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Je suis sûr que tout le monde se pose la même question : comment peut-on débouler en ville en compagnie d’un troll gigantesque vêtu d’un pagne en peau de bête, sans déclencher une émeute ?
Au moment de quitter la zone des entrepôts, Erglug récupère derrière un arbre une immense gabardine qu’il enfile en un clin d’œil, ainsi qu’un chapeau mou qu’il enfonce au ras des yeux. C’est maintenant une caricature de catcheur, suffisamment crédible pour faire illusion. À condition de ne pas s’approcher.
Ce qui, cependant, ne suffit pas pour passer inaperçu.
Je découvre l’ingrédient manquant quand Erglug pose le pied sur le quai. Au moment même où se font entendre les premières voitures, son organisme libère une étonnante vague d’énergie, faible et insistante, subtile, quasiment indétectable. Je la perçois à cause de la pratique régulière de la sorcellerie, qui me rend sensible à ses manifestations.
Cela signifie que les trolls ont eux aussi leur magie. Naturelle et défensive, certes, mais magie quand même.
Ils génèrent instinctivement, à proximité des humains, une aura qui incite à les ignorer et à ne pas s’approcher.
C’est proprement fascinant ! J’hésite cependant à aborder le sujet avec Erglug. Si c’est un secret (voire le grand secret des trolls), je ne veux surtout pas lui donner un prétexte supplémentaire pour m’offrir la place d’honneur ce soir, sur une broche au milieu du feu !
On longe l’autoroute pendant une dizaine de minutes avant qu’un pont et une avenue déserte nous éloignent du fracas des moteurs. Erglug marche à grands pas. Je suis obligé de trottiner derrière lui pour ne pas le perdre.
— Tu devrais faire de l’exercice, jeune mage essoufflé, me dit tout à coup le troll en secouant la tête. Se laisser aller comme ça, à ton âge ! Je préfère ne pas imaginer à quoi tu ressembleras dans vingt ans…
— Je préfère une grosse cervelle à de gros muscles, je grogne.
L’expert avait oublié ce détail : les trolls sont volontiers moralisateurs.
— « Si les humains savaient le rôle de l’intelligence et de la volonté, la part de l’esprit et de caractère dans la plupart des sports, avec quel entrain ils y pousseraient leurs enfants ! » continue Erglug en levant un doigt de professeur. C’est une phrase de Pierre de Coubertin, que j’ai adaptée pour la circonstance.
Il a l’air content de lui, le poilu body-buildé. Ça m’énerve ! Ça m’énerve d’autant plus que je sais qu’il a raison et que mes arguments ne sont que des justifications à ma propre mollesse. Mais j’ai ma fierté, alors je l’ouvre :
— « Les sportifs, le temps qu’ils passent à courir, ils le passent pas à se demander pourquoi ils courent. Alors, après on s’étonne qu’ils soient aussi cons à l’arrivée qu’au départ ! »
J’accompagne ma tirade d’un regard noir. Erglug semble étonné.
— Gaston Saint-Langers ?
— Non, Coluche. Un grand sportif. Tu peux pas connaître.
Qu’il comprenne ou non, je n’échappe pas au rugissement qui lui tient lieu de rire, pas plus qu’à une nouvelle claque sur mon épaule douloureuse.
— Par Krom ! Ils vont te détester ! lâche-t-il en gloussant.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Rien.
J’ai pas le temps d’approfondir, Erglug repart de plus belle.
On traverse l’immense campus de l’hôpital Hannibal-Lecter, cannibalisé par des préfabriqués. Là non plus, personne. Les ondes répulsives d’Erglug, sans doute combinées à l’heure tardive et au froid mordant, ont fait le vide. Mon guide ouvre la route, déchirant un grillage ici, renversant un mur là, mais je m’en rends à peine compte, tout à mes efforts pour le suivre.
Lorsqu’on s’enfonce enfin dans la forêt, je sens les ondes magiques faiblir. Les taillis ont beau être clairsemés et notre itinéraire croiser de nombreuses routes et chemins, le troll est ici chez lui, en sécurité. Il se débarrasse d’ailleurs de son accoutrement grotesque derrière un arbre. Note pour l’expert : les trolls semblent tout à fait insensibles au froid.
— C’est encore loin ? je demande d’une voix plaintive en sortant la bouteille d’eau de ma sacoche pour étancher une soif exacerbée par la course.
— « La distance creuse et creuse la distance. » Hiéronymus.
— Je présume que c’est oui, alors.
— « Le premier signe de l’ignorance, c’est de présumer que l’on sait. » Baltasar Gracián y Morales. J’alterne mes références, par égard pour ta condition d’homme !
