8

— Je me sens un peu lourd, gémit Erglug en se laissant tomber sur le lit de planches grossières qui occupe la moitié de la chambre.

Chambre où un majordome aux allures de pingouin nous a conduits dans l’attente de la prochaine épreuve, avant de refermer la porte et de donner un tour de clé.

— Lourd, répète-t-il, et terriblement honteux. C’est la première fois qu’un humain supplante un troll dans une compétition de goinfritude royale. Qui plus est un gringalet pitoyable et chétif. Je suis déshonoré !

— Arrête de te plaindre, je dis en balayant les lieux du regard. Ce n’est pas ça qui va arranger les choses.

Perchée dans l’une des tours, éclairée par une fenêtre minuscule, la pièce ressemble à une geôle. Le maître du château ne cache plus ses véritables intentions : nous sommes ses prisonniers.

Même si les vraies chaînes et les véritables verrous restent invisibles pour l’instant.

— « On se délasse puis on se délaisse, on se lasse et on se laisse », poursuit le troll en poussant d’énormes soupirs. Comme Hiéronymus a raison…

Pour ne rien arranger, le moral d’Erglug tangue dangereusement.

— Écoute, je lui dis en m’approchant et en tapotant son bras gros comme un tronc d’arbre, tu as été fantastique tout à l’heure. Je n’ai jamais vu quelqu’un manger aussi vite et autant que toi. Mais tu ne pouvais pas gagner. Le concours était truqué.

— Qu’est-ce que tu en sais ? souffle Erglug, livide, en tournant vers moi sa grosse tête triste.

— Ton adversaire a utilisé la magie !

— C’est vrai ?

— Je l’ai vu, je mens avec aplomb.

— Ça explique tout ! s’exclame le troll en reprenant instantanément des couleurs. « Triche ne rend pas riche l’âme et lame tranche les rangs rêches ! »

— Ah, indépassable Hiéronymus ! j’ironise en profitant de l’abattement d’Erglug. Maintenant, si tu permets, il faut que j’en sache plus sur la magie qui nous entoure. Alors digère ton ragoût et ta défaite en silence, ça m’aidera beaucoup. Merci.


Sans attendre de réponse, je m’assieds en tailleur à même le sol et pose entre mes jambes ma chère sacoche, momentanément (je l’espère) transformée en sac de toile à damier noir et blanc. Heureusement, le matériel et les ingrédients qu’elle contient ont échappé aux changements.

Je commence par boire la moitié de ma bouteille d’eau, remplie juste avant d’arriver au château dans un ruisseau limpide traversant le chemin. Les encouragements hurlés à Erglug, tout à l’heure, n’ont pas arrangé l’état de ma gorge !

Puis je déballe mes plantes, décoctions et autres potions, mes cristaux entiers ou réduits en poudre mes métaux enfin, bruts ou ouvragés. Je sors ensuite mon brasero pliant, bougeoir et bougie, athamé, boc de sel, chaudron de voyage, balayette en branches de genêt et sac de runes. Je contemple le tout. En me demandant par quoi commencer.

Chez moi, j’aurais ouvert les Livres de Savoir de ma bibliothèque (c’est comme ça que j’appelle parfois les Livres des Ombres tombés dans le domaine public c’est-à-dire entre mes mains) à la recherche d’une indication, d’une idée.

D’une piste.

Mais je suis ici et il faut que je fasse avec (ou plutôt sans).

Alors, par quoi je commence ?

Une odeur épouvantable envahit la pièce.

— Désolé, dit Erglug d’une voix ensommeillée. Je suis un peu encombré, faut que ça sorte. Blurp…, ajoute-t-il en rotant effroyablement.

Ah ces trolls, philosophant et poétant à tout va ! J’ai du mal à croire qu’Erglug puisse être le frère d’Arglaë. Arglaë, si douce et si sensible. Délicate.

Arglaë, perdue bêtement à cause d’une échappatoire que je croyais lumineuse.

J’essaye de me concentrer. Du millepertuis ou du romarin pour dénouer le sort ? Pourquoi pas de l’ambre, pour voir les choses cachées ?

Non, je fais fausse route.

Sur la page de garde de son journal, Julie Yeux de braise a écrit, comme pour me prévenir : « Allumer une chandelle, c’est projeter une ombre. » Ce qui m’a poussé à la ranger immédiatement dans la catégorie des sorcières fantasques et romantiques.

