Grandes routes et chemins de traverse

1

Il y avait un journal à Chester’s Mill, l’hebdomadaire The Democrat. Ce qui était trompeur, puisque la propriétaire et rédactrice en chef — une double casquette portée par la redoutable Julia Shumway — était républicaine jusqu’à la moelle. Son titre se présentait ainsi :

THE CHESTER’S MILL DEMOCRAT
Fondé en 1890
Au service de « la petite ville en forme de botte » !

Mais cette devise aussi était trompeuse. Chester’s Mill n’avait pas l’aspect d’une botte ; son territoire ressemblait à une chaussette de sportif tellement crasseuse qu’elle pouvait tenir debout toute seule. Bien que bordée par la ville beaucoup plus importante et prospère de Castle Rock au sud-ouest (vers le talon de la chaussette), Chester’s Mill était entourée de quatre agglomérations couvrant des secteurs plus vastes, mais moins peuplés : Motton, au sud et au sud-est ; Harlow, à l’est et au nord-est ; le TR-90, territoire sans statut au nord ; et Tarker’s Mills à l’ouest. On désignait parfois collectivement Chester’s Mill et Tarker’s Mills comme « Les Fabriques[2] » et, à l’époque où l’industrie textile du Maine battait son plein, elles avaient à elles deux transformé la rivière Prestile en un cloaque pollué et sans poissons qui changeait de couleur presque quotidiennement en fonction de l’endroit. On pouvait partir en canoë de Tarker’s Mills sur une eau verte qui devenait d’un jaune éclatant en sortant de Chester’s Mill et avant d’arriver à Motton. Sans compter que si jamais votre canoë était en bois, la peinture risquait d’avoir disparu en dessous de la ligne de flottaison.

Toutefois, la dernière de ces juteuses manufactures avait fermé ses portes en 1979. La Prestile avait retrouvé sa couleur et ses poissons, même si on débattait toujours pour déterminer s’ils étaient comestibles (pour The Democrat : Et comment !)

La population de la ville était saisonnière. Entre le Memorial Day et le Labour Day — entre le printemps et l’automne —, elle tournait autour de quinze mille résidents. Le reste de l’année, elle se situait à un poil au-dessus ou au-dessous de deux mille personnes, en fonction du rapport entre décès et naissances au Catherine-Russell, considéré comme le meilleur hôpital au nord de Lewiston.

Si on avait demandé aux estivants de dire combien de routes desservaient Chester’s Mill, la plupart auraient répondu deux : la Route 117, qui conduit à Norway-South Paris, et la Route 119, qui traverse Castle Rock avant de rejoindre Lewiston.

Ceux qui habitaient Chester’s Mill depuis environ dix ans auraient pu en désigner au moins huit de plus — toutes des routes à deux voies en dur — de la Black Ridge et la Deep Cut allant à Harlow jusqu’à la Pretty Valley Road (la « route de la jolie vallée » méritait son nom) dont les sinuosités s’aventuraient, au nord, dans le TR-90.

Les résidents de trente ans ou plus, eux, si on leur avait laissé le temps d’y réfléchir un peu (dans l’arrière-salle du Brownie’s Store, peut-être, où il y avait encore un poêle à bois à l’ancienne) en auraient sans doute ajouté une douzaine avec des noms relevant du sacré (God Creek Road) ou du profane (Little Bitch Road[3], laquelle ne figurait sur les cartes locales que sous un numéro).

Le plus vieil habitant de Chester’s Mill, lors de ce qui resta connu sous le nom de « Jour du Dôme », s’appelait Clayton Brassey. Il était aussi le plus ancien résident de tout le comté de Castle, et à ce titre le détenteur de la canne du Boston Post. Malheureusement, il n’avait plus aucune idée de ce qu’était la canne du Boston Post, ni même précisément de qui il était. Il prenait souvent son arrière-arrière-petite-fille Nell pour sa femme, morte depuis quarante ans, et The Democrat avait cessé depuis trois ans de le solliciter pour son interview annuelle du « plus ancien habitant ». (La dernière fois, à la question rituelle sur le secret de sa longévité, il avait répondu, « Mais où est mon repas de baptême ? ») Il avait été gagné par la sénilité peu après l’anniversaire de ses cent ans ; en ce 21 octobre, il en avait cent cinq. Il avait jadis été un menuisier de talent spécialisé dans le mobilier, les rampes d’escalier, les moulures. Sa spécialité aujourd’hui était d’arriver à manger sa gelée sans s’en fourrer dans le nez ou d’atteindre les toilettes sans avoir semé, en chemin, quelques crottes striées de sang.

