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— Toi, le troll, commence le maître du château toisant Erglug, je te vois bien en vert et jaune. Un pantalon trop court, avec des bandes. Une chemise frous-frous. Et un bonnet ! Oui, c’est ça, un tricorne un peu mou… Toi, le morveux, continue-t-il en s’adressant à moi, tu es très bien en bouffon. C’est même criant de vérité ! Il te manque juste un chapeau. Avec des grelots.

L’air tremble un peu autour d’Erglug et hop, le voilà affublé des oripeaux grotesques évoqués par notre hôte maléfique. Très fort. Toute la magie déployée ici semble être à son service. Concentrée dans ses seules mains. Une énergie formidable, un pouvoir sans limites. Siyah a fait du bon boulot.

Le troll m’adresse un regard suppliant, rendu encore plus pathétique par son bonnet ignoble, mais j’hésite à déclencher mon sortilège.

Je n’ai pas le droit à l’erreur.

Plus je laisse du temps à mes runes, plus le sort général qui nous environne et nous soumet à ses règles sera affaibli.

Je regarde donc le troll dans les yeux et je secoue la tête. Ding-ding, font les grelots de mon nouveau chapeau. Ding-ding ?

Au secours !

Tant pis pour le délai. Qui sait ce que ce dingue est capable de faire !

Expiration. Inspiration.

— bïp

Le maître du château me fixe avec stupeur. Il faut dire que j’ai crié, autant sous l’effet du stress que pour être sûr d’être entendu par les microparticules ferreuses. Particules qui, je l’espère, infestent profondément le sort qui nous retient.

Il ne se passe rien.

Est-ce que j’ai hurlé assez fort ? Est-ce que Perthro s’est perdue en arpentant la trame complexe du sort ? Est-ce que Naudhiz a fléchi face aux défenses mises en place par le terrifiant et talentueux magicien ? Est-ce qu’Elhaz a renoncé à porter les charges destructrices au cœur du dispositif ?

Ou bien c’est moi.

Une énergie intérieure trop nulle. Une expérience trop faible pour bâtir un sortilège majeur. Des idées décidément loufoques, impossibles à mettre en œuvre…

Le bruit léger d’une allumette qu’on gratte m’empêche de me morfondre davantage sur mon incompétence supposée. Une petite flamme blanche, aux reflets bleutés, vient de surgir sur les dalles de la cour.

Une flamme sur de la pierre.

Si j’en crois le regard horrifié du maître du château, ce n’était pas vraiment prévu au programme.

La flammèche avance et gagne en intensité. Là où elle se trouvait, il y a maintenant un trou, comme si on avait brûlé un drap avec un tison.

Un trou qui laisse apparaître, sous la pierre, un petit morceau de goudron.

Jasper, c’est toi le meilleur ! Tes runes ont parfaitement joué leur rôle et ton incantation en quenya a marché à la perfection. Le fer est en train de dissoudre les points d’ancrage de la magie à l’œuvre tout autour de nous.

Une magie qui se consume en jolies flammes bleu et blanc.

Yeahhhhhh !

— Qu’est-ce qui se passe ? demande Erglug avec une petite voix.

— C’est le sortilège que j’ai inventé pendant que tu ronflais dans la tour, j’explique à voix basse. Il est en train de combattre la magie qui nous dérobe aux yeux du monde.

Un peu grandiloquent, mais c’est ma façon de célébrer ce triomphe !

Le regard du maître du château passe de ma personne aux flammèches qui, après avoir dévoré la cour, s’attaquent aux bâtiments. Il semble ne pas vouloir y croire. Tandis que le troll se serre contre moi (ce doit être de famille), j’assiste à l’effondrement du jeu de cartes, à la destruction du décor.

La tour où nous étions enfermés s’écroule et laisse place à un vulgaire banc de bois, comme on en trouve dans les parcs publics.

Les premiers courtisans rattrapés par le feu mystique disparaissent en agitant les bras, se transformant en pigeons affolés qui tentent vainement de s’envoler.

— Krom nous protège ! Mais c’est dément ! dit Erglug en secouant la tête.

Je ne réponds pas. Je tends le bras pour montrer au troll le dévoreur de mangeoire que mon contre-sort attaque à son tour.

— Ton premier adversaire. Regarde !

Le rouquin s’estompe et laisse place à un feu de bois construit à la va-vite sur un morceau de pelouse.

— Hein ?

Oui, les trolls sont loquaces. Particulièrement en présence de la magie.

— Tu n’as pas affronté un homme, ni un démon, j’explique à Erglug médusé. C’est un feu que tu avais en face de toi. Et rien n’est plus vorace que le feu !