Erreur. Il aura fallu le splendide sourire d’Arglaë pour m’éclairer.

Je comprends à présent ce que Julie Yeux de braise voulait dire : parfois, on croit dénouer une situation et on la complique.

Ainsi, la logique voudrait que j’utilise la magie pour contrer la magie. Maintenant, je ne suis pas sûr que ce soit le bon choix.

Je vais tout reprendre à zéro.

Faire les choses dans l’ordre.

Commencer par le commencement.

« Pour entendre, il faut être silencieux », m’a toujours dit ma mère. Je trouve (mieux vaut tard que jamais) que c’est un très bon conseil.

Je ferme les yeux. Répétant les exercices que nous faisions souvent ensemble, elle et moi, je me focalise sur ma respiration, repoussant dans un coin de ma tête les ronflements monstrueux d’Erglug.

J’inspire.

J’expire.

J’inspire.

Le souffle est le principal moteur de la magie. Parce que le souffle est lui-même magie. Et alchimie. De l’air pénètre en nous, apporte l’oxygène que nos poumons transforment en vie. Puis cet air ressort, différent, pour porter la vie aux arbres et aux fleurs qui, à leur tour, le modifient pour nous. Un cycle formidable et vertueux. Est-ce qu’on peut faire plus magique ?

Je respire, les yeux fermés, je m’éloigne de mes propres pensées qui se détachent et tombent de moi comme des fruits pourris.

Je franchis un palier.

Je suis en état alpha, celui des transes légères. L’état de clairvoyance.

Je rouvre alors les yeux et je vois.

Je vois une réalité formée de magie pure. Les planches du lit, les pierres de la tour, le sol sur lequel je me tiens, la pointe de l’arbre que je vois par la fenêtre, tout n’est que lignes et signes, grouillant, brillant et palpitant.

Jusqu’aux fourmis qui avancent en colonne le long du mur.

C’est un encodage d’une complexité déconcertante, une incroyable réécriture du monde. J’en reste médusé. Impressionné.

Effrayé.

Le magicien à l’origine de ce travail est d’une puissance sans égale.

Puis je balaye cette première impression, m’obligeant à observer attentivement la matière même du sortilège. Hélas, je ne parviens pas à l’identifier. Les signes utilisés comme trame de l’ensemble ne sont ni des runes ni des caractères elfiques. Je ne reconnais pas non plus l’égyptien archaïque ni le haut-sumérien qui auraient pu jouer ce rôle. Ce sont des symboles inconnus mais qui, curieusement, trouvent un écho en moi. Quant à la langue utilisée pour les lier, qui déroule ses mailles de clou en clou, elle m’évoque elle aussi quelque chose de précis, que je ne parviens pas (encore une fois, hélas) à me rappeler.

Épuisé, j’entame une redescente rapide à un niveau de conscience normal.

Je bois une gorgée d’eau et je rassemble mes pensées, en me félicitant de ne pas avoir foncé tête baissée, comme je m’apprêtais à le faire. En effet, la structure même de l’édifice magique qui nous retient prisonniers se serait nourrie de mes pathétiques efforts pour la briser. Si je veux nous sortir de là, Erglug et moi, il faut que je sois très prudent. Et que je tisse à mon tour un sort effroyablement complexe.

Le défi me fouette les neurones.

Je regarde autour de moi le monde redevenu normal. Un monde d’illusions que je dois dissiper. Pour cela, un élément s’impose immédiatement : le fer. Le fer est la clé. Ce sera la base et le principe de mon contre-sort. Avec d’infinies précautions puisque ce métal détruit la magie et affaiblit les êtres qui lui sont liés.

Comment je vais procéder ? Je suis un jeune sorcier sans grande expérience. Mais j’ai pour moi deux qualités essentielles : je suis doué (un démon et un vampire peuvent d’ailleurs… hein, je me répète ?) et doté de créativité.

Il suffit juste d’un élément déclencheur.

En attendant que ça se déclenche, je regarde les fourmis qui passent sous la porte et disparaissent dans une fissure, suivant un but mystérieux, important pour elles seules.

Fourmis. Porte. Fissure.

Mon imagination s’emballe aussitôt. Et si ces insectes, au lieu de miettes de pain, charriaient de petits morceaux de fer et allaient les déposer sans bruit sur les nœuds du sort, comme autant de bombes à retardement ?

