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— Debout, jeune mage sybarite !

Mes yeux refusent de s’ouvrir. Collés par le gel, sans doute. Malgré l’épaisseur de la fourrure, le froid glacial du petit matin me saisit. Debout. Oui maman. Mais… Que tu as une grosse voix (c’est pour mieux te réveiller mon enfant) ! Que tu as de grosses mains (c’est pour mieux te secouer, pauvre idiot) !

— À en croire Hiéronymus, reprend Erglug, il paraît que « l’homme se différencie du chien par sa faculté de se tenir de temps en temps sur deux pattes ». Je veux voir ça !

Plus encore que la main du troll me secouant sans ménagement, c’est l’utilisation du mot chien qui me réveille brutalement. Je jette un regard affolé autour de moi. Mais Arglaë n’est plus là. Avec un peu de chance, Erglug ne saura même pas que…

— Si c’est ma sœur que tu cherches, elle s’est levée avant le soleil pour partir, comme d’habitude, Krom sait où. Juste après m’avoir dit qu’elle avait passé avec toi la plus belle nuit de sa courte vie.

Je dévisage Erglug, inquiet, à la recherche du signe avant-coureur d’une grosse colère.

— Écoute, je dis avant qu’elle n’éclate, je te promets que je n’ai pas…

— Je sais, jeune mage chanceux, me susurre le troll avec une grimace de psychopathe. Si Arglaë s’était vantée auprès de moi d’une nuit agitée par autre chose que des cauchemars, ce sont mes dents arrachant un morceau de ton épaule qui t’auraient réveillé.

Carrément. Il y a donc un dieu pour les jeunes mages vertueux !

— Ta sœur te dit tout ?

— Elle ne me cache rien. C’est sa façon à elle d’attirer mon attention.

Puisqu’il semble que je vais vivre encore un peu, j’accepte de quitter la chaleur de la fourrure, pleine encore du parfum de la trolle. Un parfum d’herbe fraîche et de regrets (mon regard bascule sur Erglug). Ou pas !

— Quel est le programme ? je demande en essayant d’étouffer les gargouillis de mon estomac.

— Tu veux dire, en dehors de mettre de la distance entre ma sœur et les fantasmes débridés qui te travaillent ?

Erglug me tend une tranche de viande froide posée sur un morceau de pain.

— D’abord, continue-t-il, prendre des forces. Puis t’activer un peu pour trouver une piste. C’est toi le magicien, non ? Alors cesse de perdre du temps. « Les jours sont des fruits, dit Jean Giono, et notre rôle est de les manger. »

Je mords avec reconnaissance dans l’énorme tartine que le troll m’a préparée, ce qui m’évite de chercher une contre-citation à lui renvoyer. De toute fachon, il a raichon. Ch’est moi le magichien de cherviche. Va falloir achurer. Parce que (j’avale ma bouchée) j’ai bien peur qu’Erglug, désormais, se montre moins patient avec moi. Tout ça à cause d’une fille. Le monde des trolls n’est décidément pas très différent de celui des humains.


Je n’attends pas que mon estomac soit rempli pour échafauder un plan. En repoussant Arglaë dans un coin de mon esprit (pas facile, elle tient de la place), je réfléchis, je me lance à la recherche d’une solution d’une manière d’agir, d’une direction.

Réfléchir, c’est ce que j’aurais dû faire cette nuit. Si les jeunes gens ne vont pas aux mêmes feux de camps que leurs parents, c’est pour une bonne raison ! J’imagine Erglug en train de m’arracher l’épaule… Brrr ! Je m’ébroue pour chasser cette pensée à laquelle se superposent les souvenirs encore frais (ou chauds, c’est selon) de ma nuit contre Arglaë.

Puis la trame d’un sort se dessine lentement dans mon esprit.

C’est comme ça depuis toujours, je ne peux pas m’empêcher de cogiter. Pour le pire bien souvent, mais aussi parfois le meilleur.

Je passe mentalement en revue le contenu de ma sacoche.

Ça devrait marcher.