— C’est pour ça qu’il a mangé la moitié de la mangeoire ?

— Tu comprends vite, je soupire.

— « Comprendre, c’est enfin cesser d’être pris pour un con. »

Autre miracle de mon contre-sort : Erglug est en train de redevenir lui-même.

— Aux deux autres, j’annonce, tandis que le sol sous nos pieds se transforme en route goudronnée.

Le vainqueur de la course se laisse sans broncher submerger par les flammes et s’évanouit, au sens premier du terme, dans un tourbillon qui fait s’envoler quelques feuilles mortes brusquement apparues.

— C’était qui, ou plutôt c’était quoi, celui-là ?

— Le vent, je réponds sans hésiter. Rien n’est plus rapide que le vent.

— « La nue se déchire, déclame Erglug en se prenant pour Chateaubriand, et l’éclair trace un rapide losange de feu. Un vent impétueux, sorti du couchant, roule les nuages sur les nuages ; les forêts plient ; le ciel s’ouvre coup sur coup ; et, à travers ces crevasses, on aperçoit de nouveaux cieux… »

Accompagnant la prose du troll, les flammèches, prises de frénésie destructrice, galopent et se goinfrent du moindre élément du décor. Y compris, à mon grand soulagement, de nos frusques grotesques.

— Le lutteur invincible, murmure Erglug en voyant le gringalet aux cheveux noirs succomber enfin à l’assaut du fer et se répandre sur le sol en une flaque d’eau sale.

— De l’eau ! je m’exclame. Bien sûr ! Comment se battre contre l’eau, insaisissable et infatigable, à l’image des vagues de la mer ?

— « Les êtres ont la mobilité et l’éphémère durée des vagues ; seules, les choses qui leur ont servi de témoins sont comme la mer et demeurent immuables. » propos d’Estaunié, fait Erglug, étonné, en balayant du regard notre nouvel environnement : où on est ?

— À l’endroit même où tout a commencé, je dis autant pour lui que pour moi : dans le bois de Vincennes.

Sur l’emplacement exact de notre rencontre avec Siyah.

Je me tourne précipitamment vers le maître du château. Contaminé lui aussi par mon sortilège, son apparence se dissout, laissant apparaître…

— Le magicien noir, dit Erglug d’une voix blanche.

Chancelant sur la route qui traverse les bois en direction du fort de Vincennes, à proximité d’un banc public et au milieu d’une troupe de pigeons s’égaillant dans tous les sens, se tient l’homme aperçu quelques heures – quelques années ? – plus tôt.

Émacié, cheveux sombres tirés en arrière, moustaches et barbiche. Exit les vêtements chatoyants et brodés : retour à la chemise de soie noire et au pantalon à pinces, au pardessus noir et aux chaussures vernies.

— Le magicien noir, répète le troll qui semble réellement terrifié.

Mais l’œil sombre du mage, qui accuse le choc provoqué par le sortilège quenyo-runique, ignore superbement Erglug et se pose sur moi. Terrible.

On dirait bien qu’il m’en veut, le maître du château de cartes.

— Toi ! tonne-t-il d’une voix chargée de colère. Sais-tu ce que tu as fait ?

Pour ceux qui l’ignoreraient, j’ai déjà affronté un démon et un vampire. Sans compter (avec un succès moindre, il faut le reconnaître) Walter et mademoiselle Rose. Ce n’est pas un magicien, si méchant soit-il, qui va me faire peur.

— Je ne voyais pas d’autre solution pour me débarrasser définitivement de mon chapeau à grelots, je réponds effrontément.

— Tu as détruit un monde que j’avais mis des années à édifier ! rugit-il, prouvant définitivement son manque d’humour et de recul.

— Comme l’affirme Gaston Saint-Langers, qui s’y connaissait en la matière : « Détruire est une forme de construction, car elle permet sur le champ des ruines de faire pousser d’autres possibles. » Vous devriez y réfléchir !

Je lis un étonnement réel sur son visage.

— Tu es encore plus cinglé que je l’imaginais, dit Siyah en secouant la tête.

— Alors, c’est que vous n’avez pas beaucoup d’imagination.

— Tu vas mourir et tu fais ton malin ! C’est courageux de ta part.

— Un duel de sorciers ? C’est ça que vous voulez ? Comme entre Merlin et madame Mim ? Vous vous voyez plutôt en vieux barbu ou en vieille peau ?

Le magicien noir a un sourire que j’ai du mal à interpréter mais qui ne semble pas franchement bienveillant.

— Qui parle de duel ? Ça sera un massacre. Avec des membres arrachés et du sang, beaucoup de sang.

