13
Je quitte le secrétariat alors que le soir approche. J’ai essayé de me souvenir de tout et j’ai tout raconté à mademoiselle Rose.
Sauf mon histoire avec Arglaë.
Je n’ai pas non plus révélé le détail de mes sortilèges c’est quelque chose que les sorciers gardent pour eux. Pas plus que je n’ai parlé des cartes tirées par ma mère dans un jeu de tarés… euh, de tarot (après tout, il s’agit peut-être d’une coïncidence).
Enfin, j’ai caché mon intronisation au sein du clan d’Erglug. Pourquoi ? C’est idiot mais j’ai eu peur que mademoiselle Rose trouve ça ridicule. Et ça m’aurait dérangé qu’elle trouve ça ridicule, parce que c’est un événement important pour moi.
— Entre.
J’ai pourtant à peine effleuré la porte du bureau de Walter, au bout du couloir. J’obtempère et, à son invitation, je m’assieds dans un des fauteuils réservés aux visiteurs.
— Rassure-toi, commence Walter en compulsant des dossiers, je ne vais pas faire de sermon. Tu as désobéi à mes ordres mais ta décision partait d’une bonne intention. Ton interprétation de l’article 8 pourrait être discutée, si on avait du temps à gaspiller. Je préfère considérer que tu as agi au mieux.
J’ai du mal à en croire mes oreilles. Je m’étais préparé à l’engueulade du siècle !
— Cependant, il est de mon devoir de te dire que tu as pris beaucoup de risques. Trop de risques. Je ne parle pas des trolls.
— Le magicien noir, c’est ça ? Vous savez qui c’est ? J’ai bien vu le regard que vous avez échangé, avec Rose, quand j’ai parlé de lui !
— Pour te parler franchement, soupire Walter en se massant les tempes, nous pensions qu’il était mort. Visiblement, cette information était erronée. Ce qui est sûr, par contre, c’est que tu as affronté un individu extrêmement dangereux.
Le visage de Walter arbore des signes évidents de contrariété.
— Vous m’en voulez ?
— Mmm ? Hein ? Qu’est-ce que tu dis ?
— Est-ce que vous êtes fâché contre moi ? Vous dites que non mais je vois bien que quelque chose ne va pas.
— Il y a beaucoup de choses qui ne vont pas en ce moment. Ce magicien en est une parmi d’autres. Comme autant de signes annonçant l’orage.
— Ce sont les mouches qui annoncent les orages, pas les cygnes, je lance sur un ton désinvolte pour détendre l’atmosphère.
— Qu’est-ce que tu dis ?
— Rien. Alors vous ne m’en voulez pas ? C’est chouette !
— Tu auras quand même un blâme dans ton dossier. Ce serait trop facile si on pouvait s’en tirer à bon compte après avoir désobéi.
Puis il me désigne la porte, indiquant ainsi de manière peu subtile la fin de notre entretien.
— Euh, c’est tout ? je dis en me levant. Vous m’avez fait venir dans votre bureau pour me dire que j’avais pris trop de risques ?
— Ces stagiaires ! grogne-t-il. En l’espace de cinq minutes, je t’ai fait deux compliments et tu n’as retenu que le blâme.
— Des… compliments ?
— J’ai reconnu à demi-mot que tu avais bien fait de voler au secours d’Ombe et j’ai sous-entendu que tu avais triomphé d’un mage dangereux. Tu as de la cire dans les oreilles ?
— Ah, euh, très bien. Merci ! Et… Il y a quelque chose d’autre que vous avez dit et que je n’aurais pas compris ?
Wali soupire en me fixant et en secouant la tête.
— Ta mise à pied est levée. Je n’aime pas l’idée que tu puisses faire de nouveau cavalier seul. Autant utiliser le trop-plein d’énergie qui t’anime dans l’intérêt exclusif de l’Association ! Tu viendras me voir juste après les fêtes. J’aurai une mission pour toi. Maintenant laisse-moi. J’ai des problèmes à régler qui, eux, sont vraiment importants.
Je ne me fais pas avoir, cette fois. Je bondis hors de la pièce avant qu’il ait le temps de se raviser.
La nuit est tombée.
Dans la rue, les réverbères et les lumières des boutiques s’épaulent pour contenir les ténèbres. La ville a créé le jour perpétuel.
Je jette derrière moi de fréquents coups d’œil. La dernière fois que j’ai quitté l’immeuble, je me suis fait méchamment agresser par un type qui a essayé de me griller avec son Taser trafiqué. Je me rappelle comme si c’était hier le jet de flammes froides qui m’ont brûlé à l’intérieur. Brrr ! Je dois mon salut au fameux collier que je portais ce soir-là et qui attend sur la table de mon labo d’être rechargé en énergies positives.
Je me rends compte que j’ai complètement oublié de signaler cette agression à mademoiselle Rose.
Ça peut paraître incroyable, mais avec le début des vacances et les répétitions pour le concert, l’épisode m’était complètement sorti de la tête.
J’hésite à rebrousser chemin. Je me sens tout d’un coup très fatigué. Je me dis qu’au point où on en est, l’information attendra bien quelques jours de plus.
Je préfère profiter du sentiment de soulagement que j’éprouve depuis que j’ai quitté les locaux. J’appréhendais vraiment cette visite et je me félicite de son heureux dénouement.
Enfin presque.
Car quelque chose a changé depuis mon dernier passage rue du Horla : le regard que je porte sur l’Association. Il s’est légèrement modifié.
Oh, je fais toujours confiance à mademoiselle Rose. Une confiance totale. L’Association, quant à elle, n’a rien perdu de son attrait, au contraire. J’apprécie davantage à la lumière de mes récentes aventures, la façon dont elle a bouleversé ma vie.