Voilà ce que je vais faire ! Vraoum. Mon cerveau met le turbo.

Les runes. Elles seront mes fourmis. Quant au quenya, il servira d’interface avec le fer pour déclencher l’explosion.

Je n’ai jamais eu l’occasion de travailler en même temps avec mes deux langages magiques préférés, mais il faut bien un début à tout !

Le plus difficile est de trouver un support neutre qui n’éveille pas l’attention du sort dominant. Lorsque j’étais en état alpha, j’ai constaté que, hormis mes ingrédients de base, deux choses échappaient à la trame mystique : Erglug et moi. Ce qui ne me laisse pas le choix.

Je frissonne. Est-ce que j’aurai ce courage ?

Je relève les manches de ma vraie-fausse chemise bariolée. Je saisis d’une main tremblante l’athamé à manche blanc, réservé à la cueillette des plantes et à la gravure des signes de puissance. Puis je pose sur une jambe repliée mon avant-bras gauche, paume vers le ciel, en essayant de maîtriser mes tressaillements.

Pour jouer le rôle de la fourmi ouvrière, celle qui doit porter les particules de fer, je pense d’abord à Raidhu, la rune Véhicule. Puis je me ravise et opte pour Elhaz, l’Aïeule, capable de faire sauter les verrous. Je lui adjoins pour la protéger, en tant que fourmi guerrière, Naudhiz, la Main, résistante aux agressions magiques. Enfin, en tête de la colonne, comme indispensable éclaireuse, Perthro, la Matrice, fille des chemins labyrinthiques.

Je les dessine toutes les trois sur la peau fragile de mon bras, en serrant les dents pour ne pas crier. La brûlure de la lame d’argent mordant ma chair m’étourdit. Je puise la force de continuer dans la pensée d’Ombe ou bien d’Arglaë, tout se brouille sous l’effet de la douleur. Enfin, je termine le travail et j’essuie du revers de la main droite la sueur perlant sur mon front.

L’avantage de fabriquer des runes avec du sang, avec le pot que je me paye, c’est qu’il contient tout le fer dont j’ai besoin…

Reste à réveiller mes trois belles.

— Debout, Elhaz, toi qui crépit quand tu brûules Debout, Naudhiz, feu de la survie! Debout, Perthro maitresse du cornet a dés! Perthro tu ouvriras le chemin et brandiras la lumière au milieu de l'obscurité, Naudhiz tu protégeras Elhaz et la sauveras de tous les pièges. Elhaz, tu porteras le fer au ocur de l'ennemi.

« Debout, Elhaz, toi qui crépites quand tu brûles ! Debout, Naudhiz, feu de la survie ! Debout, Perthro maîtresse du cornet à dés ! Perthro tu ouvriras le chemin et brandiras la lumière au milieu de l’obscurité, Naudhiz tu protégeras Elhaz et la sauveras de tous les pièges. Elhaz, tu porteras le fer au cœur de l’ennemi. »

Les runes gravées dans la chair de mon bras se mettent aussitôt à vibrer. Puis à gonfler. À s’arracher de ma peau, enfin, dans un horrible bruit de succion.

Je déguste, par Krom (un trollicisme, désolé) !

Les trois runes flottent un moment dans les airs, indécises. Gonflent encore et se dédoublent. Encore une fois, et encore, jusqu’à ce que la pièce soit remplie de signes runiques rouge sang. Enfin, ils s’éparpillent et disparaissent, se fondant dans le décor.

Je jette un regard inquiet à mon bras : heureusement, il est presque redevenu normal, les runes ayant simplement laissé des marques rouges aux endroits touchés par l’athamé. Marques qui devraient disparaître avec le temps.

Mon contre-sort est en train de se mettre en place. Je dois l’achever, sans le tuer. Les runes ne sont que des instruments, le fer seul est l’objectif. Il faut encore lier le métal, l’attacher à ma volonté pour que le travail des runes ne soit pas vain.

Petite concentration, le temps d’une consultation mentale du dictionnaire quenya enfoui dans ma mémoire :

— equen? Ir ni sanc&lya quetuva, er&, l& lertuva mate curuvaro tanw& tana.º

« Equen : irë ni sandëlya quetuva, erë, lë lertuva mate curuvaro tanwê tana. Écoute : quand je dirai ton nom, fer, tu pourras manger cette construction de magicien. »

Pas le temps de faire plus long, ni grammaticalement plus juste. Le fer doit absolument m’entendre avant d’être emmené hors de portée de voix par mes runes-fourmis.

