Barbie et Rusty sortirent du hangar et inspirèrent à fond. L’air sentait la fumée, à cause de l’incendie récemment éteint à l’ouest de la ville, mais paraissait d’une agréable fraîcheur à côté des vapeurs de gazole brûlées dans le hangar. Une petite brise nonchalante coulait sa patte de chat sur leur visage. Barbie transportait le compteur Geiger dans un sac à provisions qu’il avait trouvé dans l’abri antiatomique.
« Cette connerie ne va pas tenir », dit Rusty. Il avait le visage fermé, l’expression dure.
« Qu’est-ce que vous allez faire ? lui demanda Barbie.
— À présent ? Rien. Enfin si. Je vais retourner à l’hôpital voir les malades. Ce soir, cependant, j’ai bien l’intention d’aller frapper à la porte de Jim Rennie et de lui demander de me fournir une foutue explication. Il a intérêt à en avoir une bonne, et il a intérêt à avoir le reste de propane, sinon il y aura des morts à l’hôpital dès après-demain, même si l’on arrête tout ce qui n’est pas essentiel.
— Tout sera peut-être terminé avant.
— Vous y croyez, vous ? »
Au lieu de répondre à la question, Barbie fit remarquer : « Il pourrait être dangereux de faire pression sur le deuxième conseiller, par les temps qui courent.
— Seulement par les temps qui courent ? Voilà qui montre mieux que tout que vous venez de débarquer ici. J’ai déjà entendu ça depuis au bas mot dix mille ans qu’il dirige cette ville. Soit il dit aux gens d’aller se faire voir, soit il leur demande d’être patients. Pour le bien de la ville, c’est son leitmotiv. Le numéro un de sa liste des meilleurs clouages de bec. La réunion publique du conseil municipal, en mars dernier, a été une mascarade. Autoriser les travaux d’un nouveau tout-à-l’égout ? Désolé, la ville ne peut pas lever un impôt suffisant. Autoriser un nouveau zonage commercial ? Idée géniale, la ville a bien besoin de la taxe professionnelle, construisons un Walmart du côté de la 117. Le Service des études environnementales de l’université du Maine établit qu’il y a trop d’eaux usées qui se déversent dans Chester Pond ? Le deuxième conseiller recommande d’ajourner la discussion, parce que chacun sait bien que toutes ces études scientifiques sont faites par des athées socialistes au cœur saignant. Mais l’hôpital, c’est pour le bien de la ville — ce n’est pas ce que vous diriez ?
— Si », dit Barbie, quelque peu amusé par cette sortie.
Rusty se mit à contempler le sol, les mains dans les poches arrière de son pantalon. Puis il releva la tête. « J’ai cru comprendre que le Président vous avait désigné pour reprendre la baraque. Je crois qu’il est grand temps que vous vous y colliez.
— C’est une idée, admit Barbie avec un sourire. Mais il y a un hic… Rennie et Sanders disposent de leurs forces de police. Où sont les miennes ? »
Avant que Rusty ait pu répondre, son téléphone sonna. Il l’ouvrit et regarda le minuscule écran. « Linda ? Quoi ? »
Il écouta.
« Très bien. Je comprends. Si tu es sûre qu’elles vont bien maintenant. Et tu es certaine que c’était Judy ? Pas Janelle ? » Il écouta encore un peu. « Je crois que c’est en fait une bonne nouvelle. J’ai vu deux autres gosses, ce matin. Ils avaient eu tous les deux une crise passagère et c’était fini depuis longtemps quand je les ai examinés. Ils allaient tous deux très bien après. Et j’ai eu des appels pour trois autres. Ginny en a eu un elle aussi. Il pourrait s’agir d’un effet secondaire de la force qui maintient le Dôme. »
Il écouta.
« Parce que je n’en ai absolument pas eu le temps », dit-il. Il avait répondu d’un ton patient, sans agressivité. Barbie n’eut pas de mal à imaginer la question qui avait provoqué cette réaction : je te dis que les gosses ont des crises d’épilepsie toute la journée et c’est tout ce que tu trouves à me dire ?
« Tu vas passer prendre les petites ? » demanda Rusty. Il écouta. « D’accord. Très bien. Si tu trouves que ça ne va pas, appelle-moi. Je viendrai immédiatement. Et fais en sorte qu’Audi reste avec elles. Oui. Ouais. Moi aussi, je t’aime. » Il raccrocha le portable à sa ceinture et se passa les mains dans les cheveux avec une telle vigueur qu’il se fit un instant des yeux de Chinois. « Bon Dieu de bon Dieu de bonsoir !
— Qui est Audi ?
— Notre golden retriever.
— Parlez-moi un peu de ces crises. »
Ce que fit Rusty, sans omettre ce qu’avaient dit Jannie sur Halloween et Judy sur les étoiles roses.
« Le truc sur Halloween me fait penser à la manière dont le petit Dinsmore délirait, observa Barbie.
— Exact.
— Et les autres gosses ? Ont-ils parlé de Halloween ? Ou d’étoiles roses ?
— Les parents que j’ai vus aujourd’hui m’ont dit que leurs gamins avaient jacassé pendant leur crise, mais ils étaient trop paniqués pour y avoir fait attention.
— Et les gosses ? Ils ne se souviennent de rien ?
— Ils ne savent même pas qu’ils ont eu une crise.
— Et c’est normal ?
— Ce n’est pas anormal.
— Une chance que votre cadette ait voulu imiter sa sœur aînée ? Pour… je ne sais pas… attirer votre attention ? »
Rusty n’avait pas pensé à cette possibilité — il n’en avait pas eu le temps, en fait. « C’est possible, mais peu probable. » Il eut un mouvement de tête vers le sac que tenait Barbie. « Vous allez faire des recherches avec ce truc ?
— Pas moi. Cet appareil est propriété de la ville, et les puissances établies ne m’aiment pas beaucoup. Je ne tiens pas à être pris en l’ayant en ma possession. »
Il tendit le sac avec le compteur Geiger à Rusty.
« Peux pas. J’ai beaucoup de boulot, en ce moment.
— Je sais », dit Barbie qui expliqua alors ce qu’il attendait de Rusty.
L’assistant médical l’écouta attentivement, arborant un léger sourire.
« D’accord, répondit-il. Ça marche. Qu’est-ce que vous allez faire pendant que je me tape vos commissions ?
— La cuisine au Sweetbriar. Le plat du jour sera le poulet à la Barbara. Vous voulez que je vous en fasse parvenir à l’hôpital ?
— Génial », répondit Rusty.
En chemin vers le Cathy-Russell, Rusty s’arrêta au bureau duDemocrat et confia le compteur Geiger à Julia Shumway.
Elle écouta les instructions que Barbie lui avait demandé de relayer et esquissa un sourire. « Notre homme sait comment déléguer, il faut lui rendre cette justice. Je vais m’occuper de cela avec plaisir. »
Rusty avait pensé lui demander de faire attention à ce qu’on ne la voie pas en possession du compteur Geiger, mais il n’en eut pas besoin. Le sac avait aussitôt disparu sous le bureau.
Il appela Ginny Tomlinson pendant le reste du trajet et l’interrogea sur la crise qu’on lui avait rapportée par téléphone.
« Un petit garçon, Jimmy Wicker. C’est son grand-père qui a appelé. Bill Wicker, je crois. »
Rusty le connaissait. Bill était le facteur.
« C’était lui qui gardait Jimmy pendant que sa mère allait faire le plein. Ils n’ont presque plus de super au Gas & Grocery, au fait, et Johnny Carver a eu le culot d’augmenter le prix à onze dollars le gallon ! Onze dollars ! »
Rusty garda son calme, se disant qu’il aurait mieux fait d’avoir cette conversation une fois sur place. Il était presque arrivé à l’hôpital. Quand l’infirmière eut fini de se plaindre, il voulut savoir si le petit Jimmy n’avait rien dit pendant sa crise.
— Si, en effet. D’après Bill, il a pas mal jacassé. Je crois que c’était une histoire d’étoiles roses. Ou de Halloween. À moins que je ne confonde avec ce qu’a dit Rory Dinsmore. Les gens en ont parlé. »
Bien sûr, qu’ils en ont parlé, pensa Rusty, lugubre. Et ils vont aussi parler du reste, s’ils le découvrent. Ce qui arrivera probablement.
« Très bien. Merci, Ginny.
— Tu reviens quand, Rusty ?
— Je suis presque arrivé.
— Bon. Parce que nous avons une nouvelle patiente. Sammy Bushey. Elle a été violée. »
Rusty émit un grognement.
« Elle va mieux. C’est Piper Libby qui nous l’a amenée. Je n’ai pas pu lui faire dire qui lui a fait ça, mais je crois que Piper y est arrivée. Elle est sortie de là comme si elle avait le feu aux cheveux… » Elle se tut et bâilla assez fort pour que Rusty l’entende. « … et qu’elle allait l’avoir aux fesses.
— Ginny mon amour, à quand remonte ta dernière nuit de sommeil ?
— Je vais bien.
— Rentre chez toi.
— Tu rigoles, non ? » dit-elle d’un ton stupéfait.
— Non. Rentre chez toi. Dors. Sans mettre le réveil. » Puis une idée lui vint à l’esprit. « Mais arrête-toi au Sweetbriar Rose en chemin, tu veux bien ? Il y aura du poulet. Je le tiens d’une source sûre.
— La petite Bushey…
— Je m’occupe d’elle dans cinq minutes. Toi, tu prends tes affaires et tu files. »
Il referma le téléphone avant qu’elle ait pu protester.
Big Jim Rennie se sentait remarquablement bien pour quelqu’un qui avait commis un assassinat la veille. Cela tenait en partie à ce qu’il ne considérait pas son acte comme un meurtre, pas plus qu’il n’avait considéré que la mort de sa femme en avait été un. Un cancer l’avait emportée. Inopérable. D’accord, il lui avait sans doute donné trop de pilules antidouleur au cours de la dernière semaine et il avait dû l’aider en lui mettant un oreiller sur la figure (n’appuyant que légèrement, très légèrement, ralentissant sa respiration, l’aidant juste à se glisser dans les bras de Jésus), mais il avait agi par amour et miséricorde. Ce qui était arrivé au révérend Coggins avait été un peu plus brutal — si l’on veut — mais le pasteur s’était montré tellement menaçant ! Totalement incapable de faire passer le bien de la ville avant le sien.
« Eh bien, il dîne avec le Seigneur Jésus, ce soir, dit Big Jim. Rôti de bœuf, purée au jus, pommes au four en dessert. » Il dégustait lui-même un grand plat de fettucini Alfredo, grâce aux bons soins de la société Stouffer. Plein de cholestérol, soupçonnait-il, mais le Dr Haskell n’était plus là pour lui casser les pieds avec ça.
« Je t’aurai survécu, vieux chnoque », dit Big Jim à son bureau vide, partant d’un rire bon enfant. L’assiette de pâtes et le verre de lait (Big Jim ne buvait pas d’alcool) étaient posés sur le sous-main. Il mangeait souvent dans son bureau et ne voyait pas de raison de changer ses habitudes parce que le pasteur Coggins avait fini ses jours ici. Sans compter que la pièce avait été rangée et nettoyée de fond en comble. Oh, il ne doutait pas que l’une de ces équipes de techniciens de la police comme on en voyait à la télé trouverait plein d’éclaboussures de sang avec leur Luminol, leurs lumières spéciales et tout leur bazar, mais ce n’était pas demain la veille qu’ils envahiraient son bureau. Quant à Peter Randolph menant une enquête sur la question… rien que l’idée était une plaisanterie. Randolph était un idiot.
« Sauf que, déclara Big Jim à la pièce d’un ton docte, c’est mon idiot. »
Il engloutit les derniers serpentins de pâtes, essuya son imposant menton avec une serviette puis se remit à prendre des notes sur le bloc de papier brouillon posé à côté du sous-main. Il avait pris des tas de notes, depuis dimanche ; il y avait tant à faire. Et si le Dôme restait en place, il y en aurait encore plus.
Big Jim espérait, d’une certaine manière, qu’il resterait en place, du moins pour un moment. Le Dôme lançait des défis qu’il était certain de relever (avec l’aide de Dieu, bien sûr). Il devait en premier lieu renforcer son emprise sur la ville. Pour cela, il avait besoin d’autre chose que d’un simple bouc émissaire ; il avait besoin d’un Père Fouettard. Le choix évident était Dale Barbara, l’homme que le coco en chef du parti démocrate avait nommé à la place de James Rennie.
La porte du bureau s’ouvrit. Big Jim leva les yeux et vit son fils debout devant lui. Son visage était pâle et sans expression. Quelque chose n’allait pas très bien chez Junior, depuis quelque temps. Aussi occupé qu’il ait été par les affaires de la ville (sans parler de son autre entreprise, cela aussi l’avait bien occupé), il s’en était rendu compte. Mais il n’en avait pas moins confiance en son fils. D’ailleurs, même si Junior essayait de le lâcher, Big Jim était sûr de pouvoir contrôler la situation. Il avait passé toute sa vie à tailler sa route ; ça n’allait pas changer aujourd’hui.
Sans compter que le garçon s’était chargé de le débarrasser du cadavre. Du coup, il était devenu partie prenante dans l’histoire. C’était bien. En fait, c’était l’essence de la vie dans une petite ville. Dans une petite ville, tout le monde doit être impliqué partout. Comment disait cette chanson idiote, déjà ? Nous soutenons tous l’équipe.
« Fiston ? Ça va ?
— Ça va », répondit Junior.
Non, ça n’allait pas, mais il se sentait mieux, les restes de poison de sa dernière migraine se dissipaient. Le moment passé avec ses petites copines l’avait aidé, comme il l’avait prévu. L’arrière-cuisine des McCain commençait à ne plus sentir très bon, mais au bout d’un certain temps passé à leur tenir la main, il s’y était habitué. Il avait l’impression qu’il finirait par aimer cette odeur.
« Tu as trouvé quelque chose dans son appartement ?
— Oui, répondit Junior en lui tendant les plaques militaires.
— Excellent, fiston. Vraiment excellent. Et es-tu prêt à me dire où tu as mis… où tu l’as mis ? »
Junior secoua lentement la tête de droite à gauche, mais ses yeux restèrent braqués sur le même endroit. Sur le visage de son père. L’effet avait quelque chose d’un peu inquiétant. « Tu n’as pas besoin de le savoir. Je te l’ai déjà dit. L’endroit est sûr, c’est tout ce qui compte.