Non, c’est juste qu’elle a perdu un peu d’éclat.
L’histoire du pseudo-spécialiste des trolls m’a incité à réfléchir. Le fait que l’Association ne puisse pas m’aider dans l’évolution de mes rapports avec la magie aussi. Walter, lui, m’a paru étrangement inquiet.
Je sais qu’il a beaucoup de responsabilités, mais quand même. J’ai cru comprendre qu’il y avait en ce moment une agitation inhabituelle du côté des Anormaux. J’espère que la situation n’est pas en train lui échapper.
« Le doute n’est rien et le doute est tout », a écrit Gaston Saint-Langers. C’est bien ça qui m’embête : je me surprends à douter de tout.
À propos de bête et de doute, les visages accusateurs de Romu et de Jean-Lu font brutalement irruption dans mon esprit alors que je passe devant une affiche annonçant le concert d’un groupe inconnu.
Mes deux amis, injustement abandonnés le soir de notre triomphe ! Les appeler, tout de suite. Allez, vite. Pour me débarrasser de ce sentiment de culpabilité qui, aussitôt ranimé, va me rendre la vie insupportable.
Je fouille fébrilement ma sacoche à la recherche de mon téléphone, en espérant qu’il reste un peu de batterie, et j’en sors… le portable d’Ombe. Ah ! Je coche mentalement, dans la liste des tas de trucs à faire dans les heures à venir, la case « Penser à prévenir Ombe que j’ai récupéré son téléphone ».
J’observe l’appareil un moment, mélancolique. La lueur bleue déclenchée par le sortilège de Julie Yeux de braise s’est éteinte. Depuis combien de temps ? J’aurais dû le noter. Quand je pense qu’Ombe ne saura jamais que j’ai volé à son secours.
Volé… Deuxième sursaut mémoriel : mon scooter ! Il faudra que je pense à aller le chercher, lui aussi. En priant pour qu’il soit encore là, et pas complètement désossé.
Mais chaque chose en son temps. Le plus important d’abord. Heureusement, il reste une barre sur le logo de charge de mon propre téléphone.
Je constate que j’ai reçu plusieurs messages. Je les écouterai plus tard.
Je compose en premier le numéro de Romu. Je me livre plus facilement à Romu qu’à Jean-Lu. Romu est toujours à l’écoute. Enfin, presque toujours.
« Salut salut, bon ben j’suis pas là. Rappelez plus tard. Ciao. »
Je ne dirai rien à une messagerie. J’ai besoin de parler à un être vivant, de lui confier en face, enfin, à l’oreille, à quel point je regrette d’avoir agi comme je l’ai fait.
Nouvelle numérotation.
— Jean-Lu ? C’est toi ou ton répondeur ?
— Jasp ? Non, c’est moi. Dis tout de suite que j’ai une voix de répondeur !
— On dit rapporteur, pas répondeur, gros cancre ! je lâche, incroyablement heureux d’entendre sa voix gouailleuse.
— Tu vas bien ? On s’est inquiétés, l’autre soir, avec Romu…
— C’est vrai ? Tu sais, Jean-Lu, je suis désolé de vous avoir laissés tomber. Je ne pouvais pas faire autrement. Je suis désolé, vraiment désolé.
Ma voix se perd dans les hoquets.
— Ne t’inquiète pas, vieux. Est-ce que ça va ? Tu n’as pas l’air dans ton assiette.
— Ça va. C’est juste que… c’est compliqué.
— Tu ne veux pas m’en parler ?
— Pas maintenant, Jean-Lu. Mais je te promets que je le ferai.
— C’est une fille ? Cette fameuse Ombe dont parlaient les goths juste après le concert ?
— Oui, j’avoue en soupirant, une fille. Mais pas celle-là. Une autre.
— Effectivement, je vois pourquoi c’est compliqué ! Tu me raconteras, hein, promis ?
— Promis, Jean-Lu. Alors, tu ne m’en veux pas trop ?
— T’en vouloir ? Tu es fou, Jasp ! Après le carton qu’on a fait au ring, on est partis, Romu et moi, avec les filles hystériques qui nous attendaient en trépignant à la sortie ! Une orgie, vieux, je te dis pas !
— Arrête ! je dis en faisant comme si j’y croyais. Non ! Tu me fais marcher !
— Oui, hélas. Mais on a récupéré deux cartes de bars intéressés par des concerts.
— Génial ! je fais, cette fois sans simuler. Oui, ça c’est génial. Tu sais, j’ajoute en pensant immédiatement à mon expérience festive trollesque, j’ai plein d’idées de morceaux.
— Waouh ! Je suis impatient d’entendre ça…
— Justement, je rebondis, tu as prévu quoi, ce soir ? On pourrait se retrouver et…
— Hey, vieux, oh, stop. Ce soir je ne vais nulle part. C’est Noël ! La dinde, la famille ! T’as oublié ?
Noël… Alors on est le 24 décembre ? Déjà ? Glups.
— Oui, euh, non, t’as raison, faut que je rentre chez moi. On se rappelle !
— Passe de bonnes fêtes, vieux. J’espère que tu auras de beaux cadeaux. Et sois sage !
— Merci, Jean-Lu, je dis juste avant de raccrocher. Toi aussi.
Ma mère doit être dans tous ses états. Comment est-ce que j’ai pu oublier le sacro-saint soir de Noël ? Elle a sûrement essayé de me joindre, mais avec le sort de Julie Yeux de braise… Je tente aussitôt de l’appeler.
Aïe. Le coup de fil avec Jean-Lu a vidé ma batterie.
Il ne me reste plus qu’à courir.