Des tas d’oiseaux morts

1

Bien qu’il soit à l’extérieur, occupé à ratisser les feuilles mortes devant sa maison de Morin Street, le chef de la police de Chester’s Mill n’avait pas entendu l’explosion, lui non plus. Sa radio à batterie était posée sur le capot de la Honda de sa femme et diffusait un programme de musique sacrée sur WCIK (les trois dernières lettres voulaient dire Christ Is King, la station étant connue des gens du coin comme Radio-Jésus). Sans compter que son ouïe n’était plus ce qu’elle avait été. À soixante-sept ans, c’est le cas de tout le monde, non ?

Il entendit cependant la première sirène quand elle déchira l’air ; il avait les oreilles sensibles à ce son, tout comme une mère l’est aux cris de son bébé. Howard Perkins savait même de quelle voiture il s’agissait et qui la conduisait. La 3 et la 4 étaient les seules à avoir l’ancien hululeur, mais Johnny était parti à Castle Rock au volant de la 3 avec les pompiers, pour leur foutue journée de formation. « Contrôle d’un incendie », comme ils l’appelaient, même si cela se résumait en réalité à une bande d’adultes prenant du bon temps. C’était donc la 4, l’une des deux Dodge restantes, et Henry Morrison devait être au volant.

Il s’immobilisa et resta la tête inclinée, tendant l’oreille. La sirène diminua, et il se remit au travail. Brenda sortit sur le perron. Presque tout le monde, à Chester’s Mill, l’appelait Duke — cela remontait à l’époque où, adolescent, il ne ratait jamais un film avec John Wayne dès qu’il passait au Star — mais Brenda s’était empressée de lui donner un autre surnom après leur mariage. Un surnom qu’il n’aimait pas.

« Howie ? Le courant est coupé. Et il y a eu des explosions. »

Howie, toujours Howie. Comme dans Ça, c’est bien de Howie. Ou : C’est un tour à la Howie. Ou encore : Avec les compliments de Howie. Il essayait de se montrer charitablement chrétien sur ce sujet — et chrétien, il l’était, nom d’un chien ! — mais parfois, il se demandait si ce diminutif n’était pas au moins en partie responsable du petit gadget qu’il trimbalait dans sa poitrine.

« Quoi ? »

Elle leva les yeux au ciel, fonça droit sur la radio posée sur le capot de la voiture et enfonça la touche marche/arrêt, interrompant net le Norman Luboff Choir au beau milieu de « What a Friend we Have in Jesus ».

« Combien de fois t’ai-je dit de ne pas me coller ce truc sur ma voiture ? Tu vas finir par la rayer et elle perdra de la valeur à la revente.

— Désolé, Bren. Qu’est-ce que tu disais ?

— Y’a plus de courant ! Et quelque chose a explosé. C’est probablement Johnny Trent qui est en route.

— Non, Henry. Johnny est parti à Castle Rock avec les pompiers.

— Oui, peu importe… »

Une autre sirène se déclencha, une sirène de la nouvelle génération, celle qui évoquait à Perkins le gazouillis de Titi le canari. La 2, sans doute, Jackie Wettington. C’était forcément Jackie, vu que Randolph gardait la boutique, sans doute renversé dans son fauteuil, pieds sur le bureau, en train de lire The Democrat. Ou assis sur les chiottes. Peter Randolph était un flic correct et pouvait se montrer aussi dur qu’il le fallait, au besoin, mais Duke ne l’aimait pas. En partie parce qu’il était manifestement l’homme de Jim Rennie, en partie parce que Randolph était parfois plus dur que nécessaire, mais surtout parce qu’il jugeait Randolph paresseux, et Duke Perkins ne supportait pas qu’un policier le fût.

Brenda le regardait, ouvrant de grands yeux. Cela faisait trente-trois ans qu’elle était la femme d’un policier et elle n’ignorait pas que deux explosions, deux sirènes et une coupure d’électricité n’auguraient rien de bon. Si la pelouse se trouvait débarrassée de ses feuilles avant la fin du week-end — ou si Howie arrivait à suivre à la radio la partie de ses bien-aimés Wildcats de Chester’s Mill contre l’équipe de foot de Castle Rock —, elle serait bien étonnée.

« Tu ferais mieux d’y aller, lui dit-elle. Il s’est passé quelque chose de sérieux. J’espère que personne n’est mort. »

Il prit le téléphone portable accroché à sa ceinture. Ce fichu truc était collé là comme une sangsue du matin au soir, mais il devait reconnaître que c’était bien pratique. Il ne composa aucun numéro, se contentant de regarder l’appareil en attendant qu’il sonne.