Dans son jeune temps, néanmoins (vers quatre-vingt-cinq ans, disons), il aurait été capable de désigner toutes les routes desservant Chester’s Mill et le total aurait été de trente-quatre. En terre pour la plupart, nombre d’entre elles allaient se perdre au milieu des fourrés épais d’une forêt secondaire, propriété de plusieurs exploitants forestiers, Diamond Match, Continental Paper Company et American Timber.

Et peu avant midi le Jour du Dôme, toutes ces voies se retrouvèrent soudain fermées.

2

Sur la plupart d’entre elles, rien ne se produisit d’aussi spectaculaire que l’explosion du Seneca V et l’accident du camion de grumes qui s’ensuivit, mais les incidents furent nombreux. Bien entendu. Quand l’équivalent d’un mur de pierre s’érige en un clin d’œil autour de toute une ville, il ne peut pas ne pas y avoir d’incidents.

À l’instant même où la marmotte se retrouva coupée en deux, un épouvantail subit le même sort dans le champ de citrouilles d’Eddie Chalmers, non loin de la Pretty Valley Road. L’épouvantail se dressait exactement sur la frontière séparant le territoire de Chester’s Mill du TR-90. Voilà qui avait toujours amusé Eddie, qui avait surnommé son dispositif anticorbeaux l’Épouvantail sans Frontière, Mister ESF, en raccourci. Une moitié de Mister ESF tomba dans Chester’s Mills, l’autre « dans le TR », comme auraient dit les gens du coin. Quelques secondes plus tard, un vol de corbeaux en route pour le champ de citrouilles d’Eddie (les corbeaux n’avaient jamais eu peur de Mister ESF) se heurta à quelque chose là où il n’y avait rien auparavant. La plupart se rompirent le cou et tombèrent en tas noirs sur la Pretty Valley Road et les champs avoisinants. Partout des oiseaux, des deux côtés du Dôme, s’écrasèrent ainsi et dégringolèrent, raides morts ; leurs cadavres allaient d’ailleurs devenir l’une des manières de déterminer l’emplacement de la nouvelle barrière.

Sur la God Creek Road, Bob Roux avait interrompu le ramassage des pommes de terre. Il rentrait déjeuner en chevauchant son vieux tracteur Deere, branché sur son iPod flambant neuf, cadeau de sa femme pour ce qui serait à jamais son dernier anniversaire. Sa maison n’était même pas à un kilomètre de son champ, mais, malheureusement pour lui, ce champ se trouvait à Motton et sa maison à Chester’s Mill. Il heurta la barrière à exactement vingt-trois kilomètres à l’heure pendant qu’il écoutait James Blunt chanter « You’re Beautiful ». À peine tenait-il son volant, la route étant visible devant lui jusqu’à sa maison et parfaitement dégagée. Si bien que lorsque le tracteur s’immobilisa brutalement, lorsque la machine à ramasser les pommes de terre, à l’arrière, se souleva puis retomba et se brisa, Bob fut expédié direct dans le Dôme par-dessus le moteur de sa machine. L’iPod explosa dans la poche de poitrine de sa salopette, mais il ne le sut jamais. Il se rompit le cou et se fractura le crâne contre le rien avec lequel il était entré en collision et mourut peu après sur la route de terre, près de l’une des grandes roues arrière de son tracteur, qui tournait encore au ralenti. Rien de plus costaud, vous savez, que ces bons vieux Deere.

3

La Motton Road ne rejoignait nullement Motton ; elle s’arrêtait aux limites de Chester’s Mill, dans un secteur résidentiel récent qui avait porté le nom d’Eastchester jusqu’en 1975 à peu près. Les propriétaires étaient des trentenaires ou des quadragénaires qui allaient tous les jours travailler pour un bon salaire, la plupart dans des bureaux de la zone industrielle de Lewiston-Auburn. Toutes les maisons se trouvaient dans Chester’s Mill, mais bon nombre de leurs jardins s’étendaient jusque dans Motton. C’était le cas chez Jack et Myra Evans, au 379, Motton Road. Myra avait un potager dans son jardin, derrière la maison, et si la plupart des légumes avaient déjà été ramassés, il y avait encore des courges de la variété Blue Hubbard, derrière les dernières citrouilles (au pourrissement avancé). Elle s’apprêtait à cueillir une courge lorsque le Dôme descendit ; mais si ses genoux étaient bien dans Chester’s Mill, la Blue Hubbard vers laquelle elle tendait la main avait poussé à une trentaine de centimètres au-delà de la frontière avec Motton.

