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Je viens de comprendre pourquoi cet endroit me semble vaguement familier.
Il ressemble au décor des contes de fées de mon enfance ! Forêt sombre et profonde peuplée de présences inquiétantes, avec un magicien perfide dans le rôle du vilain.
La différence, c’est que je suis entré dans le livre avec mon attirail de mage et un troll musclé. Voici donc venu le temps de frire les méchants ! Entrent en scène, jeunes pucelles et fringants damoiseaux, Jasper le tombeur de trolles et Erglug le dévoreur d’épaule ! Pour quelles aventures ? Ne manquez pas les prochains épisodes du bouffon contre les vampires…
— Tu penses à quoi ? me demande Erglug qui s’est très vite débarrassé de son armure (« Je ressemble à un homard, là-dedans. Ça me donne faim »).
— À rien.
J’ai gardé, quant à moi (qui n’ai pas, comme mon camarade troll, l’habitude d’aller presque nu), mon habit d’arlequin ; j’ai juste abandonné le bonnet à grelots qui me donnait l’air cloche.
— Enfin si, je reprends. Je me dis que je suis bien content de t’avoir avec moi. Parce que comme camarade et frère d’Arglaë tu es un peu lourd, mais comme compagnon d’aventures on peut difficilement rêver mieux.
— Je te retourne le compliment si tu laisses ma sœur en dehors de ça, grogne Erglug en jetant de fréquents regards sur les côtés de la route. N’importe quel troll paierait une fortune pour s’offrir les services d’un magicien bienveillant.
— La bienveillance appelle la bienveillance ! Au sujet d’Arglaë, je me demandais…
— Stop ! N’insiste pas. Il y a dans les bois qui nous entourent des créatures qui dégusteraient volontiers un jeune mage horripilant.
— Tu es sûr ? je dis en me collant contre lui.
— Certain. Et si elles ne nous ont pas encore attaqués, c’est parce que je leur fais peur.
— Qui te dit que ce n’est pas de moi qu’elles ont peur ? je rétorque, les lèvres pincées.
C’est vrai, quoi. J’ai un démon et un vampire à mon actif, il faudrait pas l’oublier !
— Un jour, jeune mage ingénu, répond Erglug avec un sourire sarcastique, je t’offrirai un miroir et tu comprendras.
— Gna, gna, gna.
Après plusieurs heures de marche sous un couvert oppressant, à sursauter au moindre craquement de branche et à chaque cri étrange, la silhouette altière d’un château surgit brusquement derrière un virage.
Un gigantesque bâtiment blanc, improbable, dressant fièrement ses innombrables tourelles dans l’azur irisé de la fin d’après-midi.
— Je ne le sens pas, annonce Erglug en secouant la tête.
— C’est le château de la Belle au bois dormant, j’ajoute. En plus inquiétant. Un concentré de Neuschwanstein et de Minas Tirith.
— Seulement, tempère le troll, l’alternative, c’est la sombre forêt et ses créatures.
— Si on entre là-dedans, qu’est-ce qu’on va trouver ?
— Avec Hiéronymus, disons qu’« aucun soupir ne vaut un regret ».
— Tu as raison, je conclus pensivement en décidant d’arrêter une bonne fois pour toutes d’essayer de comprendre les élucubrations de Hiéronymus. Il faut à tout prix mettre la main sur Siyah, et ce n’est certainement pas dans la forêt qu’il se cache.
— Cessons de tergiverser, alors, dit Erglug en se dirigeant vers le pont-levis. Même si le magicien n’est pas là, il y aura peut-être quelque chose à manger. Je meurs de faim !
Le pont est baissé, la herse relevée. La porte en bois cloutée, barrée de fer, est grande ouverte. Aucun garde ne patrouille sur les remparts.
Soit la région est particulièrement calme, soit le proprio est d’un naturel confiant. Troisième option (et, malheureusement, en ce moment c’est souvent la bonne) : il s’agit d’un piège. Trop tard de toute façon. Le troll s’est engouffré dans le château la bave aux lèvres et les narines frémissantes.
Lorsque je pénètre à mon tour dans le vaste couloir décoré de pièces d’armures chatoyantes, une alléchante odeur de ragoût m’assaille et manque me faire tomber. Je me sens tout à coup très faible, les jambes flageolantes. Le dernier repas n’est pourtant pas si loin. C’est sûrement l’énergie mystique déployée contre Erglug et moi qui nous a affaiblis de la sorte.
Notre cavalcade nous conduit directement au centre du château.
La salle d’honneur est plus grande qu’un gymnase. Des tentures richement brodées, arborant des scènes de chasse au réalisme étonnant, pendent le long des murs. D’énormes bougies dégoulinantes de cire sur d’immenses chandeliers diffusent une lumière délicate. Des tables couvertes de nappes blanches sont dressées sur les côtés. Et une foule de gens nous attendent, figés et silencieux.