C’est alors qu’un autre Titi se mit à gazouiller : la voiture[4]. Randolph était de la partie, en fin de compte. Ce qui signifiait que quelque chose de très sérieux était arrivé. Duke se dit que le téléphone n’allait pas sonner et il s’apprêtait à le remettre à sa ceinture lorsque, justement, il sonna. C’était Stacey Moggin.

« Stacey ? » Il savait bien qu’il était inutile de gueuler dans ce foutu machin, Brenda le lui avait dit cent fois, mais on aurait dit qu’il ne pouvait pas faire autrement. « Qu’est-ce que tu fabriques au poste un samedi ma…

— Je n’y suis pas, j’appelle de chez moi. Peter m’a demandé de vous dire qu’il était sorti pour un 911 et que c’est mauvais. Il a dit… qu’un avion et un camion de grumes étaient entrés en collision. » Elle avait parlé d’un ton dubitatif. « Je ne vois pas très bien comment cela peut arriver, mais… »

Un avion, bon Dieu ! Dix minutes plus tôt, alors qu’il ratissait les feuilles en chantant avec le chœur « How Great Thou Art… »

« Stacey ? C’était Chuck Thompson ? J’ai vu passer son nouveau Piper. Plutôt bas.

— Je ne sais pas, chef. C’est tout ce que Pete m’a dit. »

Brenda, qui n’était pas une empotée, déplaçait déjà sa Toyota pour qu’il puisse sortir la voiture de patrouille vert forêt. Le véhicule du patron de la police. Elle avait posé la radio portable à côté de son petit tas de feuilles.

« D’accord, Stace. Pas de courant non plus, de ton côté de la ville ?

— Non, et pas de téléphone. Je vous appelle de mon portable. C’est probablement grave, vous ne croyez pas ?

— J’espère que non. Peux-tu aller sur place et garder la boutique ? Je parie qu’il n’y a personne et que ce n’est même pas fermé à clef.

— J’y suis dans cinq minutes. Appelez-moi sur le circuit de l’unité.

— Entendu. »

Alors que Brenda remontait l’allée à pied, la sirène de la ville se mit à donner de la voix, une voix dont les hauts et les bas ne manquaient jamais de provoquer chez le chef de la police une contraction du ventre. Il prit malgré tout le temps de passer un bras autour des épaules de Brenda. Ensuite, elle n’oublia jamais qu’il avait pris le temps de le faire. « Ne te laisse pas impressionner, Bren. C’est automatique en cas de coupure d’électricité généralisée. Ça va s’arrêter dans trois minutes. Ou quatre. Je ne m’en souviens plus.

— Je sais, mais n’empêche, j’ai toujours ça en horreur. Cet idiot de Sanders l’a déclenchée pour le 11 Septembre, tu te rappelles ? Comme si c’était nous les suivants sur la liste des attaques suicide. »

Duke acquiesça. Andy Sanders était un idiot. Malheureusement, il était aussi le premier conseiller, la joyeuse marionnette assise sur les genoux de son ventriloque, Big Jim Rennie.

« Faut que j’y aille, ma chérie.

— Je sais. » Mais elle le suivit jusqu’à la voiture. « Qu’est-ce qui s’est passé ? Tu le sais ?

— Stacey m’a raconté que, d’après un 911, un camion et un avion seraient entrés en collision. »

Brenda eut un sourire hésitant. « C’est une blague, non ?

— Pas si l’avion avait des ennuis de moteur et essayait d’atterrir sur la route », répondit Duke.

Le petit sourire s’effaça du visage de Brenda et son poing fermé vint s’appuyer entre ses seins, langage corporel qu’il connaissait bien. Il se mit au volant, et le véhicule du chef avait beau être relativement neuf, le siège n’en prit pas moins la forme de ses fesses. Duke Perkins n’était pas un poids plume.

« Ton jour de congé ! s’exclama-t-elle. Vraiment, c’est dommage ! Quand je pense que tu pourrais déjà prendre une retraite complète !

— Faudra qu’ils m’acceptent comme je suis, en tenue de jardinier », dit-il en se forçant à sourire. Quelque chose lui disait que la journée serait longue. « Comme je suis, Seigneur, comme je suis. Mets-moi un sandwich ou deux dans le frigo, tu veux bien ?

— Un seul, alors. Tu as pris trop de poids. Même le Dr Haskell le dit, et pourtant il est plutôt coulant avec tout le monde.

— Un seul, alors. »

Il passa la marche arrière… puis se remit au point mort. Il se pencha par la vitre ouverte et elle comprit qu’il voulait un baiser. Elle lui en donna un appuyé, alors que la sirène municipale cisaillait l’air limpide d’octobre, et il lui caressa le cou pendant que leurs bouches se joignaient, geste qui la faisait frissonner de plaisir et qu’il faisait de plus en plus rarement.