Elle ne cria pas, car elle ne sentit rien — sur le coup. La coupure avait été trop rapide, trop nette et trop propre pour cela.

Jack Evans se trouvait dans sa cuisine, battant des œufs pour l’omelette de midi. La stéréo jouait « North American Scum » et Jack chantait en même temps, lorsqu’une petite voix l’appela derrière lui. Il ne reconnut pas tout de suite celle de son épouse depuis quatorze ans ; on aurait dit la voix d’une enfant. Mais lorsqu’il se tourna il vit que c’était effectivement Myra. Elle se tenait debout dans l’encadrement de la porte, serrant son bras droit contre son ventre. Elle avait laissé une traînée de terre derrière elle, ce qui ne lui ressemblait pas du tout. D’habitude, elle enlevait ses sabots sur le perron. Sa main gauche, prise dans un gant de jardinage sale, tenait sa main droite et un truc rouge coulait entre ses doigts pleins de terre. Il pensa tout d’abord jus d’airelles, mais seulement une seconde. C’était du sang. Jack laissa tomber son bol. Le bol s’écrasa sur le sol.

Myra répéta son nom de la même voix minuscule, tremblante, enfantine.

« Qu’est-ce qui s’est passé ? Qu’est-ce qui t’est arrivé, Myra ?

— J’ai eu un accident », répondit-elle.

Et elle lui montra sa main droite. Sauf qu’il ne vit pas de gant droit sali de terre pour faire pendant à l’autre, ni de main droite. Seulement un moignon sanguinolent. Elle lui adressa un faible sourire et dit « Oups… ». Ses yeux roulèrent et devinrent blancs. L’entrejambe de son jean de travail s’assombrit de l’urine qu’elle ne pouvait retenir. Puis ses genoux cédèrent à leur tour et elle s’effondra. Le sang qui jaillissait de son poignet à vif — une découpe de leçon d’anatomie — se mélangea aux œufs battus répandus sur le sol.

Lorsque Jack se laissa tomber à côté d’elle, un fragment du bol s’enfonça profondément dans l’un de ses genoux. À peine le remarqua-t-il, alors qu’il allait boiter tout le temps qu’il lui restait à vivre du fait de cette blessure. Il saisit le bras de Myra et le comprima. Les terribles jets de sang de son poignet diminuèrent mais ne s’arrêtèrent pas. Il arracha alors sa ceinture des passants et en entoura l’extrémité de l’avant-bras de sa femme. Ce fut plus efficace, mais il ne pouvait bloquer la ceinture ; le premier trou était beaucoup trop loin de la boucle.

« Bordel, dit-il à la cuisine vide, bordel de Dieu ! »

Il remarqua qu’il faisait plus sombre qu’avant. Une coupure de courant. Il entendait l’ordinateur, dans le bureau, émettre son couinement rythmique de détresse. La musique continuait à jouer car la petite stéréo posée sur le comptoir était à piles. Non pas qu’il y prêtât attention ; Jack venait de perdre tout goût pour la techno.

Il y avait tellement de sang. Tellement.

La question n’était plus de savoir comment elle avait perdu sa main. Il avait un souci plus immédiat. Impossible de lâcher le garrot improvisé pour aller décrocher le téléphone. Elle se remettrait à saigner, et qui sait si elle n’avait pas déjà perdu trop de sang ? Elle allait devoir venir avec lui. Il essaya de l’entraîner par son T-shirt, mais quand il tira dessus, le vêtement sortit du pantalon, puis le col commença à étrangler Myra — il entendit sa respiration devenir rauque. Finalement, il l’empoigna par ses cheveux bruns et la tira jusqu’au téléphone, style homme des cavernes.

C’était un portable et il fonctionnait. Il composa le 911. Le 911 était occupé.

