Joe l’Épouvantail ne s’était levé ni tôt, ni tard : il était resté debout toute la nuit, en fait.
Joe l’Épouvantail, c’était Joseph McClatchey, treize ans, connu aussi sous le sobriquet de Super-neurones, ou encore de Skeletor, demeurant au 119 Mill Street. Mesurant un mètre quatre-vingt-six pour moins de soixante kilos, il était effectivement squelettique. Et question neurones, il était suréquipé. S’il restait en quatrième, c’était parce que ses parents étaient foncièrement opposés au principe de « sauter une classe ».
Joe s’en fichait. Ses amis (il en avait un nombre surprenant, pour un petit génie décharné de son âge) étaient là. Quant au boulot, c’était du gâteau et il y avait plein d’ordinateurs avec lesquels s’amuser ; dans le Maine, tous les lycéens en possédaient un. Certains des meilleurs sites web étaient bloqués, bien entendu, mais Joe n’avait pas mis longtemps à venir à bout d’inconvénients aussi mineurs. Il ne demandait qu’à partager l’information avec ses potes, notamment les deux intrépides rois de la planche de surf qu’étaient Norrie Calvert et Benny Drake (Benny aimait particulièrement surfer sur le site Blondes en Petites Culottes Blanches pendant ses passages quotidiens à la bibliothèque). Ce sens du partage expliquait sans doute en partie la popularité de Joe, mais pas entièrement ; les autres le trouvaient tout simplement cool. L’autocollant qu’il avait sur son sac à dos expliquait peut-être pourquoi : LUTTEZ CONTRE LES POUVOIRS INSTALLÉS.
Joe l’Épouvantail était un abonné aux meilleures notes, un joueur de basket brillant sur lequel on pouvait compter (dans l’équipe de l’université à treize ans !) et un joueur de football rusé comme un renard. Il n’était pas maladroit au piano et, deux ans auparavant, il avait remporté le second prix, lors de la compétition de Noël (« Les Talents de la Ville ») avec une parodie hilarante de danse sur la chanson de Gretchen Wilson, « Redneck Woman ». Les adultes qui y assistaient avaient applaudi et hurlé de rire. Lissa Jamieson, la responsable de la bibliothèque de la ville, prétendait qu’il aurait pu gagner sa vie à faire le clown comme ça s’il avait voulu, mais devenir un nerd style Napoleon Dynamite ne faisait pas partie des ambitions de Joe.
« Les dés étaient pipés », avait déclaré Sam McClatchey, tout en manipulant la médaille d’argent de son fils, la mine sombre. Il avait probablement raison ; le gagnant, cette année-là, avait été Dougie Twitchell — qui se trouvait être par hasard le frère de la troisième conseillère. Twitchell avait jonglé avec une demi-douzaine de gourdins indiens tout en chantant « Moon River ».
Joe se fichait que les dès eussent été pipés. Il avait perdu tout intérêt pour la danse comme il perdait tout intérêt pour une chose dès qu’il commençait à la maîtriser. Même son amour du basket, qu’il aurait cru éternel quand il avait dix ans, commençait à diminuer.
Seule sa passion pour Internet, la galaxie électronique des possibilités infinies, paraissait rester toujours aussi vive.
Son ambition secrète (qu’il n’avait jamais exprimée, même devant ses parents) était de devenir président des États-Unis. Peut-être que je ferai le numéro de Napoleon Dynamite le jour de mon inauguration, pensait-il parfois. Cette connerie resterait sur YouTube pour l’éternité.
Joe passa toute la nuit qui suivit l’installation du Dôme sur Internet. Les McClatchey n’avaient pas de générateur, mais la batterie de son portable était gonflée à bloc — sans compter qu’il en avait une demi-douzaine en réserve. Il avait incité les sept ou huit autres membres de son club informatique informel à avoir des pièces de rechange de côté et il savait où en trouver d’autres en cas de besoin. Ce ne serait peut-être pas la peine ; le lycée possédait un super-générateur et il pensait pouvoir y recharger ses batteries sans problème. Même si le lycée de Chester’s Mill était fermé, Mr Allnut, le concierge, le laisserait certainement se brancher. Mr Allnut était lui aussi grand amateur de blondesenculottesblanches.com. Sans parler des téléchargements de musique country qu’il pouvait faire gratos grâce à Joe l’Épouvantail.
Joe fit chauffer son Wi-Fi à blanc cette première nuit, sautant de blog en blog avec l’agilité fébrile d’une grenouille sur des rochers brûlants. Chaque blog était plus nul que le précédent. Les faits étaient bien minces, les théories de la conspiration foisonnaient. Joe était d’accord avec ses parents, quand ils appelaient les théoriciens du complot les plus illuminés « les types à la passoire sur la tête », mais il croyait aussi à l’idée que si l’on voyait du crottin partout, c’est qu’il y avait un poney pas loin.
Alors que le Jour du Dôme devenait le Deuxième Jour, tous les blogs suggéraient la même chose : le poney, dans ce cas-là, n’était ni les terroristes, ni les envahisseurs venus de l’espace, ni le Grand Cthulhu de Lovecraft, mais le bon vieux complexe militaro-industriel. Les détails variaient d’un site à l’autre, mais les analyses se ramenaient en fait à trois théories. La première voulait que le Dôme fût une expérience menée sans états d’âme, la population de Chester’s Mill servant de cobaye. La deuxième estimait que c’était une expérience, en effet, mais qu’elle avait mal tourné et était devenue incontrôlable (« exactement comme dans The Mist », avait écrit l’un des blogueurs). La troisième contestait que ce fût une expérience et affirmait qu’il s’agissait d’un prétexte créé de toutes pièces, froidement, pour justifier une guerre aux ennemis déclarés des États-Unis. « ET NOUS GAGNERONS ! écrivait ToldjaSo87. CAR AVEC CETTE NOUVELLE ARME, QUI PEUT S’OPPOSER À NOUS ? Mes amis, NOUS SOMMES DEVENUS LES NOUVEAUX PATRIOTES DES NATIONS ! ! ! ! »
Joe ignorait laquelle de ces théories était la vraie. Il ne s’en souciait pas vraiment. Ce qui l’inquiétait était qu’elles avaient un dénominateur commun expressément désigné : à savoir le gouvernement.
Il était temps d’organiser une manifestation dont, bien entendu, Joe prendrait la tête. Pas dans l’agglomération, mais sur la Route 119, où ils pourraient s’adresser directement aux détenteurs de l’autorité — The Man, en argot américain. Il n’y aurait peut-être que la bande de Joe, au début, mais d’autres les rejoindraient. Il n’en doutait pas. The Man devait probablement toujours tenir la presse à l’écart, mais même à treize ans, Joe était assez malin pour savoir que cela n’était pas nécessairement important. Parce qu’il y avait des gens, sous ces uniformes, et des cerveaux en état de fonctionner derrière au moins quelques-uns de ces visages dénués d’expression. La présence militaire dans son ensemble constituait The Man, mais des individus se cachaient dans cet ensemble, et certains d’entre eux devaient être des blogueurs secrets. Ils feraient passer le mot et ils joindraient parfois à leur rapport des photos prises avec leur portable : Joe McClatchey et ses amis brandissant des pancartes sur lesquelles on lirait : FIN DU SECRET, ARRÊTEZ L’EXPÉRIENCE, LIBÉREZ CHESTER’S MILL et ainsi de suite.
« Il faudra dresser des pancartes tout autour de la ville, aussi », murmura-t-il. Ce ne serait pas un problème. Tous ses potes avaient des imprimantes. Et des bécanes.
Joe l’Épouvantail commença à envoyer ses premiers courriels aux premières lueurs de l’aube. Il allait bientôt faire sa tournée sur sa propre bicyclette et enrôler Benny Drake. Peut-être aussi Norrie Calvert. Les membres de sa bande étaient plutôt des lève-tard les week-ends, en général, mais Joe se disait que tout le monde serait debout de bonne heure aujourd’hui. The Man allait sans aucun doute fermer rapidement l’accès à Internet, comme il l’avait fait pour les téléphones, mais pour le moment, c’était l’arme de Joe, l’arme du peuple.
Il était temps de lutter contre le pouvoir.
« Levez la main droite, les gars », dit Peter Randolph. Il était fatigué et avait des poches sous les yeux, alors qu’il se tenait devant ses nouvelles recrues, mais il ressentait aussi une certaine joie sinistre. La voiture verte du chef était garée dans le parking de la police, le plein fait et prête à rouler. C’était sa voiture à présent.
Les nouvelles recrues — Randolph avait l’intention de les désigner sous l’appellation « adjoints spéciaux » dans son rapport aux conseillers — levèrent docilement la main. Il y en avait cinq et l’un d’eux n’était pas un gars mais une jeune femme boulotte du nom de Georgia Roux. Coiffeuse au chômage, elle était la petite amie de Carter Thibodeau. Junior avait soufflé à son père l’idée d’engager aussi une fille, pour que tout le monde soit content, et Big Jim l’avait aussitôt adoptée. Randolph avait tout d’abord refusé, pour finalement céder lorsque Big Jim lui avait adressé son sourire le plus féroce.
Et, devait-il admettre tandis qu’il leur faisait prêter serment, en présence de quelques-uns des membres officiels de la force, ils avaient sans conteste des mines de coriaces. Junior avait perdu un peu de poids au cours de l’été ; il était encore loin de son poids de forme, quand il jouait dans l’équipe de football de son lycée, et il aurait eu besoin de se remplumer un peu, mais les autres, même la fille, étaient sacrément balèzes.
Ils répétèrent les mots après lui, phrase après phrase : Junior tout à gauche, à côté de son ami Frankie DeLesseps ; puis Thibodeau et la fille Roux ; Melvin Searles à l’autre bout. Searles arborait un sourire niais, genre je vais faire un tour à la foire. Randolph le lui aurait fait disparaître le temps de le dire, s’il avait disposé de trois semaines pour former ces gosses (bon sang, même une seule), mais il s’abstint.
Le seul point qu’il n’avait pas concédé à Big Jim concernait le port d’arme. Rennie était pour, insistant sur le fait que ces jeunes gens « avaient la tête froide et craignaient Dieu », ajoutant qu’il serait heureux de les leur fournir lui-même, si nécessaire.
Randolph avait secoué la tête. « La situation est beaucoup trop instable. Voyons tout d’abord comment ils s’en sortent.