Erglug s’est arrêté, surpris autant que moi.
— Ils sont bizarres, ces types, me souffle le troll dès que je le rejoins.
Effectivement. Tous vêtus richement, gras et gros, avec une vacuité dans le regard qui donne le frisson.
Je n’ai pas le temps de répondre à Erglug. La foule s’écarte pour laisser passer un homme au port de tête majestueux.
— Bienvenue dans mon castel, visiteurs, lance-t-il d’une voix forte en nous observant, les mains croisées dans le dos.
Il est lui aussi vêtu à la mode médiévale. Ses vêtements cousus de fil d’or, luxueux, sont à dominante rouge.
— C’est vous le taulier ? grogne Erglug qui semble avoir définitivement oublié son côté poète et philosophe dans le bois de Vincennes.
— C’est moi le maître du château, répond l’homme sans paraître le moins du monde impressionné.
Je décide d’intervenir avant qu’Erglug étrangle les voies diplomatiques.
— Merci de votre accueil, messire, je dis en esquissant une révérence maladroite. Nous sommes des voyageurs et nous nous sommes égarés en cherchant un… un ami portant le doux nom de Siyah. Grand, mince, le port altier et le regard flamboyant, une barbiche et des moustaches qui lui donnent fière allure. Le connaîtriez-vous, par un miraculeux hasard qui ferait, hum, fort bien les choses ?
Je jurerais voir le maître du château sourire. Mais la flamme des bougies agitée par les courants d’air fait trembloter jusqu’aux certitudes.
— Je le connais.
On se regarde avec Erglug, sans cacher notre surprise.
— C’est mon magicien, continue notre hôte.
Je n’ai pas le temps d’arrêter le troll. Celui-ci bondit, poings en avant, avec un rugissement monstrueux qui provoque un début de panique dans la foule. Mais son élan s’arrête net dès que le maître du château lève la main.
— Du calme, ami troll, dit-il d’une voix apaisante. Tu es ici dans ma maison et j’en suis le seul seigneur.
Erglug ouvre des yeux ronds, englué dans son attaque, incapable de bouger.
Le maître du château fait un pas de côté et laisse retomber sa main. La masse musculeuse et poilue achève son assaut sur les dalles de pierre.
— Il m’a paralysé, me souffle douloureusement Erglug. Par Krom, ça fait un mal de chien !
— Tiens-toi tranquille, je lui réponds à voix basse en l’aidant à se relever. Le château suinte la magie. Tu sais que ça ne te vaut rien.
Je me tourne vers notre hôte immobile.
— Pardonnez mon ami. Troll il est, troll il reste, fol et impétueux ! Vous disiez que Siyah était votre magicien ?
— Oui. C’est aussi un ami. Mais il n’est pas ici en ce moment.
— Ah ! Et où pourrions-nous le trouver ? je demande en conservant sur mon visage un sourire forcé.
Il secoue la tête.
— Ce n’est pas comme ça que ça marche. Cet endroit fonctionne selon des règles qui lui sont propres. Même moi, je ne peux y déroger.
— Ah… Ce qui veut dire ? je soupire en me débarrassant du sourire désormais inutile.
— Trois épreuves vont vous être proposées, continue, imperturbable, le maître du château. Si vous réussissez la première, je vous dis où se trouve le magicien. Si vous surmontez la deuxième, je libère le troll. Un succès dans la troisième et c’est ton tour, jeune sorcier.
Bizarre. Il aurait pu dire, vêtu comme je le suis : bouffon, clown ou fillette. Il a choisi sorcier. Très bizarre.
Quant aux épreuves… Par la barbiche des korrigans ! Ça me rappelle vaguement quelque chose.
— C’est tout ? intervient Erglug.
Le maître du château ne répond pas, se contentant de sourire. Le troll guette ma réaction. Que lui dire ? La porte par laquelle on est entrés dans la salle d’honneur n’existe plus, remplacée par les pierres épaisses d’un mur infranchissable.
Comme je le lui ai confié quelques instants plus tôt, il règne dans ce lieu une magie insidieuse et prégnante, que je peux sentir en fermant les yeux. L’affronter réclamerait plus de puissance que j’en aurai jamais. À moins que je découvre une faille. Mais pour l’instant, il n’y a pas d’autre choix que d’accepter le défi de ce taré.
Ne serait-ce que pour gagner du temps.
C’est ce que je murmure à l’oreille d’Erglug qui acquiesce en hochant la tête.
— Bien ! se réjouit notre hôte. Lequel d’entre vous relève le gant en premier ?
— En quoi consiste l’épreuve ? on demande presque en même temps, Erglug et moi.