Sa main sur son cou ; là, dans le soleil : elle ne l’oublia jamais non plus.

Tandis que la voiture roulait dans l’allée, elle cria quelque chose. Il n’en saisit qu’une partie. Il devait vraiment faire vérifier son ouïe. Et se laisser appareiller, s’il fallait en passer par là. Même si c’était sans doute l’ultime prétexte qu’attendaient Randolph et Big Jim pour virer son vieux cul du fauteuil de chef de la police.

Duke freina et passa à nouveau la tête par la fenêtre. « Faire attention à quoi ?

À ton pacemaker ! » répondit-elle, criant presque. Riant. Exaspérée. Sentant toujours le contact de sa main contre son cou, caressant une peau qui était fine et ferme — lui semblait-il — hier encore. Ou peut-être avant-hier, quand ils écoutaient KC et le Sunshine Band au lieu de Radio-Jésus.

« Oh, tu peux être tranquille ! » répliqua-t-il, en s’éloignant enfin.

Quand elle le revit, il était mort.

2

Billy et Wanda Debec n’entendirent pas la double explosion parce qu’ils se trouvaient sur la Route 117 et qu’ils se disputaient. La prise de bec avait commencé de la manière la plus banale : Wanda avait observé que la journée était belle et Billy avait réagi en disant qu’il avait mal à la tête et qu’il ne comprenait pas, de toute façon, pourquoi il fallait absolument qu’ils aillent au marché aux puces du samedi à Oxford Hills ; ils n’y trouveraient que les petites merdes habituelles.

Wanda répliqua en lui faisant remarquer qu’il n’aurait pas mal au crâne s’il n’avait pas descendu une douzaine de bières la veille.

Billy lui demanda si elle avait recompté les boîtes dans la poubelle à recycler (quand il se bourrait la gueule, il le faisait toujours chez lui et mettait toujours les boîtes dans la poubelle ad hoc, c’était sa fierté, ça et son métier d’électricien).

Elle rétorqua que oui, il pouvait être tranquille, évidemment qu’elle l’avait fait. De plus…

Ils étaient arrivés ainsi jusqu’à la hauteur du Patel’s Market à Castle Rock, franchissant les étapes classiques : Tu bois trop, Billy, et Tu me casses les pieds, Wanda, et Ma mère m’avait dit de ne pas t’épouser, Billy, et T’es vraiment qu’une garce, Wanda. Échange d’amabilités qui commençait à s’user à force d’avoir pas mal servi au cours des deux dernières années d’un mariage de quatre ans mais, ce matin-là, Billy eut soudain le sentiment qu’il avait atteint les limites du supportable. Il s’engagea dans le vaste parking du supermarché sans mettre son clignotant ni ralentir et repartit en sens inverse sur la 117 sans jeter un coup d’œil dans son rétroviseur ni même regarder par-dessus son épaule. Derrière lui, Nora Robichaud protesta d’un coup d’avertisseur. Sa meilleure amie et passagère, Elsa Andrews, émit un bruit de réprobation. Les deux femmes, l’une et l’autre infirmières à la retraite, échangèrent un regard, mais pas un mot. Elles étaient amies depuis trop longtemps pour avoir besoin de commenter une situation de ce genre.

En attendant, Wanda demandait à Billy où il pensait qu’il allait.

Billy répondit, à la maison, faire un petit somme. Elle n’avait qu’à y aller toute seule, à sa foire de merde.

Wanda fit observer qu’il avait failli avoir un accident avec les deux vieilles dames (lesquelles vieilles dames étaient maintenant très loin ; Nora Robichaud considérait que, sauf circonstances exceptionnelles, une vitesse supérieure à soixante à l’heure était l’œuvre du démon).

Billy fit observer que Wanda ressemblait de plus en plus à sa mère et qu’elle parlait comme elle.

Wanda lui demanda de préciser ce qu’il voulait dire par là.

Billy répondit que mère et fille avaient des gros culs et des langues de vipère.

Wanda répliqua qu’il était encore bourré.

Billy dit à Wanda qu’elle était moche.

C’était donc un échange à cœur ouvert, sincère, et le temps qu’ils passent de Castle Rock à Motton, en route pour la barrière invisible qui s’était mise en place peu de temps après que Wanda avait provoqué cette discussion pleine de verve en faisant remarquer que la journée était belle, Billy roulait à plus de cent dix à l’heure, le maximum que pouvait atteindre la caisse pourrie de Wanda.