— S’il arrive quelque chose à l’un d’eux pendant que… »
Randolph l’avait coupé :
« Il n’arrivera rien à personne, Big Jim. Nous sommes à Chester’s Mill. Si nous étions à New York, les choses seraient différentes. »
Il espérait ne pas se tromper.
« Et je m’engage à faire de mon mieux pour protéger et servir les habitants de cette ville », disait maintenant Randolph.
Tous répétèrent la formule aussi docilement que les enfants au catéchisme le Jour des Parents. Même Searles, avec son sourire idiot, le fit sans faute. Et ils avaient fière allure. Pas d’arme — pas encore —, mais ils étaient équipés de talkies-walkies. De bâtons fluo, également. Stacey Moggin (qui devait elle-même assurer un quart de nuit) avait trouvé des chemises réglementaires pour tout le monde sauf pour Carter Thibodeau. Rien ne lui allait, tant il avait les épaules larges, mais la chemise de toile bleue qu’il avait rapportée de chez lui allait très bien. Pas réglo, mais propre. Et de toute façon, le badge argenté épinglé au-dessus de sa pochette gauche faisait passer le message qui devait passer.
Cela allait peut-être marcher.
« Et que Dieu me vienne en aide, dit Randolph.
— Et que Dieu me vienne en aide », répétèrent-ils tous.
Du coin de l’œil, Randolph vit la porte s’ouvrir. C’était Big Jim. Il rejoignit Henry Morrison, George Frederick et son asthme, Fred Denton et une Jackie Wettington à l’air peu convaincu au fond de la salle. Randolph comprit que Rennie était venu voir son fils prêter serment. Et, comme il se sentait encore mal à l’aise d’avoir refusé de donner une arme à ses nouvelles recrues (refuser quoi que ce soit à Big Jim allait à l’encontre de la stratégie toujours politiquement correcte de Randolph), le nouveau chef fit traîner les choses, avant tout pour le bénéfice du deuxième conseiller.
« Et je ne laisserai personne me faire chier.
— Et je ne laisserai personne me faire chier », reprirent-ils tous en chœur.
Avec enthousiasme. Souriant tous. D’attaque. Prêts à prendre la rue.
Big Jim hocha la tête et leva le pouce, en dépit du gros mot. Randolph se sentit le cœur plus léger, sans savoir que la formule allait revenir le hanter : Et je ne laisserai personne me faire chier.
Lorsque Julia Shumway entra au Sweetbriar Rose ce matin-là, la plupart des personnes venues prendre le petit déjeuner étaient déjà reparties, soit pour l’église, soit pour tenir une réunion impromptue sur la place principale. Il était neuf heures. Barbie était seul ; ni Dodee Sanders ni Angie McCain ne s’étaient montrées, ce qui ne surprit personne. Rose s’était rendue au Food City. Anson l’avait accompagnée. Avec un peu de chance, ils reviendraient avec des provisions, mais Barbie ne le croirait que lorsqu’ils les verrait.
« Nous sommes fermés jusqu’au déjeuner, dit-il, mais il reste du café.
— Et pas un rouleau à la cannelle ? » demanda Julia avec une note d’espoir.
Barbie secoua la tête. « Rose n’en a pas préparé. Il faut faire tenir le générateur le plus longtemps possible.
— C’est logique, admit Julia. Du café, alors. »
Il avait apporté le pot avec lui et il la servit. « Vous avez l’air fatiguée.
— Barbie, tout le monde a l’air fatigué, ce matin. Et mort de peur.
— Et le journal ?
— J’espérais qu’il serait prêt pour dix heures, mais je crains que ce soit plutôt trois heures de l’après-midi. Le premier numéro exceptionnel duDemocrat depuis l’inondation de la Prestile.
— Des problèmes de production ?
— Pas tant que mon générateur continuera à tourner. Je voudrais simplement aller jusqu’à l’épicerie voir si les gens ne s’y sont pas précipités en masse. Et s’ils ont quelque chose à raconter. Pete Freeman y est déjà pour prendre des photos. »
Barbie n’aima pas trop l’expression « en masse ». « Bon Dieu, j’espère qu’ils resteront tranquilles.
— Mais oui. Nous sommes à Chester’s Mill, ici, pas à New York. »
Barbie n’était pas aussi convaincu qu’elle qu’il y eût autant de différence entre les rats des villes et les rats des champs, en cas de stress, mais il garda sa réflexion pour lui. Elle connaissait mieux que lui les gens du coin.
Comme si elle avait lu dans ses pensées, Julia dit alors : « Je peux me tromper, évidemment. C’est pourquoi j’ai envoyé Pete. » Elle regarda autour d’elle. Il restait encore quelques clients, au comptoir, qui finissait leurs œufs et vidaient leur tasse de café, et bien entendu la grande table du fond — la table aux foutaises, en langage yankee — était entièrement occupée par les vieux habitués qui remâchaient les évènements récents et discutaient de ce qui risquait de se produire ensuite. Mais Barbie et Julia avaient le centre du restaurant pour eux.
« J’ai une ou deux choses à vous dire, reprit-elle un ton plus bas. Et arrêtez de me tourner autour comme un maître d’hôtel, asseyez-vous. »
Barbie s’exécuta et se servit une tasse de café. C’était le fond du pot et il avait un arrière-goût de caoutchouc, mais… c’était évidemment le fond du pot qui était le plus chargé en caféine.
Julia sortit son portable de la poche de sa robe et le poussa vers lui. « Votre copain Fox m’a rappelée à sept heures ce matin. Quelque chose me dit qu’il n’a pas dû beaucoup dormir la nuit dernière, lui non plus. Il m’a demandé de vous le donner. Il ne sait pas que vous en avez un. »
Barbie ne toucha pas le téléphone. « S’il s’attend à un premier rapport, c’est qu’il surestime sérieusement mes capacités.
— Il n’a pas dit ça. Simplement qu’il avait besoin de vous parler et qu’il voulait pouvoir vous joindre. »
Cela décida Barbie. Il repoussa le téléphone vers elle. Elle le prit sans paraître étonnée. « Il a aussi dit que si vous n’aviez pas de nouvelles de lui à cinq heures de l’après-midi, vous devriez l’appeler. Pour une mise à jour. Vous voulez que je vous donne son numéro de code bizarre ?
Il soupira. « Bien sûr. »
Elle l’écrivit sur une serviette en papier, en petits chiffres bien nets. « Je crois qu’ils vont tenter quelque chose.
— Quoi ?
— Il ne l’a pas précisé ; j’ai juste eu l’impression qu’ils envisageaient un certain nombre de possibilités.
— Tiens, pardi ! Et qu’est-ce qui vous avez encore dans la tête ?
— Qui vous dit qu’il y a quelque chose ?
— Juste une impression, répondit-il avec un sourire.
— OK, le compteur Geiger.
— J’avais pensé en parler à Al Timmons. »
Al était le concierge de l’hôtel de ville et un habitué du Sweetbriar Rose. Barbie s’entendait bien avec lui.
Julia secoua la tête.
« Non ? Pourquoi non ?
— Vous voulez savoir qui a consenti un prêt personnel sans intérêt à Al pour qu’il puisse envoyer son plus jeune fils à l’université Heritage Christian, en Alabama ?
— Ne serait-ce pas Jim Rennie, par hasard ?
— Tout juste. Et maintenant, histoire de faire monter un peu plus la mayonnaise, devinez à qui appartient le camion dont se sert Al ?
— Quelque chose me dit que ce doit être encore Rennie.
— Bingo. Et vu que vous êtes la crotte de chien que le deuxième conseiller ne parvient pas à enlever complètement de ses chaussures, s’adresser à des gens qui lui doivent tout risque de ne pas être une bonne idée. » Elle se pencha un peu plus vers lui. « Mais il se trouve que je sais qui détient un jeu complet des clefs du royaume : de l’hôtel de ville, de l’hôpital, du centre de soins, des écoles, tout ce que vous voulez.
— Qui ?
— Feu notre patron de la police. Et il se trouve aussi que je connais très bien sa femme — sa veuve. Elle n’aime pas du tout Jim Rennie. De plus, elle sait garder un secret si on arrive à la persuader de le garder.
— Julia, le cadavre de son mari n’est pas encore froid. »
Julia évoqua un instant le sinistre petit salon funéraire de Bowie et eut une grimace de chagrin et de dégoût. « Peut-être pas, mais il est probablement descendu à la température de la pièce. J’accepte votre réserve, cependant, et j’applaudis à votre compassion. Mais… » Elle lui prit la main. Le geste surprit Barbie mais ne lui déplut pas. « … Les circonstances ne sont pas ordinaires. Et aussi brisé que soit le cœur de Brenda Perkins, elle en aura conscience. Vous avez un boulot à faire. De ça, je peux la convaincre. Vous êtes leur taupe, Barbie.
— Leur taupe », répéta-t-il.
Il fut soudain envahi de souvenirs désagréables : un gymnase à Falludjah et un Irakien nu, mis à part son turban à moitié déroulé. Après ce jour-là et ce gymnase, il n’avait plus voulu faire ce genre de boulot. Et voilà que ça recommençait.
« Alors est-ce que je devrais… »
Il faisait anormalement chaud pour une matinée d’octobre, et si la porte était fermée (les gens pouvaient sortir, mais personne ne pouvait entrer), les fenêtres étaient ouvertes. Par celles donnant sur Main Street, venait de leur parvenir un tintement métallique creux accompagné d’un cri de douleur. Suivis par d’autres, de protestation cette fois.
Barbie et Julia se regardèrent par-dessus leurs tasses avec une même expression de surprise et d’appréhension.
Ça commence, se dit Barbie. Il savait que c’était faux — que tout avait commencé hier, quand le Dôme était tombé — mais en même temps il était sûr que c’était vrai.
Les gens au comptoir s’étaient précipités jusqu’à la porte. Barbie en fit autant, suivi de Julia.
Au bout de la rue, au nord de la place principale, la cloche de la première église congrégationaliste se mit à sonner, appelant les fidèles à se rassembler.
Junior Rennie se sentait en grande forme. Pas même l’ombre d’un mal de tête, ce matin, et son petit déjeuner ne lui pesait pas sur l’estomac. Il se sentait même capable de déjeuner. Excellent, ça. Cela faisait un bon moment qu’il ne mangeait presque plus rien ; la moitié du temps, la seule vue de la nourriture lui donnait envie de dégobiller. Pas ce matin, cependant. Des Flapjacks et du bacon, rien que ça.
Si c’est l’apocalypse, dommage qu’elle ne se soit pas produite avant, pensa-t-il.
