les corps ! Celui de Mrs Perkins, en particulier ! Il doit examiner les corps, madame ! Ils ne sont pas à l’hôpital ! Rennie n’a pas voulu qu’ils… »
Peter Randolph arriva à grands pas. Barbie vit ce que le chef avait pris à la ceinture de Freddy Denton et voulut se protéger la figure avec ses bras, mais ils étaient tout simplement trop lourds.
« Ça commence à bien faire, mon gars », dit Randolph. Il passa la bombe lacrymo entre les barreaux et appuya sur la détente.
Au milieu du Black Ridge Bridge, Norrie s’arrêta et mit un pied à terre, regardant devant elle.
« On ferait mieux de continuer, lui lança Joe. Il faut profiter de la lumière du jour.
— Je sais, mais regarde », répondit Norrie avec un geste.
Sur l’autre berge, au pied d’une pente très raide et allongés dans la boue en train de sécher de ce qui était le lit de la Prestile avant que le Dôme ne vienne presque interrompre son cours, se trouvaient les corps de quatre cerfs : un mâle, deux femelles et un petit d’un an. Tous étaient d’une bonne taille ; il avait fait un bel été dans la région et ils étaient bien nourris. On voyait des nuages de mouches virevolter au-dessus des carcasses et on entendait même leur bourdonnement lancinant. En temps ordinaire, le bruit aurait été couvert par celui de la rivière.
« Qu’est-ce qui leur est arrivé ? demanda Benny. Vous croyez que c’est en rapport avec ce que nous cherchons ?
— Si tu penses aux radiations, répondit Joe, je ne crois pas que l’effet puisse être aussi rapide.
— Sauf si ce sont des radiations d’une très haute intensité », observa Norrie, mal à l’aise.
Joe eut un geste vers le compteur Geiger. « C’est possible, mais pour le moment, elles ne sont pas très fortes. Même si l’aiguille était complètement dans le rouge, je ne crois pas qu’elles pourraient tuer des animaux de cette taille en trois jours.
— Le mâle a une patte brisée, dit Benny. On le voit d’ici.
— Et moi je suis à peu près sûre qu’une des biches en a deux de cassées, ajouta Norrie, s’abritant les yeux de la main. Celles de devant. Vous ne voyez pas l’angle qu’elles font ? »
Joe pensa que la biche avait l’air de s’être tuée en essayant de faire un dangereux exercice de gymnastique.
« Je crois qu’ils ont sauté, dit Norrie. Ils ont sauté de la rive, comme il paraît que font ces espèce de pauvres rats.
— Des lémons, dit Benny.
— Lem-mings, tête de piaf ! dit Joe.
— En fuyant devant quelque chose, peut-être ? demanda Norrie. Ce ne serait pas ça, par hasard ? »
Aucun des garçons ne répondit. Ils paraissaient l’un et l’autre plus jeunes qu’une semaine auparavant, tels des scouts qui auraient écouté, le soir autour du feu, une histoire beaucoup trop angoissante. Le trio restait immobile, chacun tenant sa bicyclette, regardant les cerfs morts et écoutant le bourdonnement lancinant des mouches.
« On continue ? demanda Joe.
— Je crois qu’on n’a pas le choix », répondit Norrie.
Elle passa la jambe par-dessus le cadre de sa bicyclette de garçon et remonta en selle.
« D’accord, dit Joe.
— C’est encore un joli merdier dans lequel tu me fais mettre les pieds, dit Benny.
— Quoi ?
— Pas important. Roule mon âme frère, roule. »
De l’autre côté du pont, ils constatèrent que les autres animaux avaient les pattes brisées. Le faon avait aussi le crâne écrasé, probablement pour avoir heurté un gros rocher qui aurait été couvert par l’eau, un jour ordinaire.
« Essaie encore le compteur Geiger », dit Joe.
Norrie le brancha. Cette fois-ci, l’aiguille dansa un peu en dessous de +75.
Peter Randolph exhuma un vieux magnétophone de l’un des tiroirs du bureau ayant appartenu à Duke Perkins, vérifia qu’il fonctionnait ; les batteries étaient encore opérationnelles et il y plaça une cassette. Lorsque Junior entra, Randolph appuya sur le bouton enregistrement et posa le petit Sony sur le bord du bureau, où le jeune homme pouvait le voir.
La dernière migraine de Junior était en ce moment réduite à un simple bruit de fond sur le côté gauche de son crâne, et il se sentait tout à fait calme ; il avait répété sa déposition avec son père et il savait ce qu’il avait à dire.
« Comme une lettre à la poste, avait dit Big Jim. Une simple formalité. »
Une formalité, donc.
« Comment as-tu découvert les corps, mon gars ? » demanda Randolph en s’enfonçant dans le fauteuil pivotant, derrière le bureau. Il avait retiré tous les objets personnels de Perkins et les avait mis dans un des classeurs, à l’autre bout de la pièce. À présent que Brenda était morte, il pouvait aussi bien les jeter à la poubelle, supposait-il. Les objets personnels ne servent à rien, quand il n’y a pas de proches.
« Eh bien, commença Junior, je revenais de la patrouille sur la 117 — j’ai raté toute l’affaire du supermarché…
— Tu as eu de la chance, mon gars. Si tu savais le bordel que ç’a été — excuse mon vocabulaire. Du café ?
— Non merci, monsieur. Je suis sujet aux migraines et le café ne fait que les aggraver, apparemment.
— De toute façon, c’est une mauvaise habitude. Pas autant que la cigarette, mais mauvaise tout de même. Savais-tu que je fumais jusqu’au moment où j’ai été sauvé ?
— Non monsieur, je ne le savais pas. » Il tardait à Junior que ce crétin arrête de débiter ses âneries et le laisse raconter son histoire, pour qu’il puisse sortir d’ici.