Mieux que mon fiasco de tout à l’heure, j’espère. « Mon cœur est pris. » Quel débile ! Comment tu veux espérer quelque chose après ça ? Une fille te fait comprendre que tu lui plais. Premier miracle. Elle se révèle entreprenante. Deuxième miracle. Dans son regard il y a la promesse de tous les trucs dont tu rêves depuis des années. Troisième miracle. Et qu’est-ce que tu fais ? « Mon cœur est pris. » N’importe quoi aurait été préférable, tiens même : « Pas ce soir, j’ai la diarrhée. » Tu dis à cette fille que tu es amoureux d’une autre. Et puis, en même temps que tu mets une distance infranchissable entre elle et toi, en te hissant sur des hauteurs de noblesse, tu n’as qu’une envie : lui peloter les seins.

Se servir de sentiments élevés pour dissimuler sa peur, à la rigueur. La lâcheté pousse à tout. Mais les salir avec des pensées franchement triviales, non, mon vieux, non !

Il y a des fois où on se sent franchement minable.

— Tu es prêt, jeune mage tourmenté ? D’après ce que j’ai compris, tu as sagement économisé tes forces cette nuit. Il est temps de s’en servir.

Toujours ce sourire moqueur. Erglug commence franchement à m’énerver.

— Je suis prêt, gros troll sarcastique, je réponds en oubliant que, quelques minutes plus tôt, il était prêt à me bouffer l’épaule. Figure-toi que je peux faire plusieurs choses en même temps ! Manger et penser par exemple.

— Ou bien faire ami-ami avec moi et séduire par je ne sais quel sortilège ma douce et innocente petite sœur pour l’entraîner, malgré elle, dans les sous-bois, histoire d’assouvir des pulsions perverses. Je vois bien ce que tu veux dire.

— Hein ? je m’exclame. Entraîner MALGRÉ ELLE ton innocente petite sœur d’un mètre quatre-vingts et de cent kilos ? Et puis qu’est-ce que ça veut dire, des pulsions perverses ?

— Tsss, un peu de galanterie voyons. On ne parle jamais du poids d’une dame.

Je n’en crois pas mes oreilles. Il me fait marcher ou quoi ? Je décide de laisser tomber plutôt que de subir un nouveau déchaînement de citations sibyllines.

— Si ça peut te rassurer, je dis simplement, la perspective de ne plus être obligé de te supporter est une motivation suffisante pour retrouver Siyah. Je m’y mets tout de suite.

Je m’approche de l’arbre qui a veillé sur notre sommeil.

— Maintenant, je reprends en foudroyant le troll du regard, tu devrais me laisser seul. Je vais fabriquer un sort et il arrive que ça foire. Je ne voudrais pas te cramer les poils.

J’ai la satisfaction de voir Erglug battre précipitamment en retraite.


Je déballe mon attirail sur l’herbe rase, soufflant dans mes doigts pour les réchauffer. Il existe des sorts de résistance au froid, mais je n’ai ni temps ni énergie à perdre.

Je n’ai pas choisi cet endroit par hasard. L’arbre qui se dresse ici, épais et noueux, est un frêne. Ses vertus de stabilité seront parfaites. Le frêne aime aussi ce qui est juste. Il m’aidera à obtenir l’appui des puissances de la nature.

Je sais, j’ai l’air d’un cinglé. Je parle aux arbres. Je souris aux fleurs. Je caresse les pierres. Mais la folie est avant tout affaire de perspective. Personnellement, je trouve bien plus fou de croire que les arbres n’entendent pas. Que les fleurs n’aiment pas qu’on leur sourie. Que les pierres sont insensibles. La nature existe au-delà de la conscience humaine, elle est divine et autonome. Sans d’autre volonté qu’être. Le sorcier, d’ailleurs, n’essaye pas de penser la nature. Il se contente de la percevoir. De lui parler. De la séduire.