Je respire un grand coup. Voilà, j’ai fait tout ce que je pouvais. Il ne reste plus qu’à espérer que ça suffira.


Je me serais bien allongé moi aussi, au moins quelques minutes, pour récupérer. La magie, ça fatigue. Et puis, contrairement à Erglug, j’ai le ventre vide depuis trop longtemps. Mais le troll prend tout la place sur le lit et le dandinant majordome a la mauvaise idée d’ouvrir la porte dans un grand « vlan ! » qui me fait sursauter.

— Bien dormi ? je lance à Erglug avec toute la perfidie possible, tandis que le valet attend sans rien dire dans l’embrasure, aussi vif qu’un papier gras sous la roue d’une voiture.

— Mhhhh, fait-il en s’étirant, les trolls récupèrent vite. Je me sens en pleine forme !

— Ouais, je vois, je ne peux pas me retenir (de lui dire). Tu pètes le feu, quoi.

Il grogne en s’asseyant sur le lit.

— Toi par contre, tu as l’air crevé. Et de mauvais poil.

— J’ai bossé, figure-toi, pendant que môôôssieu ronflait.

— Bah. « Le travail est un alibi, une fuite. », comme dit Adret.

— Un alibi je ne sais pas. Une fuite…, je l’espère. Debout, grosse larve ! Tu as encore deux épreuves à perdre.

Erglug secoue la tête en sautant sur ses pieds.

— Je ne perdrai pas. Je me sens d’attaque. Remonté et parfaitement agressif.

L’espoir fait vivre, comme l’a dit en d’autres termes Hiéronymus. Mais je garde cette réflexion pour moi. Suivant le bon conseil de Gaston Saint-Langers, je préfère laisser Erglug à ses illusions. Car « la mélancolie attend pour nous saisir que la brume se déchire ».

Un troll mélancolique, ça a quelque chose de flippant. Je préfère encore la brume.


Dans la cour du château où nous conduit le majordome de son pas traînant, nous avons la non-surprise de retrouver notre hôte et sa troupe de courtisans muets.

— Ah ! se réjouit le maître du château en nous apercevant. J’espère que vous vous êtes bien reposés ! Il reste deux défis à relever.

— Qu’est-ce que vous attendez de nous, maintenant ? je demande en laissant tomber les politesses désormais superflues.

— Un coureur rapide.

Erglug fait un pas en avant.

— Je rattrape un cheval lancé au galop. Votre champion n’a aucune chance.

— C’est vrai, je l’appuie. Tous les spécialistes des trolls vous le diront.

Notre élégant châtelain secoue la tête et les gants, en faisant mine de chasser un insecte.

— Je veux voir ça de mes propres yeux.

Il désigne deux poteaux plantés de l’autre côté de la cour.

— Cent mètres jusqu’aux piquets. Deux cents mètres pour un aller-retour.

— C’est quoi l’arnaque ? lance Erglug. Il faut manger le plus de cailloux possible sur le chemin ? Qu’est-ce qu’il va faire comme tour, cette fois, votre champion ?

— Aucune arnaque, ami troll, répond le maître du château sur un ton railleur. Le premier arrivé a gagné, tout simplement. Et le seul tour que mon champion fera, sera celui de son poteau.

Ignorant la moquerie, Erglug se rend derrière la ligne blanche tracée au sol. Ses mâchoires sont contractées. La crise de rage n’est pas loin.

Sur un signe du maître du château, un autre gringalet sort des rangs, qui pourrait être le frangin du bouffeur de mangeoire. Jeune, émacié, le visage inexpressif, seul la couleur de ses cheveux, noire, le distingue de l’autre. Aussitôt je comprends qu’Erglug n’a aucune chance.

— À vos marques. Prêts ? Partez !

C’est quelque chose, quand même, de voir détaler un troll, et je me fais la promesse de ne jamais m’enfuir si je suis poursuivi un jour par l’un d’eux. Même si les chances de s’en sortir restent proches de zéro, je pense qu’il vaut mieux les défier à la boxe qu’à la course.

Erglug parvient à la hauteur du piquet en même temps que son adversaire. J’ai l’impression de voir s’affronter un buffle et un guépard, tant les deux styles sont dissemblables. D’un côté la puissance, brute et sauvage, formidable ; de l’autre la grâce, la fluidité, impeccable.