« C’est pas possible ! » s’écria-t-il dans la cuisine où toutes les lumières étaient éteintes (mais la stéréo continuait à le bombarder de musique). « Ce putain de 911 ne peut pas être occupé ! »

Il recommença.

Occupé.

Il s’assit, adossé au comptoir, tenant le garrot improvisé aussi serré qu’il le pouvait, regardant le sang et le fouet à battre les œufs sur le sol au milieu des débris du bol, recomposant régulièrement le 911 pour avoir droit tout aussi régulièrement au même stupide tut-tut-tut. Quelque chose explosa, pas très loin, mais à peine le remarqua-t-il à cause de la musique — le son était à fond et il n’entendit pas l’accident du Seneca. Il aurait voulu arrêter la stéréo, mais, pour atteindre l’appareil, il lui aurait fallu soulever Myra. La soulever, ou bien lâcher la ceinture deux ou trois secondes. Il ne voulait faire ni l’un ni l’autre. Il resta donc assis et « North American Scum » laissa la place à « Someone Great », puis « Someone Great » à « All My Friends » sur lequel le CD, intitulé Sound of Silver, s’acheva. Dans le silence qui suivit, alors qu’il entendait au loin les sirènes de la police et que l’ordinateur continuait de couiner à côté, Jack se rendit compte que sa femme ne respirait plus.

Mais j’allais préparer le déjeuner, pensa-t-il. Un chouette déjeuner, un déjeuner auquel tu n’aurais pas eu honte d’inviter Martha Stewart.

Adossé au comptoir, agrippant toujours la ceinture (desserrer les doigts allait se révéler atrocement douloureux), la jambe droite de son pantalon s’assombrissant du sang qui coulait de sa blessure au genou, Jack Evans tint la tête de sa femme serrée contre sa poitrine comme on tient un nouveau-né et se mit à pleurer.

4

Pas très loin, sur un sentier abandonné dans les bois dont même le vieux Clay Bassey ne se serait pas souvenu, un cerf broutait de jeunes pousses en bordure du marais de la Prestile. Il se trouva qu’il avait le cou tendu au-dessus de la frontière avec Motton, et quand le Dôme tomba, sa tête dégringola. Tranchée si impeccablement qu’une guillotine n’aurait pas fait mieux.

5

Nous avons fait le tour de la forme en chaussette qui constitue Chester’s Mill et nous voilà de retour Route 119. Et, grâce à la magie de la narration, il ne s’est pas écoulé une seconde depuis que le sexagénaire à la Toyota s’est jeté tête la première contre un obstacle invisible mais très dur et s’est cassé le nez. Le cul par terre, il lève sur Dale Barbara des yeux exprimant la plus grande perplexité. Une mouette, probablement sur son itinéraire quotidien entre le goûteux buffet de la décharge de Motton et les non moins succulentes poubelles de Chester’s Mill, tombe comme une pierre et atterrit avec un bruit sourd à moins d’un mètre de la casquette des Sea Dogs du sexagénaire, lequel ramasse son couvre-chef, le secoue et se le remet sur la tête.

Les deux hommes lèvent les yeux pour voir d’où vient l’oiseau et voient une chose incompréhensible de plus, dans une journée qui ne sera faite que de ça.

6

Barbie crut tout d’abord qu’il voyait une image rémanente de l’avion en train d’exploser — de même que l’on voit flotter une grande forme bleue après un flash d’appareil photo déclenché trop près de soi. Sauf qu’il ne s’agissait pas d’une grande forme, qu’elle n’était pas bleue, et qu’au lieu de flotter de-ci de-là quand il regardait dans une autre direction — dans ce cas précis, vers l’homme dont il venait de faire connaissance —, la tache suspendue en l’air restait exactement au même endroit.

Sea Dogs, tête levée, se frottait les yeux. Il paraissait avoir oublié son nez cassé, ses lèvres qui enflaient, son front qui saignait. Il se remit debout, manquant de s’étaler à nouveau tant il redressait la tête.

« Qu’est-ce que c’est que ce truc ? dit-il. Dites, monsieur, c’est quoi ce truc ? »

Une grande tache noirâtre — en forme de flamme de bougie, avec un effort d’imagination — maculait le ciel bleu.

« C’est… c’est un nuage ? » demanda-t-il. Son ton dubitatif suggérait qu’il n’y croyait pas lui-même.