— Gna, gna !
Indifférent à ma mauvaise humeur, Erglug allonge encore ses foulées de géant. Me voilà obligé de courir. Je déteste ça ! Une fois, pour essayer d’impressionner Ombe, je suis arrivé au local de l’Association en tenue de joggeur essoufflé, mais la seule chose que j’ai réussi à tirer de son beau visage, c’est un sourire condescendant. De ce jour, j’ai décidé pour la séduire de miser sur l’humour.
— On arrive, me lance Erglug.
— Pas possible, je souffle, les poumons brûlés au troisième degré.
Devant nous, les eaux calmes et noires d’un lac. À quelques encablures, deux îles touffues. Le regard explicite du troll ne laisse planer aucun doute sur notre destination finale.
— Laisse-moi deviner. On va devoir nager ?
— Toi si tu veux, répond Erglug goguenard. Moi comme Hiéronymus, qui en bon troll qu’il était, à toujours considéré l’eau avec méfiance, je préfère « mener ma barque sur les eaux noires des futurs incertains ».
Puis il extirpe d’une cache aménagée dans la rive une solide embarcation équipée d’une paire de rames. Je dissimule un lâche soulagement. Honnêtement, je ne me voyais pas entrer dans cette eau sombre et glacée, même pour les beaux yeux d’Ombe. La chevalerie infinie dans ses intentions, a malheureusement des limites physiques.
Erglug grimpe dans le canot qui, par miracle, consent à rester à la surface. J’hésite à le rejoindre, mais la confiance qu’il arbore est communicative. Je ferme les yeux et me musse contre les planches de la proue (ce mot m’a toujours plu et puis c’est agréable, hein Alfred, de musser). Hum…
Avec une habileté consommée, Erglug propulse en quelques énergiques coups de rame la barque vers la plus sauvage des îles. D’où montent, grandissants et barbares, des éclats de rire et de musique.
— Vous n’avez pas peur qu’on vous surprenne pendant votre fête ? je demande.
Comme si Erglug était du genre à avoir peur de quelque chose.
— Au cas où tu ne l’aurais pas remarqué, jeune mage perspicace, il fait nuit et froid. Ce qui limite le risque de rencontres. Et puis ces îles sont interdites d’accès, pour le plus grand bonheur des oiseaux… et des trolls ! Quant au reste, c’est l’affaire de l’Association. Un accord entre elle et nous.
Un accord avec l’Association ? Laissant ma surprise en jachère, j’estime le moment tout à fait venu pour faire l’aveu à Erglug de mon statut officiel. Que j’avais retardé jusque-là, ne sachant trop de quelle cote de popularité jouissait l’Association auprès des trolls.
Plutôt bonne, donc, semble-t-il.
— À ce sujet, Erglug, je voulais te dire que, eh bien, que…
— Tu travailles pour l’Association ? me coupe-t-il. Je sais, jeune mage interloqué.
— Ah bon ? c’est tout ce que je trouve à dire.
— Ton amie est un Agent, elle ne s’en est pas cachée. Si tu es venu à son aide au milieu d’entrepôts infestés de loups-garous, j’imagine que ce n’est pas pour ses beaux yeux.
— Évidemment que non, je réponds d’une voix la plus détachée possible.
L’obscurité me sauve et la rougeur qui envahit mon visage passe inaperçue.
Mais la remarque d’Erglug me rappelle brusquement qu’Ombe est partie des entrepôts en compagnie d’un dangereux garou. Pris dans l’action et la nouveauté de l’aventure, j’avais oublié ce détail… Je la sais capable de gérer une situation de ce genre, et pourtant, je ne peux m’empêcher d’être inquiet. À quoi bon mes efforts pour la protéger d’un troll ensorcelé si, pendant ce temps, elle se fait dévorer par un lycan ?
— Sois prudente, Ombe, je murmure tout doucement.
— Qu’est-ce que tu marmonnes ?
— Rien. Je me demandais juste si vous étiez nombreux, à votre petite fête.
— Juste mon clan. Le clan de l’Île-aux-Oiseaux. Ce qui fait une cinquantaine de trolls, environ.
— Ah ! je réponds, tout en pensant que le nom de ce clan est ridicule et qu’au lieu de me faire du souci pour Ombe, je devrais plutôt m’inquiéter pour moi.
J’essaye de contrôler les tremblements de froid qui s’emparent progressivement de moi, se mélangeant à une légitime appréhension.
— Ça consiste en quoi, une fête, chez vous ? je continue, sur un ton faussement badin.
— On mange, on boit, on danse, et pour la suite tu es encore un peu jeune.