« Ouais, par Lester Coggins. » Randolph appuya une main, doigts écartés, sur sa poitrine. « Par immersion complète dans la Prestile. J’ai donné mon cœur à Jésus sur-le-champ. Je n’ai pas été à l’église aussi souvent que je l’aurais dû, je n’ai certainement pas été à la hauteur de ton père, là-dessus, mais le révérend Coggins était un homme de bien (il secoua la tête). Dale Barbara a beaucoup de choses sur la conscience. À supposer qu’il en ait une.
— Oui, monsieur.
— Et il aura à en répondre, aussi. Je lui ai balancé un coup de gaz lacrymo en guise d’avance. Bon. Tu revenais de patrouille et ?
— Je me suis souvenu que quelqu’un m’avait dit avoir vu la voiture d’Angie dans le garage. Vous savez, le garage des McCain.
— Qui t’a dit ça ?
— Frank ? (Il se frotta la tempe.) Je crois que c’était Frank.
— Continue.
— Bon, donc j’ai regardé par l’une des vitres du garage et sa voiture était bien là. Je suis allé à la porte de devant et j’ai sonné, mais personne n’a répondu. J’ai alors fait le tour, parce que j’étais inquiet. Il y avait… une odeur. »
Randolph hocha la tête avec sympathie. « En d’autres termes, tu as suivi ton nez. C’est du bon travail de policier, mon gars. »
Junior regarda attentivement Randolph, se demandant si c’était une plaisanterie ou quelque sournois coup de sonde, mais les yeux du chef ne trahissaient qu’une sincère admiration. Junior se rendit compte que son père avait peut-être trouvé un assistant (le premier mot qui lui était venu à l’esprit, en réalité, était complice) encore plus bête qu’Andy Sanders. Il n’aurait pas cru cela possible.
« Continue, qu’on en finisse. Je sais que c’est pénible pour toi. C’est pénible pour nous tous.
— Oui, monsieur. C’est en gros comme vous avez dit. La porte n’était pas fermée, à l’arrière, et j’ai suivi mon nez jusque dans l’arrière-cuisine. J’avais du mal à croire à ce que je voyais.
— As-tu vu les plaques militaires, à ce moment-là ?
— Oui, non — si l’on veut. J’ai vu qu’Angie tenait quelque chose à la main… au bout d’une chaîne… Mais je ne voyais pas ce que c’était et je ne voulais rien toucher (Junior baissa modestement les yeux). Je sais que je ne suis qu’un bleu.
— Un joli coup, dit Randolph. Un coup brillant. Tu sais, en temps normal, on aurait eu toute une équipe de légistes du bureau du procureur général de l’État, histoire de clouer définitivement Barbara au poteau, mais les circonstances ne sont pas ordinaires. Je crois que nous avons une preuve irréfutable, cependant. Quel fou, tout de même, de ne pas avoir fait attention à ses plaques.
— J’ai pris mon portable et j’ai appelé mon père. Étant donné que c’était une vraie ruche, ici, j’ai pensé que j’aurais du mal à vous joindre…
— Une vraie ruche, oui ! dit Randolph en levant les yeux au ciel. Tu n’en as même pas idée, mon gars. Tu as bien fait d’appeler ton père. Sans compter qu’il est pratiquement membre du département.
— Papa a pris deux officiers, Fred Denton et Jackie Wettington, et ils sont venus ensemble à la maison McCain. Linda Everett nous a rejoints pendant que Freddy photographiait la scène du crime. Puis Stewart Bowie et son frère sont venus avec leur corbillard. Mon père a pensé que c’était le mieux, car ils étaient débordés à l’hôpital avec l’émeute et tout le bazar. »
Randolph hocha la tête. « Tout juste. Aider les vivants, remiser les morts. Qui a trouvé les plaques militaires ?
— Jackie. Elle a déplié les doigts d’Angie avec un crayon et elles sont tombées par terre. Freddy a pris des photos de tout.
— Très utile à un procès. Que nous devrons tenir nous-mêmes, si cette histoire de Dôme ne s’arrange pas. C’est possible. Dans la Bible, il est dit que la foi peut déplacer des montagnes. À quelle heure as-tu trouvé les corps, mon gars ?
— Vers midi. » Après avoir pris le temps de faire mes adieux à mes petites copines.
« Et tu as appelé ton père tout de suite ?
— Non, pas tout de suite, répondit Junior en adressant un regard plein de franchise à Randolph. J’ai dû sortir pour vomir. Ils avaient tous été battus si sauvagement ! Je n’avais jamais rien vu de pareil de toute ma vie. » Il laissa échapper un long soupir, prenant bien soin de faire chevroter légèrement sa voix. Le magnétophone n’enregistrerait sans doute pas le tremblement mais Randolph s’en souviendrait. « Quand les nausées ont cessé, j’ai appelé mon père.
— Parfait, je crois que c’est tout ce dont j’ai besoin. »
Randolph ne posa pas d’autres questions sur la chronologie ou la prétendue « patrouille matinale » ; il ne demanda même pas à Junior de faire un rapport écrit (ce qui était d’autant mieux qu’écrire donnait mal à la tête à Junior, ces temps-ci). Il se pencha sur le bureau pour arrêter l’enregistrement. « Merci, Junior. Tu devrais prendre le reste de la journée. Rentre chez toi et repose-toi. Tu n’as pas bonne mine.
— J’aimerais être ici quand vous l’interrogerez, monsieur. Barbara, je veux dire.
— Oh, tu n’as pas à t’inquiéter, ce n’est pas pour aujourd’hui. Nous allons le laisser mijoter vingt-quatre heures dans son jus. C’est une idée de ton père et je pense qu’elle est bonne. Nous l’interrogerons demain après-midi ou demain soir, et tu seras présent. Je t’en donne ma parole. Nous allons l’interroger vigoureusement.
— Oui, monsieur. Très bien.
— On va pas s’amuser à lui réciter ses droits, hein ?
— Non, monsieur.
— Et grâce au Dôme, impossible de le confier au shérif du comté. » Randolph regarda Junior avec un air entendu. « Mon gars, ce sera un exemple parfait que ce qui se passe à Vegas se règle à Vegas. »
Junior ne savait trop s’il devait répondre oui ou non, car il n’avait aucune idée de ce que racontait le crétin derrière le bureau.