Ce frêne sera l’antenne qui relaiera les énergies de mon sort jusqu’au plan mystique. Car (et c’est l’intuition sur laquelle je fonde mon plan) un magicien aussi puissant que Siyah laisse sûrement dans son sillage (à la manière des trolls) une piste invisible, constitué d’énergies latentes ou consumées.

Tout en me préparant, je fredonne au frêne quelques paroles du célèbre poème elfique Amari, pardon, Namarië[2] :

— AiQ lauri& lantar lassi sIrinen, y)ni Ingtim ve r&mar alcaronQ )ni ve lint& yulcar avner mi oromarci liss& miruvgreva Qncin& ella,& arcotellumar un luini nassen tintilar i eleni gmaryo airet&ri&lrinen.º

C’est-à-dire, pour ceux qui auraient des difficultés avec l’alphabet quenya :

« Ai ! laurië lantar lassi surinen,

yéni unotimë ve ramar aldaron !

Yéni ve lintë yuldar avanier

mi oromardi lissë-miruvoreva

Andunë pella, Vardo tellumar

nu luini yassen tintilar i eleni

omaryo airetari-lírinen… »

Ou encore, pour les autres qui ne capteraient carrément rien au haut-elfique :

« Ah ! comme l’or tombent les feuilles dans le vent, de longues années innombrables comme les ailes des arbres !

Les longues années ont passé pareilles à de rapides gorgées

de l’hydromel sucré dans les hautes salles

au-delà de l’Ouest, sous les dômes bleus de Varda où les étoiles tremblent

par la voix du chant de la reine sainte… »

Les branches du frêne où s’accrochent encore quelques feuilles jaunes et sèches s’agitent paisiblement au-dessus de ma tête, dans un cliquetis mélodieux. Il n’y a pourtant pas un brin de vent. Cette réactivité est de bon augure pour la suite.

Je répands autour de moi et de l’arbre du gros sel puisé dans un bocal en verre, de manière à constituer un cercle d’un diamètre de neuf pieds (pas la peine de vérifier, je m’entraîne assez chez moi pour le savoir).

Le sel, c’est la matière première de la magie. La base. Aussi bien Eau que Feu, Air ou Terre, il joue le rôle de purificateur, de lien ou de solvant.

Mon cercle n’a pas besoin d’être très solide. C’est juste pour me couper d’éventuelles interférences, du genre : « C’est avec des sels que tu as envoûté ma sœur, jeune mage arboricole ? » D’ailleurs, je ne l’étaye même pas avec un pentagramme.

À l’aide d’un couteau à double tranchant appelé athamé dans le jargon des sorciers, je trace au bord et à différents endroits du cercle une succession de runes sur le sol gelé. Raidhu, Naudhiz, Féhu, Uruz, Wunjo, Dagaz, Elhaz, Odala et Hagal.

Les runes, c’est génial pour obtenir un résultat précis. L’elfique joue sur la séduction, compose avec les choses et obtient généralement des résultats étonnants. Mais il laisse une grande part à l’incertitude. Le runique, lui, s’utilise comme une arme ou un outil. Les runes, autonomes, œuvrant seules ou en association, obligent la matière à obéir.

J’ouvre et étends les bras, en signe d’accueil destiné aux énergies. Je tisse un premier sort pour activer le cercle :

— Raidhu trace la voie, avec la main de Naudhiz, pour que Féhu tisse une toile nourrie par Uruz broutant la terre, rendue généreuse par Wunjo, piétinée par les cavaliers de Dagaz et survolée par le cygne d’Elhaz, tandis qu’Odala préserve l’héritage sous le regard bienveillant de Hagal, notre mère !

— Ah bon, d’accord ! Même le runique !

Allons-y pour la traduction : « Raidhu trace la voie, avec la main de Naudhiz, pour que Féhu tisse une toile nourrie par Uruz broutant la terre, rendue généreuse par Wunjo, piétinée par les cavaliers de Dagaz et survolée par le cygne d’Elhaz, tandis qu’Odala préserve l’héritage sous le regard bienveillant de Hagal, notre mère ! »

C’est une formule dont je suis l’inventeur et particulièrement fier, tout comme de cette association inédite de neuf runes.