« C’est quoi cette fumée ? demanda soudain Wanda en pointant le doigt vers le nord-est, c’est-à-dire vers la Route 119.

— Je sais pas, répondit Billy. Est-ce que ma belle-mère aurait pété ? »

Sa réplique le réjouit et il se mit à rire.

Wanda Debec se rendit compte, à son tour, qu’elle en avait vraiment assez. Voilà qui clarifiait le monde et son avenir d’une manière quasiment magique. Elle se tournait déjà vers lui, les mots Je vais demander le divorce sur le bout de la langue, lorsqu’ils atteignirent la frontière entre Motton et Chester’s Mill et percutèrent la barrière. La petite Chevy merdique était équipée d’airbags, mais celui de Billy ne fonctionna pas et celui de Wenda ne se déploya que partiellement. Le volant écrasa la poitrine de Billy et la colonne de direction lui broya le cœur ; il mourut presque sur le coup.

La tête de Wanda entra en collision avec le pare-brise et la brutale et catastrophique délocalisation du bloc-moteur lui cassa une jambe (la gauche) et l’un des bras (le droit). Elle ne ressentait aucune douleur, ayant seulement conscience du klaxon qui retentissait, de la voiture en travers de la chaussée, l’avant complètement démoli et pratiquement aplati, tandis qu’elle voyait tout en rouge.

Lorsque Nora Robichaud et Elsa Andrews débouchèrent du virage juste au sud (elles discutaient avec animation à propos de la fumée qui s’élevait au nord-est depuis plusieurs minutes, maintenant, et se félicitaient d’avoir emprunté une route moins fréquentée en cette fin de matinée), Wanda Debec se traînait sur la bande blanche centrale, rampant sur les coudes. Elle avait le visage couvert de sang au point d’en être méconnaissable. Un fragment du pare-brise défoncé l’avait à moitié scalpée, et un énorme pan de peau retombait sur sa joue gauche.

Nora et Elsa se regardèrent, sourcils froncés.

« Bon sang de bonsoir », dit Nora, et ce furent les seules paroles prononcées entre elles. Elsa descendit de la voiture dès qu’elle fut arrêtée et courut jusqu’à la femme qui rampait. Pour une personne de son âge (elle venait juste d’avoir soixante-dix ans), elle était remarquablement alerte.

Nora laissa le moteur tourner au ralenti et alla rejoindre son amie. Ensemble, elles soutinrent Wanda jusqu’à la vieille Mercedes parfaitement entretenue. La veste de Wanda, marron à l’origine, avait pris une nuance ocre rouge terreuse ; et l’on aurait dit qu’elle avait plongé les mains dans un pot de peinture rouge.

« Où est Billy ? » demanda-t-elle d’une voix pâteuse. Nora se rendit compte que la pauvre femme avait perdu presque toutes ses dents. Trois d’entre elles étaient restées collées sur le devant de sa veste ensanglantée. « Où est Billy, il est a’ivé ?… c’qui s’est passé ?

— Billy va bien et vous aussi », répondit Nora, adressant un regard interrogatif à Elsa.

Elsa acquiesça et se rendit rapidement jusqu’à la Chevy, laquelle disparaissait à moitié dans la vapeur qui s’échappait de son radiateur crevé. Un regard par la portière du passager, qui pendait sur ses gonds, suffit à Elsa, qui avait été infirmière pendant presque quarante ans (dernier employeur : Ron Haskell, MD — ce qui signifie Médecin Déficient et non Docteur en Médecine) pour estimer que Billy n’allait pas bien du tout. La jeune femme dont la moitié des cheveux pendaient de son crâne était veuve.

Elsa retourna à la Mercedes et monta à l’arrière, à côté de la blessée qui avait à moitié perdu connaissance. « Il est mort et elle le sera aussi si tu ne fonces pas plein pot au Cathy-Russell, dit-elle à Nora.

— Alors accroche-toi », répondit Nora en enfonçant l’accélérateur.

La Mercedes avait un gros moteur et bondit. Nora contourna habilement l’épave de la Chevrolet des Debec et se jeta dans la barrière invisible alors qu’elle accélérait encore. Pour la première fois en vingt ans, Nora avait négligé d’attacher sa ceinture et elle partit à travers le pare-brise avant de se rompre le cou contre le néant, comme Bob Roux. La blessée partit tel un boulet entre les sièges avant, franchit le pare-brise explosé et atterrit à plat ventre sur le capot, ses jambes ensanglantées écartées. Elle était pieds nus. Elle avait perdu ses chaussures à talons hauts (achetées au marché aux puces d’Oxford Hills, la dernière fois) dans l’accident précédent.