Chaque adjoint spécial devait faire équipe avec un officier à plein temps. Junior s’était retrouvé avec Freddy Denton, et cela aussi était parfait. Denton, qui perdait ses cheveux mais était très en forme à cinquante ans, avait la réputation de ne pas être un tendre… sauf qu’il y avait des exceptions. Il avait été président de l’équipe de football — les Wildcats Boosters Club — à l’époque où Junior jouait, et la rumeur courait qu’il n’avait jamais donné le moindre carton jaune à un joueur. Junior ne pouvait parler au nom de tout le monde, mais il savait que Frankie DeLesseps s’était fait remonter une fois les bretelles par Freddy et il avait lui-même eu droit par deux fois au « je ne vais pas t’en coller un cette fois, mais calme-toi un peu, hein ? ». Junior aurait pu se retrouver en équipe avec Wettington, qui se serait peut-être fait des idées. Elle avait beaucoup de monde au balcon, d’accord, mais parlez-moi d’une gourde. Et il n’avait rien eu à foutre du regard froid qu’elle lui avait adressé après la prestation de serment, tandis que lui et Freddy passaient devant elle pour sortir.
Il me reste encore un peu de place dans le placard pour toi, si tu déconnes avec moi, Jackie, pensa-t-il en se mettant à rire. Bon Dieu, comme la chaleur et le soleil sur son visage lui faisaient du bien ! Depuis combien de temps ne s’était-il pas senti aussi bien ?
Freddy se tourna vers lui. « Quelque chose de drôle, Junior ?
— Rien en particulier, juste que ça baigne pour moi. »
Leur boulot — pour ce matin, du moins — consistait à patrouiller Main Street à pied (« pour faire acte de présence », leur avait dit Randolph), tout d’abord dans un sens, puis dans l’autre. Une mission qui n’avait rien de désagréable dans le chaud soleil d’octobre.
Ils passaient devant le Mill Gas & Grocery lorsqu’ils entendirent des éclats de voix en provenance de l’intérieur. L’une d’elles était celle de Johnny Carver, gérant et propriétaire de parts dans l’épicerie ; l’autre vociférait de manière trop indistincte pour que Junior distingue les mots, mais Freddy Denton leva les yeux au ciel.
« Sam Verdreaux le Poivrot, aussi sûr que je respire et vis, dit-il. Merde ! Et il n’est même pas neuf heures et demie.
— Sam Verdreaux ? Qui c’est ? » demanda Junior.
La bouche de Freddy se pinça — une ligne blanche incurvée vers le bas que Junior avait déjà vue à l’époque où il jouait au football. C’était l’expression qui disait, Ah, merde, on est à la traîne. Mais aussi, Ah, merde, pas de pot que ça tombe sur nous. « Tu as sauté quelques cours sur la bonne société de Chester’s Mill, Junior. Petite leçon de rattrapage. »
Carver disait : « Je sais qu’il est neuf heures passées, Sammy, je vois que tu as de l’argent, mais je peux tout de même pas te vendre de vin. Pas ce matin, ni cet après-midi, ni ce soir. Et probablement pas demain non plus, à moins que ce bordel ne soit terminé. Décrété par Randolph lui-même. C’est le nouveau chef.
— Mon cul qu’il est chef ! » rétorqua l’autre voix, mais elle était tellement pâteuse que ça donnait plutôt quelque chose comme Mon-cu-y-est-sef ! « Pete Randolph, c’est d’la merde à côté de Duke Perkins.
— Duke est mort et Randolph a dit, pas de vente d’alcool. Désolé, Sam. »
Alors Sam se mit à geindre :
« Rien qu’une bouteille de T-Bird — Rin-qua-bouille-e-tibeur ! J’en ai besoin et j’ai le fric. Allez ! Ça fait combien d’années que j’suis client ici ?
— Ah, merde. »
Bien qu’ayant l’air dégoûté de lui-même, Johnny se tournait déjà vers le mur où s’étageaient bières et boissons alcoolisées au moment où Freddy et Junior s’avancèrent dans l’allée. Il avait probablement décidé qu’une bouteille de Bird n’était pas cher payé pour débarrasser le magasin de ce vieux sac à vin, en particulier alors que les autres clients regardaient la scène, l’air avide, se demandant comment les choses allaient tourner.
Écrit à la main sur un carton placé bien en évidence, on pouvait lire : PAS DE VENTE D’ALCOOL JUSQU’À NOUVEL ORDRE, mais cette lavette tendait tout de même déjà la main vers la gnôle, les bouteilles du milieu. Là où trônaient les tord-boyaux bon marché. Cela faisait moins de deux heures que Junior était flic, mais il savait que c’était une mauvaise idée. Si Carver cédait à un ivrogne hirsute, d’autres clients d’aspect moins répugnant exigeraient le même privilège.
Apparemment, Freddy Denton était d’accord. « Non, ne faites pas ça », dit-il à Johnny Carver. Puis il se tourna vers Verdreaux, qui le regardait avec les yeux rougis d’une taupe prise dans un incendie de broussailles. « Je suis pas sûr qu’il te reste assez de neurones en état de marche pour lire ce qui est écrit, mais je sais en tout cas que tu as entendu ce qu’on t’a dit : pas d’alcool aujourd’hui. Alors du balai. Ça commence à schlinguer un peu trop ici.
— Vous pouvez pas m’obliger, officier », dit Sam, se redressant de toute la hauteur de son mètre soixante-cinq. Il portait des pantalons de toile crasseux, un T-shirt des Led Zeppelin et de vieilles tatanes aux talons écrasés. Il avait dû passer chez le coiffeur à l’époque où Bush II était au top dans les sondages. « J’ai mes droits. C’est un pays libre. C’est écrit dans la Constitution.
— La Constitution n’a plus cours à Chester’s Mill, répliqua Junior, n’ayant pas idée à quel point il était prophète. Alors mets-la dans ta poche et ton mouchoir par-dessus et dégage. » Bon Dieu, qu’il se sentait bien ! En moins de vingt-quatre heures il était passé du fin fond de la cata à roi de la baraka !
« Mais… »
Sam hésitait, lèvre inférieure tremblante, s’efforçant de trouver de nouveaux arguments. Avec dégoût et fascination, Junior vit les yeux du vieux chnoque devenir humides. Sam tendit ses mains, lesquelles tremblaient beaucoup plus nettement que sa lèvre inférieure. Il ne lui restait qu’un seul et unique argument, mais c’était dur de devoir en faire état en public. Comme il n’avait pas le choix, il s’y résigna.
« J’en ai vraiment besoin, Johnny. Sans déconner. Juste un peu, pour que j’arrête de trembler. Je la ferai durer. Et je ferai pas d’histoires. Promis. Je le jure sur le nom de ma mère. Je rentrerai chez moi. »
Le chez-soi de Sam le Poivrot était un cabanon installé dans une arrière-cour pelée, sinistre, où traînaient des pièces d’automobiles rouillées.
« Je devrais peut-être… », commença Johnny Carver.
Freddy l’ignora. « De ta vie, t’as jamais fait durer une seule bouteille, Sam le Poivrot.
— M’appelez pas comme ça ! » protesta Sam Verdreaux.
Les larmes débordèrent et coulèrent sur ses joues.
« Ta braguette est ouverte, l’ancien », dit Junior.
Et lorsque Sam baissa les yeux vers son falzar cradingue, Junior mit un doigt sous son menton pendouillant et lui pinça le nez. Une blague de cour d’école, d’accord, mais elle n’avait rien perdu de son charme. Junior alla même jusqu’à dire ce qu’ils disaient à l’époque, avec une légère variante : « Fringues crado, pif d’alcoolo ! »
Freddy Denton se mit à rire, imité par deux ou trois autres. Même Johnny Carver sourit, bien que n’ayant pas tellement l’air d’en avoir envie.
« Fiche-moi le camp d’ici, Sam, dit Freddy. C’est une belle journée. Tu voudrais pas la passer au trou, hein ? »
Toutefois quelque chose — le fait d’être traité de poivrot, ou peut-être de se faire pincer le nez, ou peut-être les deux — avait rallumé un peu de la rage qui avait tant impressionné et effrayé les potes bûcherons de Sam quand il était un as du débardage, quarante ans auparavant, sur la rive canadienne de la Merimachee. Le tremblement de ses lèvres et de ses mains s’arrêta, du moins temporairement. Ses yeux se portèrent sur Junior et il s’éclaircit la gorge, émettant un son gras, enchifrené, indéniablement chargé de mépris. Et quand il parla, il n’avait plus la voix pâteuse :
« Va chier, morveux. T’es pas un flic, et t’as jamais été un vrai joueur de football. Même pas foutu d’entrer dans l’équipe B de ton collège, d’après ce que j’ai entendu dire. »
Il se tourna vers Denton.
« Et toi, l’adjoint Duchnoque. Il est parfaitement légal d’acheter après neuf heures du matin les dimanches. C’est comme ça depuis les années 1970, un point, c’est tout. »
À présent, il regardait Johnny Carver. Johnny ne souriait plus et les clients qui assistaient à la scène ne disaient plus un mot. Une femme avait porté une main à sa gorge.
« J’ai du fric, du bon fric, et je prends ce qui est à moi. »
Il voulut contourner le comptoir. Junior le saisit par le col de sa chemise et le fond de son pantalon, le fit pivoter et le poussa en courant jusqu’à l’entrée du magasin.
« Hé ! cria Sam tandis que ses pieds pédalaient vainement au-dessus du vieux plancher huilé. Hé ! Bas les pattes ! J’veux pas de tes sales pattes sur moi ! »
Une fois la porte franchie, en bas des marches, Junior tenait toujours le vieil homme devant lui. Il était aussi léger qu’un sac de plumes. Et, bon Dieu, il pétait ! Pan-pan-pan, une vraie mitrailleuse !
Le camion de Stubby Norman était garé le long du trottoir. Facilement reconnaissable avec MOBILIER ACHAT VENTE et ANTIQUITÉS AU MEILLEUR PRIX écrits sur les côtés. Stubby lui-même se tenait non loin, bouche bée. Junior n’hésita pas. Il poussa le vieil ivrogne qui le couvrait de jurons la tête la première contre le flanc du véhicule. Le métal peu épais émit un BONNNG ! sourd.