— Ainsi, c’est maintenant toi qui me dis ce que je dois savoir ? »
Il avait cependant parlé sans sa hargne habituelle.
« Cette fois, oui. »
Big Jim étudia plus attentivement son fils.
« Je te trouve bien pâle. Tu es sûr que tu vas bien ?
— Très bien. Rien qu’un mal de tête. C’est presque fini.
— Tu ne veux pas manger quelque chose ? Il reste encore des fettucini dans le congélateur et le micro-ondes fait un excellent boulot. (Il sourit.) Autant en profiter tant que c’est encore possible. »
Les yeux sombres à l’expression réfléchie s’abaissèrent quelques instants sur la flaque de sauce blanche qui restait dans l’assiette de Big Jim, puis remontèrent jusqu’au visage de son père. « J’ai pas faim. Quand faut-il que je découvre les corps ?
— Les corps ? s’étonna Big Jim, fronçant les sourcils. Comment ça, les corps ? »
Junior sourit, ses lèvres ne s’écartant que pour laisser voir un peu de ses dents. « T’occupe pas. Tu seras d’autant plus crédible si tu es surpris comme tout le monde. Pour le dire autrement, une fois qu’on aura allumé la mèche, la ville sera prête à pendre Baaarbie haut et court. Alors ? Quand on le fait ? Ce soir ? Parce que ça va marcher. »
Big Jim réfléchit. Il regarda son carnet. La page était couverte de notes (et de quelques taches de sauce Alfredo), mais une seule était entourée : la salope du journal.
« Non, pas ce soir. Nous pouvons même augmenter la mise, si nous jouons bien notre coup.
— Et si le Dôme disparaît pendant que tu fais des manières ?
— Tout va bien se passer, répondit Big Jim. Et si jamais Mr Barbara parvient à se dégager du traquenard — peu probable, mais les cafards ont l’art de trouver des fissures quand on allume la lumière —, il y a toujours toi. Toi, et ces autres cadavres. Et maintenant, va manger quelque chose, même si ce n’est qu’une salade. »
Mais Junior ne bougea pas. « N’attends pas trop longtemps, papa.
— T’inquiète pas. »
Junior considéra la réponse, le considéra, lui, de ses yeux sombres qui semblaient étranges, maintenant, puis parut perdre tout intérêt. Il bâilla. « Je vais juste aller me coucher. Je mangerai plus tard.
— N’oublie pas. Tu deviens trop maigre.
— C’est la mode, aujourd’hui », répliqua Junior, adressant à son père un sourire vide encore plus inquiétant que ses yeux. Un sourire de tête de mort, telle fut l’impression de Big Jim. Cela lui fit penser au type qui se faisait maintenant appeler le Chef — comme si sa vie antérieure sous le nom de Phil Bushey avait été annulée. Lorsque Junior quitta la pièce, Big Jim laissa échapper un soupir de soulagement sans même s’en rendre compte.
Il prit son stylo : tellement de choses à faire. Il allait les faire, et bien. Il n’était pas impossible que, lorsque l’affaire serait terminée, sa photo parût en couverture du Time.
Son générateur en état de marche — ce qui ne durerait pas bien longtemps si elle ne trouvait pas de bonbonnes de propane —, Brenda Perkins put allumer l’ordinateur de son mari et imprimer tout ce que contenait le dossier VADOR. L’incroyable liste de délits établie par Howie, lequel était sur le point d’entrer en action, apparemment, au moment de sa mort, lui semblait prendre plus de réalité sur du papier qu’à l’écran. Et plus elle les étudiait, plus ils lui paraissaient cadrer avec le Jim Rennie qu’elle connaissait depuis presque toujours. Elle avait toujours su que c’était un monstre ; à présent, elle savait à quel point il en était un.
Jusqu’à l’histoire de l’église du Jésulâtre Coggins qui cadrait… à ce détail près que, si elle avait bien lu, il ne s’agissait pas d’une église, en réalité, mais d’une bonne grosse vieille machine à laver qui blanchissait de l’argent au lieu de linge. De l’argent en provenance d’une entreprise de fabrication de drogue qui était, selon les propres termes de son mari, « peut-être l’une des plus grandes dans l’histoire des États-Unis ».
Mais il y avait des problèmes, problèmes qu’avait identifiés le chef de la police Howard Perkins, dit « Duke », ainsi que le procureur général de l’État. Ces problèmes expliquaient pourquoi la phase de rassemblement des preuves matérielles avait pris autant de temps. Big Jim n’était pas seulement un monstre hors normes ; il était un monstre intelligent. Raison pour laquelle il s’était toujours contenté du poste de deuxième conseiller. Andy Sanders était là pour essuyer les plâtres à sa place.
Et pour servir de cible au cas où — oui, ça aussi. Pendant longtemps, Andy fut le seul contre qui Howie avait disposé de preuves matérielles. Il était homme de paille sans même le savoir, peut-être, en parfait imbécile joyeux et béat qu’il était. Andy était le premier conseiller, le premier diacre à l’église du Christ-Rédempteur, le premier dans le cœur de ses concitoyens, et en première ligne sur une piste de documents bancaires qui allaient se perdre dans les ténébreux marécages financiers de Nassau et des îles Caïmans. Si jamais Howie et le procureur général avaient agi trop tôt, Andy aurait été le premier à être photographié de face et de profil, un numéro de matricule à la main. Et peut-être même le seul, au cas où il aurait cru les inévitables promesses de Big Jim lui disant qu’il allait très bien s’en sortir s’il la fermait. Et sans doute l’aurait-il fait. Quoi de mieux qu’un homme de paille pour ne pas toucher aux allumettes ?
L’été précédent, les choses s’étaient précisées et Howie avait considéré que le bouclage de l’enquête était proche. Et cela grâce au fait que le nom de Rennie apparaissait dans certains documents obtenus par le procureur général, en particulier ceux d’une société du Nevada du nom de Town Ventures. L’argent de Town Ventures disparaissait vers l’ouest et non vers l’est, pour aller se retrouver non pas aux Caraïbes mais en Chine continentale, pays où l’on pouvait se procurer en gros les ingrédients clefs de certaines drogues sans qu’on vous pose la moindre question.
Pourquoi Rennie avait-il pris un tel risque ? Perkins n’y avait vu qu’une explication : il y avait eu trop d’argent et trop vite pour une seule machine à laver, aussi sainte qu’elle fût. Le nom de Rennie était donc apparu dans les documents relatifs à une demi-douzaine d’autres églises fondamentalistes du Nord-Est. Town Ventures et ces autres églises (sans parler d’une demi-douzaine d’autres stations de radio religieuses, mais aucune aussi importante que WCIK) furent la première véritable erreur commise par Big Jim. Tout cela laissait traîner des fils. Et on pouvait tirer sur les fils : tôt ou tard — tôt, en général — tout était rembobiné.
Tu étais incapable de t’arrêter, hein ? pensa Brenda, pendant qu’assise derrière le bureau de son mari, elle étudiait les documents. Tu t’es fait des millions — peut-être même des dizaines de millions — et les risques étaient devenus énormes, mais tu ne pouvais pas renoncer. Tel un singe qui se fait prendre parce qu’il et ne veut pas lâcher la nourriture qu’il a volée dans la calebasse. Tu étais assis sur une fortune et tu continuais à vivre dans cette baraque, à vendre des voitures dans ce trou à rats sur la Route 119. Pourquoi ?
Elle connaissait la réponse, cependant. Ce n’était pas l’argent ; c’était la ville. Ce qu’il voyait comme sa ville. Sur une plage du Costa Rica ou à la tête d’un domaine gardé par des hommes en armes en Namibie, Big Jim, le Grand Jim, serait devenu le Petit Jim. Parce qu’un homme qui ne poursuit pas de but, même assis sur des comptes bancaires bourrés d’argent, est toujours un petit homme.
Si elle provoquait une confrontation en s’appuyant sur tout ce qu’elle avait, pourrait-elle conclure un accord avec lui ? Le forcer à démissionner en échange de son silence ? Rien n’était moins sûr. Et elle redoutait une telle confrontation. Ce serait dur, et peut-être même dangereux. Il faudrait qu’elle ait Julia Shumway à ses côtés. Et Barbie. Sauf que Barbie était lui-même une cible à présent.
La voix de Howie, calme et ferme, s’éleva dans sa tête. Tu peux te permettre d’attendre encore un peu — j’attendais moi-même quelques preuves essentielles mais je n’attendrais pas trop longtemps, ma chérie. Parce que plus ce siège durera, plus il deviendra dangereux.
Elle revit son mari passant la marche arrière et commençant à déscendre l’allée, puis s’arrêtant pour poser ses lèvres sur les siennes dans le soleil ; ces lèvres d’une bouche qu’elle connaissait aussi bien que la sienne et qu’elle aimait certainement autant. Son geste, quand il lui avait caressé le cou. Comme s’il avait su que la fin était proche et que cet ultime contact vaudrait pour solde de tout compte. Du romantisme à quatre sous, certes, mais elle y croyait presque et ses yeux se remplirent de larmes.
Soudain, ces papiers et toute cette machination qu’ils dévoilaient lui parurent moins importants. Le Dôme lui-même ne lui paraissait pas très important. Ce qui l’était ? Le trou qui s’était si soudainement creusé dans sa vie, le trou qui avait englouti tout le bonheur qu’elle avait considéré comme acquis. Elle se demanda si ce pauvre crétin d’Andy Sanders ressentait la même chose. Probablement que oui.
Je vais lui donner vingt-quatre heures. Si le Dôme est toujours là demain soir, j’irai voir Rennie avec ces trucs — des copies de ces trucs — et lui dirai qu’il doit démissionner en faveur de Dale Barbara. Que sinon, il lira dans le journal les détails de son trafic de drogue.
« Demain », murmura-t-elle en fermant les yeux.
Deux minutes plus tard, elle était endormie dans le fauteuil de Howie. À Chester’s Mill, c’était l’heure du repas du soir. Certains cuisinèrent leurs plats (y compris les poulets à la royale pour une centaine de personnes) sur des plaques électriques ou des gazinières, grâce aux générateurs qui fonctionnaient encore, mais d’autres rallumèrent leur cuisinière à bois, soit pour économiser leur générateur, soit parce que le bois était tout ce qu’ils avaient. La fumée s’élevait de centaines de cheminées dans l’air calme.
Et se répandait.
Après avoir livré le compteur Geiger — le récipiendaire l’avait pris très volontiers, avec enthousiasme, même, promettant qu’il commencerait à prospecter dès mardi matin —, Julia partit pour le Burpee’s, Horace en laisse. Romeo lui avait dit avoir deux photocopieurs Kyocera flambant neufs en réserve. Ils étaient toujours dans leur emballage d’origine. Elle prit les deux.
« J’ai aussi un peu de propane en stock, dit-il en caressant la tête d’Horace. Je veillerai à ce que vous ayez tout ce dont vous avez besoin — tant que je pourrai, du moins. Il faut bien que notre journal puisse continuer à sortir, non ? Et c’est même plus important que jamais, vous ne croyez pas ? »
Si, c’était exactement ce qu’elle pensait, et Julia le lui avait dit. Elle lui avait aussi planté un gros bécot sur la joue. « Voilà que je suis votre obligée, Rommie.
— Je m’attends à un solide rabais sur ma publicité hebdomadaire, quand tout cela sera fini. »
Sur quoi, il s’était frotté le nez de l’index, comme s’ils partageaient un grand secret. Ce qui était peut-être le cas.
Au moment où elle partait, son téléphone se mit à sonner et elle le sortit de sa poche. « Bonjour, Julia à l’appareil.
— Bonsoir, Mrs Shumway.
— Oh, colonel Cox, comme c’est merveilleux d’entendre votre voix, dit-elle, tout sourire. Vous n’imaginez pas combien pour nous, pauvres souris des champs, c’est excitant de recevoir des coups de fil du reste du monde. Comment va la vie, à l’extérieur du Dôme ?
— D’une manière générale, bien, j’imagine, répondit Cox. Là où je me trouve, c’est pas terrible. Vous êtes au courant, pour les missiles ?
— Je les ai même vus exploser. Et rebondir. Ils ont allumé un bel incendie de votre côté.
— Ce n’est pas mon…
— Et un autre non négligeable du nôtre.
— Je voudrais parler au colonel Barbara, dit Cox. Il devrait tout de même avoir son fichu téléphone sur lui, maintenant.
— Fichtrement vrai ! s’exclama-t-elle, toujours sur le ton de l’humour. Et les gens en enfer devraient fichtrement avoir de la glace ! »
Elle s’arrêta devant le Gas & Grocery. La boutique était fermée. Sur un panneau écrit à la main, dans la vitrine, on lisait : HORAIRES POUR DEMAIN 11–14 HEURES. VENEZ TÔT !
« Ms Shumway…
— Nous reviendrons sur le colonel Barbara dans une minute, le coupa Julia. Pour l’instant, je voudrais savoir deux choses. Un, quand est-ce que la presse sera autorisée à s’approcher du Dôme ? Parce que les citoyens américains méritent tout de même un peu mieux que la version du gouvernement, vous ne croyez pas ? »
Elle s’attendait à ce qu’il réponde qu’il ne le pensait justement pas, qu’on ne verrait aucun journaliste de CNN ou du New York Times près du Dôme dans un avenir proche, mais Cox la surprit. « Probablement vendredi si aucun des autres tours que nous avons dans notre manche ne marche. Quelle est l’autre chose que vous voulez savoir, Ms Shumway ? La version courte, je ne suis pas attaché de presse. Ce n’est pas la même fonction.
— C’est vous qui avez appelé, alors vous n’avez pas trop le choix. Faite-vous une raison, colonel.
— Ms Shumway, avec tout le respect que je vous dois, votre téléphone portable n’est pas le seul dans Chester’s Mill que je puisse appeler.
— Je n’en doute pas un instant, mais quelque chose me dit que Barbie ne voudra pas vous parler si vous me snobez. Il n’est pas particulièrement content d’avoir été bombardé commandant du futur camp de prisonniers. »
Cox soupira. « Quelle est votre question ?
— Je voudrais savoir quelle est la température au sud ou à l’est du Dôme — la vraie température, c’est-à-dire à bonne distance de l’incendie que vous avez provoqué.
— Pourquoi…
— Avez-vous cette information, oui ou non ? Je crois que oui, ou que vous pouvez l’obtenir. Quelque chose me dit que vous devez être assis devant un écran d’ordinateur, en ce moment même, et que vous avez accès à tout, y compris à la taille de mes soutiens-gorge… Et si vous dites quatre-vingt-dix B, je coupe.