« Je crois… », commença Barbie. Il n’avait pas trop envie de s’entendre prononcer la suite. « Je crois que c’est ce que l’avion a heurté.

— Quoi ? » fit Sea Dogs.

Mais avant que Barbie ait le temps de répondre, une grue de bonne taille se présenta à moins de vingt mètres au-dessus d’eux. Elle ne heurta rien — rien de visible, en tout cas — et tomba non loin de la mouette.

« Vous avez vu ça ? » dit Sea Dogs.

Barbie hocha la tête, puis montra du foin qui brûlait sur sa gauche. En deux ou trois autres endroits, l’herbe se consumait aussi à droite de la route, envoyant une épaisse colonne de fumée noire rejoindre celle qui montait du Seneca démembré, mais l’incendie ne gagnait pas ; il y avait eu de fortes pluies la veille et l’herbe était imprégnée d’humidité. Encore heureux, sans quoi il y aurait eu des feux de prairie courant dans les deux directions.

« Vous voyez ça ? demanda à son tour Barbie à Sea Dogs.

— J’en suis sur le cul », répondit Sea Dogs après avoir pris le temps de bien regarder.

Le feu avait dévoré une parcelle d’environ dix mètres carrés en s’avançant vers la ligne devant laquelle Barbie et Sea Dogs se faisaient face. Et à partir de là, il s’étendait à l’ouest vers la route et à l’est vers un pâturage d’environ un hectare, mais pas avec une ligne de front irrégulière, comme avancent normalement les feux de prairie, progressant plus vite ici, prenant du retard là — non, il suivait un axe rectiligne.

Une autre mouette vola dans leur direction, avec pour objectif Motton plutôt que Chester’s Mill.

« Attention, dit Sea Dogs, faites gaffe à l’oiseau.

— Il va peut-être s’en tirer, dit Barbie, se protégeant les yeux pour mieux voir. Ils ne sont peut-être arrêtés que lorsqu’ils viennent du sud.

— À en juger par l’état de l’avion là-bas, j’en doute », observa Sea Dogs.

Son ton dubitatif trahissait une profonde perplexité.

La mouette heurta la barrière et tomba directement dans le plus gros débris de l’appareil, qui brûlait toujours.

« Ça les arrête des deux côtés », dit Sea Dogs. Cette fois-ci, il avait parlé du ton de celui qui vient d’avoir confirmation d’une conviction bien ancrée mais qui jusqu’ici manquait de preuves. « C’est un truc genre champ de force, comme dans le film Star Trick.

Star Trek, le corrigea Barbie.

— Hein ?

— Oh, merde, dit Barbie, qui regardait par-dessus l’épaule de Sea Dogs.

— Hein ? répéta Sea Dogs, regardant lui aussi par-dessus son épaule. Nom de Dieu ! »

Un camion chargé de bois arrivait. Un gros, plein de troncs énormes, dépassant largement le tonnage légal. Il roulait également au-dessus de la vitesse maximale autorisée. Barbie essaya de calculer la distance qu’il faudrait à un tel mastodonte pour s’arrêter, puis y renonça.

Sea Dogs sprinta jusqu’à sa Toyota, qu’il avait laissée garée en travers, sur la ligne médiane en pointillé. Le type au volant du bahut — shooté aux petites pilules, ou enfumé à la méthadone, ou tout simplement jeune, pressé et se croyant immortel — le vit et fit hurler son avertisseur. Il ne ralentit pas.

« Ah le con ! » cria Sea Dogs en se jetant derrière le volant. Il lança le moteur et démarra en marche arrière, sa portière battant encore. Le petit SUV alla s’effondrer dans le fossé, son museau carré tourné vers le ciel. Sea Dogs en bondit l’instant suivant. Il trébucha, atterrit sur un genou, se releva et fila à toutes jambes dans le champ voisin.

Barbie, pensant à l’avion et aux oiseaux — pensant à cette bizarre tache noire qui était peut-être le point d’impact de l’appareil —, se précipita aussi vers le pré, courant d’abord au milieu de flammèches courtes et indolentes, en soulevant de petits nuages de cendre. Il vit une chaussure de sport d’homme — trop grande pour appartenir à une femme — avec le pied encore dedans.

Le pilote, pensa-t-il. Puis : Faut que j’arrête de courir comme ça.