Junior ne réalisa qu’il aurait pu tuer l’odorant enfoiré que lorsque Sam le Poivrot tomba comme une pierre, en partie sur le trottoir, en partie dans le caniveau. Il fallait cependant davantage qu’un contact un peu rugueux avec la tôle molle d’un vieux bahut pour tuer Sam Verdreaux. Ou le faire taire. Il poussa un cri, puis se mit à pleurer. Il se hissa sur les genoux. Un liquide écarlate coulait de la peau fendue de son crâne et lui inondait le visage. Il en essuya une partie, regarda sa main avec incrédulité, puis tendit ses doigts d’où gouttait le sang.
Les piétons qui passaient s’étaient immobilisés, tous, et si complètement qu’on aurait pu croire qu’ils jouaient au jeu des statues. Ils regardaient, les yeux écarquillés, l’homme agenouillé qui tendait une main pleine de sang.
« Je vais poursuivre toute cette putain de ville pour brutalités policières ! brailla Sam. ET JE GAGNERAI ! »
Freddy descendit les marches du magasin et vint près de Junior.
« Allez, dites-le, lui dit Junior.
— Quoi donc ?
— J’ai exageré.
— Putain oui. Mais tu as entendu ce qu’a dit Pete : on ne laisse personne nous faire chier. Collègue, c’est ici et maintenant que ce truc entre en vigueur. »
Collègue ! Junior sentit son cœur se soulever de joie.
« Vous avez pas le droit de me jeter dehors alors que j’ai de l’argent ! hurlait Sam. Vous avez pas le droit de me frapper ! Je suis un citoyen américain ! Je vous traînerai devant la cour !
— Eh bien bonne chance, dit Freddy. Parce que la cour siège à Castle Rock et que d’après ce que j’ai entendu dire, la route vers là-bas est fermée. »
Il remit le vieil homme sur ses pieds. Sam saignait aussi du nez, et le devant de son T-shirt était tout rouge. Freddy passa une main dans son dos pour prendre un jeu de menottes en plastique (Faut que je m’en procure, songea Junior, admiratif). L’instant suivant, elles entouraient les poignets de Sam.
Freddy parcourut des yeux la foule des témoins — les passants comme ceux qui s’entassaient dans l’entrée du magasin. « Cet homme est arrêté pour trouble à l’ordre public, résistance à des officiers de police et tentative d’agression ! » déclara-t-il de la voix de stentor que Junior n’avait pas oubliée. Quand lui-même jouait au football et qu’il se faisait remonter les bretelles depuis le banc de touche par Freddy. À l’époque, elle l’irritait. Aujourd’hui, elle le ravissait.
Je crois que je grandis, songea-t-il.
« Il est aussi arrêté pour violation du nouveau règlement sur l’alcool, institué par le chef Randolph. Prenez-en de la graine ! » Freddy secoua Sam. Du sang vola de son nez et de ses cheveux crasseux. « Nous sommes en situation de crise, m’sieurs-dames, nous avons un nouveau chef de la police et il a bien l’intention de la contrôler. Faudra s’y habituer, faire avec, et même aimer ça. C’est mon conseil. Suivez-le et je suis sûr qu’on s’en sortira sans problème. Ne le suivez pas, et… »
Il se contenta de montrer les mains de Sam, menottées dans son dos.
Deux personnes applaudirent — applaudirent vraiment. Pour Junior Rennie, ce fut comme une eau bien fraîche par une chaude journée. Puis, tandis que Freddy entraînait un Sam titubant et en sang, Junior sentit un regard tomber sur lui. La sensation était forte, presque comme si deux doigts s’enfonçaient dans sa nuque. Il se tourna et vit Dale Barbara. À côté de la femme du journal, qui l’observait d’un regard dépourvu d’expression. Barbara, qui lui avait flanqué une sacrée raclée l’autre soir dans le parking. Qui les avait même esquintés tous les trois, avant qu’il ne soit finalement écrasé sous le nombre.
Les impressions agréables de Junior commencèrent à s’évanouir. Presque comme si elles s’envolaient par le haut de sa tête, comme des oiseaux. Ou comme des chauves-souris chassées d’un beffroi.
« Qu’est-ce que vous fabriquez ici ? demanda-t-il à Barbara.
— J’ai une meilleure question », intervint Julia Shumway. Elle arborait un petit sourire dur. « Qu’est-ce qui vous prend, vous, de brutaliser un homme qui fait le quart de votre poids et qui a trois fois votre âge ? »
Junior fut à court de réponse. Il sentit le sang lui monter aux joues et s’y déployer. Il imagina soudain cette salope de journaliste dans le placard des McCain, tenant compagnie à Angie et Dodee. Barbara, aussi. Peut-être allongé sur la salope de journaliste, comme pour une bonne vieille partie de jambes en l’air.
Freddy vola au secours de Junior. Il parla calmement. Arborant le masque autoritaire du flic, bien connu dans le monde entier. « Toutes les questions concernant les méthodes de la police doivent être adressées au nouveau chef, madame. En attendant, vous feriez mieux de ne pas oublier que nous sommes livrés à nous-mêmes. Parfois, quand les gens sont livrés à eux-mêmes, il n’est pas mauvais de faire des exemples.
— Parfois, lorsque les gens sont livrés à eux-mêmes, ils font des choses qu’ils regrettent par la suite, rétorqua Julia. Quand commencent les enquêtes, en général. »
Les coins de la bouche de Freddy s’affaissèrent. Puis il entraîna Sam sur le trottoir.
Junior regarda Barbie encore quelques instants. « T’as intérêt à faire gaffe à ce que tu me dis. Et à où tu mets les pieds. » Il caressa du pouce son badge flambant neuf. « Perkins est mort et je représente la loi.
— Tu n’as pas très bonne mine, Junior. Serais-tu malade, par hasard ? »
Junior le regarda avec des yeux légèrement trop écarquillés. Puis il fit demi-tour pour rejoindre son collègue. Il avait les poings serrés.
En période de crise, pour se rassurer, les gens ont tendance à se réfugier dans ce qui leur est familier. Ce qui vaut aussi bien pour les croyants que pour les païens. Il n’y eut aucune surprise pour les fidèles de Chester’s Mill ce matin-là ; Piper Libby parla d’espoir à la Congo, tandis que Lester Coggins évoquait les feux de l’enfer à l’église du Christ-Rédempteur. Les deux églises étaient pleines.
Le texte qui avait servi de point de départ à Piper était tiré de l’évangile de Jean : Je vous donne un commandement nouveau : aimez-vous les uns les autres ; comme je vous ai aimés, aimez-vous les uns les autres. Elle expliqua aux ouailles massées sur les bancs de la Congo que la prière était importante en temps de crise — le réconfort de la prière, la puissance de la prière —, mais qu’il était également important de s’aider mutuellement, de pouvoir compter les uns sur les autres et de s’aimer les uns les autres.
« Dieu nous met à l’épreuve avec des choses que nous ne comprenons pas. Parfois, c’est la maladie. Parfois, c’est la mort inattendue d’une personne aimée. » Elle eut un regard plein de sympathie pour Brenda Perkins, assise la tête inclinée et les mains serrées sur ses genoux, habillée d’une robe noire. « Et aujourd’hui, reprit-elle, c’est une barrière inexplicable qui nous coupe du reste du monde. Nous ne la comprenons pas, mais nous ne comprenons pas non plus la maladie, ni la souffrance, ni la mort inattendue des bonnes personnes. Nous demandons à Dieu pourquoi et, dans l’Ancien Testament, il y a cette réponse que Dieu fit à Job : Où étais-tu quand je fondais la terre ? Mais dans le Nouveau Testament — nouveau et plus éclairé — c’est la réponse que Jésus donne à ses disciples : Aimez-vous les uns les autres, comme je vous ai aimés. C’est ce que nous devons faire aujourd’hui et tous les jours, jusqu’à ce que cette chose soit terminée : nous aimer les uns les autres. Nous aider les uns les autres. Et attendre que l’épreuve finisse, comme finissent toujours les épreuves imposées par Dieu. »
La citation retenue par Lester Coggins provenait des Nombres (partie de la Bible guère connue pour son optimisme) : Mais si vous ne faites pas ainsi, vous péchez contre l’Éternel ; sachez que votre péché vous atteindra[12].
Comme Piper, Lester évoqua le concept d’épreuve — un grand classique ecclésiastique à chacun des grands sacs d’embrouilles de l’Histoire — mais l’essentiel de son prêche fut consacré à l’aspect infectieux du péché, à la manière dont Dieu traitait ce genre d’infection, qu’il paraissait broyer entre ses doigts comme on écrase un bouton importun jusqu’à ce qu’on en ait fait jaillir le pus, tel du divin Colgate.
Et étant donné que, même dans la lumière limpide de cette belle matinée d’octobre, il restait encore largement convaincu que le péché pour lequel était châtiée la ville était le sien, Lester fut particulièrement éloquent. Il y avait des larmes dans beaucoup d’yeux, et des cris « Oui, Seigneur ! » s’élevaient entre deux « Amen ! » d’un endroit à l’autre. Lorsqu’il était ainsi inspiré au cours d’un prêche, des idées nouvelles lui venaient parfois à l’esprit. Et il en eut une ce jour-là qu’il formula sur-le-champ, sans prendre un instant pour y réfléchir. Il n’avait pas besoin de réfléchir. Certaines choses ont un tel éclat, une telle aura, qu’elles ne peuvent pas ne pas être justes.
« Cet après-midi, je vais aller là où la Route 119 se heurte à la barrière mystérieuse de Dieu, dit-il.
— Oui, Jésus ! » s’écria une femme en pleurs.
D’autres frappèrent des mains ou les levèrent en manière de témoignage.
« J’irai vers deux heures. J’irai me mettre à genoux là, dans le champ de la ferme, ouais, et je supplierai Dieu de nous enlever cette affliction. »
Cette fois, les cris de Oui Seigneur, Oui Jésus etDieu le sait furent plus forts.
« Mais tout d’abord… » Lester leva la main avec laquelle il avait flagellé son dos nu au plus noir de la nuit. « Tout d’abord, je vais prier pour le PÉCHÉ qui a provoqué cette SOUFFRANCE et ce CHAGRIN et cette AFFLICTION ! Si je suis seul, Dieu ne m’entendra peut-être pas. Si je suis avec deux ou trois autres croyants, ou même cinq, Dieu risque toujours de ne pas m’entendre, pouvez-vous dire amen ? »
Ils pouvaient. Ils le firent. Tous levaient les mains à présent, se balançant d’un côté et de l’autre, dans une transe mystique.