Randolph le fixa encore quelques instants de son regard entendu, comme pour s’assurer qu’ils s’étaient bien compris, puis frappa dans ses mains et se leva. « Rentre chez toi, Junior. Tu dois être un peu secoué.
— Oui, monsieur, c’est vrai. Et je crois que je vais faire ça. Me reposer.
— J’avais un paquet de cigarettes dans ma poche quand le révérend Coggins m’a plongé dans l’eau », reprit Randolph, sur le ton de celui qui évoque un souvenir cher à son cœur. Il passa un bras autour des épaules de Junior pour l’accompagner jusqu’à la porte. Junior conserva son attitude respectueuse et attentive, mais se sentit pris de l’envie de hurler sous le poids de ce bras. Comme s’il avait une cravate de chair. « Elles étaient fichues, bien sûr. Et je n’ai jamais acheté un autre paquet depuis. Sauvé de l’herbe du diable par le Fils de Dieu. Ce n’est pas la grâce, ça ?
— Stupéfiant, réussit à répondre Junior.
— Brenda et Angie vont retenir l’attention générale, et c’est normal — une des personnalités de la ville et une jeune fille avec toute sa vie devant elle. Mais le révérend Coggins avait ses fans, lui aussi. Sans parler d’une congrégation importante et aimante. »
Du coin de l’œil, Junior apercevait les doigts au bout carré de Randolph qui pendaient sur son épaule. Il se demanda ce que ferait le chef s’il se tournait brusquement et les mordait. S’il lui arrachait un doigt avec les dents, d’un seul coup, peut-être, et le recrachait par terre.
« N’oubliez pas Dodee. » Il ignorait ce qui l’avait poussé à répondre cela, mais ce fut efficace. La main de Randolph quitta son épaule. L’homme paraissait sidéré. Junior comprit qu’il avait oublié Dodee.
« Oh, mon Dieu, Dodee ! dit Randolph. Dodee ! Est-ce qu’on a appelé Andy pour le lui dire ?
— Je ne sais pas, monsieur.
— Ton père l’aura fait certainement ?
— Il a été terriblement occupé. »
Ce qui était vrai. Big Jim était chez lui, dans son bureau, et mettait au point le discours qu’il comptait faire lors de la réunion municipale de jeudi. Le discours qui devait précéder le vote des citoyens de Chester’s Mill pour savoir si l’on confiait des pouvoirs exceptionnels aux conseillers pour la durée de la crise.
« Il vaut mieux que je l’appelle, dit Randolph. Mais je devrais peut-être prier pour elle, d’abord. Veux-tu t’agenouiller avec moi, mon gars ? »
Junior aurait encore mieux aimé verser de l’essence sur son pantalon et se faire griller les couilles, mais il ne dit rien. « Adresse-toi à Dieu dans la solitude de ton cœur et tu entendras sa réponse plus clairement. C’est ce que mon père dit toujours.
— Très bien, mon gars. C’est un bon conseil. »
Avant que Randolph ait le temps d’ajouter autre chose, Junior sortit du bureau, puis du poste de police. Il rentra chez lui à pied, profondément plongé dans ses pensées, déplorant la perte de ses petites copines et se demandant s’il ne pourrait pas s’en trouver une autre. Plus d’une, peut-être.
Sous le Dôme, toutes sortes de choses devenaient possibles.
Pete Randolph essaya bien de prier, mais trop de choses se bousculaient dans sa tête. Sans compter que le Seigneur aide ceux qui s’aident. Il ne pensait pas que l’adage se trouvait dans la Bible, mais il n’en était pas moins vrai. Il appela Andy Sanders lorsqu’il eut trouvé le numéro de son portable sur la liste punaisée au panneau d’information, sur le mur. Il espéra qu’il ne répondrait pas, mais le premier conseiller décrocha dès la première sonnerie — c’était toujours comme ça, non ?
« Bonjour, Andy. Le chef Randolph à l’appareil. J’ai une très mauvaise nouvelle à t’annoncer, mon ami. Il vaudrait mieux que tu t’assoies. »
Ce fut une conversation difficile. Ahurissante, même. Quand elle fut terminée, Randolph se retrouva en train de pianoter sur son bureau. Il se prit à penser — une fois de plus — que si c’était Duke Perkins qui se trouvait assis là, et non lui, il n’en serait pas entièrement désolé. Il n’en serait peut-être même pas désolé du tout. Le boulot s’avérait beaucoup plus dur et sordide que ce qu’il avait imaginé. Bénéficier d’un bureau privé était une bien maigre compensation. Même la voiture verte du chef n’y suffisait pas. Chaque fois qu’il se glissait derrière le volant et que son cul se posait dans le creux formé par l’arrière-train considérable de Duke, la même pensée lui venait à l’esprit : T’es pas à la hauteur.
Sanders allait venir ici. Il tenait à affronter Barbara. Randolph avait essayé de l’en dissuader, mais Andy avait coupé la communication pendant que Pete lui expliquait qu’il vaudrait peut-être mieux se mettre à genoux et prier pour les âmes de sa femme et de sa fille — sans parler de demander la force de porter sa croix.
Randolph soupira et composa un autre numéro. Au bout de deux sonneries, la voix d’un Big Jim mal luné aboya : « Quoi ? Quoi ?
— C’est moi, Jim. Je sais que tu détestes qu’on te dérange quand tu travailles, mais est-ce que tu pourrais venir ici ? J’ai besoin d’un coup de main. »
Les trois enfants se tenaient dans la lumière de l’après-midi, une lumière faisant l’effet d’être sans profondeur, sous un ciel qui avait à présent une nuance incontestablement jaunâtre, et regardaient le cadavre de l’ours gisant au pied du poteau téléphonique. Le poteau penchait de travers. À un bon mètre du sol, le bois traité était fendillé et éclaboussé de sang. D’une autre matière aussi. Blanche, sans doute un fragment d’os, pensa Joe. Et d’une substance molle grisâtre qui ne pouvait être que de la cer…
Il se tourna, essayant de contrôler sa nausée. Il y était presque arrivé, mais alors Benny dégueula — avec un répugnant gargouillis humide —, imité aussitôt par Norrie. Joe ne put que rejoindre le club.