— Me faites-vous une démonstration de votre sens de l’humour, Ms Shumway, ou bien êtes-vous toujours aussi mal lunée ?
— Je suis fatiguée et j’ai peur. Attribuez-le à ça. »
Il y eut un silence, côté Cox. Elle crut entendre cliqueter des touches d’ordinateur. « Quarante-sept degrés Fahrenheit, soit environ huit degrés Celsius, à Castle Rock. Ça vous va ?
— Oui. » La disparité était inférieure à celle qu’elle craignait, mais néanmoins considérable. « Je suis devant le thermomètre de la supérette locale, reprit Julia. Il fait quatorze degrés Celsius. Six degrés de différence alors que nous sommes à moins de trente kilomètres. À moins qu’il n’y ait un sacré front chaud en train de traverser le Maine occidental, je dirais que ce n’est pas tout à fait normal. Vous êtes d’accord ? »
Il ne répondit pas à la question, mais ce qu’il dit la lui fit aussitôt oublier : « Nous allons essayer autre chose. Vers vingt et une heures. C’est ce que je voulais dire à Barbie.
— On peut toujours espérer que le Plan B marchera mieux que le Plan A. En ce moment, je crois que le protégé du Président nourrit les foules au Sweetbriar Rose. Du poulet à la royale, à ce qu’on dit. » Elle voyait les lumières, au bout de la rue, et se sentit soudain affamée.
« Voulez-vous bien m’écouter et lui transmettre le message ? » Julia entendit aussi ce qu’il n’avait pas ajouté : espèce d’emmerdeuse.
« Je ne demande pas mieux », répondit-elle. Avec un sourire. Parce qu’elle était une emmerdeuse. Quand il le fallait.
« Nous allons essayer un acide expérimental. Un composé fluorhydrique qui n’existe pas dans la nature.
— Ah, la chimie pour vivre heureux.
— D’après ce qu’on m’a dit, on pourrait en théorie creuser un trou de trois kilomètres dans la roche-mère avec ce truc.
— Vous collaborez avec des gens qui ont un sens remarquable du comique, colonel.
— Nous allons procéder à l’endroit où la Motton Road (il y eut un froissement de papier) passe dans Harlow. Je devrais y assister.
— Alors je vais dire à Barbie qu’il fasse faire la vaisselle à quelqu’un d’autre.
— Aurons-nous aussi le plaisir de votre compagnie, Ms Shumway ? »
Elle ouvrait déjà la bouche pour répondre que pour rien au monde elle ne voudrait rater ça, lorsqu’il se produisit un brusque vacarme un peu plus loin dans la rue.
« Qu’est-ce qui se passe ? » demanda le colonel Cox.
Julia ne répondit pas. Elle referma le téléphone, le glissa dans sa poche, courant déjà vers des voix qui appelaient. Et quelque chose d’autre. Quelque chose qui lui fit l’effet d’un fauve qui grondait.
Le coup de feu partit alors qu’elle était encore à une cinquantaine de mètres.
À son retour au presbytère, Piper découvrit Carolyn, Thurston et les petits Appleton qui l’attendaient. Elle fut contente de les voir, car ils l’obligeaient à ne plus penser à Sammy Bushey. Du moins temporairement.
Elle écouta le récit que Carolyn lui fit de la crise d’Aidan Appleton, mais l’enfant paraissait aller parfaitement bien à présent, très occupé qu’il était à ronger une barre de Fig Newtons. Lorsque Carolyn demanda s’il ne serait pas prudent qu’un médecin examine le garçon, Piper répondit : « Si cela ne recommence pas, on peut l’attribuer à la faim et à l’excitation du jeu. »
Thurston eut un sourire mélancolique. « Nous étions tous excités. Nous nous amusions bien. »
Quand ils abordèrent la question du logement, Piper pensa tout d’abord à la maison McCain, qui était toute proche. Si ce n’est qu’elle ignorait où ils cachaient leurs clefs.
Alice Appleton était assise par terre et donnait des miettes de la barre aux figues à Clover. Le chien de berger faisait le vieux numéro de je pose ma truffe sur ta cheville pour te montrer que je suis ton meilleur ami entre deux offrandes. « C’est le chien le plus génial que j’aie jamais vu, dit-elle à Piper. J’aimerais bien que nous ayons un chien, nous aussi.
— J’ai un dragon », intervint Aidan, qui était confortablement installé sur les genoux de Carolyn.
Alice eut un sourire indulgent. « C’est son A-M-I invisible.
— Je vois », dit Piper.
Elle se disait qu’ils pourraient toujours casser une des vitres des McCain ; aux grands maux les grands remèdes.
Mais alors qu’elle se levait pour vérifier ce qui lui restait de café, elle eut une meilleure idée. « La maison des Dumagen. J’aurais dû y penser tout de suite. Ils sont allés à Boston pour une conférence. Coralee Dumagen m’a demandé d’arroser ses plantes pendant leur absence.
— Je suis enseignant à Boston, dit Thurston. À Emerson. Je suis le contributeur du dernier numéro de Ploughshares. »
Il poussa un soupir.
« La clef est sous le pot de fleurs, à gauche de la porte, reprit Piper. Je ne crois pas qu’ils aient de générateur, mais il y a une cuisinière à bois dans la cuisine. » Elle hésita, c’étaient des citadins… « Saurez-vous faire la cuisine sur une cuisinière à bois sans mettre le feu à la maison ?
— J’ai passé mon enfance dans le Vermont, répondit Thurston. J’étais chargé d’entretenir tous les poêles — de la maison et de la grange — jusqu’à ce que j’aille à l’université. On revient toujours sur les lieux de son crime, hein ? »
Il soupira de nouveau.
« Il doit y avoir des provisions dans l’arrière-cuisine, dit Piper. »
Carolyn acquiesça. « C’est ce que nous a dit le concierge de l’hôtel de ville.
— Et aussi Junior, ajouta Alice. C’est un flic. Il est mignon. »
Thurston fit la grimace. « Le flic si mignon d’Alice m’a agressé. Lui ou l’autre. Je suis incapable de dire qui était qui. »
Piper haussa les sourcils.
« Il a donné un coup de poing dans l’estomac à Thurston, dit calmement Carolyn. Ils nous ont traités de Masse-ma-chaussette ce que nous sommes, techniquement — et ils se sont moqués de nous. Pour moi, ç’a été le pire, la manière dont ils se sont moqués de nous. Ils se sont mieux comportés quand il y a eu les enfants, mais… (elle secoua la tête)… ils étaient incontrôlables. »
Et juste comme ça, Piper se reprit à penser à Sammy. Elle sentit une veine commencer à battre à son cou, lentement mais violemment, ce qui ne l’empêcha pas de garder un ton calme. « Et quel était le nom de l’autre policier ?
— Frankie, répondit Carolyn. Junior l’a appelé Frankie D. Vous les connaissez ? Forcément, vous les connaissez.
— Oui, je les connais », dit Piper.
Elle expliqua où se trouvait la maison des Dumagen à la famille improvisée ; elle avait l’avantage de se trouver tout près de l’hôpital, au cas où le garçon aurait une autre crise. Puis elle resta à la table de sa cuisine après leur départ, à boire du thé. Ce qu’elle fit lentement. Elle buvait une gorgée et reposait la tasse. Buvait une gorgée et reposait la tasse. Clover gémissait. Il était réglé sur la même longueur d’onde qu’elle et, supposait-elle, il sentait sa rage.
Elle change peut-être mon odeur. Elle doit devenir plus acide, un truc comme ça.
Un tableau se formait dans son esprit. Pas joli-joli. Beaucoup de nouveaux flics, de jeunes flics, engagés dans les quarante-huit heures précédentes, et qui ne se contrôlaient déjà plus. Le genre d’abus de pouvoir dont ils avaient fait preuve avec Sammy Bushey et Thurston Marshall ne contaminerait pas des flics aguerris comme Henry Morrisson et Jackie Wettington — il ne lui semblait pas, en tout cas — mais Fred Denton ? Toby Whelan ? Pas impossible. Probable. Avec Duke à leur tête, ces type avaient été à peu près bien. Pas plus. Du genre à vous engueuler inutilement pour une histoire de stop non respecté, mais acceptables. Sans aucun doute ce qu’on pouvait s’offrir de mieux avec le budget de la ville.On en a toujours pour son argent. Mais avec Peter Randolph…
Il fallait faire quelque chose.
Elle devait pourtant, et avant tout, contrôler son mauvais caractère. Avant qu’il ne la contrôle.
Elle prit la laisse au portemanteau, près de la porte. Clover bondit aussitôt sur ses pattes, agitant la queue, les oreilles dressées, les yeux brillants.
« Amène-toi, mon petit père. Nous allons porter plainte. »
Le berger léchait les dernières miettes de Fig Newton quand elle le conduisit dehors.
Lorsqu’elle traversa la pelouse de la place principale, Clover trottinant allègrement à sa droite, Piper avait le sentiment qu’elle se contrôlait. Et elle garda ce sentiment jusqu’au moment où elle entendit des rires, en approchant du poste de police. Là, elle découvrit exactement l’équipe dont Sammy Bhushey lui avait donné les noms : DeLesseps, Thibodeau, Searles. Georgia complétait le tableau, Georgia qui les avait encouragés, d’après Sammy : Baise-moi cette salope. Freddy Denton était présent, lui aussi. Ils étaient assis en haut des marches du poste, buvant des sodas et blaguant entre eux. Duke Perkins n’aurait jamais toléré un tel comportement, et Piper se fit la réflexion que s’il assistait à la scène d’où il était, son cadavre devait se retourner si vite dans sa tombe qu’il allait prendre feu.
Mel Searles dit quelque chose et tous éclatèrent à nouveau de rire, se donnant des claques dans le dos. Thibodeau avait un bras passé autour des épaules de Georgia, le bout de ses doigts lui effleurant le sein. Elle dit à son tour quelque chose et tous s’esclaffèrent de plus belle.
Il vint à l’esprit de Piper qu’ils riaient à l’évocation du viol — ah, le putain de pied qu’ils s’étaient pris. Après quoi, le conseil de son père n’eut plus aucune chance. La Piper qui prenait soin des pauvres et des malades, qui officiait aux mariages et aux enterrements, qui prêchait la tolérance et la charité tous les dimanches matin — cette Piper-là fut brutalement repoussée jusqu’au fond de son esprit, d’où elle ne put qu’assister à la suite des événements, comme si elle la voyait à travers une vitre trouble. Ce fut l’autre Piper qui se retrouva aux manettes, celle qui avait saccagé sa chambre à quinze ans, pleurant des larmes de rage et non de chagrin.
Il y avait un petit espace dallé, connu sous le nom de place du Monument aux morts, entre l’hôtel de ville et le bâtiment plus récent du poste de police. La statue de Lucien Calvert, le père d’Ernie, s’élevait en son centre. Lucien Calvert avait reçu la Silver Star à titre posthume pour actes de bravoure pendant la guerre de Corée. Les noms des autres morts pour la patrie de Chester’s Mill, remontant jusqu’à la guerre de Sécession, étaient gravés sur le socle de la statue. Il y avait également deux mâts, le drapeau des États-Unis flottant à l’un et celui de l’État, avec son fermier, son marin et son orignal, à l’autre. Ce qui est une façon de parler, car ils retombaient mollement dans la lumière rougeoyante du crépuscule. Piper Libby passa entre les mâts comme une somnambule, Clover toujours à côté d’elle, oreilles dressées.
En haut des marches, les prétendus « officiers » éclatèrent de rire une fois de plus, de fort bon cœur, ce qui lui fit penser à des trolls dans un des contes de fées que son papa lui avait parfois lus. Des trolls dans une grotte, vautrés sur des tas d’or acquis lors de rapines. Puis ils la virent et se calmèrent.
« Bonsoir, rév’rende », dit Mel Searles en se levant — non sans remonter sa ceinture d’un coup sec et viril. On se lève devant une dame, se dit Piper. Est-ce que c’est sa mère qui le lui a appris ? Probablement. C’est probablement ailleurs qu’il a été initié à l’art délicat du viol.
Il souriait toujours lorsqu’elle arriva au bas des marches, puis son sourire devint incertain et hésitant ; sans doute avait-il vu l’expression qu’elle arborait. Laquelle exactement, elle l’ignorait. De l’intérieur, elle avait l’impression d’avoir les traits pétrifiés. Figés.
Elle vit les plus costauds de la bande l’observer. À commencer par Thibodeau, dont le visage était aussi immobile que l’impression que lui donnait le sien. Il est comme Clover, songea-t-elle. Il la sent sur moi. La rage.
« Rév’rende ? demanda Mel. Tout va bien ? Y’a un problème ? »
Elle monta les marches, ni vite ni lentement, Clover toujours à côté d’elle. « Vous pouvez le dire, qu’il y a un problème, répondit-elle en le regardant.
— Qu’est…
— Vous, dit-elle. Vous êtes le problème. »
Elle lui donna une bourrade. Mel ne s’y attendait pas. Il tenait encore son gobelet de soda à la main. Il dégringola sur les genoux de Georgia Roux, essayant vainement de se raccrocher et, pendant un instant, le soda devint une raie manta suspendue dans le ciel rougeoyant. Georgia poussa un cri de surprise lorsque Mel atterrit sur elle. Elle s’étala sur le dos, renversant son propre soda. Il se mit à couler sur la grande dalle de granit, devant les doubles portes. Piper sentit une odeur de whisky ou de bourbon. Ils avaient ajouté à leur Coca ce que le reste de la ville n’avait plus le droit de se procurer. Pas étonnant qu’ils se soient esclaffés de cette façon.
La fissure écarlate s’élargit dans sa tête.
« Vous n’avez pas le d… », commença Frank, faisant mine de se lever. Elle le repoussa. Dans une galaxie lointaine, Clover — d’ordinaire le plus gentil des chiens — grondait.
Frankie tomba à son tour sur le dos, écarquillant des yeux stupéfaits, avec un instant l’air du gosse du catéchisme qu’il aurait pu être autrefois.
« C’est le viol, le problème ! cria Piper. Le viol !
— La ferme », dit Carter. Il était toujours assis et, en dépit de Georgia qui se collait peureusement contre lui, il gardait son calme. Les muscles de ses bras roulaient sous les manches de sa chemisette bleue. « Fermez-la et fichez le camp tout de suite, si vous ne voulez pas passer la nuit dans une de nos cellul…
— C’est vous qui irez en prison ! aboya Piper. Vous tous !