« Mais si TOUS vous venez, si nous prions en cercle à genoux dans l’herbe du bon Dieu, sous le ciel bleu du bon Dieu… au su et au vu des soldats qui, paraît-il, montent la garde devant l’œuvre de la main implacable de Dieu… si TOUS vous venez, si TOUS nous prions ensemble, alors nous pourrons peut-être aller jusqu’à la racine du péché, l’exposer à la lumière pour le faire mourir et provoquer un miracle digne de notre Dieu tout-puissant ! VIENDREZ-VOUS ? VIENDREZ-VOUS VOUS AGENOUILLER AVEC MOI ? »
Bien sûr que oui, ils viendraient. Bien sûr que oui, ils se mettraient à genoux. Les gens apprécient une bonne, une honnête réunion de prière quand les temps sont heureux comme quand ils sont durs. Et quand l’orchestre attaqua en swinguant « Whatever My God Ordains is Right » (en si, Lester à la première guitare), ils chantèrent à en soulever le toit.
Jim Rennie était là, bien entendu ; ce fut Big Jim qui prit les dispositions pour les transports.
OÙ ? Ferme Dinsmore sur la Route 119 (il suffit de trouver l’épave du camion et les agents militaires de l’oppression !).
QUAND ? À 14 heures.
QUI ? Vous, et tous les amis que vous pourrez amener ! Dites-leur qu’il faut raconter ce qui nous arrive aux médias ! Dites-leur que nous voulons savoir qui nous a fait ça !
ET POURQUOI !
Et avant tout, que nous voulons SORTIR DE LÀ ! ! !
Des panneaux seront préparés, mais il vaut mieux amener les vôtres (et rappelez-vous que les grossièretés sont contre-productives).
S’il y avait quelqu’un en ville qui aurait pu adopter la célèbre formule nietzschéenne « Ce qui ne me tue pas me rend plus fort » comme devise personnelle, c’était bien Romeo Burpee, un dégourdi avec une mèche à la Elvis et des bottes pointues à côtés élastiques. Il devait son prénom à une mère franco-américaine romantique ; son nom de famille à un père yankee pure laine, un radin qui en aurait remontré à Harpagon lui-même. Romeo avait survécu à une enfance de sarcasmes impitoyables — sans parler de quelques corrections — pour devenir l’homme le plus riche de la ville (pas tout à fait… Big Jim était l’homme le plus riche de la ville mais, par nécessité, une bonne partie de sa richesse était dissimulée). Rommie possédait le plus vaste — et le plus rentable — grand magasin de tout l’État. Dans les années 1980, ses investisseurs potentiels lui avaient dit qu’il était cinglé de vouloir afficher un nom aussi moche que Burpee[13]. La réaction de Romeo avait été de dire que si le grainetier Burpee Seed avait très bien fait avec, il devait pouvoir en faire autant. Et aujourd’hui leurs meilleures ventes de l’été étaient des T-shirts sur lesquels on lisait quelque chose comme VIENS BOIRE DU ROTEUX AU ROT HEUREUX. Qu’est-ce que vous dites de ça, les banquiers dépourvus d’imagination ?
Il avait réussi, dans une large mesure, grâce à son discernement et à son opiniâtreté impitoyable. Vers dix heures, ce dimanche matin-là — peu de temps après avoir vu Sam le Poivrot traîné jusqu’à la Casa Flicos —, une nouvelle occasion s’était présentée à lui. Comme cela arrive toujours quand on est en alerte permanente.
Rommie avait observé les enfants qui collaient des affiches. Conçues par ordinateur et d’un aspect très professionnel. Les gosses — la plupart à bicyclette, deux en planche à roulettes — avaient très bien couvert Main Street. Appel à manifester sur la 119. Romeo se demanda qui avait eu cette idée.
Il en arrêta un et lui posa la question.
« Moi, lui répondit Joe McClatchey.
— Sans déconner ?
— Sans déconner. Vraiment. »
Rommie donna un billet de cinq au grand échalas, en dépit de ses protestations, l’enfonçant profondément dans sa poche-revolver. Rommie se dit que les gens iraient à la manifestation du gosse. Ils étaient prêts à faire n’importe quoi pour exprimer leur peur, leur frustration, leur légitime colère.
Peu après avoir renvoyé Joe l’Épouvantail à sa tâche, Romeo entendit des gens parler d’un rendez-vous de prière devant se tenir en début d’après-midi, sous la direction du pasteur Coggins. Même bon Dieu d’heure, même bon Dieu de lieu.
Un signe du ciel, aucun doute. Qui disait : BELLE OCCASION COMMERCIALE.
Romeo retourna dans son magasin où les clients ne se bousculaient pas. Les gens qui faisaient leurs courses aujourd’hui s’étaient plutôt rendus au Food City ou au Mill Gas & Grocery. Sans compter qu’ils étaient minoritaires. La plupart des citoyens de la ville étaient à l’église ou chez eux, collés aux bulletins d’informations de la télé. Toby Manning, assis derrière la caisse, regardait lui-même CNN sur une petite télé à batterie.
« Arrête-moi ce truc et ferme ta caisse, lui dit Romeo.
— Sérieusement, Mr Burpee ?
— Oui. Et sors la grande tente de la remise. Fais-toi aider par Lily.
— Celle pour les super-soldes de l’été ?
— Exactement. Nous allons l’installer au milieu de l’herbe à vaches, là où l’avion de Chuck Thompson s’est écrasé.
— Le champ d’Alden Dinsmore ? Il risque de vous demander quelque chose.
— Eh bien, on lui paiera quelque chose. »
Romeo calculait déjà. Son magasin vendait de tout, y compris des produits d’épicerie à bas prix, et il avait actuellement un bon millier de paquets de saucisses de Francfort Happy Boy à solder ; elle attendaient dans son grand congélateur, derrière le magasin. Il les avait achetées à la maison mère de Happy Boy à Rhode Island (société défunte depuis, suite à un petit problème microbien, mais grâce à Dieu, pas d’E. coli) et avait envisagé de les vendre aux touristes et aux gens du coin pour le pique-nique de la fête nationale. Les ventes n’avaient pas marché aussi bien qu’il l’avait prévu, merci la foutue récession, mais il les avait néanmoins gardées, ces saucisses, s’y accrochant avec un entêtement de singe tenant une noix. Et maintenant, peut-être…
On n’aura qu’à les présenter sur les petits bâtonnets de Taiwan, songea-t-il. J’en ai encore un million, de ces saloperies. Et faudra leur donner un nom sympa, genre Frank-A-Ma-Bob. Sans compter qu’il avait aussi une centaine de cartons de limonade Yummy Tummy et de poudre Limeade, autres articles sur lesquels il s’attendait à avoir des pertes.
« On va aussi emporter tous les Blue Rhino. » Son esprit tournait comme une machine à calculer, à présent, exactement comme Romeo aimait qu’il tournât.
Toby commençait à s’exciter. « Qu’est-ce que vous avez en tête, Mr Burpee ? »
Rommie continua à inventorier tous les trucs qu’il avait et qu’ils s’étaient attendus à devoir passer par pertes et profits. Ces moulins à vent de merde pour les gosses… les pétards et les feux de Bengale qui lui restaient du 4-Juillet… les bonbons frelatés qu’il avait conservés en vue de Halloween…
« Toby, dit-il, nous allons organiser le plus grand pique-nique campagnard jamais vu dans ce patelin. Bouge-toi. On a du boulot. »
Rusty faisait la tournée des malades en compagnie du Dr Haskell, à l’hôpital, quand le talkie-walkie que Linda avait tenu à lui faire emporter sonna dans sa poche.
Sa voix était lointaine mais claire. « Rusty ? Va falloir que j’y aille, en fin de compte. D’après Randolph, la moitié de la ville va se retrouver près de la barrière de la 119, cet après-midi — les uns pour une assemblée de prières, les autres pour manifester. Romeo Burpee va monter une tente et vendre des hot-dogs, alors attends-toi à un pic de gastro-entérites dans la soirée. »
Rusty poussa un grognement.
« Je vais être obligée de laisser les filles à Marta, ajouta Linda, sur la défensive et inquiète, en femme qui se rend compte qu’elle ne peut pas se couper en deux pour faire tout ce qu’elle a à faire. Je vais l’avertir, pour Jannie.
— D’accord. »
Il savait que s’il lui avait demandé de rester à la maison, elle l’aurait fait… mais que tout ce qu’il aurait obtenu aurait été de l’angoisser davantage à un moment où leurs inquiétudes commençaient à s’apaiser. Et si une telle foule s’amassait là-bas, elle y serait utile.
« Merci, dit-elle. Merci de comprendre.
— Simplement, n’oublie pas que le chien doit accompagner les filles chez Marta. Tu sais ce qu’a dit le Dr Haskell. »
Ce matin le Dr Haskell — le Wiz — avait joué un rôle important pour les Everett. Il avait joué un rôle important depuis le début de la crise, en réalité. Rusty ne s’y serait jamais attendu, mais il appréciait. Et à voir les poches sous ses yeux et les plis autour de sa bouche, il était clair que le Dr Haskell le payait au prix fort. Il était trop âgé pour affronter une crise médicale ; faire un petit somme dans le salon du deuxième étage était davantage dans ses cordes, ces temps-ci. Sauf que, avec la seule aide de Ginny Tomlinson et de Twitchell, c’était le Dr Haskell et Rusty qui tenaient la boutique. La malchance avait voulu que le foutu Dôme dégringole par une belle matinée de week-end, quand tous ceux qui pouvaient aller se promener l’avaient fait.
Le Dr Haskell, bientôt soixante-dix ans, était néanmoins resté avec Rusty à l’hôpital jusqu’à onze heures, la veille au soir ; Rusty avait dû littéralement le pousser dehors et il avait été de retour dès sept heures, ce matin, au moment où Rusty et Linda arrivaient aussi avec leurs deux filles. Ainsi qu’avec Audrey, qui paraissait accepter avec beaucoup de calme cet environnement nouveau pour elle. Judy et Janelle s’étaient tenues de part et d’autre de la grosse chienne, la touchant pour se rassurer. Janelle paraissait morte de peur.
« C’est quoi, ce chien ? » avait demandé le Dr Haskell. Lorsque Rusty lui eut expliqué ce qui s’était passé, le médecin avait hoché la tête et dit à Janelle : « On va t’examiner, mon lapin.
— Ça va faire mal ? demanda la petite pleine d’appréhension.