Quand ils se sentirent mieux, Joe enleva son sac à dos, prit les bouteilles de Snapple et les répartit entre eux. Il se servit de la première gorgée de la sienne pour se rincer la bouche, puis la recracha. Norrie et Benny firent de même. Et ils burent. Le thé sucré était chaud, mais Joe ne lui trouva pas moins un goût céleste quand il coula dans sa gorge irritée.
Norrie avança de deux pas prudents en direction de la masse noire au pied du poteau, sous son essaim de mouches bourdonnantes. « Comme les cerfs, dit-elle. Le pauvre vieux n’avait pas de berge de rivière d’où sauter, alors il s’est fait éclater la tête sur un poteau de téléphone.
— Il avait peut-être la rage, dit Benny d’une petite voix. Et les cerfs aussi. »
C’était techniquement possible, se dit Joe, mais il n’y croyait pas. « J’ai déjà pensé à ces histoires de suicide. » Il détestait le tremblement qu’il entendait dans sa voix, mais il ne pouvait rien y faire, apparemment. « Cela arrive aux baleines et aux dauphins — ils s’échouent tout seuls sur les plages, je l’ai vu à la télé. Et mon père dit que les pieuvres le font aussi.
— Les poulpes, dit Norrie.
— C’est pareil. Mon père dit que lorsque leur milieu devient trop pollué, elles dévorent leurs propres tentacules.
— Dis, vieux, tu veux encore me faire dégobiller ? demanda Benny d’un ton querelleur et fatigué.
— Et tu crois que c’est ce qui arrive ici ? voulut savoir Norrie. La pollution de l’environnement ? »
Joe eut un coup d’œil pour le ciel jaunâtre. Puis il montra la direction du sud-ouest où le résidu noirâtre laissé par l’explosion des missiles décolorait l’air. Le barbouillage s’élevait à près d’une centaine de mètres et s’étalait sur près de deux kilomètres en largeur.
« D’accord, concéda-t-elle, mais le cas est différent ici. Non ? »
Joe haussa les épaules.
« Si jamais on risque de ressentir un puissant besoin de se suicider, on ferait peut-être mieux de repartir, suggéra Benny. J’ai encore beaucoup de choses à vivre. J’ai toujours pas réussi à battre Warhammer.
— Si on essayait le compteur Geiger sur l’ours ? » proposa Norrie.
Norrie braqua l’embout du détecteur vers la carcasse de l’animal. L’aiguille ne bougea pas.
Norrie dirigea alors le compteur Geiger vers l’est. Devant eux, la route sortait d’une large bande de chênes noirs, les arbres qui donnaient son nom à la hauteur. Une fois qu’ils les auraient dépassés, Joe pensa qu’ils verraient le verger de pommiers, sur le sommet.
« Allons au moins jusque de l’autre côté des arbres, dit Norrie. On fera un relevé et, si ça monte toujours, nous retournerons en ville et nous raconterons tout ça au Dr Everett ou à ce type, Barbara, ou aux deux. Qu’ils se débrouillent avec, ensuite. »
Benny paraissait dubitatif. « Je me demande…
— Si nous sentons quelque chose de bizarre, on fera tout de suite demi-tour, dit Joe.
— Si ça doit être utile, nous devrions le faire, insista Norrie. Je veux pouvoir quitter Chester’s Mill avant d’être atteinte de folie carcérale. »
Elle sourit pour montrer qu’elle plaisantait, mais cela n’avait rien d’une plaisanterie et Joe ne prit pas cela pour tel. Les gens blaguaient sur Chester’s Mill, qui n’était qu’un petit patelin paumé — raison pour laquelle la chanson de James McMurtry y avait été si populaire — et c’était vrai, techniquement, que la bourgade était un trou. Sur un plan démographique, aussi. On n’y comptait qu’un seul Américain d’origine asiatique, une femme, Pamela Chen, qui donnait parfois un coup de main à Lissa Jamieson, à la bibliothèque, et il n’y avait aucune famille afro-américaine depuis le départ des Laverty pour Auburn. On n’y trouvait pas de McDonald’s, et encore moins de Starbucks, et l’unique cinéma avait fermé ses portes. Mais jusqu’à aujourd’hui, Chester’s Mill avait fait à Joe l’impression d’être vaste, géographiquement, avec beaucoup de place pour se balader. Stupéfiant, à quel point le territoire s’était rétréci, une fois qu’il eut pris conscience qu’il ne pouvait plus monter dans la voiture familiale avec son père et sa mère pour aller à Lewiston manger des praires frites et des crèmes glacées au Yoder’s. Et si la ville ne manquait pas de ressources, elles n’allaient pas durer éternellement.
« Tu as raison, dit-il. C’est important. Ça vaut la peine de prendre le risque. C’est ce que je crois, en tout cas. Tu peux rester ici si tu veux, Benny. Cette partie de la mission est strictement volontaire.
— Non, je vous accompagne. Si jamais je vous laissais y aller sans moi, vous me ravaleriez au rang des tarés.
— Tu y es déjà ! » crièrent Joe et Norrie à l’unisson, avant d’échanger un regard et d’éclater de rire.
« C’est ça, pleure ! »
La voix venait de loin. Barbie fit un effort pour s’en approcher, mais ses yeux le brûlaient et c’était dur de les ouvrir.
« T’as plein de raison de pleurer ! »
La personne qui faisait ces déclarations donnait l’impression qu’elle-même pleurait. Et c’était une voix qu’il connaissait. Barbie essaya de voir, mais il avait les paupières gonflées et lourdes. Ses globes oculaires, dessous, battaient au rythme de son cœur. Il avait les sinus tellement pleins que ses oreilles craquaient dès qu’il déglutissait.
« Pourquoi tu l’as tuée ? Pourquoi tu as tué ma petite ? »
Y’a un fils de pute qui m’a balancé du gaz lacrymo. Denton ? Non, Randolph.