Bon, il la joue psychologique. Et ça marche ! Je ne peux empêcher quelques tremblements de courir le long de ma colonne vertébrale.

Je me prépare à son attaque, repassant dans ma tête les formules de protection contre les agressions vives et brutales. Il peut venir, je l’att…

Un grondement terrifiant.

Juste derrière moi.

Qui enfle et qui me glace.

Ploc, ploc.

Un filet de bave dégouline sur mon épaule.

Je me retourne lentement, presque au ralenti.

Erglug est là, à quelques centimètres. Pas le Erglug ramant sur un lac un soir de pleine lune en déclamant des vers. Ni le Erglug me faisant la confidence de son affection. Mais le troll de cauchemar qui a essayé de tuer Ombe et qui a mangé la jambe d’un expert malchanceux.

— Erglug ? je dis en déglutissant.

Sa grosse main m’attrape par le cou et me soulève de terre. Je me cramponne au bras velu, tandis que le magicien noir éclate de rire.

— Il est à moi. Je le contrôle. Tu ne le savais pas ?

Si je n’ai pas encore la gorge broyée, c’est parce que Siyah est un sadique qui aime prendre son temps.

Je n’ai aucune chance de m’en sortir par la fuite (mes pieds ne touchent plus le sol), ni par la lutte (ses avant-bras sont de la taille de mes cuisses), encore moins par le dialogue (son Q.I. est actuellement proche de celui d’une huître). Reste la magie. À condition de faire vite.

Mon cerveau mouline. Le problème, c’est qu’il tourne dans le vide. Pas facile, il faut dire, de se concentrer quand trois cents kilos de muscles et de fureur prête à éclater menacent de vous étrangler…


… On raconte qu’au moment de mourir, toute notre vie repasse devant nos yeux en une fraction de seconde.

Mais là, ce n’est pas ma vie qui défile.

Devant mes yeux exorbités, je vois passer des cartes de tarot.

Quatre cartes de tarot.

Tirées par ma mère quand elle s’amusait à me lire mon avenir.

Car il n’y avait pas seulement la Force, l’Impératrice et l’Amoureux.

Il y avait aussi le Chariot, les difficultés à surmonter. Il y avait, harcelé par un chien, le Mat, vagabond hirsute, brutal et insouciant.

Erglug, évidemment.

Avec, dans le rôle du chien, un sortilège de soumission. Il y avait le Bateleur, le maître du jeu.

Le maître du château plutôt : Siyah le Noir.

Et il y avait le Pendu aux vêtements de bouffon, souffrant mille morts pour accéder à la force intérieure.

Moi…


… Le Pendu. Souffrant mille morts. La force intérieure.

C’est mon bras, cramponné à celui d’Erglug, qui me donne l’idée dont j’ai besoin pour vivre encore un peu (et surtout pour ne pas mourir sans avoir connu de fille).

Les runes. Le fer !

Un sortilège attache le troll au magicien noir. Le contre-sort des runes-fourmis a prouvé son efficacité tout à l’heure. S’il a pu venir à bout d’un édifice mystique complexe, je pense qu’il parviendra sans problème à perturber un lien de soumission !

— Debout, Elhaz, toi qui brûles ! Debout, Naudhiz, la survivante ! Debout, Perthro, maîtresse des dés ! Perthro, tu seras le guide. Naudhiz, tu garderas Elhaz qui portera le fer pour détruire les maléfices de l’ennemi.

« Debout, Elhaz, toi qui brûles ! Debout, Naudhiz, la survivante ! Debout, Perthro, maîtresse des dés ! Perthro, tu seras le guide. Naudhiz, tu garderas Elhaz qui portera le fer pour détruire les maléfices de l’ennemi. »

J’ai légèrement modifié la formule. Pourquoi ? Pour ne pas toujours répéter la même chose ! Et puis pour faire plus court. Je commence à suffoquer, moi.

Les marques des runes que j’avais gardées sur mon bras s’évaporent après le dernier mot, si faible que je me demande si je l’ai vraiment prononcé. J’assiste à la multiplication des signes tremblotants et à leur disparition, comme des puces affamées, dans le pelage du troll.

— equen? Ir ni sanc&lya quetuva, er&, l& lertuva mate curuvaro tanw& tana.º

Rien de changé, là, par contre : « Écoute, quand je dirai ton nom, fer, tu pourras manger cette construction de magicien. Equen : irë ni sandëlya quetuva, erë, lë lertuva mate curuvaro tanwë tana. »

Pas le temps d’attendre davantage. Je prends une ultime inspiration et, priant pour que les runes n’aient pas lambiné en route, lance le mot qui dégoupillera mon sort.