— Allez Erglug ! je hurle de tous mes poumons. Plus vite ! Plus vite !

Mes encouragements ne suffisent pas.

À l’arrivée, le champion maigrelet devance le troll de quelques mètres.

Sans essoufflement.

Sans exultation particulière.

— Et de deux ! lance triomphalement le maître du château. Ce qui signifie que l’un d’entre vous passera le reste de sa vie ici, avec moi.

Erglug halète comme une locomotive à vapeur. À son regard, je comprends qu’il est furieux et que ça va dégénérer. Battu deux fois à plate couture ! Lui répéter que tout est truqué ne servirait à rien. Il y a chez le troll un côté… bestial, et il devient difficile de le raisonner quand la bête prend le dessus.

— Vous avez le droit de vous reposer à nouveau avant la dernière épreuve, annonce le maître du château, grand seigneur.

— Pas besoin de repos, gronde Erglug en avançant vers lui.

Ses poings se serrent et se desserrent, les muscles roulent sous sa peau (sa fourrure ?). Un peu de temps aurait bien servi mes plans, mais mon impétueux compagnon en a décidé autrement. Je croise fermement les doigts pour que mes runes-fourmis soient aussi rapide qu’un troll montant dans les tours (de compteur).

— Très bien, dit le maître du château, pas impresionné pour deux sous par l’attitude agressive d’Erglug. De toute manière, tu es dans l’état d’esprit idéal pour relever le dernier défi.

— Grrruuuug ? lâche interrogativement Ergrug, euh, Erglug, sans desserrer les dents.

— Un affrontement, précise notre hôte. Une lutte, un duel physique. Celui dont les épaules touchent le sol a perdu.

— Grrroaaaar ! rugit affirmativement Ergroar… glug en ouvrant grand les mâchoires comme un fauve affamé.

Un troisième avorton surgit de l’assemblée de courtisans à l’appel de son maître. Le même que les autres. Avec une tignasse blanche. Il enlève sa chemise, découvrant un torse maigrichon et des bras plus fluets que les miens.

— Mon vieil Erglug, je murmure pour moi seul, ça va saigner, j’en ai bien peur.

Obéissant à une stratégie millénaire qui, jusque-là, a toujours réussi à l’espèce troll, Erglug se jette sur son adversaire en hurlant. Deux mètres de hauteur, trois cents kilos de muscles, des épaules taillées pour enfoncer les murs, des bras capables de tordre un essieu de camion, des mains faites pour broyer crânes et genoux, une mâchoire habituée à arracher une jambe ou une épaule. Une machine à tuer et à tout détruire.

Finalement, je révise mon jugement. Quitte à affronter un troll, mieux vaut tenter sa chance dans la fuite !

Je ferme les yeux pour ne pas voir le massacre. Lorsque je les rouvre, le désastre est tel que je le pressentais. Total.

Le gringalet n’a pas bougé d’un centimètre.

Erglug, par contre, à moitié sonné, est étendu par terre. Les épaules au sol.

— Échec et mat ! crie presque le maître du château, quittant sa réserve et dansant comme un Indien.

— Qu’est-ce qui s’est passé ? grogne Erglug tandis que je l’aide comme je peux à se remettre sur ses pieds.

— Tu t’es ramassé une raclée, je lui explique à voix basse. Mais une raclée magique. Alors écoute-moi attentivement : à partir de maintenant, je prends les choses en main. La seule chose que tu as à faire, c’est de te calmer. Et de ravaler ton amertume.

— Cause toujours ! Je vais le massacrer, l’écraser, le réduire en bouillie, le…

Je l’interromps en lui donnant un coup de poing dans le ventre. Il n’en revient pas, le pauvre.

— Tu as eu ta chance ! C’est mon tour, je dis avec un regard noir.

Puis je me radoucis en le voyant baisser les yeux, comme un gamin pris en faute.

— Rappelle-toi La Fontaine, Erglug : « Patience et longueur de temps font plus que force ni que rage. » Maintenant que le lion est tombé, c’est à moi de jouer.

— Si je suis le lion, grimace le troll, ça veut dire que tu es la souris…

— La fourmi, plutôt. Et je vais grignoter les mailles notre filet, je confie à mon gigantesque ami.

Au même moment, le maître du château, qui a cessé ses cabrioles, s’avance vers nous les yeux brillants.

Загрузка...