Barbie réussit à ouvrir les yeux en repoussant de la paume de la main ses sourcils vers le haut. Il vit Andy Sanders qui se tenait devant la grille, les larmes roulant sur ses joues. Et qu’est-ce que voyait Sanders ? Un type dans sa cellule, et un type dans une cellule a toujours l’air coupable.
« Elle était tout ce que j’avais ! » hurla Sanders.
Randolph se tenait à côté de lui, l’air embarrassé et se dandinant comme un gamin qui depuis vingt minutes a envie d’aller aux toilettes. En dépit de ses yeux qui le brûlaient et de ses sinus encombrés, Barbie ne fut pas surpris que Randolph eût laissé Sanders descendre ici. Non pas parce que Sanders était le premier conseiller de la ville, mais parce que Peter Randolph avait toujours le plus grand mal à dire non.
« Écoute, Andy, ça suffit comme ça. Tu voulais le voir et j’ai accepté, même si ça ne me paraissait pas une bonne idée. Il est sous les verrous et il paiera pour ce qu’il a fait. Alors remontons, maintenant, et tu vas prendre une tasse de… »
Andy saisit Randolph par le devant de son uniforme. Il mesurait dix centimètres de moins, mais c’était Randolph qui paraissait avoir peur. Barbie le comprenait. Certes, il voyait le monde à travers un épais film rougeâtre, mais la fureur d’Andy était des plus manifestes.
« Donne-moi ton arme ! Un procès, c’est trop beau pour lui ! Il serait capable de s’en tirer, en plus ! Il a des amis haut placés, c’est Jim qui l’a dit ! Je veux avoir satisfaction ! Je mérite d’avoir satisfaction, alors donne-moi ton arme ! »
Barbie ne pensait pas que l’envie de plaire à Andy pousserait Randolph à aller jusqu’à lui prêter son arme pour que le premier conseiller puisse l’abattre dans sa cellule comme un rat tombé dans un tonneau d’eau de pluie, mais il n’en était pas entièrement certain ; une autre raison que le simple désir de lui faire plaisir pouvait avoir poussé Randolph a amener Sanders au sous-sol, et à l’amener seul.
Il se mit laborieusement debout. « Mr Sanders… » Un peu de gaz lacrymogène était entré dans sa bouche. Il avait la langue et la gorge enflées, et sa voix était réduite à un nasillement peu convaincant. « Je n’ai pas tué votre fille, monsieur. Je n’ai tué personne. Si vous y réfléchissez, vous comprendrez que votre ami Jim Rennie a besoin d’un bouc émissaire et que je suis le mieux placé… »
Mais Andy n’était pas en état de penser à quoi que ce fût. Il porta une main au holster de Randolph et voulut en arracher le Glock. Inquiet, Randolph se débattit pour l’en empêcher.
À ce moment-là, une silhouette corpulente descendit l’escalier, se déplaçant avec une certaine grâce en dépit de sa masse. « Andy ! fit la voix tonnante de Big Jim. Andy, mon vieux, viens ici ! »
Il ouvrit les bras. Andy cessa de se préoccuper de l’arme de Randolph et se précipita sur lui comme un enfant en larmes dans les bras de son papa. Et Big Jim le prit dans les siens.
« Je veux un pétard ! » bafouilla Andy, levant son visage strié de larmes et gluant de morve vers celui de Big Jim. « Donne-moi une arme, Jim ! maintenant ! Tout de suite ! Je veux le tuer pour ce qu’il a fait ! C’est mon droit de père ! Il a tué ma petite fille !
— Et peut-être pas seulement elle, dit Big Jim. Pas seulement Angie, Lester et la pauvre Brenda aussi. »
Voilà qui arrêta le flot de paroles. Andy se mit à regarder fixement le visage massif de Big Jim, stupéfait. Fasciné.
« Peut-être aussi ta femme, Andy. Duke. Myra Evans. Tous les autres.
— Qu’est-ce…
— Il y a bien quelqu’un de responsable pour le Dôme, mon vieux, tu crois pas ?
— Tu… »
Andy fut incapable d’ajouter quoi que ce fût, mais Big Jim hocha la tête d’un air benoît.
« Et je me dis que les gens qui ont fait ce coup avaient forcément au moins un homme à eux à l’intérieur. Quelqu’un pour touiller la soupe. Et qui de mieux pour touiller la soupe qu’un cuistot, hein ? » Il passa un bras autour des épaules d’Andy et le conduisit jusqu’au chef Randolph. Puis le deuxième conseiller jeta un coup d’œil à la figure gonflée et rouge de Barbie, par-dessus son épaule, comme s’il regardait une variété d’insecte. « Nous trouverons des preuves. Je n’ai aucun doute là-dessus. Il a déjà fait la démonstration qu’il n’était pas assez malin pour effacer ses traces. »
Barbie concentra toute son attention sur Randolph. « C’est un coup monté », dit-il de son timbre nasal de corne de brume. « Tout a peut-être commencé parce que Rennie avait besoin de se couvrir les fesses, mais à présent, c’est juste une prise de pouvoir non déguisée. Vous lui êtes peut-être indispensable pour le moment, chef, mais quand vous ne le serez plus, vous sauterez, vous aussi.
— La ferme », dit Randolph.
Rennie caressait les cheveux d’Andy. Ce qui rappela sa mère à Barbie, et la manière dont elle caressait son épagneul, Missy, alors que Missy était devenue vieille, stupide et incontinente. « Il paiera le prix, Andy — tu en as ma parole. Mais tout d’abord, il nous faut tous les détails. Quoi, comment, pourquoi et qui d’autre est impliqué. Parce qu’il n’est pas seul, tu peux parier ta chemise là-dessus. Il paiera le prix, mais nous allons tout d’abord lui extorquer toutes les informations.
— Quel prix ? » demanda Andy. Il avait toujours les yeux levés vers Big Jim, mais avec une expression de l’ordre du ravissement, à présent. « Quel prix va-t-il payer ?