— Fais-lui fermer sa gueule », dit Georgia. D’un ton pas vraiment geignard, mais pas loin. « Fais-lui fermer sa gueule, Carter.
— Madame… »
Fred Denton, chemise à moitié sortie du pantalon, haleine parfumée au bourbon. Duke l’aurait vu ainsi qu’il l’aurait immédiatement viré de la police. Ils auraient tous été virés à coups de pompe. Il commença à se lever et, cette fois, ce fut lui qui s’étala avec une expression de surprise sur la figure qui, en d’autres circonstances, aurait été comique. Bien agréable qu’ils aient été tous assis alors qu’elle-même était debout. Ça facilitait les choses. Mais avec quelle force le sang battait à ses tempes ! Elle tourna son attention vers Thibodeau, le plus dangereux de tous. Il l’observait toujours avec ce même calme exaspérant. Comme si elle avait été un monstre de foire dans une baraque et qu’il venait de payer pour la voir. Mais il était obligé de lever la tête pour la regarder, et c’était à l’avantage de Piper.
« Mais ce ne sera pas dans une cellule ici en bas, reprit-elle, s’adressant directement à Thibodeau. Ce sera à Shawshank, là où ils font aux salopards comme vous ce que vous avez fait à cette pauvre fille.
— Écoutez-moi les conneries que raconte cette salope », dit Carter. Il avait parlé comme s’il commentait la météo. « Nous n’avons jamais été près de sa maison.
— C’est vrai », dit Georgia en se rasseyant. Elle avait du soda sur l’une des joues, à l’endroit où combattait encore l’arrière-garde d’une acné juvénile qui avait dû être virulente et n’avait pas dit son dernier mot. « Sans compter que tout le monde sait que Sammy Bushey n’est qu’une gouine, une sale petite conne de menteuse. »
Les lèvres de Piper s’étirèrent en un sourire peu engageant qu’elle tourna vers Georgia. Celle-ci eut un mouvement de recul devant cette folle qui venait de débarquer sans prévenir pendant qu’ils sifflaient tranquillement un apéro ou deux. « Par quel miracle connaissez-vous le nom de la gouine conne et menteuse ? Je ne l’ai jamais prononcé. »
La bouche de Georgia s’arrondit en un O de consternation. Et, pour la première fois, il y eut comme un frémissement derrière le calme apparent de Carter Thibodeau. De la peur ou de l’agacement, Piper n’aurait su dire.
Frank DeLesseps se mit debout avec précaution. « Vous feriez mieux de ne pas aller répandre partout des accusations sans fondement, révérende Libby.
— Et de ne pas agresser des officiers de police, poursuivit Freddy Denton. Je veux bien passer l’éponge, pour cette fois — tout le monde est stressé —, mais vous devez changer d’attitude et retirer immédiatement ces accusations. » Il se tut une seconde, avant d’ajouter maladroitement : « Et vous excuser pour la bousculade, évidemment. »
Les yeux de Piper n’avaient pas quitté Georgia, mais sa main droite étreignait si fort la poignée en plastique de la laisse de Clover qu’elle en tremblait. Le chien se tenait pattes avant écartées et tête baissée, sans cesser de gronder. On aurait dit un puissant moteur hors-bord tournant au ralenti. La fourrure de son cou était tellement hérissée qu’on ne voyait plus son collier.
« Comment se fait-il que vous sachiez son nom, Georgia ?
— Je… je… j’ai juste pensé… »
Carter empoigna Georgia par l’épaule et serra. « Ferme-la, ma cocotte. » Puis il s’adressa à Piper, restant toujours assis (ce froussard ne veut pas se faire bousculer) : Je ne sais pas quel genre de mouche de bénitier vous a piquée, mais nous étions ensemble hier au soir à la ferme d’Alden Dinsmore. Pour essayer de voir si on ne pourrait pas tirer quelque chose des petits gars en sentinelle sur la 119. Mais ils n’ont rien lâché. C’est de l’autre côté de la ville, par rapport au mobile home de Sammy Bushey. »
Il regarda ses amis, autour de lui.
« Exact, dit Frank.
— Exact, confirma Mel avec un regard méfiant vers Georgia.
— Ouais ! » s’exclama celle-ci.
Le bras de Carter était posé sur ses épaules et son moment de doute était passé. Elle jeta un regard de défi à Piper.
« La petite Georgia a supposé que c’était à cause de Sammy que vous gueuliez, déclara Carter avec toujours ce même calme exaspérant, vu que cette salope de Sammy est la plus grande inventeuse de bobards de toute la ville. »
Mel Searles partit d’un rire hennissant.
« Sauf que vous ne vous êtes pas protégés », lança Piper. Sammy le lui avait dit et, lorsqu’elle vit les traits de Thibodeau se figer, elle comprit que c’était vrai. « Vous ne vous êtes pas protégés, et l’hôpital a fait des prélèvements. » Elle n’avait aucune preuve de ce qu’elle avançait et s’en moquait. Elle voyait, à leurs yeux écarquillés, qu’ils la croyaient, et qu’ils la croient suffisait. « Quand on comparera votre ADN à ce qu’on a trouvé…
— Ça suffit, la coupa Carter. La ferme. »
Elle lui adressa son sourire furieux. « Non, Mr Thibodeau. Nous ne faisons que commencer, mon fils. »
Freddy Denton tendit une main vers elle. Elle le repoussa, puis sentit qu’on la prenait par le bras gauche et qu’on le tordait. Elle se tourna et se retrouva yeux dans les yeux avec Carter Thibodeau. Des yeux qui avaient perdu leur calme et brûlaient de colère, maintenant.
Salut, mon frère, pensa-t-elle, de façon incohérente.
« Va te faire foutre, sale pute ! » cracha-t-il. Et cette fois, c’est elle qui fut poussée.
La révérende tomba à la renverse sur les marches. Elle essaya instinctivement de se rouler en boule pour dégringoler, redoutant de heurter un angle de pierre car elle savait qu’elle pourrait s’y fracturer le crâne. Se tuer ou, pire encore, rester à l’état de légume. Mais c’est son épaule gauche qui porta. Un soudain hululement de douleur s’éleva. Elle connaissait cette douleur. Elle s’était déjà démis cette même épaule en jouant au football quand elle était en terminale, vingt ans auparavant, et qu’elle soit pendue si elle ne venait pas de recommencer.
Puis elle roula cul par-dessus tête, exécutant une sorte de saut périlleux arrière après lequel elle retomba sur ses genoux, les entaillant tous les deux. Et, finalement, elle se retrouva à plat ventre. Elle avait dégringolé presque tout l’escalier. Sa joue saignait, son nez saignait, ses lèvres saignaient, elle avait le cou douloureux mais, Seigneur, c’était son épaule le pire, son épaule de travers et déformée par une bosse d’une manière dont elle se souvenait très bien. La dernière fois, elle était vêtue d’un maillot de sport rouge, celui des Wildcats. Elle se remit malgré tout debout, péniblement, remerciant Dieu d’être encore capable de se servir de ses jambes ; elle aurait pu aussi être paralysée.
Dans sa chute elle avait lâché la laisse et Clover s’était jeté sur Thibodeau, ses dents s’attaquant à son buste et à son ventre, déchirant sa chemisette, le renversant sur le dos — cherchant à atteindre ses parties génitales.
« Virez-moi ce chien ! » hurla Thibodeau. Ce n’était plus Mister Calme, à présent. « Il va me tuer ! »
Et indéniablement, Clover essayait. Ses pattes avant, plantées sur les cuisses de Carter, étaient agitées de mouvements de piston tant le policier se débattait. On aurait dit un berger allemand sur une bicyclette. Il changea alors d’angle d’attaque et mordit avec force Carter à l’épaule, provoquant un nouveau hurlement. Puis il chercha à atteindre la gorge. Carter repoussa le chien juste à temps, lui plaquant les mains sur la poitrine pour l’éloigner de son cou.
« Arrêtez ! »
Frank se précipita pour attraper la laisse. Clover se tourna et tenta de lui mordre la main. Frank battit en retraite et Clover revint à l’homme qui avait poussé sa maîtresse sur les marches. Sa gueule s’ouvrit, révélant une double rangée de crocs blancs brillants et visa la gorge de Thibodeau. Celui-ci leva la main et poussa un cri de douleur, lorsque Clover la saisit puis commença à la secouer comme il le faisait avec ses jouets de chiffon bien-aimés. Sauf que les jouets de chiffon ne saignaient pas ; la main de Carter, si.
Piper arriva en titubant en haut des marches, tenant son bras gauche serré contre elle. Elle avait tout le visage ensanglanté. Une de ses dents était restée plantée au coin de sa bouche comme un débris d’aliment.
« VIREZ-MOI CE CHIEN, BORDEL, VIREZ-MOI CE PUTAIN DE CLÉBARD ! »
Piper ouvrait la bouche pour ordonner à Clover de s’asseoir, lorsqu’elle vit Fred Denton tirer son pistolet.
« Non, cria-t-elle, non, je vais l’arrêter ! »
Fred se tourna vers Mel Searles, montrant le chien de sa main libre. Mel s’avança et donna un coup de pied dans le flanc de l’animal. Il le frappa violemment à la hanche, comme il l’avait fait (il n’y avait pas si longtemps) quand il jouait au football. Clover fut balayé de côté et lâcha prise ; déchiquetée, en sang, la main de Thibodeau présentait deux doigts qui pointaient dans des directions inhabituelles, tels des poteaux de signalisation plantés de travers.
« NON ! » hurla à nouveau Piper, avec une telle violence que le monde devint gris devant ses yeux. « NE FAITES PAS DE MAL À MON CHIEN ! »
Fred ne prêta aucune attention à elle. Lorsque Peter Randolph fit brusquement irruption par la double porte, chemise sortie du pantalon, braguette encore ouverte, avec à la main l’exemplaire d’Outdoors qu’il lisait sur les chiottes, Fred ne fit pas davantage attention. Il pointa son arme de service sur le chien et fit feu.
Le bruit fut assourdissant dans l’espace clos de la place. Le sommet du crâne de Clover explosa en un magma de sang et d’os. Il fit un pas vers sa maîtresse qui hurlait, puis un autre, et s’effondra.
Fred, l’arme toujours à la main, s’approcha en deux grandes enjambées de Piper et la saisit par son bras blessé. La bosse de son épaule émit presque un rugissement de protestation. Piper n’en continua pas moins à regarder le cadavre de son chien, ce chien qu’elle avait élevé.
« Vous êtes en état d’arrestation, cinglée, salope ! » lui dit Fred en la serrant de si près — son visage était pâle, en sueur, ses yeux avaient l’air prêts à jaillir de leur orbite — qu’elle reçut ses postillons. « Tout ce que vous déclarerez pourra être retenu contre vos fesses de dingue ! »
De l’autre côté de la rue, les clients sortaient en masse du Sweetbriar Rose, Barbie au milieu d’eux, portant toujours son tablier et sa casquette de baseball. Julia Shumway arriva la première.
Elle saisit le sens de la scène, non pas tant par ses détails que dans son ensemble : le chien abattu ; le groupe des flics ; la femme qui saignait et hurlait, une épaule plus haute que l’autre ; du sang sur les marches, suggérant que Piper y était tombée. Ou qu’on l’y avait poussée.
Julia fit quelque chose qu’elle n’avait jamais fait de toute sa vie : elle fouilla dans son sac et grimpa les marches, brandissant son portefeuille ouvert et en criant : « Presse ! Presse ! »
Ce qui fit au moins cesser son tremblement.
Dix minutes plus tard, dans le bureau qui était encore celui de Duke Perkins peu de temps auparavant, Carter Thibodeau se retrouva assis sur le canapé, sous la photo encadrée et les diplômes de l’ancien chef, l’épaule bandée, la main emmaillotée de papier absorbant. Georgia était à côté de lui. De grosses gouttes de sueur perlaient au front de Thibodeau, trahissant sa douleur, mais après avoir dit : « Non, je ne pense pas qu’il y ait de fracture », il garda le silence.
Fred Denton était assis sur une chaise, dans un coin. Son arme était posée sur le bureau du chef. Il l’avait restituée sans faire d’histoires, se contentant de dire, « Je devais le faire. Vous n’avez qu’à regarder la main de Carter. »
Quant à Piper, elle occupait aussi une chaise dans ce qui était à présent le bureau de Randolph. Julia avait essuyé le sang sur son visage avec du papier absorbant. La révérende tremblait encore, en état de choc, souffrant beaucoup, mais elle était aussi silencieuse que Thibodeau. Elle avait l’œil clair.
« Clover ne l’a attaqué, dit-elle finalement avec un coup de menton vers Carter, qu’après qu’il m’a fait tomber sur les marches. Sa bourrade m’a fait lâcher la laisse. Ce qu’a fait mon chien était justifié. Il me protégeait d’une agression caractérisée.
— C’est elle qui nous a attaqués ! s’écria Georgia. Cette dingue, cette salope s’est jetée sur nous ! Elle a escaladé l’escalier en gueulant toutes ces conneries…
— Fermez-la, dit Barbie. Fermez-la tous, vous entendez ? » Il regarda Piper. « Ce n’est pas la première fois que vous avez l’épaule déboîtée, n’est-ce pas ?
— Vous allez devoir sortir d’ici, Mr Barbara, dit Randolph sans beaucoup de conviction.
— Je peux lui arranger ça, reprit Barbie. Vous en êtes capable, vous ? »
Randolph ne répondit pas. Mel Searles et Frank DeLesseps se tenaient à la porte du bureau, à l’extérieur. Ils paraissaient soucieux.
Barbie se tourna à nouveau vers Piper. « Vous avez une subluxation. Le déboîtement n’est que partiel. C’est pas trop grave. Je peux remettre votre épaule en place avant que vous n’alliez à l’hôpital…
— À l’hôpital ? s’étrangla Denton. Elle est en état d’arres…
— La ferme, Freddy, dit Randolph. Personne n’est en état d’arrestation. En tout cas, pas pour le moment. »
Barbie soutint le regard de la révérende. « Mais il faut que je le fasse tout de suite, avant que l’inflammation ne s’étende. Si on doit attendre qu’Everett s’en occupe à l’hôpital, vous aurez besoin d’une anesthésie. » Il s’approcha de son oreille et murmura : « Pendant que vous seriez dans le coaltar, ils iraient raconter leur version des faits sans que vous puissiez raconter la vôtre.
— Qu’est-ce que vous lui avez dit ? demanda sèchement Randolph.