Elsa Andrews heurta le siège de la conductrice et rebondit, sonnée mais à peu près indemne. Sa porte refusa de s’ouvrir, sur le moment, mais céda sous un coup d’épaule. Elle descendit et regarda autour d’elle. Les débris qui jonchaient la chaussée. Les flaques de sang. La Chevy réduite à un amas de ferraille, qui fumait toujours.

« Qu’est-ce qui s’est passé ? » demanda-t-elle. Ce qui avait aussi été la question de Wanda, mais Elsa ne s’en souvenait pas. Elle se tenait au milieu de débris épars de chrome et de verre tachés de sang ; elle porta la main à son front, comme si elle vérifiait qu’elle n’avait pas la fièvre. « Qu’est-ce qui s’est passé ? Mais qu’est-ce qui a pu se passer ? Nora ? Nora, ma cocotte ? Où es-tu, Nora ? »

Puis elle vit son amie et laissa échapper un cri de chagrin et d’horreur. Un corbeau, perché en haut d’un grand pin, côté Chester’s Mill, croassa une fois, son évoquant un rire méprisant.

Elle sentit que ses genoux allaient la trahir. Elle recula jusqu’à ce que ses fesses heurtent l’avant embouti de la Mercedes. « Nora, ma cocotte… oh, Nora… » Quelque chose la chatouilla à hauteur de la nuque. Elle n’en était pas sûre, mais elle pensa que c’était une mèche de cheveux de la jeune femme blessée. Sauf que maintenant, c’était la jeune femme morte.

Et la pauvre et adorable Nora, avec qui elle avait parfois partagé en douce un coup de gin ou de vodka dans la lingerie de l’hôpital, pouffant comme des gamines en colonie de vacances. Nora avait les yeux ouverts, tournés vers le grand soleil de midi, sa tête de travers selon un angle affreux, comme si elle était morte en essayant de regarder par-dessus son épaule pour s’assurer qu’Elsa allait bien.

Elsa qui allait bien — seulement « un peu secouée », comme on disait de certains survivants chanceux à l’époque où elles travaillaient aux urgences — se mit à pleurer. Elle se laissa glisser contre la carrosserie (déchirant son manteau sur le métal déchiqueté) et s’assit sur l’asphalte de la Route 117. Elle était toujours dans cette position lorsque Barbie et son nouvel ami à la casquette des Sea Dogs arrivèrent à sa hauteur.

3

Sea Dogs qui s’appelait en fait Paul Gendron, ancien vendeur de voitures dans le nord de l’État, avait pris sa retraite deux ans auparavant, réinvestissant la ferme de ses parents défunts, à Motton. Barbie avait appris cela, et bien d’autres choses sur Gendron, entre leur départ de la scène de l’accident sur la Route 119 et leur arrivée sur celle de la Route 117, là où elle franchissait la limite avec Chester’s Mill. Barbie aurait bien volontiers serré la main de Gendron, mais ces civilités devraient attendre le moment où ils trouveraient l’endroit où se terminait la barrière invisible.

Ernie Calvert avait réussi à joindre la Garde nationale aérienne à Bangor, mais on l’avait mis en attente sans lui laisser la possibilité de donner la raison de son appel. Pendant ce temps, le bruit de sirènes qui se rapprochaient annonçait l’arrivée imminente des représentants locaux de la loi.

« Faut pas s’attendre à voir les pompiers », dit le fermier accouru à travers champs avec ses fils. Il s’appelait Alden Dinsmore, et il était encore essoufflé. « Ils sont à Castle Rock, où ils ont fichu le feu à une maison pour s’entraîner. Ils auraient aussi bien pu le faire ici… » Sur quoi, il vit le plus jeune de ses fils s’approcher de l’endroit où l’on voyait encore l’empreinte sanglante, en train de sécher, de la main de Barbie, paraissant tenir toute seule dans l’air ensoleillé. « Rory, reste pas là ! »

Rory, dévoré de curiosité, n’obtempéra pas. Il tendit la main et frappa l’air juste à droite de l’empreinte. Mais avant, Barbie vit l’avant-bras du gamin se couvrir de chair de poule, sous la manche déchiquetée de son sweat-shirt des Wildcats. Il y avait quelque chose, là, quelque chose qui se déclenchait quand on s’approchait trop. Le seul endroit où Barbie avait connu une sensation similaire était le gros générateur d’Avon, en Floride, un jour qu’il s’y était réfugié pour peloter une fille.