— Eh bien, s’il sait comment faire disparaître le Dôme — et ça ne me paraît pas impossible —, je crois que nous aurons la satisfaction de le voir enfermé à Shawshank. À vie.
— Ça suffit pas », murmura Andy.
Rennie caressait toujours la tête d’Andy. « Mais si le Dôme tient ? (Il sourit.) Dans ce cas, nous lui ferons nous-même un procès. Et quand on l’aura déclaré coupable, nous l’exécuterons. Tu n’aimes pas mieux ça ?
— Bien mieux, murmura Andy.
— Moi aussi, mon vieux. »
Il lui caressait toujours les cheveux.
« Moi aussi. »
Ils sortirent ensemble du bois, roulant de front, et s’arrêtèrent pour étudier l’ancien verger.
« Il y a un truc, là-haut ! s’écria Benny. Je le vois ! » Il y avait de l’excitation dans sa voix, mais elle paraissait à Joe bizarrement lointaine.
« Moi aussi, dit Norrie. On dirait une… une… »
Une balise radio, voilà ce qu’elle voulait dire, mais les mots ne sortirent jamais de sa bouche. Elle émit un bruit de gorge, rrr-rrr-rrr, comme un bambin jouant à la petite voiture dans son bac à sable. Puis elle tomba de sa bicyclette et resta allongée sur le sol, les membres agités de soubresauts.
« Norrie ? » dit Joe, la regardant avec un air plus amusé qu’inquiet. Puis il se tourna vers Benny. Leurs regards se croisèrent un instant, puis Benny bascula à son tour, sa bicyclette tombant sur lui. Il se mit lui aussi à se convulser, repoussant la High Plains à coups de pied. Le compteur Geiger voltigea jusque dans le fossé, cadran vers le bas.
Joe s’en approcha en chancelant, et le bras qu’il tendit vers le compteur lui parut s’étirer comme du caoutchouc. Il retourna le boîtier jaune. L’aiguille venait de bondir à + 200, tout près de la limite rouge. Il eut le temps d’en faire le constat, puis il tomba dans un trou noir plein de flammes orange. Avec l’impression qu’elles provenaient d’un tas de citrouilles, un bûcher funéraire de flamboyantes jack-o-lanterns — les citrouilles évidées pour Halloween. De loin lui provenaient des appels désespérés, terrifiés. Puis les ténèbres l’engloutirent.
Lorsque Julia entra dans les locaux du Democrat après avoir quitté le supermarché, Tony Guay, l’ex-chroniqueur sportif (qui constituait maintenant à lui seul toute son équipe de rédacteurs) tapait quelque chose sur son ordinateur portable. Elle lui tendit l’appareil photo. « Arrête ce que tu fais et imprime-moi ça », lui dit-elle.
Elle s’assit devant son ordinateur pour rédiger son article. Elle avait répété l’attaque dans sa tête pendant tout le chemin : Ernie Calvert, l’ancien gérant du Food City, a crié à tout le monde que la porte était ouverte, à l’arrière, et de passer par là. Mais il était déjà trop tard. Le pillage avait commencé. Un bon début. Le problème était qu’elle n’arrivait pas à l’écrire. Elle n’arrêtait pas de faire des fautes de frappe.
« Monte donc t’allonger, lui suggéra Tony.
— Non, il faut que j’écrive…
— Tu ne vas rien écrire du tout, dans ton état. Tu trembles comme une feuille. C’est le choc. Allonge-toi une heure. Je vais imprimer les photos et les envoyer sur ton ordinateur. Je peux aussi retranscrire tes notes, si tu veux. Monte. »
Tout cela ne lui plaisait pas trop, mais elle devait reconnaître qu’il avait raison. Sauf qu’une heure n’y suffit pas. Elle avait très mal dormi depuis vendredi dernier — un siècle avant, aurait-on dit — et à peine avait-elle posé la tête sur l’oreiller qu’elle s’endormit profondément.
Elle se réveilla pour se rendre compte, paniquée, que les ombres s’étaient allongées dans sa chambre. La fin de l’après-midi. Et Horace ! Il avait dû faire pipi dans un coin et allait prendre son air le plus penaud, comme si ce n’était pas de sa faute à elle.
Elle enfila ses tennis, se précipita dans la cuisine et trouva son corgi non pas à côté de la porte, gémissant pour sortir, mais paisiblement endormi sur sa couverture entre la cuisinière et le réfrigérateur. Un mot était posé sur la table de la cuisine, contre la salière.
15 heures.
Julia,
Pete F. et moi, on a travaillé ensemble sur l’article pour le supermarché. Il n’est pas génial, mais il le sera quand tu l’auras arrangé. Tes photos ne sont pas si mal, non plus. Rommie Burpee est passé et il dit qu’il lui reste encore plein de papier, on est donc OK sur ce plan. Il dit aussi que tu dois écrire un édito sur ce qui s’est passé. « Totalement inutile » sont ses propres mots. Et aussi : « Une totale incompétence. Sauf s’ils ont voulu que ça arrive. Ça ne m’étonnerait pas complètement de ce type, et ce n’est pas de Randolph que je parle. » Pete et moi sommes d’accord pour dire qu’un édito serait bien, mais nous devons faire attention à ce que nous disons tant que tous les faits ne sont pas connus. Nous sommes aussi tombés d’accord pour dire que tu avais besoin de récupérer pour pouvoir l’écrire comme il fallait. C’est des valises que tu avais sous les yeux, patronne ! Je vais chez moi passer un moment avec ma femme et mes gosses. Pete est allé au poste de police. Il paraît qu’un « gros truc » s’est produit et il veut savoir quoi.
Tony G.
P-S : J’ai fait faire sa promenade à Horace. Il est allé à ses petites affaires.
Julia, ne voulant pas que son chien oublie qu’elle faisait partie de sa vie, réveilla Horace le temps de lui faire avaler une demi-boîte de bouffe canine, puis descendit taper son nouvel article et écrire l’éditorial, comme l’avaient suggéré Tony et Pete. À peine s’y était-elle mise que le téléphone sonnait.