— Que ça allait lui faire mal, répondit Barbie. Pas vrai, révérende ? »
Elle répondit d’un hochement de tête. « Allez-y. C’est Gromley, notre entraîneur, qui l’a fait sur la touche la première fois, et pourtant elle n’était pas douée, je peux vous le dire. Faites vite, c’est tout. Et je vous en prie, ne ratez pas votre coup.
— Julia, dit Barbie, prenez une écharpe dans la trousse de secours et aidez-moi à l’allonger sur le dos. »
Julia, très pâle et l’estomac retourné, fit ce qu’on lui demandait.
Barbie s’assit sur le sol à la gauche de Piper, enleva une de ses chaussures et prit à deux mains l’avant-bras du pasteur, juste au-dessus du poignet. « Je ne connais pas la méthode de l’entraîneur Gromley, dit-il, mais je vais faire comme faisait un toubib que j’ai connu en Irak. Vous allez compter jusqu’à trois et crier quelque chose — wishbone[29], par exemple.
— Wishbone, répéta Piper, amusée en dépit de la souffrance. Eh bien d’accord, c’est vous le médecin. »
Non, pensa Julia — Rusty Everett était à présent tout ce qu’ils avaient en guise de médecin. Elle avait voulu contacter Linda avec son portable mais l’appel avait été tout de suite répercuté sur la messagerie vocale.
Le silence régnait dans la pièce. Même Carter Thibodeau regardait ce qui se passait. Barbie adressa un signe de tête à Piper Libby. Elle aussi était en sueur, mais elle arborait une expression ferme et décidée, et Barbie ressentit un grand respect pour elle. Il glissa son pied en chaussette sous l’aisselle de la femme, le calant soigneusement. Puis, tout en tirant lentement mais régulièrement sur le bras, il contrecarra la pression avec le pied.
« Bon. On y va. Je vous écoute.
— Un… deux… trois… WISHBONE ! »
Barbie tira au moment où Piper criait. Tout le monde entendit le claquement sourd avec lequel l’articulation se remit en place. La bosse qui déformait la blouse de Piper disparut comme par magie. Elle cria, mais ne s’évanouit pas. Barbie passa l’écharpe autour du cou et sous le bras de la révérende, immobilisant celui-ci du mieux qu’il put.
« Ça va mieux ? demanda-t-il.
— Oui, mieux. Mieux, grâce à Dieu. Ça fait toujours mal, mais pas autant.
— J’ai de l’aspirine, dit Julia.
— Donnez-lui votre aspirine et sortez tous, dit Randolph. Tous sauf Carter, Freddy, la révérende et moi. »
Julia le regarda, incrédule. « Vous blaguez, non ? La révérende doit aller à l’hôpital. Vous allez pouvoir marcher, Piper ? »
Piper se releva avec difficulté. « Je crois. Un peu.
— Asseyez-vous, révérende Libby », ordonna Randolph.
Mais Barbie savait qu’elle était déjà partie. Il l’entendait rien qu’à la voix de Randolph.
« Eh bien, faites-moi asseoir de force », répliqua Piper en soulevant avec précaution son bras en écharpe. Le bras trembla, mais obéit. « Je ne doute pas que vous pourriez me le déboîter une deuxième fois, et très facilement. Allez-y. Montrez donc à ces… à ces garçons… que vous êtes exactement comme eux.
— Et je publierai un papier dans le journal ! intervint Julia d’un ton mordant. Je vais doubler mon tirage !
— Je vous suggère d’ajourner cette affaire à demain, chef, dit alors Barbie. Permettez à cette dame de prendre des analgésiques plus puissants que de l’aspirine, et qu’Everett puisse traiter les plaies de ses genoux. Avec le Dôme, il n’y a guère de risque qu’elle s’échappe.
— Son chien a essayé de me tuer », protesta Carter.
En dépit de la douleur, il paraissait avoir retrouvé son calme.
« Chef Randolph, DeLesseps, Searles et Thibodeau sont coupables de viol. » Piper oscillait sur elle-même mais parlait d’une voix ferme et claire. Julia lui passa un bras autour des épaules. « Roux en a été le témoin passif.
— C’est pas vrai ! s’étrangla Georgia.
— Ils doivent être immédiatement suspendus, intervint Barbie.
— Elle ment », dit Thibodeau.
Randolph avait l’air d’assister à un match de tennis. Il finit par s’arrêter sur Barbie. « Vous me dites ce que je dois faire, jeune homme ?
— Non monsieur. Ce n’est qu’une suggestion fondée sur mon expérience dans les forces de l’ordre en Irak. C’est vous qui prenez les décisions. »
Randolph se détendit. « D’accord, alors. D’accord. » Il baissa les yeux, sourcils froncés. Tous le virent remarquer que sa braguette était toujours ouverte et régler ce petit problème. Puis il releva la tête. « Julia ? Conduisez la révérende Libby à l’hôpital. Quant à vous, Mr Barbara, peu m’importe où vous allez, pourvu que vous sortiez d’ici. Je vais prendre les déclarations de mes officiers ce soir et la déposition de la révérende Libby demain.
— Attendez », dit Thibodeau. Il tendit ses doigts de travers vers Barbie. « Vous pouvez pas faire quelque chose ?
— Je ne sais pas trop », répondit Barbie, s’efforçant de prendre un ton aimable.
L’aspect le plus moche de l’histoire était derrière eux ; restaient les conséquences politiques, chose dont il avait parfaitement conscience pour avoir eu affaire à des flics irakiens qui n’étaient pas tellement différents de l’homme assis sur le canapé et de ses comparses. Cela revenait à se montrer charmant avec des gens sur qui on aurait volontiers craché.
« Pouvez-vous dire wishbone ? »
Rusty avait coupé son téléphone portable avant de frapper à la porte de Big Jim. Big Jim était assis dans son vaste fauteuil, Rusty sur la chaise devant le bureau — la chaise des suppliants et des postulants.
La pièce (qui devait jouir du statut de « bureau à domicile » dans les déclarations de revenus de Rennie) avait une agréable odeur de résine, comme si on l’avait récemment bien récurée, mais elle ne plut pas à Rusty. Non pas à cause du Jésus de type agressivement caucasien délivrant le Sermon sur la Montagne, ni des plaques commémoratives (autant de brevets d’autosatisfaction) sur les murs, ni du plancher auquel il manquait la protection d’un tapis ; c’était tout cela plus quelque chose d’autre. Rusty Everett n’avait aucun goût pour le surnaturel, auquel il ne prêtait pas foi, mais cette pièce lui faisait l’effet d’être presque hantée.
C’est parce que ce type te fait un peu peur, pensa-t-il. C’est tout.
Espérant que son expression ou sa voix ne trahiraient pas ce qu’il éprouvait, Rusty parla à Rennie de la disparition des bonbonnes de propane de l’hôpital. Et raconta comment il en avait retrouvé une dans le hangar derrière l’hôtel de ville, bonbonne qui alimentait en ce moment même le groupe électrogène dudit hôtel de ville. Ajoutant qu’il n’en avait vu qu’une.
« J’ai donc deux questions, continua Rusty. Comment se fait-il qu’une bonbonne appartenant à l’hôpital aille se balader dans le centre ? Et où se trouvent les autres ? »
Big Jim se renversa dans son fauteuil, croisa les mains derrière la tête et étudia le plafond d’un air méditatif. Rusty se mit à examiner le trophée de baseball posé sur le bureau de Rennie. Devant, il y avait un mot de Bill Lee, qui avait joué autrefois dans les Red Sox de Boston. Note que Rusty pouvait lire, vu qu’elle était tournée vers lui. Bien entendu. Elle était destinée à être vue par les personnes en visite pour qu’elles s’en émerveillent. Comme les photos sur les murs, le trophée proclamait que Big Jim avait fréquenté les Riches et Célèbres : Regardez mes autographes, mesurez ma puissance et désespérez ! Aux yeux de Rusty, tout cet étalage semblait résumer les sentiments désagréables que lui inspirait la pièce. De la déco Potemkine, témoignage dérisoire du prestige et du pouvoir qu’on pouvait obtenir dans un patelin perdu.
« Je ne savais pas que vous étiez autorisé à aller fouiller dans notre remise », déclara Big Jim au plafond. Ses doigts charnus étaient toujours croisés derrière sa nuque. « Vous faites peut-être parti des élus de la ville sans que je le sache. Dans ce cas, c’est de ma faute — mon tort, comme dit Junior. Je croyais que vous étiez avant tout un infirmier armé d’un ordonnancier. »
Rusty estima que ces considérations purement techniques n’avaient pour but que de l’énerver. De lui faire penser à autre chose.
« Non, je ne suis pas un élu, mais je suis un employé de l’hôpital. Et un contribuable.
— Et alors ? »
Rusty sentit qu’il s’empourprait.
« Alors, ces choses m’appartiennent aussi en partie. » Il attendit de voir si Big Jim allait réagir, mais l’homme installé derrière le bureau resta impassible. « Sans compter que ce n’était pas fermé à clef. Ce qui n’entre pas en considération, de toute façon — n’est-ce pas ? J’ai vu ce que j’ai vu et j’aimerais une explication. En tant qu’employé de l’hôpital.
— Et en tant que contribuable. N’oubliez pas ça. »
Rusty continua de le regarder sans même un hochement de tête.
« Je n’en ai aucune à vous donner », dit Rennie.
Rusty souleva un sourcil. « Vraiment ? Moi qui croyais que vous aviez toujours le doigt sur le pouls de cette ville… N’est-ce pas ce que vous avez affirmé, la dernière fois que vous vous êtes présenté au poste de conseiller ? Et à présent, vous seriez incapable de m’expliquer où sont passées les réserves de propane de la ville ? Je n’y crois pas. »
Pour la première fois, Rennie parut piqué. « Je m’en fiche que vous le croyiez ou non. Le fait est que je n’en sais rien. »
Mais ses yeux dévièrent un bref instant, comme pour vérifier si la photo autographe de Tiger Woods était toujours à sa place ; manière classique de se trahir pour un menteur.
« L’hôpital va être bientôt à court de propane. Sans énergie, ce qui reste de notre équipe devra travailler dans les mêmes conditions que sur un champ de bataille pendant la guerre de Sécession. Nos patients actuels — y compris une personne relevant d’un infarctus et un diabétique dont l’état risque de nécessiter une amputation — courront des risques très graves si nous n’avons plus de courant. Le risque d’amputation concerne Jimmy Sirois. Sa voiture est dans le parking. J’ai vu sur son pare-chocs un autocollant sur lequel on lit : VOTEZ BIG JIM.
— Je vais faire une enquête », répondit Big Jim. Il avait parlé sur le ton de celui qui fait une faveur. « Le propane de la ville doit sans doute se trouver dans une autre des remises de la ville. Quant au vôtre, je ne peux vraiment pas vous dire.
— Quelles autres remises de la ville ? Il y a celle du baraquement des pompiers, et la réserve de sel et de sable de God Creek Road — où il n’y a même pas un toit. À ma connaissance, ce sont les seules.
— Mr Everett, je suis quelqu’un de très occupé. Vous allez devoir m’excuser. »
Rusty se leva. Il avait une envie folle de serrer les poings, mais il se retint. « Je vais vous poser la question une dernière fois. Sans détour. Savez-vous où se trouvent ces bonbonnes manquantes ?
— Non. » Ce coup-ci, ce fut vers la photo de Dale Earnhardt que partit son coup d’œil. « Et je ne vais pas chercher de sous-entendus dans cette question, fiston, car je pourrais mal les prendre. Vous feriez mieux de filer voir comment va Jimmy Sirois. Dites-lui que Big Jim lui envoie ses meilleurs vœux et que j’irai le voir dès que tout cet embrouillamini se sera un peu calmé. »
Rusty luttait toujours pour contenir sa colère, mais c’était un combat qu’il était en train de perdre. « Vous voulez que je file ? Je crois que vous oubliez que vous êtes un simple élu, et pas un dictateur. Pour le moment, je suis le premier responsable médical de cette ville, et j’exige une vraie rép… »
Le téléphone portable de Big Jim sonna. Il l’empoigna. Écouta. Les plis qui cernaient sa bouche déjà étirée se creusèrent. « Bon sang de bon sang de bois ! Dès que j’ai le dos tourné… » Il écouta encore un peu. « S’il y a des gens avec toi dans ton bureau, Pete, tu fermes ta gueule avant de trop l’ouvrir et de dire ce qu’il faut pas. Appelle Andy. J’arrive. À nous trois, nous allons régler ça. »
Il coupa la communication et se leva.
« Je dois aller au poste de police. Soit c’est une urgence, soit c’est encore un embrouillamini et je ne pourrai le dire qu’une fois sur place. Il semble qu’il y ait un problème avec la révérende Libby.
— Pourquoi ? Qu’est-ce qui lui est arrivé ? »
Du fond de leurs petites orbites dures, les yeux froids de Big Jim l’étudièrent. « Je suis certain que vous allez en entendre parler. Je ne sais pas ce qui est vrai là-dedans, mais vous serez mis au courant. Alors allez faire votre boulot, jeune homme, et laissez-moi faire le mien. »
Rusty sortit à grands pas de la maison. Ses tempes battaient. À l’ouest s’étalait l’hémorragie d’un coucher de soleil criard. Il n’y avait pratiquement pas un souffle, mais la puanteur de la fumée n’en était pas moins très présente dans l’air. Une fois au pied des marches, Rusty tendit l’index vers l’agent public qui attendait qu’il soit parti pour rentrer chez lui. Le doigt tendu fit froncer les sourcils à Rennie, mais Rusty ne l’abaissa pas.
« Personne n’a à me dire de faire mon boulot. Et dans mon boulot, il y aura dorénavant la recherche de ce propane. Si je le trouve au mauvais endroit, c’est quelqu’un d’autre qui fera votre boulot, conseiller Rennie. C’est une promesse. »
Rennie eut un geste méprisant de dédain. « Fichez le camp d’ici, fiston. Allez bosser. »
Au cours des cinquante-cinq premières heures d’existence du Dôme, plus de deux douzaines d’enfants souffrirent de crises d’épilepsie. Certaines, comme dans le cas des deux petites Everett, furent remarquées. Mais la plupart ne le furent pas et, au cours des jours qui suivirent, ces symptômes se réduisirent rapidement à rien. Rusty en vint à les comparer aux chocs mineurs qu’éprouvaient les personnes s’approchant de trop près du Dôme. La première fois, on éprouvait un frisson* de nature électrique qui vous raidissait les cheveux sur la nuque ; après quoi, la plupart des gens ne ressentaient plus rien. Comme s’ils avaient été vaccinés.