Wraoup. Aussitôt dit aussitôt fait. Les grains de sel en fondant se transforment en je ne sais quoi de lisse et de brillant, semblable à du verre. À présent, un mur invisible, légèrement translucide, m’isole du monde. Et le monde de moi.

Je m’accroupis et mets le feu au petit bûcher de brindilles rassemblées à mes pieds. Je pose au-dessus des flammes un trépied métallique et, sur le trépied, un petit chaudron en bronze. Je le remplis à demi avec l’eau de ma bouteille, puis jette dedans une poignée d’épines de genévrier.

Le genévrier, porte de l’au-delà, accès au monde des limbes.

J’attends que ça chauffe, en alimentant régulièrement le feu et en buvant de petites gorgées d’eau. À cause de la course d’hier et du froid de la nuit, ma gorge me brûle plus encore que d’habitude.

Malgré moi, mes pensées me ramènent à Arglaë, à son corps presque nu lové contre le mien. Ma respiration s’accélère. Du calme, Jasper. Stop. Ne t’égare pas. Tu es en train de préparer un sort, et même s’il n’est pas très compliqué, il réclame de la concentration.

Le bruit d’une ébullition me ramène au présent. Je prends dans ma main la pierre de tourmaline sélectionnée parmi mes ingrédients. Rien de mieux pour communiquer avec les présences fantomatiques et éthérées. Je la plonge dans l’eau bouillante.

Bien. Les mots, maintenant.

— equen/ ulwe a sen&t anco ava ar sar ilweranoQ iml&, anco ava ar sar ilwerano, a ciral lancar pella, minna hell& asto, a tuv&al harna curuvarQ& antany&lQº

En lisible : « Equen : ulwe a senët ando avëa ar sar ilverano ! Imlë, ando avëa ar sar ilwerano, a ciral landar pella, minna hellë asto, a tuvëal harna curuvar ! Hantanyël ! »

En encore plus lisible : « Je dis : frêne, libère la porte de l’au-delà et la pierre arc-en-ciel ! Et vous, porte de l’au-delà et pierre arc-en-ciel, naviguez par-delà les frontières, dans le ciel de poussière, trouvez le magicien blessé ! Je vous remercie ! »

Après une brève hésitation, la fumée qui s’élève au-dessus du chaudron prend de la consistance, en même temps qu’une jolie couleur dorée. Elle s’enroule autour du frêne à la façon d’un serpent et grimpe jusqu’à la cime, où elle disparaît dans un bref éclair blanc.

Ça marche, on dirait. Il n’y a plus qu’à attendre.

J’éteins le feu en versant dessus le contenu de mon chaudron, récupère la tourmaline, que je glisse dans sa boîte. J’attends que mes instruments refroidissent, puis je les nettoie du mieux possible avec une poignée d’herbe, avant de les ranger.

Au milieu de mon cercle, je suis toujours coupé du monde. J’hésite à le rompre. Tant que je reste là, Erglug ne peut rien contre moi. Je ne manque pas de courage à proprement parler, non. Dans l’action, je suis même redoutable. Un démon et un vampire pourraient en témoigner (ah bon, je l’ai déjà dit ?). C’est juste que… Rien.

Je hausse les épaules. Si Erglug m’en voulait vraiment, je ne me serais jamais réveillé.

Je sais qu’il y a des barbares qui quittent leur cercle comme ils descendent du bus, sans même un geste pour le chauffeur. Moi j’aime les choses bien faites. Je désactive donc le mien dans les règles et, tandis que mon pied brise la croûte de sel brillante, je prononce une autre formule de mon cru en traçant rapidement dans les airs trois nouveaux symboles :

— Sois l’ouvreur, Eiwaz, tandis que Gebu assèche les douves et Sowelo relance la grande roue !

« Sois l’ouvreur, Eiwaz, tandis que Gebu assèche les douves et Sowelo relance la grande roue ! »

Moi-même, je ne sais pas ce que ça veut dire. Mais c’est joli et ça marche très bien.

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