— Non — sauf si tu avales de travers le bonbon que je te donnerai quand j’aurai regardé tes yeux. »
L’examen terminé, les adultes avaient laissé les deux filles et la chienne dans la salle d’examen et étaient passés dans le couloir. Haskell se tenait voûté. On aurait dit que ses cheveux avaient blanchi dans la nuit.
« Quel est ton diagnostic, Rusty ? avait demandé Haskell.
— Petit mal. Je dirais qu’il a été provoqué par l’excitation et l’angoisse, mais cela fait des mois qu’Audi a ses crises de gémissements.
— Bien. Nous allons commencer par du Zarontin. Tu es d’accord ?
— Absolument.
Rusty fut touché qu’il lui demande son avis. Il commençait à regretter ce qu’il avait pu dire ou penser de ce brave Dr Haskell.
— Est-ce qu’elle va bien maintenant, Ron ? » avait demandé Linda.
Il n’était pas question qu’elle aille travailler à ce moment-là ; elle avait prévu de passer une journée tranquille avec les filles.
« Elle va bien, avait répondu Haskell. Les crises de petit mal sont fréquentes chez les enfants. La plupart n’en ont qu’une ou deux dans leur vie. D’autres en ont un peu plus, pendant un certain nombre d’années, puis le phénomène s’arrête. Il est rare qu’elles provoquent des dommages durables. »
Linda parut soulagée. Rusty espéra qu’elle ne serait jamais obligée d’apprendre ce que le Dr Haskell n’avait pas jugé bon d’ajouter : qu’au lieu de trouver une issue dans le maquis neurologique où ils erraient, certains enfants malchanceux ne faisaient que s’y enfoncer davantage et finissaient par faire des crises de haut mal. Et que les crises de haut mal pouvaient, elles, entraîner des dommages. Et qu’elles pouvaient tuer.
Et maintenant, alors qu’il achevait la visite matinale (seulement une demi-douzaine de patients dont une accouchée ayant eu des complications) et qu’il espérait pouvoir prendre un café avant de filer au centre de soins, cet appel de Linda.
« Je suis sûre que Marta ne verra aucun inconvénient à prendre Audrey, dit-elle.
— Bien. Tu auras ton talkie-walkie pendant que tu seras en service, n’est-ce pas ?
— Oui. Bien sûr.
— Alors donne ton appareil personnel à Marta. Mettez-vous d’accord sur une fréquence. S’il arrive quelque chose à Janelle, je viendrai tout de suite.
— Très bien. Merci, mon chéri. Est-ce qu’il y a une chance pour que tu puisses t’absenter, cet après-midi ? »
Tandis que Rusty réfléchissait, il vit Dougie Twitchell s’engager dans le couloir. Il avait une cigarette calée derrière l’oreille et avançait de son pas nonchalant habituel, mais Rusty lut de l’inquiétude sur son visage.
« Je pourrai peut-être jouer les filles de l’air pendant une heure. Je peux rien promettre.
— Je comprends, mais ça me ferait du bien de te voir.
— Moi pareil. Fais gaffe, là-bas. Et dis aux gens de ne pas bouffer les hot-dogs de Burpee. Il doit les avoir dans son congélo depuis la dernière glaciation.
— Ce sont sans doute des steaks de mammouth, répondit Linda. Bon, terminé, mon ange. J’espère bien te voir. »
Rusty remit le talkie-walkie dans la poche de sa blouse blanche et se tourna vers Twitchell. « Qu’est-ce qui se passe ? Et enlève-moi cette cigarette de derrière ton oreille. On est dans un hôpital, ici. »
Twitchell retira la cigarette de l’endroit où il l’avait coincée et la regarda. « Je voulais aller la fumer à côté du hangar.
— C’était pas une bonne idée. Vu que c’est là qu’il y a les bonbonnes de propane de réserve.
— Justement. C’était ce que j’étais venu te dire. La plupart ont disparu.
— C’est des conneries. Ces machins-là pèsent des tonnes. Je ne me souviens même pas combien elles contiennent, si c’est trois mille ou cinq mille gallons chacune.
— Qu’est-ce que tu es en train de me dire ? Que j’ai oublié de regarder derrière la porte ? »
Rusty se mit à se frotter les tempes. « S’ils les ont prises — et je me demande qui sont ces ils — et si cela demande plus de trois ou quatre jours pour venir à bout de ce champ de force, nous allons sérieusement manquer de gaz.
— Tu m’étonnes ! dit Twitchell. D’après le relevé d’inventaire sur la porte, il aurait dû y avoir sept de ces bonbonnes, mais il n’en reste que deux. » Il rangea finalement la cigarette dans la poche de sa blouse. « J’ai vérifié l’autre remise, juste pour être sûr, au cas où quelqu’un les aurait déplacées…
— Mais pourquoi vouloir faire un truc pareil ?
— J’sais pas, Grand Maître. Bref, l’autre remise sert aux fournitures vraiment importantes pour l’hôpital : matériel de jardinage et d’entretien. Il n’y manque ni une pelle ni un râteau, mais le fertilisant a disparu. »
Rusty se moquait bien du fertilisant ; c’était le propane qui l’inquiétait. « Bon, si la situation devient vraiment sérieuse, nous ferons appel aux réserves de la ville.
— Va falloir se bagarrer avec Rennie.
— Alors que l’hôpital Cathy-Russell sera sa seule et unique possibilité si jamais son palpitant se met à faire des siennes ? J’en doute. Tu crois que je vais avoir le temps de m’éclipser un moment, cet après-midi ?
— Faudra voir avec le Wiz. On dirait que c’est lui le patron, maintenant.
— Où est-il ?
— Il dort dans le salon. Ronfle comme un sonneur de cloches. Tu veux le réveiller ?
— Non, répondit Rusty. Laissons-le dormir. Et on va arrêter de l’appeler le Wiz. Au vu de tout le boulot qu’il a abattu depuis que cette connerie nous est tombée dessus, j’estime qu’il mérite mieux.
— Ah, bien, sensei. Tu viens d’atteindre un niveau supérieur d’illumination.
— Lâche-moi les baskets. Punaise !
Et maintenant, imaginez ceci ; imaginez-le bien.
Il est deux heures et demie de l’après-midi à Chester’s Mill, par une journée d’automne somptueuse à vous faire sortir les yeux de la tête. Si la presse ne se trouvait pas confinée ailleurs, les photographes seraient au paradis du grand-angle — et pas seulement à cause du flamboiement des arbres. Les séquestrés de Chester’s Mill avaient migré en masse jusqu’aux pâturages de la ferme Dinsmore. Alden avait conclu un marché avec Romeo Burpee : six cents dollars pour la location de son champ. Les deux hommes étaient contents, le fermier parce qu’il avait obligé l’homme d’affaires à réévaluer considérablement sa proposition initiale (deux cents dollars), et Romeo parce qu’il serait monté jusqu’à mille dollars s’il avait été poussé dans ses derniers retranchements.
Des manifestants et des Adorateurs de Jésus, Alden n’avait pas tiré le moindre sou. Ce qui ne signifiait pas qu’il n’avait pas trouvé le moyen de se rattraper ; Alden Dinsmore était certes né par temps de pluie, mais pas de la dernière. Ayant évalué l’occasion qui se présentait, il avait délimité une grande zone de parking juste au nord de l’endroit où les débris de l’avion de Thompson s’étaient éparpillés la veille ; il y avait mis en poste sa femme, Shelley, son fils aîné, Ollie (vous vous souvenez d’Ollie) et son employé (Manuel Ortega, un Yankee d’importation des plus assimilés). Alden prélevait cinq dollars par véhicule, une fortune pour un éleveur de vaches laitières qui se cramponnait par la peau des dents à sa ferme pour l’empêcher de tomber entre les mains de la Keyhole Bank. Ce tarif lui valut quelques récriminations, mais pas tellement ; il en coûtait davantage pour se garer à la foire de Fryeberg et, à moins de vouloir se ranger sur les accotements — lesquels étaient de toute façon occupés des deux côtés par les premiers arrivants — puis d’accepter de faire près d’un kilomètre à pied pour arriver à l’endroit intéressant, ils n’avaient pas le choix.
Et quel spectacle étrange et varié ! Un vrai cirque à trois pistes, avec les citoyens ordinaires de Chester’s Mill dans les rôles-titres. Lorsque Barbie arrive avec Rose et Anse Wheeler (le restaurant est à nouveau fermé, réouverture pour le dîner — rien que des sandwichs, zéro plat chaud), ils restent bouche bée, silencieux. Julia Shumway et Peter Freeman prennent des photos. Julia s’arrête un instant, le temps d’adresser à Barbie un sourire qui, bien que séduisant, est comme tourné vers l’intérieur.
« Drôle de spectacle, hein ? »
Barbie sourit. « Et comment. »
Sur la première des trois pistes du cirque sont rassemblés les habitants ayant répondu à l’appel des affichettes posées par l’Épouvantail et son équipe. La manifestation est un succès, avec près de deux cents personnes, et les soixante panneaux fabriqués par les gamins (le plus populaire : LAISSEZ-NOUS SORTIR, BORDEL !) ont disparu en un tournemain. Heureusement, nombreux sont ceux qui ont fabriqué le leur. Le préféré de Joe est celui qui représente la carte de Chester’s Mill derrière des barreaux de prison. Lissa Jamieson ne se contente pas de brandir le sien, elle l’agite agressivement. Jack Evans est là, pâle, le visage fermé. Son panneau est un collage de photographies representant la femme qui s’est vidée de son sang hier, avec une question pour toute légende : QUI A TUÉ MA FEMME ? Joe l’Épouvantail est désolé pour Mr Evans… mais son panneau est sensationnel ! Si les journalistes pouvaient le voir, ils en chieraient de bonheur.
Joe a organisé les manifestants de manière à ce qu’ils tournent au plus près du Dôme, dont les limites sont matérialisées par les oiseaux morts côté Chester’s Mill (ceux du côté de Motton ont été enlevés par les militaires). Le fait de décrire un cercle donne l’occasion à chacun de ses manifestants (mes manifestants, pense Joe) d’agiter son panneau en direction des gardes postés là, le dos résolument tourné (exaspérant). Joe a également distribué des textes de chansons. Il les a écrites avec Norrie Calvert, l’idole de Benny Drake, question planche à roulettes. Norrie n’est pas seulement la reine du skate d’enfer, elle est capable de trouver des rimes simples mais fortes, vu ? L’un de ses refrains dit : Ha-ha-ha ! Hé-hé-hé ! Chester’s Mill faut libérer ! Un autre : Bande de fous ! Bande de fous ! Avouez donc que c’est vous ! Joe — à contrecœur — avait rejeté un autre chef-d’œuvre de Norrie qui disait : Bas les bâillons ! Bas les bâillons, c’est la presse que nous voulons, bande de couillons ! « Nous devons rester politiquement corrects », lui avait-il dit. En même temps, il se demande si Norrie Calvert a l’âge d’être embrassée. Et s’il serait capable de mettre la langue, dans ce cas. Il n’a jamais embrassé de fille, mais s’ils doivent tous crever de faim comme des insectes coincés sous un Tupperware, il devrait peut-être embrasser cette nana tant qu’il est encore temps.