« Est-ce que tu prétends que le Dôme est comme la varicelle ? lui demanda plus tard Linda. On l’attrape une fois et on est protégé pour le reste de sa vie ? »
Janelle eut deux crises, ainsi qu’un petit garçon du nom de Norman Sawyer ; dans les deux cas, la seconde fut moins importante que la première et ne fut pas accompagnée de divagations. La plupart des enfants que vit Rusty n’eurent qu’une crise du second genre et aucun ne lui parut souffrir d’effets secondaires.
Seulement deux adultes eurent des crises semblables pendant les cinquante-cinq premières heures. Elles se produisirent le lundi soir au moment du coucher de soleil, à peu près, l’une et l’autre ayant des causes faciles à identifier.
Dans le cas de Phil Bushey, alias le Chef, la cause était avant tout de son fait. À peu près au moment où Rusty et Big Jim se séparaient, Chef Bushey était assis devant la remise, à l’arrière de WCIK, regardant rêveusement le coucher de soleil (à cette distance, relativement proche du point d’impact des missiles, la suie qui couvrait le Dôme assombrissait encore un peu plus les lueurs du couchant), tenant mollement sa pipe à shit à la main. Il était shooté aux amphètes au moins jusqu’à l’ionosphère, sinon à mille kilomètres plus loin. Au sein des quelques nuages bas qui flottaient dans la lumière ensanglantée, il voyait les visages de sa mère, de son père, de son grand-père ; il voyait aussi Sammy et Little Walter.
Tous ces visages nuageux saignaient.
Lorsque son pied droit se mit à tressaillir, bientôt imité par son pied gauche, il n’y prêta pas attention. On tressaillait quand on se shootait, tout le monde savait ça. Puis ses mains commencèrent à trembler et sa pipe tomba dans l’herbe (jaunie et atrophiée, résultat des activités qui se déroulaient dans le secteur). L’instant suivant, sa tête se mettait à osciller de droite à gauche.
Ça y est, pensa-t-il avec un calme mêlé de soulagement. J’ai fini par trop tirer sur la corde. Je passe l’arme à gauche. C’est probablement aussi bien.
Mais il ne passa pas l’arme à gauche ; il ne tomba même pas dans les pommes. Il glissa lentement de côté, agité de tressaillements, tandis qu’il voyait une bille noire s’élever dans le ciel rouge. Elle prit la taille d’une boule de bowling, puis d’un énorme ballon de plage. Elle continua à grandir jusqu’à ce qu’elle ait dévoré le ciel rouge.
C’est la fin du monde, pensa-t-il. C’est probablement aussi bien.
Un moment, il crut qu’il se trompait car les premières étoiles étaient apparues. Sauf qu’elles n’étaient pas de la bonne couleur. Elles étaient roses. Et alors, oh, Seigneur, elles commencèrent à tomber, laissant une longue traîne rose derrière elles.
Puis vint le feu. Une fournaise rugissante comme si venait de s’ouvrir une trappe cachée, déchaînant l’enfer lui-même sur Chester’s Mill.
« C’est nos bonbons », marmonna-t-il. Il pressait sa pipe contre son bras mais ce n’est que plus tard qu’il vit la marque de la brûlure. Il gisait dans l’herbe jaune, tressaillant de tout son corps, ses yeux révulsés n’exhibant plus qu’un blanc laiteux qui reflétait le coucher de soleil criard. « Nos bonbons de Halloween. Tout d’abord la bonne blague… et ensuite les bonbons. »
L’incendie devenait un visage, une version orangée des faces ensanglantées qu’il avait vues dans les nuages juste avant que la crise ne lui tombe dessus. Le visage de Jésus. Jésus lui faisait les gros yeux.
Et parlait. Lui parlait. Lui disait que l’incendie était de sa faute. Sa responsabilité. La sienne. L’incendie et le… le…
« La pureté, marmonna-t-il, toujours allongé dans l’herbe. Non… la purification. »
Jésus n’avait plus l’air aussi furieux, maintenant. Et son visage se défaisait. Pourquoi ? Parce que le Chef avait compris. Il y avait eu tout d’abord les étoiles roses ; puis le feu purificateur ; et le procès allait se terminer.
Chef Bushey cessa de trembler ; la crise se terminait. Il sombra dans son premier véritable sommeil depuis des semaines, peut-être depuis des mois. Quand il se réveilla, il faisait nuit noire — il n’y avait plus la moindre trace rouge dans le ciel. Il était glacé jusqu’aux os, mais pas mouillé.
Sous le Dôme, la rosée ne tombait plus.
Tandis que le Chef observait le visage de Jésus dans les couleurs malsaines du coucher de soleil, le troisième conseiller Andrea Grinnell, assise sur son canapé, essayait de lire. Son générateur était tombé en panne — avait-il seulement tourné ? Elle ne savait plus. Elle possédait cependant un gadget appelé Mighty Bright, une lampe qu’elle avait trouvée dans sa chaussette de Noël l’an dernier. Mise là par sa sœur Rose. Elle n’avait jamais encore eu l’occasion de l’utiliser, mais elle fonctionnait très bien. On la fixait au livre par une pince et on la mettait en marche. Simple comme bonjour. Si bien que l’éclairage n’était pas un problème. Les mots, malheureusement, si. Les mots n’arrêtaient pas de se tortiller sur les pages, échangeaient même parfois leur place, et la prose sentimentale de Nora Roberts, d’ordinaire limpide comme le cristal, n’avait pas le moindre sens. Andrea s’entêtait néanmoins, parce qu’elle ne voyait pas ce qu’elle pouvait faire d’autre.
La maison empestait, même avec les fenêtres ouvertes. Andrea était atteinte de diarrhée et la chasse des toilettes ne fonctionnait plus. Elle avait faim mais était incapable de manger. Elle avait mangé un sandwich vers cinq heures de l’après-midi — un sandwich au fromage des plus inoffensifs — et l’avait vomi dans la poubelle de la cuisine quelques minutes après. C’était d’autant plus dommage que l’avaler n’avait pas été facile. Elle transpirait abondamment ; elle s’était déjà changée une fois et allait probablement devoir se changer à nouveau (si elle y arrivait) et ses pieds ne cessaient de tressauter.
Ce n’est pas pour rien qu’on dit qu’il faut sacrément se secouer pour perdre ce genre d’habitude, pensa-t-elle. Et jamais je ne pourrai aller à une réunion d’urgence ce soir, si jamais Jim a l’intention d’en convoquer une.
Si elle songeait à la manière dont s’était déroulée la dernière conversation qu’elle avait eue avec Big Jim et Sanders, il valait peut-être mieux ; si jamais elle se montrait, ils ne se priveraient pas de la rudoyer un peu plus. L’obligeraient à faire des choses qu’elle n’aurait aucune envie de faire. Il valait mieux rester loin d’eux tant qu’elle n’aurait pas réglé ce… ce…
« Cette merde, dit-elle à haute voix, repoussant une mèche humide qui lui tombait dans les yeux. Cette foutue merde qui coule dans mes veines. »
Une fois qu’elle serait redevenue elle-même, elle pourrait s’opposer à Jim Rennie. Voilà longtemps qu’elle aurait dû le faire. Elle lui tiendrait tête en dépit de son pauvre dos douloureux, une vraie catastrophe sans l’OxyContin (mais pas l’horreur absolue à laquelle elle s’était attendue — ce qui avait été une heureuse surprise). Rusty aurait préféré qu’elle prenne de la méthadone. De la méthadone, pour l’amour du Ciel ! De l’héroïne sous un faux nom !
Si vous envisagez d’arrêter brusquement, d’un coup, surtout pas, lui avait-il dit. Pour commencer, vous risquez d’avoir des crises d’épilepsie.
Il avait ajouté que, de cette façon, cela lui prendrait dix jours ; mais elle ne pensait pas pouvoir attendre aussi longtemps. Pas avec cet affreux Dôme au-dessus de leurs têtes. Autant en finir tout de suite. Étant arrivée à cette conclusion, elle avait balancé toutes ses pilules — pas seulement celles de méthadone, mais celles d’OxyContin qui lui restaient et qu’elle avait retrouvées au fond du tiroir de sa table de nuit — dans les toilettes. Cela remontait à deux tirages de chasse avant que les toilettes ne tombent en panne et maintenant elle était là, assise et tremblante, cherchant à se convaincre qu’elle avait eu raison.
C’était la seule issue, se dit-elle. La solution radicale.
Elle voulut tourner la page de son livre et heurta le lampe Mighty Bright au passage. Le gadget tomba par terre. Son rayon de lumière s’éleva jusqu’au plafond. Andrea le regarda et, soudain, s’éleva elle-même. Et vite. Comme si elle avait pris un ascenseur express invisible. Elle eut juste le temps de regarder vers le bas et de voir son corps toujours sur le canapé, pris de tremblements incoercibles. Une bave écumeuse coulait de sa bouche sur son menton. Elle vit une tache humide s’étendre à l’entrejambe de son jean et pensa Eh ouais, je vais devoir me changer encore, c’est clair. Si je survis à ça, évidemment.
Puis elle passa à travers le plafond, à travers la chambre au-dessus, à travers le grenier et ses piles de caisses sombres et ses lampes hors d’usage, et de là dans la nuit. La Voie lactée se déployait au-dessus d’elle, mais quelque chose clochait. La Voie lactée était devenue rose.
Et les étoiles commencèrent à tomber.
Quelque part, loin, très loin au-dessous, Andrea entendit le corps qu’elle avait abandonné derrière elle. Il hurlait.
Barbie avait imaginé que Julia et lui allaient parler de ce qui était arrivé à Piper Libby dans sa voiture, pendant qu’ils quittaient la ville, mais ils gardèrent presque tout le temps le silence, chacun perdu dans ses pensées. Aucun des deux ne le dit, mais ils furent l’un et l’autre soulagés de voir s’achever ce coucher de soleil aberrant.
À un moment donné, Julia voulut mettre la radio, mais ne trouva rien en dehors de WCIK claironnant une hymne et elle coupa aussitôt.
Barbie ne parla qu’une fois, juste après qu’ils eurent quitté la Route 119 pour la voie en dur plus étroite de Motton Road, qui s’enfonçait au milieu des arbres. « Est-ce que j’ai fait ce qu’il fallait ? »
De l’avis de Julia, il avait fait beaucoup de choses remarquables pendant la confrontation dans le bureau du chef, y compris le traitement d’une épaule démise et de deux doigts déboîtés, mais elle avait compris à quoi il faisait allusion.
« Oui. Le moment était vraiment mal choisi pour essayer d’asseoir son autorité. »
Il était d’accord, mais il se sentait fatigué, démoralisé, pas à la hauteur de la tâche qu’il commençait à voir se profiler devant lui. « Je suis convaincu que les ennemis de Hitler ont dû dire la même chose. Ils l’ont dite en 1934, et ils avaient raison. En 36, et ils avaient encore raison. Et en 38 : ce n’est pas le bon moment pour l’affronter. Et quand ils se sont rendu compte que le moment était enfin venu, ils protestaient depuis Auschwitz ou Buchenwald.
— Ce n’est pas pareil.
— Ah, vous croyez ? »
Elle ne répondit pas, mais elle avait compris ce qu’il voulait dire. Hitler avait commencé, paraît-il, comme peintre en bâtiment ; Jim Rennie était vendeur de voitures d’occasion. Bonnet blanc et blanc bonnet.
Devant eux s’infiltraient des doigts de lumière entre les arbres. Ils imprimaient des intailles d’ombre sur la chaussée rapetassée de Motton Road.
Un certain nombre de camions militaires étaient garés de l’autre côté du Dôme — là où commençait la commune de Harlow — et entre trente et quarante soldats allaient et venaient, l’air très affairés. Tous avaient des masques à gaz à leur ceinture. Un camion-citerne argenté, portant l’avertissement PRODUIT HAUTEMENT DANGEREUX NE PAS APPROCHER, avait été garé à cul à une très courte distance d’une silhouette de porte que l’on avait peinte à la bombe sur la surface du Dôme. Un tuyau de plastique était branché sur une vanne à l’arrière du camion. Deux hommes étaient en charge de la manipulation du tuyau, dont l’extrémité à connecter n’était pas plus grosse que la pointe d’un stylo Bic. Ces hommes étaient casqués et entièrement enfermés dans une tenue brillante. Ils portaient des bouteilles d’oxygène sur le dos.
Côté Chester’s Mill, il n’y avait qu’une spectatrice. Lissa Jamieson, la bibliothécaire de la ville, se tenait à côté d’une antique bicyclette équipée d’un panier sur le porte-bagage arrière. Sur le panier, il y avait un autocollant qui proclamait : QUAND LE POUVOIR DE L’AMOUR SERA PLUS FORT QUE L’AMOUR DU POUVOIR, LE MONDE CONNAÎTRA LA PAIX — JIMI HENDRIX.
« Qu’est-ce que vous fabriquez ici, Lissa ? » lui demanda Julia en descendant de voiture. Elle devait lever la main pour s’abriter les yeux, tant les lumières étaient fortes.
Lissa tripotait nerveusement le symbole égyptien qu’elle portait autour du cou, au bout d’une chaîne en argent. Son regard alla de Julia à Barbie puis revint à Julia. « Je vais faire un tour en bicyclette à chaque fois que je suis inquiète ou bouleversée par quelque chose. Il m’arrive de rouler jusqu’à minuit. Ça calme mon pneuma. J’ai vu des lumières et je me suis approchée. » Elle avait parlé d’un ton incantatoire, lâchant son bijou assez longtemps pour tracer un symbole compliqué dans l’air. « Et vous, qu’est-ce que vous fabriquez ici ?
— Nous sommes venus assister à une expérience, répondit Barbie. Si elle réussit, vous serez peut-être la première à quitter Chester’s Mill. »
Lissa sourit. Un sourire qui paraissait un peu forcé, mais Barbie ne l’en aima que davantage pour cela. « Dans ce cas, je raterai le spécial du mardi soir au Sweetbriar Rose. C’est du pain de viande, en général, non ?
— C’est ce qui est prévu », confirma Barbie, sans ajouter que si jamais le Dôme était encore en place le mardi suivant, la spécialité de la maison* pourrait bien être la quiche à la courgette.