« Shumway, The Democrat.
— Julia ! » C’était Pete Freeman. « Je crois qu’il vaut mieux que tu viennes. Marty Arsenault tient la boutique et il ne veut pas me laisser entrer. Il m’a dit d’attendre dehors, bon Dieu ! C’est pas un flic, c’est rien qu’un foutu bûcheron à la gomme qui se fait un peu d’argent de poche à la circulation l’été, mais voilà-t’y pas qu’il se prend maintenant pour le Sachem Longue-Queue des Montagnes bandantes !
— Écoute, Pete, j’ai plein de boulot ici, alors, sauf si…
— Brenda Perkins est morte. Et aussi Angie McCain et Dodee Sanders…
— Quoi ? »
Elle se leva si brutalement qu’elle renversa son fauteuil.
« Et Lester Coggins. Ils ont tous été tués. Et écoute-moi ça : c’est Dale Barbara qui a été arrêté pour ces meurtres. Il est sous les verrous au sous-sol.
— J’arrive tout de suite.
— Ah, merde, dit Pete. Voilà Andy Sanders qui arrive, et il pleure comme une Madeleine. Est-ce que tu veux que je lui…
— Non. On n’interroge pas un homme qui vient de perdre sa fille trois jours après avoir perdu sa femme. On n’est pas au New York Post. J’arrive tout de suite. »
Elle coupa la communication sans attendre de réponse. Sur le coup, elle s’était sentie relativement calme ; elle avait même pensé à fermer son local à clef. Mais une fois dans la chaleur de la rue, sous le ciel couleur nicotine, son calme disparut et elle se mit à courir.
Julia grimpa les marches du poste de police quatre à quatre, la figure encore gonflée de sommeil, les cheveux dressés sur l’arrière de son crâne. Lorsque Pete fit mine de se joindre à elle, elle secoua la tête. « J’aime autant que tu restes ici pour le moment. Je t’appellerai peut-être si je décroche une interview.
— Retiens bien ta respiration, je t’ai pas tout dit : Andy venait à peine d’arriver, devine qui se pointe ? » répondit Pete avec un geste vers le Hummer garé juste devant une borne d’incendie.
Linda Everett et Jackie Wettington se tenaient à côté du véhicule, en grande conversation. Les deux femmes paraissaient sérieusement secouées.
Dans le poste, Julia fut d’abord frappée par la chaleur qui régnait ; on avait coupé la climatisation, sans doute pour économiser le propane. Puis par le nombre de jeunes hommes assis ici et là, y compris elle ne savait combien de frères Killian — impossible de se tromper, à voir ces longs nez pointus et ces crânes épais. Tous ces jeunes gens paraissaient remplir des formulaires. « Qu’est-ce qu’on écrit sous dernier emploi, quand on n’en a jamais eu ? » demanda l’un des frères à un autre.
Des cris larmoyants montèrent du sous-sol : Andy Sanders.
Julia prit la direction de la salle de service, dont elle était devenue une habituée, avec les années, au point même qu’elle versait son obole au collecteur de fonds (un panier d’osier) pour le café et les beignets. Jamais on ne l’avait empêchée de passer, mais cette fois-ci, Marty Arsenault intervint : « Vous ne pouvez pas entrer ici, Ms Shumway. Les ordres. » Il avait parlé sur un ton conciliant, un ton d’excuse, qu’il n’avait sans doute pas utilisé avec Pete Freeman.
C’est à cet instant que Big Jim et Andy Sanders émergèrent de l’escalier conduisant à ce que les officiers de la police de Chester’s Mill appelaient les cages à poules. Andy pleurait. Big Jim avait passé un bras autour de ses épaules et lui parlait sur un ton apaisant. Peter Randolph fermait la marche. L’uniforme de Randolph était resplendissant, mais la tête qui le surmontait était celle d’un type qui venait d’échapper à un attentat.
« Jim ! Pete ! leur lança Julia. Je voudrais vous parler pour The Democrat ! »
Big Jim se tourna le temps de lui adresser un regard qui disait qu’en enfer les gens veulent de l’eau, eux aussi. Puis il commença à entraîner Sanders vers le bureau du chef. Rennie parlait de prier.
Julia essaya de franchir le bureau. Ayant toujours l’air de s’excuser, Marty la saisit par le bras.
« Lorsque vous m’avez demandé de ne pas dire mot dans le journal de votre petite altercation avec votre femme, l’an dernier, j’ai accepté. Sans quoi vous auriez perdu votre boulot. Alors si vous avez ne serait-ce qu’une once de gratitude, lâchez-moi. »
Marty la lâcha. « J’ai essayé de vous arrêter et vous n’avez pas écouté, marmonna-t-il. Ne l’oubliez pas. »
Julia traversa la salle de service d’un pas vif. « Rien qu’une petite minute, dit-elle à Big Jim. Vous et le chef Randolph, vous faites partie des autorités de la ville, et vous devez me répondre. »
Cette fois-ci, Big Jim ajouta la colère au mépris, dans le regard qu’il lança à Julia. « Non, il n’en est pas question. Et vous n’avez rien à faire ici.
— Et lui, il a quelque chose à y faire ? rétorqua-t-elle avec un coup de menton en direction d’Andy Sanders. Si ce que m’on a dit sur Dodee est vrai, il est la dernière personne qu’on aurait dû autoriser à descendre au sous-sol.
— Ce fils de pute a tué ma fille chérie ! brailla Andy.
— Vous aurez votre interview quand nous serons prêts à la donner. Pas avant.
— Je veux voir Barbara.
— Il est en état d’arrestation pour quatre meurtres. Vous êtes folle ?
— Si le père de l’une de ses victimes supposées peut descendre le voir, pourquoi pas moi ?
— Parce que vous n’êtes ni une victime ni la proche d’une victime », répliqua Big Jim, retroussant sa lèvre supérieure et exhibant ses dents.
— Est-ce qu’il a un avocat ?