Sur la deuxième piste, on trouve l’assemblée de prières du pasteur Coggins. Ce sont les vrais envoyés de Dieu. Et, dans une remarquable manifestation de détente ecclésiastique, une douzaine d’hommes et de femmes du chœur de la Congo ont été rejoindre celui du Christ-Rédempteur. Ils chantent « Une puissante forteresse est notre Dieu », et un bon nombre de non-affiliés qui connaissent cette hymne se sont joints à eux. Leurs voix s’élèvent vers le ciel d’un bleu immaculé, dominées par les exhortations glapissantes de Lester et les cris d’encouragement montant de l’assemblée — les amen et les alléluia qui viennent ponctuer le chant en un contrepoint parfait (mais pas harmonieux, ce serait aller trop loin). L’assemblée de prières ne cesse de s’élargir, d’autres habitants la rejoignent, tombent à genoux et posent temporairement leur panneau à terre pour pouvoir tendre leurs deux mains suppliantes. Les soldats leur ont tourné le dos ; Dieu, peut-être pas.
Mais c’est la piste centrale du cirque qui est la plus vaste et la plus spectaculaire. Romeo Burpee a dressé sa grande tente des super-soldes d’été nettement en arrière du Dôme et à une soixantaine de mètres de l’assemblée de prières, choix d’emplacement effectué après avoir vérifié d’où vient le peu de brise qui souffle. Il est impératif que la fumée de son bataillon de plaques Hibachi atteigne ceux qui prient comme ceux qui manifestent. Sa seule concession à l’aspect religieux de l’après-midi est d’avoir obligé Toby Manning à arrêter sa sono (McMurtry vociférant de sa voix nasillarde) ; ça ne s’accordait pas très bien avec « Que Tu es Grand, Seigneur » ou avec « Quand Jésus viendra ». Les affaires vont bon train et ne pourront que s’améliorer. De cela Romeo est sûr. Les hot-dogs — qui dégèlent directement pendant la cuisson — vont peut-être tordre quelques boyaux, plus tard, mais ils diffusent une odeur parfaite dans le chaud soleil de l’après-midi ; des odeurs de fête foraine et non de tambouille carcérale. Les gosses courent dans tous les sens en brandissant leurs moulins à vent et menacent de mettre le feu à l’herbe du champ avec leur pétards datant du 4-Juillet. Des gobelets en carton vides, ayant contenu soit une boisson à base de poudre de citron (ignoble) soit du café (plus ignoble encore) jonchent le sol. Plus tard, Romeo enverra Toby payer un gamin, peut-être l’un des fils Dinsmore, pour tout ramasser — dix dollars devraient faire l’affaire. Toujours important d’entretenir de bonnes relations avec les gens de la communauté. Pour le moment, cependant, Romeo Burpee est totalement concentré sur sa caisse enregistreuse de fortune, un simple carton (ayant contenu des rouleaux de papier toilette) posé sur un autre. Il prend les bons gros billets verts et rend de la petite monnaie argentée : c’est comme ça que les Américains font des affaires, mon lapin. Il demande quatre dollars par hot-dog et bon sang, ça marche. Il s’attend à en avoir déstocké dans les trois mille avant ce soir, peut-être beaucoup plus.
Et regardez ! Voici Rusty Everett ! Il a réussi à s’échapper, en fin de compte ! On est content pour lui ! Il regrette presque de ne pas avoir pris le temps de passer chercher les filles — elles se seraient certainement amusées et la vue de tous ces gens en train de prendre du bon temps aurait peut-être atténué leur peur — l’excitation, cependant, aurait peut-être été trop forte pour Jannie.
Il repère Linda en même temps qu’elle le repère, et elle se met à lui adresser des signes frénétiques, sautant pratiquement sur place. Ses courtes tresses — la coiffure Fliquette Sans Peur qu’elle adopte généralement pour travailler — lui donnent l’air d’une majorette. Elle est en compagnie de Rose, la sœur de Twitchell, et du cuistot du restaurant. Rusty est un peu surpris ; il pensait que Barbara avait quitté la ville. L’homme avait pris Big Jim Rennie à rebrousse-poil. Une bagarre de bar, voilà ce que Rusty a entendu dire, mais il n’était pas de service lorsque ses participants sont venus se faire retaper. C’était aussi bien : il avait eu son compte d’amochés du Dipper’s.
Il prit sa femme dans ses bras, l’embrassa sur la bouche, embrassa Rose sur la joue. Serra la main du cuistot, les présentations faites.
« Regardez-moi ces hot-dogs, gémit Rusty. Oh là là…
— Vous pouvez préparer vos pots de chambre, Doc », dit Barbie, et tous se mettent à rire.
C’est stupéfiant de pouvoir rire dans de telles circonstances, mais ils ne sont pas les seuls et, mon Dieu, pourquoi pas ? Si vous ne pouvez pas rire quand les choses vont mal — rire et faire un peu le clown —, c’est que vous êtes mort ou souhaiteriez l’être.
« C’est amusant », dit Rose, sans se douter que ce qui l’amuse ne va pas durer bien longtemps. Un Frisbee fend paisiblement l’air dans leur direction. Rose le saisit et le renvoie à Benny Drake, qui doit sauter pour l’attraper, tourne sur lui-même et le réexpédie à Norrie Calvert, laquelle s’en empare dans son dos — quel cinéma ! L’assemblée de prières prie. Le chœur recomposé, ayant à présent trouvé sa voix, vient d’entonner l’hymne qui cartonne depuis toujours : « En avant, soldats du Christ ». Une fillette, à peine plus âgée que Judy, passe en sautillant, tenant une allumette japonaise dans une main et un gobelet de l’infâme limonade dans l’autre. Les manifestants continuent à tourner, décrivant des cercles de plus en plus larges, chantant sur l’air des lampions : Ha-ha-ha ! Hé-hé-hé ! Chester’s Mill faut libérer ! Haut dans le ciel, voguent des nuages rebondis au ventre plus sombre, en provenance de Motton… des nuages qui se divisent à l’approche des soldats pour contourner le Dôme. Directement au-dessus, le ciel est sans nuages, d’un bleu parfait. Certains, dans le champ de Dinsmore, étudient ces nuages et se demandent ce que l’avenir réserve à Chester’s Mill en matière de pluie, mais personne ne fait part à haute voix de ses réflexions.
« Je me demande si nous nous amuserons autant dimanche prochain », dit Barbie.
Linda Everett le regarde. Un regard qui n’a rien d’amical. « Vous ne pensez tout de même pas que d’ici là… »
Rose lui coupe la parole. « Regardez ! Le gamin ne devrait pas rouler aussi vite ! Il va se retourner. Je déteste ces quads. »
Tous regardent le petit véhicule aux gros pneus ballon lancé dans une diagonale au milieu du foin desséché d’octobre. Il roule non pas vers eux, pas exactement, mais en direction du Dôme. Il va trop vite. Deux soldats l’entendent approcher et, finalement, se retournent.
« Oh, bon Dieu, faites qu’il ne s’écrase pas ! » s’exclame Linda Everett.
Rory Dinsmore ne s’écrase pas. Il aurait mieux valu.
Une idée, c’est comme un microbe en sommeil : tôt ou tard, quelqu’un finit par l’attraper. L’état-major général conjoint l’avait déjà eue ; elle avait été avancée à plusieurs reprises lors des réunions auxquelles avait assisté l’ancien patron de Barbie, le colonel James O. Fox. Tôt ou tard, quelqu’un de Chester’s Mill allait finir par être gagné par la même infection ; on ne sera pas tout à fait surpris que cette idée soit venue à l’esprit de Rory Dinsmore, de loin l’outil le mieux affûté de la boîte familiale (« Je me demande de qui il tient ça », avait déclaré Shelley Dinsmore lorsque son fils aîné lui avait ramené de l’école ses premières et excellentes notes… et elle avait parlé avec plus d’inquiétude que de fierté dans la voix). S’il avait habité en ville — et possédé un ordinateur, ce qui n’était pas le cas — Rory aurait sans aucun doute fait partie de l’équipe de Joe McClatchey.
Rory s’était vu interdire de participer à la manifestation-foire-assemblée de prières ; si bien qu’au lieu d’aller manger des hot-dogs au goût bizarre et d’aider à garer les voitures, il avait reçu l’ordre de son père de rester à la ferme pour s’occuper des vaches. Après leur avoir donné du foin, il devait graisser leurs tétines avec du Bag Balm, une corvée qu’il détestait. « Et une fois qu’elles auront les tétines bien propres et bien brillantes, avait dit son père, tu balaieras les granges et tu descendras des bottes de foin. »
Il était puni pour s’être approché du Dôme, la veille, alors que son père le lui avait expressément interdit. Et pour avoir tapé dessus, pour l’amour du Ciel ! Rory avait appelé sa mère à la rescousse — c’était souvent efficace — mais en vain cette fois. « Tu aurais pu ête tué, avait répondu Shelley. Et en plus, il paraît que tu as dit des gros mots.
— Je leur ai juste donné le nom du cuistot ! » avait protesté Rory et pour ça, son père lui avait collé une taloche de plus sous les yeux d’un Ollie qui jubilait et approuvait en silence.
« T’es trop malin pour ton propre bien », avait dit Alden.
Bien à l’abri dans le dos de son père, Ollie avait tiré la langue. Mais Shelley l’avait vu… et aligné une taloche à Ollie. Sans cependant lui interdire les plaisirs que pourrait lui procurer cette fête foraine improvisée.
« Et pas question que tu touches à ce fichu quad », avait ajouté Alden avec un geste vers le tout-terrain rangé dans l’ombre entre les granges 1 et 2. « Si tu dois déplacer du foin, tu le porteras. Ça te fera les muscles. » Peu de temps après, les Dinsmore bas de plafond étaient partis ensemble par le champ, en direction de la tente de Romeo. Laissant le seul des quatre ayant un cerveau s’escrimer avec une fourche et un pot de Bag Balm de la taille d’un tonnelet.