— À devenir le roi des mangeurs.
Un rictus triomphant s’épanouit sur le visage poilu de mon compère.
— Je suis volontaire !
— Méfie-toi, je lui glisse tandis que le maître du château nous fait signe de le suivre. Il y a une entourloupe quelque part. Forcément.
— Ne t’inquiète pas, jeune mage anorexique, répond-il en se frottant les mains. Personne n’a jamais vaincu un troll sur le terrain de la mangeaille !
Je n’en reste pas moins inquiet. Siyah est un magicien fourbe. Notre hôte est l’ami de Siyah. J’en tire la conclusion logique qu’il ne faut pas attendre de lui, tout seigneur qu’il se prétende, un comportement de gentleman.
Au fond de la pièce, une mangeoire grossièrement taillée dans un tronc d’arbre repose sur le sol. Remplie à ras bord d’un ragoût à l’odeur délicieuse, morceaux de viande, pommes de terre et lardons, choux et sauce épaisse, qui répand le doux fumet humé tout à l’heure à l’entrée. Je salive malgré moi.
— Une marque sur le bois tous les cinquante centimètres, explique le maître du château. Le troll à un bout, mon champion à l’autre. Au signal, chacun mange le plus possible, le plus vite possible. L’épreuve s’arrête quand les deux se rencontrent. Je note alors la distance parcourue, vérifie ce qui a été laissé dans la mangeoire et désigne le vainqueur. On est d’accord ?
— Et comment ! rugit Erglug affolé par l’odeur du ragoût, en se mettant en position.
À l’appel du maître, un jeune homme fluet aux cheveux roux sort de la masse compacte des spectateurs et prend place à l’autre bout de la mangeoire.
Le rictus d’Erglug s’agrandit en découvrant son adversaire.
— Prêts ? demande notre hôte. Allez !
Le troll plonge la tête et commence à engloutir d’incroyables quantités de nourriture. À le voir dévorer ainsi, l’espoir renaît en moi.
— Er-glug ! Er-glug ! Vas-y mon vieux ! Imagine que c’est la guibolle de Siyah ! Ou son épaule !
Tandis que mon troll bâfre et avale, grogne et broie, rote et ingurgite, je m’intéresse aux performances de son adversaire.
Celui-ci, dans un style beaucoup plus sobre, progresse rapidement. Il ne faut pas se fier aux apparences, je l’ai toujours dit. Mais où ce gringalet met-il ce qu’il mange ? Mystère. Un rapide calcul, cependant, me fait craindre le pire.
— Plus vite, Erglug ! je hurle à mon champion. Tu tiens le bon bout, ne te relâche pas ! Allez, une bouchée pour Jasper ! Une autre pour Arglaë ! Vas-y !
Fouetté par mes cris (ou par la proximité dans la même phrase de Jasper et d’Arglaë), Erglug donne un coup dans le collier et regagne de la distance.
— Stop ! annonce le maître du château au moment où les compétiteurs se retrouvent front contre front. Erglug se relève en titubant. Je me précipite vers la mangeoire pour voir le résultat. Je me penche… et manque perdre un œil dedans.
— Blurp… Alors ? s’enquiert Erglug qui peine à retrouver son souffle.
Plus loin, le jeune homme roux semble indifférent à son propre et stupéfiant exploit.
— Hum, je dis en m’éclaircissant la voix, vous êtes arrivés en même temps au milieu de la mangeoire.
— Ça fait égalité, c’est ça ? Rhôôô… Pardon.
Je secoue la tête et prends un air désolé.
Le troll fronce les sourcils, les mains sur son ventre qui a doublé de volume.
— Si la distance parcourue est égale, il y a égalité ! insiste-t-il.
Comme je ne dis rien, il me rejoint au-dessus de la mangeoire. Il hoquette en découvrant l’incroyable réalité.
— Vous avez effectivement mangé la même quantité de nourriture, jubile le maître du château. Mais mon champion, lui, a également dévoré le bois de la mangeoire !
Sous nos yeux incrédules, en effet, il ne reste plus qu’une moitié du tronc d’arbre évidé. Celle d’Erglug.
— Comment c’est possible ? lâche le troll estomaqué (le mot est pour une fois particulièrement bien choisi).
— Justement, je lui réponds. Ce n’est pas possible.
Le maître du château se tourne triomphalement vers nous.
— Tant pis pour le magicien. Vous l’avez perdu en échouant dans cette épreuve. Mais il en reste deux ! C’est-à-dire une chance pour chacun de quitter cet endroit.
Je jette un regard sur la morne foule des cons morts (convives me semble peu adapté), en me demandant s’il s’agit d’autres champions malchanceux condamnés à rester au château pour les ternes nuitées…