— J’ai seize ans ! je m’insurge bêtement, à la fois fasciné et vaguement dégoûté en essayant d’imaginer des trolls qui… Brrr.
— C’est bien ce que je dis. Attention, on aborde !
L’étrave mord vigoureusement la boue du rivage. Erglug bondit hors de la barque et m’agrippe par le col.
— Allez, dépêche-toi !
— « Hâte gâte pattes », comme aurait pu dire Hiéronymus, je rétorque pour l’embêter.
— Blasphémateur, répond-il en étouffant un sourire. En fait il a vraiment dit : « Lenteur tente heurts. » Alors fais vite, petit mage lambinard.
— Je mesure un mètre soixante-dix-huit. Et je ne lambine pas.
— Arrête de réfléchir et avance ! Je fais mienne ce soir l’ironie de Pierre Desproges : « Je pense donc tu suis ! »
De peur d’avoir à panser quelque chose si j’insiste, je la ferme et j’avance.
Au milieu de l’île, dans une clairière, parmi les grands arbres dressant leurs branches comme autant de membres décharnés vers le ciel, des formes monstrueuses se trémoussent autour d’un feu de joie, au son d’un tambour énorme et d’une flûte aigrelette.
Sur des tables de bois brut s’entassent des monceaux de viande grillée.
— Du cerf, me rassure Erglug en me serrant l’épaule (aïe !).
Notre arrivée ne passe pas inaperçue, je préfère le dire tout de suite. Quelques mâles trolls, plus massifs encore que mon hôte, viennent virilement lui en taper deux, en rugissant d’un rire définitivement trollesque, tandis qu’une poignée de femmes tournent autour de lui en gloussant.
Mes premières trolles.
Elles ressemblent beaucoup à leurs compagnons, quoique plus fines et légèrement moins poilues. Elles ont toutes une impressionnante chevelure, leurs cils sont longs et papillonnent volontiers. Certaines ont des mamelles généreuses qui pendent sur un gros ventre, d’autres sont plutôt canon. Pour des trolles, je veux dire.
Je cesse de jouer le curieux quand tout le monde se tourne vers moi.
— Je vous présente Jasper, annonce Erglug d’une voix puissante et un rien grandiloquente. C’est un jeune mage de l’Association, envoyé pour m’aider à régler mon problème de soumission.
Aussitôt, l’hostilité sourde qui commençait à grimper en flèche parmi les fêtards velus se résorbe. Je surprends même des commentaires satisfaits.
Bêtement (comme d’habitude), je me crois obligé de dire quelque chose :
— Comme le formule fort justement Sophocle (qui a eu la bonne idée d’être au programme du premier trimestre) : « Rendre service de tout son pouvoir, de toutes ses forces, il n’est pas de plus noble tâche sur la terre ! »
Autour de moi, les sourcils se froncent. À tous les coups les trolls n’aiment pas Sophocle. J’avais pourtant essayé de taper dans du lourd, pour les impressionner. Je tente (bêtement là encore) de rattraper mon erreur :
— Je vous en prie, n’interrompez pas votre fête pour nous. Erglug et moi, on est effectivement en association… de mâles fêteurs !
Cette fois, les trolls présents secouent la tête et soupirent franchement.
— Comme si un Erglug ne suffisait pas, lâche l’un d’eux.
— Il a pas de poil et en plus il fait son malin.
— Son malingre ! reprend Erglug, écroulé de rire par terre.
Les trolls haussent les épaules et tournent enfin leur attention ailleurs.
— Qu’est-ce que j’ai dit ? je souffle à Erglug en faisant les gros yeux. Pourquoi est-ce qu’ils réagissent comme ça ?
— Je t’avais dit qu’ils allaient te détester !
— Arrête de rire et explique-moi !
— Les trolls n’ont pas un sens de l’humour très développé. Quant aux écrivains, philosophes et autres poètes ils ne peuvent pas les supporter ! Je dois être le seul connaisseur, ici, de ce pauvre Hiéronymus. Il en est mort de chagrin, d’ailleurs.
Je reste interloqué.
— Ah bon ? Pourtant, lors d’un séminaire, un expert nous a vanté l’esprit et l’érudition des trolls ! Je ne comprends pas.
— Il existe des experts en trolls ? s’étonne Erglug en fronçant les sourcils.
— Parfaitement. Même que celui-là, il a poussé son étude si loin qu’il a laissé une jambe dans l’aventure. Mon hôte claque des doigts.