« RALENTIS, ESPÈCE DE CRÉTIN ! » hurla Sea Dogs à l’intention du camion, d’une voix étranglée par la panique, mais le conseil arrivait trop tard. Barbie, qui ne put s’empêcher de regarder par-dessus son épaule, pensa que le cow-boy au volant avait peut-être essayé de freiner à la dernière minute. Il avait probablement vu les débris de l’avion. Toujours est-il que cela ne suffit pas. Il heurta le côté Motton du Dôme à plus de cent kilomètres à l’heure, avec un chargement de grumes dépassant les quinze tonnes. La cabine se désintégra lors de l’impact. La remorque surchargée, victime des lois de la physique, continua à avancer. Les réservoirs de gazole se retrouvèrent sous les troncs, déchiquetés, au milieu de gerbes d’étincelles. Quand ils explosèrent, le chargement était déjà en l’air, valsant par-dessus ce qui avait été la cabine (un grand accordéon aplati, à présent). Les troncs se dispersèrent en hauteur, percutèrent la barrière invisible et rebondirent dans toutes les directions. Des flammes et une fumée noire montèrent en torsades épaisses et bouillonnantes. Le bruit, terrifiant, roula comme un énorme rocher dévalant une pente. Puis les troncs retombèrent en pluie côté Motton, jonchant la route et les champs alentour tel un gigantesque jeu de mikado. L’un d’eux atterrit sur le toit du SUV de Sea Dogs et l’aplatit, dans une averse de verre brisé qui roula sur le capot comme des fragments de diamants. Un autre retomba tout près de Sea Dogs.

Barbie s’arrêta de courir, tétanisé par le spectacle.

Sea Dogs se mit debout, tomba, s’appuya au tronc qui avait failli lui ôter la vie et se releva. Il resta là, oscillant sur place, l’œil fou. Barbie commença à se diriger vers lui mais, au bout d’une douzaine de pas, il se cogna contre quelque chose qui lui fit l’effet d’un mur de brique. Il rebondit dessus, titubant, et sentit une cascade chaude couler de son nez et sur ses lèvres. Il s’essuya, se retrouva la paume pleine de sang, regarda sa main, incrédule, et la frotta à sa chemise.

Des véhicules arrivaient maintenant des deux directions — Motton et Chester’s Mill. Trois silhouettes lancées au pas de course, encore distantes, coupaient par la prairie depuis une ferme, de l’autre côté. Plusieurs voitures klaxonnèrent, comme si cela allait résoudre les problèmes. La première arrivée côté Motton se gara sur le bas-côté, loin du camion en train de brûler. Deux femmes en descendirent et observèrent, bouche bée, la colonne de feu et de fumée, s’abritant les yeux de la main.

7

« Merde, alors », dit Sea Dogs d’une petite voix essoufflée. Il s’approcha de Barbie à travers champs, mais selon une diagonale prudente qui le maintenait éloigné du brasier. Le camion avait peut-être roulé trop vite et en surcharge, pensa Barbie, mais au moins son chauffeur avait-il droit à des funérailles de chef viking. « Vous avez vu où le foutu tronc a atterri ? J’ai bien failli me faire tuer. Me faire écraser comme une punaise.

— Vous n’auriez pas un téléphone portable ? demanda Barbie, obligé de hausser la voix à cause de l’incendie du camion qui faisait rage.

— Si, dans ma caisse, répondit Sea Dogs. Je vais essayer de le retrouver, si vous voulez.

— Non, attendez. »

Il venait de prendre conscience, avec un soudain soulagement, que tout cela devait n’être qu’un rêve, dans le genre de ceux où on trouve normal de rouler à bicyclette sous l’eau ou de parler de sa vie sexuelle dans une langue dont on ne connaît pas un traître mot.

La première personne à arriver de son côté de la barrière fut un type rondouillard qui conduisait un vieux pick-up. Barbie le connaissait pour l’avoir vu au Sweetbriar Rose : Ernie Calvert, l’ancien gérant, aujourd’hui à la retraite, de Food City, le magasin d’alimentation. Ernie regardait l’amas en feu sur la route, les yeux écarquillés, mais il tenait son téléphone portable à la main et parlait à toute vitesse. Barbie avait du mal à distinguer ses paroles, à cause du grondement montant de l’incendie, mais il crut entendre « … paraît très grave … » et supposa qu’Ernie avait appelé la police. Ou les pompiers. S’il s’agissait des pompiers, Barbie espéra que c’était ceux de Castle Rock. Il y avait bien deux voitures-pompes dans la petite baraque toute propre de Chester’s Mill, mais Barbie soupçonnait que si elles venaient ici, le mieux qu’elles pourraient faire serait de noyer les restes d’un feu de prairie déjà en train de mourir de sa belle mort. Le camion de grumes était tout proche, mais Barbie ne pensait pas qu’ils pourraient l’atteindre.