Le bruit que produisirent les articulations du garçon rappelait celui qu’elles auraient fait en frottant contre un plat en Pyrex. Il fit taire les bavardages du petit groupe qui contemplait les restes en feu du camion (certains d’entre eux en prenaient des photos avec leur téléphone portable).

« J’veux bien bouffer mon chapeau », dit quelqu’un.

Alden Dinsmore agrippa son fils par le col de son sweat-shirt effiloché, le tira à lui et lui donna une claque sur la nuque, comme il l’avait fait avec son fils aîné un peu plus tôt. « Faut jamais faire ça ! cria le fermier en secouant le garçon. Faut jamais faire ça, quand tu sais pas ce que c’est !

— Mais p’pa, c’est comme un mur de verre ! On di… »

Dinsmore secoua encore son fils. Il haletait, et Barbie se mit à craindre pour le cœur du fermier. « Fais jamais ça ! répéta celui-ci en poussant le gamin vers son grand frère. Surveille-moi cet imbécile, Ollie.

— Oui, m’sieur ! » répondit Ollie avec une grimace pour son cadet.

Barbie regarda en direction de Chester’s Mill. On voyait approcher le gyrophare d’une voiture de police mais, largement devant lui — comme s’il escortait le flic en vertu de quelque plus haute autorité —, avançait un gros véhicule noir qui avait tout du cercueil ambulant : le Hummer de Big Jim Rennie. Les bosses et les plaies de Barbie datant de la bagarre dans le parking du Dipper’s se mirent à l’élancer, comme par sympathie devant ce spectacle.

Rennie Senior n’y avait pas assisté, bien sûr, mais son fiston en avait été l’instigateur et Big Jim avait couvert Junior. Et si cela signifiait rendre plus difficile, à Chester’s Mill, la vie d’un certain chef de cuisine itinérant — assez difficile pour que le cuistot en question décide de lever le camp et de quitter le patelin —, c’était encore mieux.

Barbie n’avait aucune envie d’être là quand arriverait Big Jim Rennie. En particulier s’il était en compagnie de flics. Le chef Perkins l’avait traité correctement, mais l’autre — Randolph — l’avait regardé comme si Dale Barbara n’était qu’une crotte de chien sur une chaussure de bal.

Barbie se tourna vers Sea Dogs et dit : « Ça vous dirait, une petite marche ? Vous de votre côté, moi du mien ? Pour voir jusqu’où va ce truc ?

— Et pour se tirer avant qu’arrive la grande gueule que je vois se pointer ? » Gendron, lui aussi, avait reconnu le Hummer. « C’est parti, mon ami. Par l’est ou par l’ouest ? »

4

Ils prirent la direction de l’ouest, celle de la Route 117, sans jamais trouver la fin de la barrière, mais ils virent les merveilles qu’elle avait provoquées lorsqu’elle s’était mise en place. Des branches d’arbres avaient été sectionnées, créant des échappées vers le ciel. Des troncs avaient été fendus en deux. Et on voyait partout des cadavres emplumés.

« Un paquet d’oiseaux morts », constata Gendron. Il enfonça sa casquette sur sa tête avec des mains qui tremblaient légèrement. Il était pâle. « Je n’en ai jamais vu autant.

— Vous vous sentez bien ? demanda Barbie.

— Physiquement ? Ouais, je crois. Mentalement — j’ai l’impression de commencer à perdre les pédales, bon Dieu. Et vous ?

— Pareil », répondit Barbie.

À trois kilomètres à l’ouest de la 119, ils tombèrent sur la God Creek Road et le corps de Bob Roux, allongé à côté de son tracteur qui continuait à tourner au ralenti. Barbie se dirigea instinctivement vers l’homme à terre mais heurta une fois de plus la barrière… même si ce coup-ci, il y pensa à la dernière seconde et put éviter de se mettre le nez en sang une deuxième fois.

Gendron s’agenouilla et toucha le cou grotesquement déformé du fermier. « Mort.

— C’est quoi, ces débris autour de lui ? Ces trucs blancs ? »

Gendron ramassa le plus gros morceau. « Je crois que ça vient d’un de ces machins pour avoir de la musique à partir d’un ordinateur. L’a dû se casser quand il a percuté ce… (il fit un geste vers la barrière invisible)… vous savez quoi. »

Un hululement, rauque et plus fort encore que la sirène de la ville, leur parvint à ce moment-là du bourg.

Gendron releva brièvement la tête. « Les pompiers. Pour le bien que ça peut nous faire…

— Ils arrivent de Castle Rock, dit Barbie.

— Ah bon ? Vos oreilles sont meilleures que les miennes, alors. Rappelez-moi votre nom, mon ami.

— Dale Barbara. Barbie pour les amis.