— Ça y est, je m’en souviens ! Un grand gars, avec un accent allemand ? Qu’est-ce qu’il m’a fait courir ! Je lui ai broyé le genou pour marquer ma désapprobation et boulotté sa guibole pour reprendre des forces. Tu dis que c’est devenu un spécialiste des trolls ?
Je fixe Erglug avec un mélange d’horreur et d’admiration.
— Alors c’était toi ? je dis d’une voix qui se perd dans les aigus.
— Bah, laisse tomber, dit Erglug en accompagnant son conseil d’un geste de sa grosse main. C’est le passé. Tu voudrais m’entendre dire que je regrette ? Ça lui ferait une belle jambe, à ton Allemand !
Il éclate de rire (il rugit, quoi) puis il me plante là pour aller rejoindre ses camarades, avec un dernier conseil tandis que je reste tétanisé :
— Essaye de t’amuser, jeune mage coincé !
Coincé. Le mot est bien choisi.
J’aurais même dit prisonnier.
— Bonsoir.
Je mets un moment à réagir mais je finis par tourner la tête. Appuyée contre un arbre, une trolle me regarde avec curiosité.
Je n’ai aucune idée de son âge mais elle ne doit pas être vieille. Un bon mètre quatre-vingts, une centaine de kilos sans doute mais harmonieusement répartis sur une silhouette qu’on pourrait, chez les humains, qualifier de voluptueuse. De longs cheveux roux, de grands yeux sombres, des poils soyeux et une paire de trucs là, de machins, fièrement pointés en avant, à faire se damner un sein, euh, un saint.
— Bonsoir, je réponds après une hésitation bien compréhensible (au choix, cocher la case : 1. Je suis en train de commettre une erreur d’étiquette 2. Le papa est dans le coin, un gourdin à la main 3. C’est une technique de chasse trolle, une façon courante d’appâter).
— Je suis Arglaë, Arglaë Guppelnagemanglang üb Transgereï.
J’aime bien sa voix qui, quoique grave, reste très féminine.
— Transgereï ? Ça me dit quelque chose. C’est un mot qu’Erglug…
— Erglug est mon frère. Mon grand frère.
Son grand frère. Je fais pivoter nerveusement ma tête dans toutes les directions.
— Il sait que vous êtes là ?
Elle rit et son rire n’a rien d’un rugissement.
— Détends-toi, il est parti s’amuser avec ses copains.
— Se détendre, vous en avez de bonnes ! Je suis potentiellement au menu, moi, ce soir !
Elle fronce les yeux puis éclate de rire.
— C’est vrai que tu es drôle ! Mais non, tu n’as rien craindre. Tu es l’invité de mon frère. Et chez les trolls l’hospitalité, c’est sacré.
— Eh bien, ça me rassure. Pas beaucoup mais un peu. Et, euh, vous êtes sa sœur depuis longtemps ? je demande avec cet à-propos qui fait de moi le brillant causeur qu’on s’arrache dans les salons.
— Tu tutoies Erglug et tu me vouvoies, dit-elle avec une moue adorable. Soit tu cherches à me défier en combat singulier, soit tu me considères comme une vieille !
Adorable.
Hein ? En combat singulier ? N’importe quoi !
— C’est que vous… c’est que tu m’intimides.
— Moi ou Erglug ? me taquine-t-elle.
— Les deux, à y réfléchir. Non, ce n’est pas vrai. Surtout toi (je respire à fond). Mais je ne me suis pas présenté : je m’appelle Jasper. Jasper, de l’Association. Stagiaire.
— Je vais t’appeler Jasper, ça sera plus court. Et pour répondre à ta question, je suis la sœur de mon frère depuis dix-sept ans.
— J’en ai seize, je dis en bombant ridiculement le torse.
— À seize ans, un troll est un homme, me répond-elle en me faisant le coup du papillon avec ses paupières.
— Ah, je réponds avec ma vivacité coutumière, sur un ton rauque inhabituel dû au fait que c’est la première fois que je me fais ouvertement draguer par une fille.
Je veux dire une trolle. Enfin, ça revient au même, on va pas tripot… chipoter.
Elle s’approche et me considère attentivement. Sa démarche est hyper sensuelle. Je me demande comment réagiraient Romu et Jean-Lu à ma place. « La vache… », dirait sans doute le premier en se grattant la tête.
« Ahouuuuu ! » hurlerait le second en levant les bras (pour commencer) dans un geste de victoire et remerciement aux dieux.
— Un peu maigre et pas très grand, commente la trolle en me tournant autour. Pas de poil. C’est exotique ! Surtout (elle ferme les yeux en reniflant), il émane de toi de la puissance. Une très grande force. Par Krom ! Ça me plaît !