— C rC r&Qº

C’est-à-dire : E… Er… Erë !, soit : « F… Fe… Fer ! » On fait ce qu’on peut quand on a une main de troll coincée en travers de la gorge.

Là, il se passe très exactement trois choses.

Première chose : Erglug me lâche et je me vautre sur le sol.

Deuxième chose : Erglug hurle comme un damné et donne l’impression de vraiment beaucoup souffrir.

Troisième chose : le magicien noir lance un « non ! » furieux et se précipite vers moi.

C’est alors que je prends conscience de trois trucs.

Premier truc : un troll génère une magie instinctive, intrinsèque à sa nature de troll. Le fer transporté par mes runes est hélas en train de s’attaquer à cette magie, sans la distinguer de celle que Siyah a introduite artificiellement. C’est pour cela qu’Erglug réagit si violemment.

Deuxième truc : j’aime bien Erglug. Le voir se tordre dans tous les sens me serre atrocement le cœur.

Troisième truc : il ne faut jamais tourner le dos à un magicien en colère, même quand un ami troll a un problème.


— Cette fois, c’est trop ! souffle le magicien noir en arrivant à ma hauteur.

Il esquisse quelques gestes et prononce quelques mots, dans cette langue étrange que je ne connais pas et qui pourtant résonne familièrement à mes oreilles.

J’ai immédiatement l’impression d’être englué dans un attrape-mouche géant. Incapable de bouger. À la merci de ce malade. Tandis qu’Erglug hurle de douleur.

— J’aimerais pouvoir faire durer le plaisir, annonce Siyah en se plantant devant moi et en tendant une main en direction de mon cœur. Mais tu m’as prouvé par deux fois que tu es plus dangereux que tu en as l’air. La plaisanterie est donc finie. Je mangerai ton cœur, foi de magicien.

J’aurais volontiers ri du jeu de mots, même involontaire, si je n’avais pas aussi mal à la gorge. Et si un fou furieux n’était pas en train d’incanter pour me broyer la poitrine…

Dire qu’un Agent stagiaire aux yeux bleus et une trolle voluptueuse auraient pu avoir mon cœur, et que c’est un vieux beau qui va l’obtenir !

Siyah pose sa main aux doigts fins et délicats sur ma poitrine.

Pas bon, pas bon du tout.

Je me sens possédé par une rage terrible, celle de ma totale impuissance.

Impuissance à me sortir de là, impuissance à aider Erglug. Impuissance à mettre ce débris endimanché hors d’état de nuire.

Au moment où je commence à ressentir une violente douleur, Siyah interrompt dans un hoquet le rituel barbare.

— Non, fait-il en titubant et en reculant d’un pas. Non !

A-t-il vu dans mon cœur le visage d’Ombe le menaçant de mille morts ? Celui d’Arglaë montrant les dents ? Je ne le saurai jamais. Parce que je ne cherche pas à comprendre. Je profite que le sort d’immobilisation soit brusquement distendu pour frapper mon bourreau.

Je vise la joue.

Je touche l’œil et je le crève.

Siyah hurle, de douleur cette fois.

Chacun son tour, je me dis en essuyant avec une grimace de dégoût mon pouce ensanglanté sur mon pantalon.

Le magicien s’éloigne en titubant, le visage dans les mains. Je songe un instant à le poursuivre mais les sanglots d’Erglug me ramènent à d’autres priorités.

Comment stopper un sort qu’on ne savait pas lancer quelques heures plus tôt ?


Le fer. C’est le fer que je dois convaincre.

Les runes, elles, ont accompli leur mission et se sont sûrement déjà évaporées.

— y& cmori&, er&. A ser& ty&, sillumello&.N ahra:: hy&lQº

« Tyë omotië, erë. A serë tyë, sillumello. Hantanyël ! Tu as travaillé dur, fer. Repose-toi maintenant. Je remercie ! »

C’est tout ce que je trouve à dire pour arrêter les dégâts.

Erglug est allongé par terre et sanglote. Il doit sacrement déguster. J’ignorais même qu’un troll pouvait pleurer.

Puis un interminable frisson s’empare du corps musculeux.

Le troll se met à trembler comme une feuille.

Contrecoup caractéristique d’un sort violent cessant de s’exercer : c’est fini. Le fer a stoppé net son attaque. Il m’a obéi.

Je me précipite auprès d’Erglug. Je me penche sur lui, je le secoue doucement. La montagne de muscles reste prostrée et halète.

— Erglug ! Erglug… Ça va ?

Il pousse un faible grognement.