— Eh bien, Barbie, qu’est-ce qu’on fait maintenant ?

— On continue, il me semble. On ne peut plus rien faire pour ce type.

— Non, répondit Gendron, la mine sombre. Surtout avec mon portable qu’est resté là-bas. J’imagine que vous n’en avez pas ? »

Barbie en avait eu un, mais il l’avait laissé dans l’appartement abandonné, ainsi que des chaussettes, des T-shirts, des jeans et quelques sous-vêtements. Il avait mis les voiles vers de nouveaux territoires avec ce qu’il avait sur le dos parce qu’il n’y avait rien venant de Chester’s Mill qu’il ait envie d’emporter avec lui. Mis à part quelques bons souvenirs pour lesquels il n’avait pas besoin d’une valise, ni même d’un sac à dos.

Tout cela était trop compliqué à expliquer à un étranger et il se contenta de secouer la tête.

Il y avait une couverture sur le siège du tracteur. Gendron coupa le moteur, prit la couverture et en recouvrit le corps.

« J’espère qu’il écoutait quelque chose qui lui plaisait quand c’est arrivé, fit-il observer.

— Ouais.

— Repartons. Allons jusqu’au bout de ce j’sais-pas-quoi. J’aimerais bien vous serrer la main. Je pourrais même me laisser aller et vous serrer dans mes bras. »

5

Peu après avoir découvert le corps de Roux et alors qu’ils étaient, sans le savoir, très près de l’accident de la 117, ils tombèrent sur un petit cours d’eau. Les deux hommes restèrent là un moment, chacun de son côté de la barrière invisible, l’air perplexe, silencieux.

C’est finalement Gendron qui prit la parole. « Sainte mère de Dieu…

— À quoi ça ressemble, de votre côté ? » demanda Barbie.

Tout ce qu’il pouvait voir, du sien, c’était l’eau qui montait et se répandait dans le sous-bois. Comme si la rivière s’était heurtée à un barrage invisible.

« Je ne sais pas comment vous décrire ça. J’ai jamais rien vu de pareil. » Gendron se tut un instant, se grattant les deux joues et étirant son visage déjà long dans le style de la peinture d’Edvard Munch, Le Cri. « Si, une fois. Si l’on veut. Quand j’ai ramené à la maison deux poissons rouges pour ma fille, pour ses six ans. Ou ses sept ans. Bref, ils étaient dans un sac en plastique, et cela faisait à peu près le même effet — de l’eau dans le fond d’un sac en plastique. Sauf que c’est plat, au lieu d’être affaissé. L’eau s’élève contre ce… ce truc, et part dans les deux sens, de votre côté.

— Il n’en passe pas du tout ? »

Gendron se baissa, mains sur les genoux, et plissa les yeux. « Si, un peu, on dirait. Mais vraiment pas beaucoup, juste un filet. Et aucune des saletés que transporte l’eau, d’habitude. Vous savez, les débris végétaux, les trucs comme ça. »

Ils continuèrent, Gendron de son côté, Barbie du sien. Pour le moment, aucun des deux ne pensait en termes d’intérieur et d’extérieur. Il ne leur était pas venu à l’esprit que la barrière pouvait ne pas avoir de fin.

6

Puis ils avaient débouché sur la Route 117, où il y avait encore eu un sale accident — deux voitures et au moins deux morts, d’après ce qu’avait vu Barbie. Il devait y en avoir un autre, écrasé derrière son volant, dans une vieille Chevrolet dont il ne restait pas grand-chose. Sauf que, cette fois, il y avait aussi une survivante, assise contre la carrosserie d’une Mercedes accidentée, tête baissée. Paul Gendron se précipita vers elle, Barbie étant obligé de rester planté où il était et de regarder. La femme vit Gendron et essaya de se lever.

« Non, madame, il faut pas, il vaut mieux pas faire ça, dit-il.

— Je crois que je n’ai rien, dit-elle. C’est juste… vous savez. Secouée. »

Pour Dieu sait quelle raison, cela la fit rire, alors qu’elle avait le visage bouffi d’avoir pleuré.

À ce moment-là se présenta une autre voiture qui se traînait, conduite par un vieux type en tête d’un cortège de trois ou quatre autres dont les conducteurs devaient sans aucun doute commencer à s’impatienter. Le premier s’arrêta en voyant l’accident, imité par les autres.

Elsa Andrews s’était remise debout et avait suffisamment retrouvé ses esprits pour poser la question qui allait devenir celle du jour : « Qu’est-ce que nous avons percuté ? Ce n’était pas l’autre voiture, Nora avait fait le tour de l’autre voiture. »

C’est avec une totale honnêteté que Gendron répondit :

« On sait pas, madame.