« Ils ne veulent pas parler, dit Lissa. J’ai essayé. »
Un homme trapu à l’allure pète-sec sortit de derrière le camion-citerne et s’avança dans la lumière. Il était en treillis, avec un blouson, et portait un chapeau avec le logo des Maine Black Bears. La première chose qui frappa Barbie fut de constater que James O. Cox avait pris du poids. La seconde, qu’il portait un blouson épais, dont la fermeture était remontée presque jusqu’à ce qui commençait à ressembler dangereusement à un double menton. Personne d’autre — ni Barbie, ni Julia, ni Lissa — ne portait de veste. C’était inutile de ce côté-ci du Dôme.
Cox salua. Barbie lui rendit son salut, et ça lui fit du bien d’exécuter ce geste.
« Salut, Barbie, dit Cox. Comment va Ken ?
— Ken va bien, répondit Barbie. Et moi, je suis toujours la garce qui ramasse la mise.
— Pas cette fois, colonel. Cette fois, on dirait bien que vous vous êtes fait baiser dans les grandes largeurs. »
« Qui est-ce ? » murmura Lissa. Elle manipulait toujours son bijou. Julia se dit qu’elle allait finir par casser la chaîne, si elle continuait. « Et qu’est-ce qu’ils font là ?
— Ils essaient de nous faire sortir, répondit Julia. Et après l’échec plutôt spectaculaire de la fin de la matinée, je trouve qu’ils ont raison de faire ça en douce. » Elle s’avança. « Bonsoir, colonel Cox. Je suis votre rédactrice en chef préférée. »
Le sourire de Cox ne fut — il fallait lui reconnaître ça — que légèrement amer. « Ms Shumway. Vous êtes encore plus jolie que je l’avais imaginé.
— Je dois dire en votre faveur que vous ne vous débrouillez pas si mal avec… »
Barbie l’intercepta à trois mètres de l’endroit où se tenait Cox et la prit par les bras.
« Quoi ? demanda-t-elle.
— L’appareil photo. » Elle avait presque oublié qu’elle l’avait autour du cou jusqu’à ce qu’il lui ait montré. « Il est numérique, non ?
— Bien sûr. C’est l’appareil de rechange de Pete Freeman. » Elle était sur le point de demander ce qu’il avait, lorsqu’elle comprit toute seule. « Vous craignez qu’il soit grillé par le Dôme, hein ?
— Ça, ce serait le meilleur scénario. Rappelez-vous ce qui est arrivé au pacemaker du chef Perkins.
— Merde ! s’exclama Julia. Merde ! J’ai peut-être mon vieux Kodak dans le coffre. »
Lissa et Cox se regardaient avec, de l’avis de Barbie, une égale fascination. « Qu’est-ce que vous allez faire ? voulut savoir la bibliothécaire. Il va y avoir encore une explosion ? »
Cox hésita. Barbie prit la parole : « Autant dire la vérité, colonel. Si vous ne le faites pas, je le ferai, moi. »
Cox soupira. « Vous tenez vraiment à une transparence totale, n’est-ce pas ?
— Et pourquoi pas ? Si jamais votre idée réussit, les gens de Chester’s Mill vont chanter vos louanges. C’est uniquement par la force de l’habitude que vous nous faites des cachotteries.
— Non. Ce sont les ordres de mes supérieurs.
— Ils sont à Washington, lui fit remarquer Barbie. Et la presse est à Castle Rock, la plupart des journalistes en train de regarder un film porno sur une chaîne payante. Il n’y a que nous, pauvres cloches, ici. »
Cox soupira à nouveau et montra la silhouette de porte peinte à la bombe. « C’est là que nos hommes en tenue spéciale vont appliquer notre composé expérimental. Si nous avons de la chance, l’acide agira et nous pourrons détacher un morceau de… paroi comme on détache un morceau de vitre dans une fenêtre avec un diamant.
— Et si nous n’avons pas de chance ? demanda Barbie. Si le Dôme se décompose et dégage un gaz toxique qui nous tue tous ? C’est la raison de ces masques ?
— En réalité, répondit Cox, les scientifiques pensent qu’il y a davantage de chances que le contact avec le Dôme engendre une réaction chimique et lui fasse prendre feu. » Il vit l’expression affligée de Lissa et ajouta : « Ils considèrent ces deux possibilités comme étant d’une très faible probabilité.
— Ils peuvent toujours, dit Lissa, faisant tournoyer son bijou. Ce ne sont pas eux qui vont se faire gazer ou rôtir.
— Je comprends vos inquiétudes, madame…
— Melissa », intervint Barbie. Il lui paraissait soudain important que Cox prenne conscience qu’il y avait des gens, sous le Dôme, pas seulement quelques milliers de contribuables anonymes. « Melissa Jamieson. Lissa pour ses amis. Elle est la bibliothécaire de la ville. Elle est aussi conseillère d’orientation scolaire et enseigne le yoga, si je ne me trompe.
— J’ai dû laisser tomber le yoga pour le moment, dit Melissa avec un sourire nerveux. Trop d’autres choses à faire.
— Très heureux de faire votre connaissance, Ms Jamieson, dit Cox. Écoutez, c’est un risque qui mérite d’être couru.
— Si nous n’étions pas d’accord, cela vous arrêterait-il ? » demanda-t-elle.
À cette question, Cox ne répondit pas directement. « Rien n’indique que cette chose, quoi qu’elle soit, donne des signes d’affaiblissement ou de dégradation. Si nous n’arrivons pas à l’entamer, nous craignons que vous ne soyez prisonniers là-dedans pour longtemps.
— Avez-vous une idée de son origine ? Une hypothèse quelconque ?
— Non, rien », dit Cox.
Mais les yeux du colonel bougèrent d’une manière qu’aurait reconnue Rusty Everett depuis sa conversation avec Big Jim.
Barbie pensa : Pourquoi ment-il ? Juste le vieux réflexe conditionné ? Les civils sont comme les champignons, il faut les laisser dans le noir et leur faire bouffer de la merde ? L’affaire ne se réduisait sans doute à rien de plus. Mais cela le rendait nerveux.
« Il est puissant ? demanda Lissa. Votre acide… il est puissant ?
— Le plus corrosif qui puisse exister, pour autant que nous le sachions », répondit Cox.
Sur quoi, Melissa recula de deux grandes enjambées.
Cox se tourna vers les hommes en combinaison spatiale. « Vous êtes prêts, les gars ? »
Ils tendirent vers lui deux pouces gantés. Derrière eux, toute activité avait cessé. Les soldats, immobiles, suivaient la scène des yeux, la main sur leur masque à gaz.
« On y va, dit Cox. Barbie ? Je vous suggère d’escorter ces deux ravissantes dames à au moins cinquante mètres de…
— Regardez les étoiles », dit soudain Julia.
Elle avait parlé d’une voix douce, émerveillée. Elle était tournée vers le ciel et, sous ce visage où on lisait de l’enchantement, Barbie devina l’enfant qu’elle avait été trente ans auparavant.
Il leva aussi la tête et vit la Grande Ourse, Orion, les Pléiades. Toutes à leur place… sauf qu’elles étaient brouillées et de couleur rose. La Voie lactée avait été transformée en une longue traînée lait-framboise coupant le grand dôme de la nuit.
« Voyez-vous ce que nous voyons, Cox ? » demanda Barbie.
Le colonel leva la tête.
« Il s’agit de voir quoi ? Les étoiles ?
— Quel aspect ont-elles, pour vous ?
— Eh bien, elles sont très brillantes — nous n’avons pratiquement pas de pollution lumineuse dans le secteur. » Puis une idée le frappa et il claqua des doigts. « Et vous, qu’est-ce que vous voyez ? Elles ont changé de couleur ?
— Elles sont belles », dit Melissa. Elle ouvrait de grands yeux brillants. « Mais elles font peur, aussi.
— Elles sont roses, dit Julia. Qu’est-ce qui se passe ?
— Rien, dit Cox, mais il paraissait étrangement mal à l’aise.
— Quoi ? demanda Barbie. Videz votre sac. » Et sans réfléchir, il ajouta : « Monsieur.
— Nous avons eu un compte rendu météo à dix-neuf heures, répondit Cox, qui mettait l’accent sur les vents. Juste au cas où… Juste au cas — laissons tomber. Actuellement, le jet-stream vient de l’ouest depuis le Nebraska ou le Kansas, plonge au sud et remonte au nord vers l’océan. C’est un schéma habituel pour la fin du mois d’octobre.
— Quel rapport avec les étoiles ?
— Quand il remonte ainsi, il passe au-dessus de beaucoup d’agglomérations et de villes industrielles. Ce qu’il ramasse au passage se dépose sur le Dôme au lieu d’être emporté vers le nord, c’est-à-dire le Canada et l’Arctique. Il y en a actuellement assez pour créer une sorte de filtre optique. Je suis sûr que ce n’est pas dangereux…
— Pas encore dangereux, dit Julia. Mais dans une semaine, dans un mois ? Allez-vous nettoyer ce truc au jet d’eau à trente mille pieds, quand il va commencer à faire noir là-dedans ? »
Avant que Cox ait pu répondre, Lissa Jamieson poussa un cri et montra le ciel. Puis elle se cacha le visage dans les mains.
Les étoiles roses tombaient, laissant des traînées brillantes derrière elles.
« Encore un peu de dope, sivousplaît », dit Piper d’une voix rêveuse pendant que Rusty l’auscultait.
Il lui tapota la main droite — la gauche était sérieusement écorchée. « Non. Je vous en ai donné assez. Vous êtes officiellement shootée.
— Jésus exige que j’aie davantage de dope, insista-t-elle de la même voix rêveuse. Je veux être shootée au max.
— Bon, je vais peut-être prendre ça en considération. »
Elle s’assit. Rusty essaya de l’obliger à se rallonger, mais il ne pouvait appuyer que sur son épaule droite et ça ne suffisait pas. « Est-ce que je pourrai sortir d’ici demain ? Il faut que je retourne voir le chef Randolph. Ces petits salauds ont violé Sammy Bushey.
— Et ils auraient pu vous tuer, dit Rusty. En dépit de votre épaule déboîtée, vous avez eu beaucoup de chance en tombant. Laissez-moi m’occuper de Sammy.
— Ces flics sont dangereux. » Elle posa la main sur le poignet de Rusty. « Ils ne peuvent pas rester dans la police. Ils vont s’en prendre à quelqu’un d’autre (elle se passa la langue sur les lèvres). J’ai la bouche tellement sèche.
— Ça peut s’arranger, mais il faut vous allonger.
— Est-ce que vous avez fait des prélèvements de sperme, sur Sammy ? Pouvez-vous les comparer à l’ADN des garçons ? Parce que dans ce cas, je vais tanner Peter Randolph jusqu’à ce qu’il les oblige à donner des échantillons. Je vais le tanner jour et nuit.
— Nous n’avons pas le matériel pour faire les tests comparatifs », dit Rusty. Sans compter que nous n’avons pas fait de prélèvements de sperme. Parce que Gina Buffalino l’a lavée, à la demande de Sammy elle-même. « Je vais vous chercher quelque chose à boire. Tous les frigos sont arrêtés, sauf ceux des labos, pour économiser le courant, mais il y a une glacière au poste des infirmiers.
— Du jus, dit-elle en fermant les yeux. Oui, du jus me fera du bien. Orange ou pomme. Pas de jus de légumes. Trop salé.
— Ce sera pomme de toute façon. Vous êtes aux liquides clairs, ce soir.
— Mon chien me manque », murmura-t-elle.
Puis elle détourna la tête. Rusty pensa qu’elle serait probablement endormie le temps qu’il aille chercher la boisson.
Il n’avait parcouru qu’une courte distance dans le couloir que Twitch apparaissait à l’angle, jaillissant comme un diable du poste des infirmiers. Il écarquillait les yeux, le regard fou. « Viens voir dehors, Rusty !
— Dès que j’aurai donné son jus à la rév…
— Non, tout de suite ! Faut que tu voies ça ! »
Rusty revint rapidement chambre 29 et jeta un coup d’œil. Piper ronflait de manière fort peu féminine — rien d’étonnant, vu l’état de son nez.
Il suivit Twitch dans le couloir, presque obligé de courir pour ne pas se laisser distancer par les longues foulées de l’ambulancier. « Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce qui se passe encore ?
— Peux pas te l’expliquer ! de toute façon tu ne me croirais sans doute pas si j’essayais. Il faut que tu voies ça par toi-même. »
Il enfonça littéralement les portes du vestibule.
Debout dans l’allée, sous la marquise qui protégeait les ambulances à leur arrivée, il y avait déjà Ginny Tomlinson, Gina Buffalino ainsi qu’Harriet Bigelow, une amie de Gina que celle-ci avait recrutée pour donner un coup de main à l’hôpital. Les trois femmes se tenaient par le bras, comme pour se réconforter mutuellement, et contemplaient le ciel.
Il était rempli d’étoiles roses éclatantes ; beaucoup paraissaient tomber en laissant de longues traînées fluorescentes derrière elles. Un frisson remonta le long du dos de Rusty.
Judy avait prédit ça, se dit-il. Les étoiles roses tombent en lignes. Et c’était ça. Exactement ça.
À croire que le ciel lui-même dégringolait autour d’eux.
Alice et Aidan Appleton dormaient quand les étoiles commencèrent à tomber, mais pas Thurston Marshall ni Carolyn Sturges. Ils regardaient descendre les longues traînées roses et brillantes depuis le jardin de leur maison d’emprunt. Certaines traces s’entrecroisaient et, quand cela se produisait, on avait l’impression que des runes roses venaient s’inscrire dans le ciel avant de s’estomper.
« C’est la fin du monde ? demanda Carolyn.
— Pas du tout, dit-il. Il s’agit d’une simple pluie de météorites. C’est le plus souvent à l’automne qu’on observe ce phénomène en Nouvelle-Angleterre. Je crois qu’il est trop tard dans l’année pour que ce soit les Perséides ; il s’agit donc sans doute d’un évènement exceptionnel, des poussières et des débris rocheux provenant d’un astéroïde qui se sera désintégré il y a un milliard d’années. Pense un peu à ça, Caro ! »
Elle n’en avait pas trop envie. « Les pluies de météorites sont toujours roses ?
— Non. Je crois qu’elles doivent paraître blanches de l’autre côté du Dôme ; mais nous, nous les voyons à travers une pellicule de poussière et de particules. À travers la pollution, en d’autres termes. C’est ce qui change la couleur. »
Elle pensa à ce qu’il venait de lui dire tandis qu’ils regardaient, silencieux, la débauche lumineuse dans le ciel. « Dis-moi, Thurston, le petit garçon… Aidan… quand il a eu sa crise ou je ne sais quoi, il a dit…
— Je me souviens de ce qu’il a dit. “Les étoile roses tombent, et elles font des lignes derrière elles.”