— Je n’ai plus rien à vous dire, espèce de…
— Il n’a pas besoin d’un avocat, il a besoin d’être pendu ! IL A TUÉ MA FILLE CHÉRIE !
— Allez, mon vieux, viens, dit Big Jim. Allons nous adresser au Seigneur par la prière.
— Quelles sont vos preuves ? Il a avoué ? S’il n’a pas avoué, quel alibi a-t-il présenté ? quelle est la correspondance entre son emploi du temps et l’heure de la mort des victimes ? Connaissez-vous seulement l’heure de leur mort ? Si les corps viennent juste d’être découverts, comment pouvez-vous le savoir ? Ont-elles été abattues à coups de revolver, ou bien poignardées ? Ou…
— Pete, débarrasse-nous de cette rime-avec-galope », dit Big Jim sans se retourner. « Et si elle refuse de partir d’elle-même, flanque-la dehors. Et dis à celui qui est à la réception qu’il est viré. »
Marty Arsenault grimaça et se passa une main sur les yeux. Big Jim escorta Andy jusque dans le bureau du chef et referma la porte derrière eux.
« Il est inculpé ? demanda Julia à Randolph. Vous ne pouvez pas l’inculper sans la présence d’un avocat, vous le savez. C’est illégal. »
Et même s’il n’avait pas encore l’air dangereux, seulement hébété, le chef Randolph lui répondit quelque chose qui glaça les sangs de la journaliste : « Tant que le Dôme sera là, Julia, j’ai l’impression que c’est nous qui déciderons de ce qui est légal ou pas.
— Quand les victimes ont-elles été tuées ? Dites-moi au moins cela.
— Eh bien, on dirait que les deux filles ont été les prem… »
La porte du bureau s’ouvrit, et elle fut certaine que Big Jim était resté collé derrière, tendant l’oreille. Andy s’était assis derrière ce qui était à présent le bureau de Randolph, le visage dans les mains.
« Fiche-la-moi dehors ! gronda Big Jim. Ne m’oblige pas à te le répéter.
— Vous n’avez pas le droit de le garder au secret, et vous ne pouvez refuser de donner des informations aux gens de cette ville ! protesta Julia.
— Faux dans les deux cas, rétorqua Big Jim. Est-ce que vous n’avez jamais entendu dire que si vous n’êtes pas la solution du problème, c’est que vous faites partie du problème ? Eh bien, vous ne résolvez rien en restant ici. Vous n’êtes qu’une fouineuse qui nous casse les pieds. Vous l’avez toujours été. Et si vous ne partez pas, vous serez arrêtée. Vous aurez été avertie !
— Parfait ! Arrêtez-moi ! Collez-moi dans une cellule, en bas ! »
Elle tendit les mains, poignets joints, comme pour qu’on la menotte.
Un instant, elle crut bien que Rennie allait la frapper, tant le désir de le faire se lisait clairement sur son visage. Au lieu de cela, il s’adressa à Pete Randolph : « Pour la dernière fois, fiche-moi cette fouineuse dehors. Si elle résiste, jette-la dehors manu militari ! » Et il claqua la porte.
Évitant de croiser le regard de Julia, les joues de la couleur de briques sorties du four, Randolph la prit par le bras. Cette fois-ci, Julia ne résista pas. En passant devant le bureau de la réception, Marty Arsenault lui lança : « Regardez, maintenant. J’ai perdu mon boulot pour l’un de ces crétins qui sont pas foutus de faire la différence entre leur tête et leur cul.
— Tu perdras pas ton boulot, Marty, lui dit Randolph. Je le ferai changer d’avis. »
Elle se retrouva dehors, clignant des yeux dans la lumière du soleil.
« Alors, ça s’est passé comment ? » lui demanda Pete Freeman.
Benny fut le premier à reprendre ses esprits. Et s’il était brûlant — son T-shirt collait à son étroite poitrine —, il se sentait cependant très bien. Il rampa jusqu’à Norrie et la secoua. Elle ouvrit les yeux et le regarda, hébétée.
« Qu’est-ce qui est arrivé ? demanda-t-elle. J’ai dû m’endormir. J’ai fait un rêve, mais je l’ai oublié. Sauf que c’était un mauvais rêve. J’en suis sûre. »
Joe McClatchey roula sur lui-même et se redressa sur ses genoux.
« Jo-Jo ? » dit Benny. Il n’avait pas appelé son ami ainsi depuis l’école primaire. « Tu vas bien ?
— Ouais. Les citrouilles étaient en feu.
— Quelles citrouilles ? »
Joe secoua la tête. Il ne s’en souvenait plus. Pour l’instant, il n’avait qu’une envie, se mettre à l’ombre pour boire le reste de son Snapple. Puis il pensa au compteur Geiger. Il alla le récupérer dans le fossé et se rendit compte, avec soulagement, qu’il fonctionnait toujours. On fabriquait des trucs costauds au vingtième siècle, aurait-on dit.
Il montra à Benny le cadran indiquant + 200, puis voulut le montrer à Norrie, mais celle-ci regardait la pente de Black Ridge et le verger, à son sommet.
« Qu’est-ce que c’est ? » demanda-t-elle avec un geste.
Sur le coup, Joe ne vit rien. Puis il y eut un puissant éclair violacé. Si puissant qu’il en était presque insoutenable. Peu après, il y en eut un autre. Il voulut vérifier l’intervalle des éclairs sur sa montre, mais celle-ci s’était arrêtée sur 04:02.
« Je crois que c’est ce que nous cherchions », dit-il en se relevant. Il pensait avoir les jambes en coton, mais non. En dehors de la sensation de chaleur, il allait plutôt bien. « Et maintenant, fichons le camp d’ici avant que ça nous rende stériles ou je sais pas quoi.
— Enfin, vieux, dit Benny, qui peut avoir envie d’avoir des enfants ? Ils pourraient devenir comme moi. »
Il enfourcha néanmoins sa bicyclette.
Ils repartirent par où ils étaient venus, ne s’arrêtant pour se reposer et boire qu’après avoir traversé le pont et regagné la Route 119.