Rory se mit au travail, morose, mais avec application ; son esprit délié lui valait parfois des ennuis, mais c’était néanmoins un bon fils, et l’idée de laisser tomber une corvée parce que c’était une punition ne lui traversa même pas l’esprit. Sur le coup, d’ailleurs, rien ne lui traversa l’esprit. Il se trouvait dans cet état de grâce où l’on a la tête vide et qui peut être parfois un sol fertile ; le sol d’où peuvent soudain jaillir tout armés les rêves les plus fous, les idées les plus brillantes (les bonnes comme les plus spectaculairement mauvaises). Ces idées sont cependant toujours précédées par un enchaînement d’associations.
Alors que Rory balayait l’allée centrale de la grange 1 (il avait décidé de garder pour la fin la détestable corvée de graisser les pis), il entendit une série de détonations qui ne pouvaient venir que de pétards. Elles rappelaient un peu celles d’un fusil. Il pensa à la carabine 30–30 de son père, rangée dans le placard de l’entrée. Les garçons avaient interdiction d’y toucher, sauf sous une stricte supervision — soit pour tirer sur une cible, soit pendant la saison de chasse — mais l’arme n’était pas sous clef et les cartouches étaient posées sur l’étagère, au-dessus.
Et c’est là que l’idée lui vint. Rory pensa : Je pourrais faire un trou dans ce truc. Peut-être même le faire exploser. L’image qui lui vint, brillante et claire, était celle d’une allumette qu’on approche d’un ballon de baudruche.
Il laissa tomber son balai et courut jusqu’à la maison. Comme beaucoup de gens intelligents (et en particulier d’enfants intelligents), il fonctionnait davantage à l’inspiration qu’à la réflexion. Si son frère aîné avait eu la même idée (peu vraisemblable) Ollie aurait pensé : Si un avion n’a pas pu passer au travers, si un camion chargé lancé plein pot n’a pas pu non plus, quelle chance aura une balle de passer ? Il aurait aussi pu se faire ce raisonnement : J’ai déjà des emmerdes pour avoir désobéi et ce truc-là, c’est des emmerdes à la puissance neuf.
Eh bien… non, Ollie n’aurait probablement pas pensé tout cela. Les capacités mathématiques d’Ollie s’arrêtait à la première virgule d’une multiplication.
Rory, en revanche, avait des rudiments d’algèbre et s’en sortait très bien. Si on lui avait demandé comment une balle pourrait accomplir ce qu’un avion et un camion n’étaient pas parvenus à faire, il aurait répondu que l’impact d’une balle tirée par une Winchester Elite XP était de beaucoup supérieur. C’était démontrable. La vitesse, déjà, était beaucoup plus élevée. De plus, le point d’impact serait concentré sur la pointe d’une balle de cent vingt grammes. Il était sûr que ça marcherait. Son raisonnement avait l’élégance d’une équation algébrique.
Rory imaginait déjà son visage souriant (modestement) en couverture de USA Today ; se voyait interviewé dans l’émission Nightly News with Brian Williams ; installé sur un char de parade couvert de fleurs en son honneur, entouré d’une ribambelle de filles dans le genre Reines de la Promo (probablement en robes décolletées, peut-être même en maillots de bain) tandis qu’il saluait la foule et que des averses de confettis pleuvaient sur lui. Il serait LE GARÇON QUI A SAUVÉ CHESTER’S MILL.
Il s’empara de la carabine, déploya l’escabeau et prit à tâtons une boîte de cartouches sur l’étagère du haut. Il enfourna deux cartouches dans le chargeur (la deuxième à tout hasard) puis courut dehors, tenant la carabine au-dessus de la tête tel un rebelle conquérant (mais — accordons-lui ça — après avoir mis la sûreté sans même y réfléchir). La clé du quad Yamaha que son père lui avait interdit de prendre était accrochée à un clou de la grange 1. Il garda le porte-clés entre ses dents pendant qu’il attachait la carabine à l’arrière du quad avec des tendeurs. Il se demanda s’il y aurait du bruit lorsque le Dôme éclaterait. Il aurait dû prendre l’un des protège-oreilles qui se trouvaient aussi sur l’étagère du haut, dans le placard, mais retourner en chercher un était impensable ; il devait faire vite.
C’est toujours comme ça, avec les grandes idées.
Il contourna la grange 2 avec le quad, ralentissant juste le temps d’évaluer la foule rassemblée dans le pré. En dépit de son excitation, il comprenait qu’il valait mieux ne pas se diriger sur l’endroit où le Dôme coupait la route (et où les traces des collisions de la veille restaient suspendues en l’air comme des souillures sur un vitrage jamais lavé). Quelqu’un risquait de l’arrêter avant qu’il ait pu faire exploser le Dôme. Si bien que dans ce cas, au lieu d’être LE GARÇON QUI A SAUVÉ CHESTER’S MILL il serait LE GARÇON QUI A GRAISSÉ DES PIS DE VACHE PENDANT UN AN. Oui, sans compter que, pendant la première semaine, il faudrait le faire accroupi, vu qu’il aurait trop mal au cul pour s’asseoir. Et quelqu’un d’autre s’attribuerait le mérite et la gloire de son idée.
Il partit donc selon une diagonale qui devait le conduire à environ cinq cents mètres de la tente, où le foin écrasé lui indiquerait quand il devrait s’arrêter. Ces trous dans le foin, comme il le savait, avaient été faits par les oiseaux. Il vit les soldats de garde dans le secteur se retourner au bruit du moteur du quad. Il entendit les cris inquiets des gens venus prier ou s’amuser. Le chœur s’arrêta progressivement, avec quelques couacs.
Pis que tout, il aperçut son père qui agitait sa casquette John Deere crasseuse dans sa direction et hurlait à pleins poumons : « RORY OH, BON DIEU, ARRÊTE ! »
Mais Rory était allé trop loin pour s’arrêter maintenant et — bon fils ou pas — il n’avait aucune envie de s’arrêter. Le quad heurta une taupinière et il décolla du siège, s’agrippant aux poignées et rigolant comme un dément. Sa casquette (également une John Deere) était à l’envers mais il ne se souvenait pas l’avoir mise ainsi. Le quad s’inclina, puis décida de se redresser. Il y était presque, à présent, et l’un des soldats en tenue de combat lui hurla à son tour de s’arrêter.
Ce que fit Rory, et si soudainement qu’il faillit faire un saut périlleux par-dessus le guidon du quad. Il oublia de passer au point mort et, du coup, la foutue machine repartit en avant, heurtant le Dôme avant de caler. Rory entendit le grincement du métal et le verre des phares qui se brisaient.
Les soldats, effrayés à l’idée d’être heurtés par le quad (un œil qui ne voit rien pour arrêter un objet se précipitant vers lui déclenche de puissants réflexes), s’éparpillèrent des deux côtés, épargnant à Rory le souci de leur demander de s’écarter pour éviter une éventuelle explosion. Il voulait bien être un héros, mais sans tuer ou blesser quelqu’un pour cela.
Il devait se dépêcher. Les gens les plus proches de lui étaient ceux qui se trouvaient dans le parking et autour de la tente de Burpee, et tous couraient dans sa direction comme des dératés. Son père et son frère se trouvaient parmi eux, lui hurlant l’un comme l’autre de renoncer à faire ce qu’il voulait faire, quoi que ce fût.
Rory libéra la carabine des tendeurs, épaula et visa la barrière invisible, à un mètre cinquante au-dessus d’un trio de moineaux morts.
« Non, gamin, c’est une mauvaise idée ! » lui cria un soldat.
Rory ne lui prêta pas attention, parce que c’était une bonne idée. Les gens accourus de la tente et du parking n’étaient plus très loin. Quelqu’un — Lester Coggins, dont le jeu de jambes était nettement supérieur à son jeu à la guitare — lui cria : « Au nom de Dieu, mon fils, ne fais pas ça ! »
Rory appuya sur la détente. Non — il ne fit qu’essayer. Le cran de sécurité était encore mis. Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule et vit le grand et maigre prédicateur de l’église des Exaltés dépasser son père, lequel était hors d’haleine, le visage écarlate. Un pan de sa chemise flottait derrière lui. Il avait les yeux écarquillés. Le cuistot du Sweetbriar Rose arrivait juste derrière Alden Dinsmore. Ils n’étaient même pas à soixante mètres de lui, maintenant, et le révérend était en train d’accélerer le mouvement.
Rory rabattit le cran de sûreté.
« Non, gamin, non ! » hurla à nouveau le soldat tout en s’accroupissant de l’autre côté du Dôme, mains tendues.
Rory n’y fit pas attention. C’est comme ça, avec les grandes idées. Il fit feu.
Ce fut, malheureusement pour le garçon, un coup parfait. La balle atteignit le Dôme selon un angle on ne peut plus droit, ricocha et repartit telle une balle en caoutchouc au bout d’une ficelle. Rory ne ressentit pas la douleur, sur le coup, mais sa tête se remplit d’un vaste rideau de lumière blanche lorsque le plus petit des deux fragments de la balle s’enfonça dans son œil gauche et se logea dans son cerveau. Du sang jaillit puis se mit à couler entre ses doigts tandis qu’il tombait à genoux, se tenant le visage.
« J’suis aveugle ! J’suis aveugle ! » se mit à hurler le garçon ; Lester pensa aussitôt au passage des Saintes Écritures sur lequel avait atterri son doigt : L’Éternel te frappera de délire, d’aveuglement, d’égarement d’esprit.
« J’suis aveugle ! J’suis aveugle ! »
Lester détacha les doigts du garçon et vit l’orbite rouge dont le sang coulait. Ce qui restait de l’œil de Rory pendait sur sa joue. Lorsqu’il releva la tête pour regarder le pasteur, les débris sanguinolents se détachèrent et tombèrent dans l’herbe.
Lester eut un instant pour tenir l’enfant dans ses bras avant que son père n’arrive et ne le lui arrache. C’était juste. Il devait en être ainsi. Lester avait péché et demandé au Seigneur de le guider. Un avis lui avait été envoyé, une réponse lui avait été donnée. Il savait à présent ce qu’il devait faire en ce qui concernait le péché qu’il avait été conduit à commettre sous l’influence de James Rennie.
Un enfant aveugle lui avait montré la voie.