— Comment pouvait-il le savoir ? »
Thurston se contenta de secouer la tête.
Carolyn se serra plus fort contre lui. En de tels moments (même si, en réalité, elle n’avait jamais connu de moments semblables de toute sa vie), elle était contente que Thurston fût assez âgé pour être son père. En ce moment, elle aurait même été ravie qu’il fût son père.
« Comment a-t-il pu savoir que le phénomène allait se produire ? Comment ? »
Aidan avait dit autre chose, pendant son moment de prophétie : Tout le monde regarde. Et à neuf heures et demie, ce lundi soir, au moment où la pluie d’étoiles filantes atteignait son paroxysme, c’était vrai.
La nouvelle se répand via les téléphones portables et les courriels, mais surtout à l’ancienne mode — par le bouche-à-oreille. À dix heures et quart la foule a envahi Main Street et contemple le feu d’artifice silencieux. La plupart des gens gardent eux aussi le silence. Quelques personnes pleurent. Leo Lamoine, fidèle membre de l’Église du Christ-Rédempteur du révérend Coggins, hurle que c’est l’Apocalypse, qu’il a vu les Quatre Cavaliers dans le ciel, que le Ravissement va commencer et ainsi de suite. Sam Verdreaux le Poivrot — de retour dans la rue depuis trois heures de l’après-midi, à jeun mais de mauvaise humeur — rétorque à Leo que, s’il ne la ferme pas avec son Apocamachin, il va voir trente-six chandelles en plus des étoiles. Rupert Libby, la main sur la crosse de son pistolet en tant que membre de la police de Chester’s Mill, déclare aux deux hommes de la fermer parce qu’ils flanquent la frousse à tout le monde. Comme si tout le monde n’avait pas déjà la frousse. Willow et Tommy Anderson sont dans le parking du Dipper’s, Willow pleurant contre l’épaule de son frère. Rose Twitchell se tient à côté d’Anson Wheeler devant le Sweetbriar Rose ; tous deux ont encore leur tablier et se tiennent par l’épaule. Norrie Calvert et Benny Drake sont avec leurs parents et, lorsque la main de Norrie se glisse dans celle de Benny, il est pris d’une excitation que les étoiles filantes ne pourront jamais battre. Jack Cale, le gérant du Food City, est sorti dans le parking du magasin. Jack a appelé son prédécesseur, Ernie Calvert, un peu plus tôt dans l’après-midi, pour lui demander s’il ne pouvait pas lui donner un coup de main ; il voulait faire l’inventaire complet des stocks dont il dispose. Ils étaient en plein boulot, espérant en avoir terminé à minuit, lorsque la rumeur furieuse s’est mise à gronder dans Main Street. Ils se tiennent à présent côte à côte et regardent tomber les étoiles roses. Stewart et Fernald Bowie sont aussi devant leur salon funéraire, la tête levée. Henry Morrison et Jackie Wettington se trouvent en face du salon funéraire en compagnie de Chaz Bender, lequel est prof d’histoire au lycée. « C’est simplement une pluie de météorites vue à travers une brume de pollution », explique Chaz à Jackie et Henry… non sans une note d’émerveillement inquiet dans la voix.
Le fait que l’accumulation de particules de matière soit responsable du changement de couleur des étoiles fait prendre conscience de la situation aux gens d’une manière nouvelle, et ils sont progressivement de plus en plus nombreux à pleurer. C’est un bruit doux, presque comme la pluie.
Big Jim, lui, s’intéresse moins à un paquet de lumières dépourvues de sens dans le ciel qu’à la façon dont la population va interpréter le phénomène. Il espère que ce soir, ils se contenteront de rentrer chez eux. Demain, toutefois, les choses risquent d’être différentes. Et la peur qu’il lit sur tant de visages n’est pas forcément une mauvaise chose. Les gens qui ont peur ont besoin d’un chef énergique et s’il y a bien une chose que Big Jim sait pouvoir leur fournir, c’est un leadership énergique.
Il se trouve devant les portes du poste de police avec Peter Randolph et Andy Sanders. En contrebas, se tiennent ses enfants à problèmes : Thibodeau, Searles, la petite Roux et l’ami de Junior, Frank. Big Jim descend les marches sur lesquelles Piper Libby a dégringolé un peu plus tôt (Elle aurait pu nous faire une fleur et se rompre le cou, pense-t-il) et tape sur l’épaule de Frankie. « Le spectacle te plaît, Frankie ? »
Les grands yeux effrayés du jeune homme lui donnent l’air d’avoir douze ans et non vingt-deux ou vingt-trois. « Qu’est-ce que c’est, Mr Rennie ? Vous le savez ?
— Une pluie de météorites. Juste le bon Dieu qui envoie un petit bonjour aux siens. »
Frank DeLesseps se détend un peu.
« Nous allons rentrer », dit Big Jim avec un geste du pouce en direction de Randolph et d’Andy, qui regardent toujours le ciel. « Nous allons discuter un petit moment, ensuite je vous ferai venir, tous les quatre. Je veux que vous me racontiez tous la même bon sang d’histoire de cueilleurs de coton. C’est bien compris ?
— Oui, Mr Rennie. »
Mel Searles regarde Big Jim en ouvrant des yeux grands comme des soucoupes, bouche bée. Big Jim se dit que son QI doit laborieusement stagner autour de soixante-dix. Ce qui n’est pas forcément plus mal, non plus. « On dirait la fin du monde, Mr Rennie.
— Mais non, c’est absurde. Es-tu sauvé, au moins, fiston ?
— Je crois, répond Mel.
— Alors, tu n’as rien à craindre. » Big Jim les parcourt tous les quatre des yeux, s’arrêtant finalement sur Carter Thibodeau. « Et le chemin du salut, ce soir, c’est que vous racontiez tous la même chose. »
Les morts ne voient pas, eux non plus, à moins qu’ils ne regardent d’un lieu plus éclatant que cette plaine obscure où des armées ignorantes s’affrontent de nuit. Myra Evans, Duke Perkins, Chuck Thompson et Claudette Sanders sont rangés dans le sous-sol du salon funéraire Bowie ; le Dr Haskell, Mr Carty et Rory Dinsmore attendent dans la morgue de l’hôpital Catherine-Russell ; Lester Coggins, Dodee Sanders et Angie McCain sont toujours entassés dans l’arrière-cuisine des McCain. Avec Junior. Il s’est glissé entre Dodie et Angie et leur tient la main. Il a mal à la tête, mais pas trop. Il se dit qu’il pourrait passer la nuit ici.
Sur Motton Road, à Eastchester (non loin de l’endroit où se poursuivent, sous l’étrange ciel rose, les tentatives pour ouvrir une brèche à l’acide dans la paroi du Dôme), Jack Evans, le mari de feu Myra, se tient dans son jardin, une bouteille de Jack Daniel’s dans une main, son arme de défense privée préférée (un Ruger SR9) dans l’autre. Il boit et regarde tomber les étoiles. Il sait de quoi il retourne et à chacune il émet un vœu, et ce vœu est de mourir, car sans Myra, sa vie a perdu tout son sens. Il pourrait vivre sans elle, il pourrait aussi vivre comme un rat dans une cage de verre, mais pas les deux à la fois. Quand la chute des météores commence à devenir intermittente — vers les dix heures et quart, soit trois quarts d’heure après le début — il avale la dernière rasade de Jack D., jette la bouteille sur le gazon et se fait sauter la cervelle. Il est le premier suicidé officiel de Chester’s Mills.
Il ne sera pas le dernier.
Tout le monde ne voit pas la pluie d’étoiles roses. Comme les petits Appleton, les deux filles des Everett dorment à poings fermés. Piper aussi. Ainsi qu’Andrea Grinnell. Et le Chef, étalé sur l’herbe desséchée à côté de ce qui est peut-être le plus grand atelier de fabrication de méthamphétamine de tous les États-Unis. Pareil aussi pour Brenda Perkins, qui a pleuré jusqu’à ce que le sommeil l’emporte. Elle est allongée sur le canapé, les feuilles imprimées du dossier VADOR éparpillées autour d’elle.
Barbie, Julia et Melissa Jamieson regardèrent en silence les deux hommes en tenue spatiale retirer la fine extrémité du tuyau. Ils le déposèrent dans un sac en plastique opaque à fermeture à glissière, puis mirent le sac fermé dans une caisse métallique sur laquelle était écrit au pochoir MATÉRIEL DANGEREUX. Puis ils fermèrent la caisse avec deux clefs différentes et retirèrent enfin leur casque. Ils paraissaient fatigués, démoralisés, et avoir trop chaud.
Deux hommes plus âgés — trop âgés pour être des soldats — éloignèrent une machine compliquée montée sur roues du lieu de l’expérience à l’acide, laquelle avait été renouvelée trois fois. Barbie supposa que les deux hommes plus âgés, peut-être des scientifiques de la NSA, avaient procédé à une analyse spectrographique. Ou essayé. Ils avaient repoussé haut sur leur front les masques à gaz (portés pendant la tentative) qui leur faisaient maintenant un chapeau bizarre. Barbie aurait pu demander à Cox quel était le but de l’expérience et Cox lui aurait peut-être répondu franchement, mais Barbie aussi était démoralisé.
Au-dessus de leurs têtes, les dernières météorites striaient le ciel.
Lissa montra la direction d’Eastchester. « J’ai cru entendre quelque chose comme un coup de feu, dit-elle.
— Sans doute un pot d’échappement ou un gosse qui a lancé un pétard », dit Julia.
Elle aussi était fatiguée et abattue. À un moment donné, quand il était devenu clair que l’expérience — la tentative de dissolution à l’acide — allait échouer, Barbie l’avait surprise qui s’essuyait les yeux. Ce qui ne l’avait pas empêchée de continuer à prendre des photos, même si c’était avec son Kodak.
Cox s’avança alors vers eux, précédé de deux ombres portées à cause des projecteurs. Il eut un geste en direction de l’endroit où on avait peint une porte sur le Dôme. « Je dirais que cette petite aventure a coûté environ un quart de million de dollars aux contribuables américains, sans compter les dépenses en recherche et développement pour mettre l’acide au point. L’acide qui a bouffé la peinture mais qui pour le reste n’a rien branlé.
— Votre langage, colonel, dit Julia avec un fantôme de son ancien sourire sur les lèvres.
— Merci, madame la rédactrice en chef, répliqua Cox d’un ton amer.
— Avez-vous vraiment cru que cela pourrait marcher ? s’enquit Barbie.
— Non, mais je ne croyais pas non plus vivre assez longtemps pour voir un homme sur Mars, et les Russes prétendent qu’ils vont y envoyer un équipage de quatre personnes en 2020.
— Oh, je comprends tout, intervint Julia. Les Martiens en ont entendu parler et ils sont furieux.
— Si c’est le cas, ils se sont trompés de pays pour leurs représailles », dit Cox sans se démonter.
Barbie crut voir quelque chose dans son regard.
« Degré de certitude, Jim ? demanda-t-il doucement.
— Pardon ?
— Sur le fait que le Dôme a été mis en place par des extraterrestres ? »
Julia s’avança de deux pas. Elle était pâle, mais ses yeux lançaient des éclairs. « Dites-nous ce que vous savez, nom d’un chien ! »
Cox leva la main. « Stop. Nous ne savons rien. Nous avons formulé une vague hypothèse, c’est tout. Approchez-vous, Marty. »
L’un des deux gentlemen plus âgés qui avaient conduit le test s’approcha du Dôme. Il tenait son masque à gaz par la sangle.
« Votre analyse ? » demanda Cox. Comme l’homme hésitait, il ajouta : « Vous pouvez parler librement.
— Eh bien… », commença Marty. Il haussa les épaules. « Des traces de minéraux. Venues du sol, portées par l’air, comme les polluants. Sinon, rien. Si l’on en croit l’analyse spectrographique, ce truc n’est pas là.
— Et le HYC-908 ? L’acide, ajouta Cox à l’intention de Barbie, Julia et Lissa.
— Disparu. Le truc qui n’est pas là l’a bouffé.
— Et c’est possible, en fonction de ce que vous savez ?
— Non. Mais le Dôme non plus n’est pas possible, en fonction de ce que nous savons.
— Et cela vous conduit-il à supposer que le Dôme serait l’œuvre d’une forme de vie ayant une connaissance plus avancée que la nôtre des lois de la physique, de la chimie, de la biologie, de tout ce que vous voudrez ? » Comme Marty hésitait, une nouvelle fois, Cox répéta ce qu’il avait déjà dit : « Vous pouvez parler librement.
— C’est une possibilité. Il se peut aussi qu’un super-méchant tout à fait humain ait concocté ce truc. Un Lex Luthor bien réel. Ou cela pourrait être encore l’œuvre d’un pays renégat, comme la Corée du Nord.
— Qui ne l’a pas encore revendiqué, hein ? demanda un Barbie sceptique.
— Je pencherais plutôt pour des extraterrestres », répondit Marty. Il donna un léger coup sur le Dôme sans grimacer ; il avait déjà eu droit à son petit choc. « Comme la plupart des scientifiques qui travaillent en ce moment sur la question — si l’on peut dire qu’on y travaille, dans la mesure où nous ne faisons rien, en fait. C’est la règle Sherlock Holmes : quand on a éliminé l’impossible, la réponse, aussi improbable qu’elle soit, est ce qui reste.
— Quelqu’un — ou quelque chose — a-t-il débarqué d’une soucoupe volante et exigé de parler à notre chef ? demanda Julia.
— Non, dit Cox.
— Le sauriez-vous, si ç’avait été le cas ? »
Tout en posant sa question, Barbie se dit : Avons-nous vraiment cette discussion ? Ou est-ce que je rêve ?
« Pas nécessairement, admit Cox.
— Il pourrait encore s’agir d’un phénomène météorologique, reprit Marty. Fichtre, biologique, même. Une chose vivante. Il y a même une école de pensée pour laquelle ce truc est une sorte d’hybride d’E. coli.
— Colonel, intervint à son tour Julia, sommes-nous l’objet d’une expérience ? Parce que c’est l’impression que cela nous donne. »
Melissa Jamieson, pendant ce temps, s’était tournée dans la direction du hameau d’Eastchester et de ses belles maisons. La plupart étaient maintenant sans lumières, soit faute de générateur, soit pour économiser le carburant.
« C’était un coup de feu, dit-elle. Je suis certaine que c’était un coup de feu. »