D’autorité elle me prend par la main et m’entraîne l’opposé de la clairière. Elle récupère au passage, derrière un arbre, une fourrure épaisse.
— Euh, Arglaë ? On va où ?
— Dans un endroit tranquille.
Je fais la grimace.
— Tu vas me manger, c’est ça ?
Elle me regarde et fait une mimique gourmande.
— On peut dire ça comme ça !
Bon sang, Jasper. Si c’est bien ce que tu crois, ça craint… Ça serait moins flippant si elle comptait te manger vraiment !
— Attends Arglaë, attends.
Elle s’arrête et m’observe avec ses grands yeux, comme un animal curieux. Je prends mon courage (ou ma lâcheté, comme on veut, je ne vais pas refaire le coup de la bouteille) à deux mains.
— Je ne peux pas, euh, aller avec toi là-bas.
Si c’est pas net, ça, hein ? Clair, propre, efficace !
— Pourquoi ? Je ne te plais pas ? Je ne suis pas assez bien pour toi ?
La voix d’Arglaë s’est transformée en quelque chose de coupant. De menaçant.
— Pas du tout ! C’est pas ça. Tu ne comprends pas…
— Eh bien, explique-moi.
Je n’y couperai pas. À l’explication ou au coin tranquille. Mais qu’est-ce que je peux lui dire ? Que je meurs de trouille ? Que je ne l’ai jamais fait, même avec une vraie fille ? Alors avec une trolle et ses exigences inévitablement hors norme…
Je sais que je serai pitoyable et j’en tremble.
Soudain, l’éclair de génie. L’échappatoire sublime !
— Je… Mon cœur est pris.
Finalement, une trolle et une fille, ce n’est pas si différent. Pour ce que j’en sais en tout cas. Je la vois d’abord se rembrunir, me considérer avec sévérité avant de fondre sous mes yeux. J’en éprouve un soulagement béat. En même temps qu’un regret immédiat et un certain dégoût de ma personne.
— Que c’est romantique, Jasper ! C’est une humaine ?
Arglaë a posé la fourrure par terre et s’est assise dessus. Je la rejoins. Il commence à faire très froid, maintenant que la course et le feu sont loin.
— Oui.
— Elle a de la chance, soupire-t-elle en laissant son regard se perdre dans les branches. J’aimerais bien trouver le troll qui me proposera d’aller cueillir une étoile là-haut, pour moi.
— Si je… S’il n’y avait pas déjà quelqu’un, je lui dis sous le coup d’une émotion sincère, je serais allé te la chercher, ton étoile. Même si je ne suis pas un troll.
Elle se tourne vers moi. Sa poitrine frôle la mienne. Je déglutis péniblement.
— C’est vrai, Jasper ? Tu penses vraiment ce que tu dis ?
— Oui, je réponds d’une voix étranglée, tandis que ma testostérone fait une embardée.
— Je ne l’oublierai pas, souffle-t-elle en s’allongeant sur le dos.
Boum boum boum boum. On entend le tambour de la fête jusque-là. Non, pas le tambour. Les battements de mon cœur affolé. Je m’allonge à mon tour.
— Jasper ? me chuchote Arglaë.
— Oui ? (Un oui venu de je ne sais où, tant j’ai la gorge serrée.)
— Je peux venir dans tes bras ? Juste dans tes bras. J’ai pas envie d’être seule, ce soir.
Je ne réponds rien, je me contente de lui proposer mon épaule. Elle y pose sa tête, rabat la fourrure sur nous et soupire d’aise. Je sens ses seins, durs et fermes, contre moi. Je continue à trembler, de tous mes membres.
Je reste un long moment sans bouger, les yeux grand ouverts.
Puis le bruit d’une respiration régulière m’arrache au tourbillon de mes pensées. Celle qui aurait pu être ma première vraie petite amie et que j’ai repoussée avec des mots plus puissants que ceux d’un sort majeur, Arglaë Guppelnagemanglang üb Transgereï du clan de l’île-aux-Oiseaux, s’est endormie.
Ma mère en profite pour faire irruption dans mon esprit.
D’habitude, blotti contre une fille, on pense à tout sauf à sa mère. Mais je revois la mienne battre son jeu de tarot, l’autre jour, et me lire mon avenir dans trois cartes : la Force, belle, rebelle et sauvage, en train de terrasser un lion ; l’Impératrice, sereine et souveraine, hésitant à s’envoler vers les étoiles ; et l’Amoureux, idiot et emprunté, confronté à un choix difficile.
Ombe. Arglaë. Et Jasper.
Ma mère avait raison.
Je suis bel et bien dans la merde.