C’est un rêve, songea-t-il. Si tu continues de te dire ça, tu pourras rester opérationnel.

Les deux femmes côté Motton venaient d’être rejointes par une demi-douzaine d’hommes, tous s’abritant les yeux de la main. Des voitures se garaient sur les deux bas-côtés. De nouveaux arrivants en descendirent et se joignirent à la foule. La même chose se produisait du côté de Barbie. À croire que deux vide-greniers, en compétition pour les affaires les plus juteuses, venaient de s’ouvrir simultanément : l’un côté Motton, l’autre côté Chester’s Mill, de part et d’autre de la frontière communale.

Le trio venant de la ferme arriva — le fermier et ses deux fils. Les adolescents nettement moins essoufflés que leur père qui haletait, tout rouge.

« Nom de Dieu ! » s’exclama le plus grand des ados, sur quoi son père lui appliqua une bonne taloche sur la nuque. Le garçon ne parut pas y faire attention. Il avait les yeux exorbités. Le plus jeune tendit la main et, lorsque son frère la lui prit, se mit à pleurer.

« Qu’est-ce qui s’est passé, ici ? » demanda le fermier à Barbie, prenant le temps d’avaler une grande bouffée d’air entre passé et ici.

Barbie l’ignora. Il s’avança d’un pas lent vers Sea Dogs, main tendue devant lui comme pour dire stop. Sans un mot, Sea Dogs fit de même. En approchant de l’endroit où il savait que se dressait la barrière — pour cela, il suffisait de regarder l’étrange ligne droite le long de laquelle s’arrêtait le feu — il ralentit. Il s’était déjà à moitié assommé ; il ne tenait pas à recommencer.

Il fut soudain pris d’horripilation, au sens médical : il avait la chair de poule des chevilles jusqu’à la nuque, même ses cheveux parurent vouloir se hérisser. Ses couilles le picotèrent avec une vibration de diapason et, un court instant, un goût âcre et métallique envahit sa bouche.

À un mètre cinquante de lui — un mètre cinquante et se rapprochant —, les yeux déjà écarquillés de Sea Dogs s’agrandirent encore. « Vous avez senti ça ?

— Oui, répondit Barbie. Mais c’est fini, maintenant.

— C’est vrai. »

Leurs mains tendues ne se rejoignirent pas tout à fait, et Barbie pensa une fois de plus à une vitre, quand on s’amuse à poser la main dessus d’un côté pour qu’elle se superpose à celle d’un ami situé de l’autre côté, sans que les doigts puissent se toucher.

Il retira sa main. C’était celle avec laquelle il s’était essuyé le nez, si bien qu’il vit la forme rougie de ses doigts suspendue en l’air. Sous ses yeux, le sang commença à perler. Exactement comme il l’aurait fait sur une vitre.

« Bonté divine, qu’est-ce que ça veut dire ? » murmura Sea Dogs.

Barbie ne répondit pas. Et, avant qu’il ait eu le temps de réagir, Ernie Calvert lui tapa sur l’épaule. « J’ai appelé les flics, dit-il. Ils arrivent. Mais il n’y avait personne chez les pompiers. Un répondeur m’a demandé d’appeler Castle Rock.

— OK, faites-le. »

Sur quoi Barbie vit un nouvel oiseau tomber à quelques mètres d’eux et disparaître au milieu des herbes de la prairie. Ce qui lui donna une nouvelle idée, peut-être liée au fait qu’il avait passé un certain temps les armes à la main de l’autre côté du globe. « Mais tout d’abord, il me semble que vous devriez appeler la Garde nationale aérienne, à Bangor. »

Ernie le regarda, bouche bée. « La Garde ?

— Ce sont les seuls à pouvoir ordonner une interdiction de survol de Chester’s Mill, répondit Barbie. Et je crois qu’il vaudrait mieux le faire tout de suite. »

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