— Je suis désolé, Erglug ! Vraiment ! Tu allais me tuer ! Je n’ai pas pu faire autrement !

Je suis en larmes, moi aussi. C’est la première fois que j’inflige (physiquement) du mal à quelqu’un que j’aime bien. On ne se connaît que depuis deux jours, Erglug et moi, mais ce qu’on a vécu ensemble était très fort.

— Dis-moi quelque chose, Erglug ! je continue d’une voix étranglée. S’il te plaît.

Le troll bouge enfin. Il tourne vers moi un visage tuméfié, ravagé par la douleur.

— Fais-moi deux promesses…, jeune mage dangereux, articule-t-il péniblement.

— Tout ce que tu voudras !

Je sais que les trolls possèdent des facultés de récupération supérieures à celles des humains. Mais là, c’est impressionnant. Erglug parvient à s’asseoir. Il inspire et expire plusieurs fois avant de reprendre la parole.

— Promets-moi… de ne jamais être mon ennemi.

— Accordé ! je dis en lui tapotant l’épaule.

Il se redresse complètement, grimace, puis bouge chacun de ses membres pour s’assurer que tout fonctionne comme avant.

— Et de ne jamais dire à personne que tu m’as vu pleurer, termine-t-il d’une voix lourde de menaces.

— Je te le promets !

J’hésite à poursuivre. Je comptais profiter de son état de faiblesse, mais il semble aller beaucoup mieux. Je me lance quand même :

— Ça serait chouette que toi non plus tu ne sois jamais mon ennemi. Tu as vu la marque que tu m’as laissée sur le cou ? Je vais avoir un bleu énorme ! Il va falloir que je porte un foulard pendant au moins une semaine !

— Quand je pense que je tenais enfin l’occasion de te faire taire, soupire Erglug en levant les yeux au ciel.

— J’imagine que ça veut dire oui. Ensuite… Eh bien, j’aimerais que tu me laisses fréquenter ta sœur.

— Même pas en rêve ! gronde-t-il en les braquant sur moi.

— Ça veut dire non ? Tu es dur. J’ai dit fréquenter, pas draguer. Et puis n’oublie pas que je t’ai libéré de ta soumission. Enfin, j’imagine. On n’a pas eu le temps de vérifier mais je pense que, vu les dégâts qu’il t’a infligés, mon sortilège a détruit le lien magique existant entre Siyah et toi.

— Tu m’as abominablement tourmenté !

— On ne fait pas d’omelettes sans casser d’œufs.

— Tu as raison. Je vais d’ailleurs le prouver tout de suite en te transformant en omelette.

— Eh bien, je rétorque, acerbe, tu n’as pas mis longtemps à redevenir toi-même ! N’empêche qu’un pacte est un pacte. Je t’ai libéré. Même les trolls doivent honorer les pactes !

— Mais qu’est-ce que ma sœur vient faire dans le pacte ? demande Erglug éberlué. C’était ma liberté contre la vie de ton amie.

— C’est possible, je reconnais en rougissant. Maintenant que tu le dis…

— En plus, reprend le troll en pointant vers moi un doigt accusateur, c’est un pacte que tu n’as pas honoré.

— Comment ça ?

— Tu devais liquider le magicien noir.

— Il s’est enfui, je confesse piteusement. Mais c’était lui ou toi ! J’ai choisi…

Erglug me fixe un long moment et m’accorde enfin un sourire.

— « Après une bonne querelle, dit Cioran, on se sent plus léger et plus généreux qu’avant. » Il a mille fois raison. Viens dans mes bras, Jasper, et faisons la paix.

Je n’hésite pas une seconde. Je me précipite contre lui et j’enserre de mes bras la taille épaisse du troll. Erglug me donne l’accolade.

— Ce que tu as fait pour moi, dit-il une fois les effusions terminées, je ne l’oublierai pas. Je vais t’en donner la preuve.

Il fouille dans une poche de son pagne, en extirpe une figurine en os polie par les ans.

— Si un jour tu es en danger, utilise ceci.

Je prends dans ma main la pièce qui, représente un troll sculpté de façon grossière.

— C’est un artefact ? je demande avec respect. Un moyen de t’appeler près de moi en cas de besoin ? Erglug me regarde avec de grands yeux.

— Hein ? Un bibelot magique ? Et puis quoi encore ! C’est juste une statuette de troll, pour te rappeler d’être fort et courageux quand ça tourne mal.

— Ah, je lâche, déçu, en rangeant malgré tout la figurine dans ma sacoche. Merci !

— Pas de quoi.

— Qu’est-ce qui va se passer, maintenant ?

— On va chercher à manger. Je meurs de faim.

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