— Demandez-lui si elle a un portable », suggéra Barbie, qui se tourna vers les nouveaux arrivants transformés en badauds. « Hé ! Qui a un téléphone portable ?

— Moi, monsieur », répondit une femme.

Mais avant qu’ils puissent en dire plus, ils entendirent les whoup-whoup-whoup d’un hélicoptère qui approchait.

Barbie et Gendron échangèrent un regard désespéré.

L’appareil bleu et blanc volait bas. Il se dirigeait vers la colonne de feu qui montait du camion accidenté, sur la 119, mais l’air était d’une limpidité absolue, produisant cet effet de loupe qui caractérise les plus belles journées au nord de la Nouvelle-Angleterre, et Barbie n’avait pas de mal à lire le gros chiffre 13, sur le côté. Ni à voir le logo de CBS. L’hélico appartenait à une chaîne d’info et venait sans doute de Portland. Il devait déjà se trouver dans le secteur, pensa Barbie. La journée était idéale pour tourner quelques plans juteux d’un accident pour le bulletin de dix-huit heures.

« Oh, non ! » gémit Gendron, s’abritant les yeux. Puis il cria : « Barrez-vous, bande de cinglés, barrez-vous d’ici ! »

Barbie se joignit à lui. « Non ! Arrêtez ! Repartez ! »

Efforts inutiles, bien entendu. Encore plus inutilement, il agitait les bras, faisant de grands gestes signifiant partez-partez.

Elsa regarda Gendron, puis Barbie, une expression d’incompréhension sur les traits.

L’hélico plongea jusqu’à la hauteur des arbres et se mit en vol stationnaire.

« Je crois que ça va aller, dit Gendron dans un souffle. Les gens là-bas ont dû leur faire signe de s’écarter, eux aussi. La pilote a dû voir… »

Sur quoi, l’appareil vira au nord, le pilote se proposant d’observer la scène d’un nouvel angle, sans doute depuis la prairie d’Alden Dinsmore, et il percuta la barrière sous les yeux de Barbie. Un des rotors cassa. L’hélicoptère pencha, plongea et zigzagua, tout cela en même temps. Puis il explosa, faisant tomber une nouvelle pluie de feu et de débris sur la route et les champs, de l’autre côté de la barrière.

Le côté de Gendron.

L’extérieur.

7

Junior Rennie s’introduisit comme un voleur dans la maison où il avait grandi. Ou comme un fantôme. Elle était vide, bien entendu ; son père devait se trouver dans son dépôt géant de voitures d’occasion, sur la Route 119 — lieu que Frank, l’ami de Junior, appelait parfois le Temple du Crédit Total ; quant à Francine Rennie, elle était, depuis quatre ans, locataire permanente du cimetière de Pleasant Ridge. La sirène de la ville s’était tue et celles de la police s’étaient éloignées quelque part vers le sud. Il régnait un calme bienfaisant dans la maison.

Il prit deux Imitrex, se déshabilla et passa sous la douche. Quand il en ressortit, il constata qu’il y avait du sang sur son T-shirt et son pantalon. Il n’avait pas le temps de s’en occuper pour le moment. Il poussa les vêtements sous le lit d’un coup de pied, abaissa les stores, se glissa dans son pieu et tira les couvertures par-dessus sa tête, comme lorsqu’il était môme et avait peur des monstres dans le placard. Il resta là, frissonnant, toutes les cloches de l’enfer résonnant sous son crâne.

Il somnolait lorsque la sirène des pompiers le réveilla en sursaut. Il se remit à frissonner, mais il avait moins mal à la tête. Il allait dormir encore un peu, puis il réfléchirait à ce qu’il convenait de faire. Se suicider paraissait de loin la meilleure solution. Parce qu’ils allaient l’avoir. Il ne pouvait même pas retourner sur place pour nettoyer ; il n’aurait pas le temps, avant le retour de Henry ou LaDonna McCain de leurs courses du samedi. Certes, il pouvait s’enfuir, mais il fallait attendre que sa migraine s’arrête. Et évidemment, il fallait s’habiller d’abord. Pas question d’entamer une vie de fugitif nu comme un ver.

Tout bien considéré, le suicide était probablement ce qu’il y avait de mieux. Sauf que cela voulait dire que le cuistot aurait gagné. Et quand on regardait les choses en face, toute l’affaire était de la faute de ce con de cuistot.

Puis la sirène des pompiers s’arrêta. Junior dormit encore, couvertures remontées sur la tête. Quand il se réveilla, il était vingt et une heures. Sa migraine avait disparu.

Et la maison était toujours vide.

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