Prologue
Ce soir, c’est LE soir.
Le grand soir.
Pour au moins trois raisons.
D’abord, c’est le solstice d’hiver. La nuit la plus longue de l’année. À partir de demain, les jours cheminent imperceptiblement (mais sûrement) vers l’été et la fin de l’année scolaire. C’est pas chouette, ça ?
Deuxième raison de se réjouir, pour tous ceux qui sont incapables de se projeter dans l’avenir mais qui apprécient néanmoins les expériences musicales : ce soir est celui du premier concert du groupe Alamanyar, dont je suis le joueur de cornemuse attitré (et attristant, disent certaines mauvaises langues dont la jalousie n’a d’égal que le manque de goût). Un bon vieux groupe de rock, tirant sur le médiéval et le néo-folk.
Mais foin de catalogage réducteur ! En deux mots : ça dépote.
À propos des potes, Romu et Jean-Lu, respectivement bassiste et guitariste de notre trio musical (et accessoirement compagnons de galère sur les bancs du lycée), me font signe que ça va être à nous.
Mon cœur fait une embardée.
Ce n’est pas que je sois du genre timide, mais émotif, ça, incurablement.
Et puis, comme toutes les premières fois (enfin j’imagine), on se demande si on va être à la hauteur, si on va tenir la distance. Ni trop rapide ni trop mou. Si l’instrument va tenir le coup.
« Quand faut y aller, faut y aller ! » disait le philosophe Gaston Saint-Langers. Je bois une ultime gorgée d’eau (j’ai la gorge plus sèche encore que d’habitude). La gorgée du condamné. Puis j’avance, ma cornemuse calée sur l’épaule et sous le bras, balayant du regard la petite foule massée devant l’estrade.
Arrêt sur image.
La troisième raison qui fait de cette soirée quelque chose d’épatant me saute aussitôt aux yeux (si je peux me permettre).
Une dizaine de filles, assez largement (et légèrement) vêtues de cuir, se lèvent vers nous… des visages attentifs.
— Merci à la déesse des décolletés et au dieu des causes perdues, je souffle à Romu, qui acquiesce en déglutissant.
Romu est long, calme et doux. Des cheveux qui lui tombent sur les épaules, des lunettes rondes à la John Lennon, des santiags, des vêtements noirs usés. Étonnamment (si si), on se dispute la première place au concours de râteaux avec les filles.
— Ajoute une prière à sainte Cécile, la patronne des musiciens, me glisse Jean-Lu, le seul à rester concentré. Parce que là, il va falloir assurer grave.
Jean-Lu est le meneur du groupe. C’est une force de la nature, dans le genre Obélix plutôt que Conan le Barbare. Il a le bagout d’un bonimenteur de foire. En ce moment, il se laisse pousser la moustache et le bouc. On commence à s’y faire, avec Romu. D’autant que ça semble franchement repousser les filles, et par voie de conséquence, la perspective d’une aventure réussie (on est en compétition tous les trois) !
La salle du ring, pub irlando-gallois fréquenté indistinctement par les étudiants et les goths métalleux, est bondée. Je sais bien qu’elle n’est pas très grande mais quand même, ça fait son effet.
Jean-Lu prend la parole.
Il y a des grandes gueules qui s’écrasent quand la pression est trop forte. Notre ami nous prouve qu’il est d’un autre tonneau.
De sa voix tonitruante, donc, il présente le groupe.
— Bonsoir gentes demoiselles et délicats jouvenceaux !
Personnellement, je trouve qu’il en fait souvent trop.
— Alamanyar, c’est en hommage à une tribu d’elfes qui auraient très bien pu faire étape au ring, si cet endroit existait à l’époque.
Ce que Jean-Lu ne dit pas, c’est que les elfes en question sont partis un jour d’on ne sait où et ne sont jamais arrivés nulle part.
— L’elfe à ma gauche joue de la basse et s’appelle Romu !
Applaudissements faiblards.
— L’elfe à ma droite, à la cornemuse, c’est Jasper ! rugit Jean-Lu de plus belle.
Il faudra penser à utiliser une pancarte : « Applaudissez », la prochaine fois.
Je me compose un sourire détaché et avance jusqu’au micro.
— À la guitare, Jean-Lu, j’essaye de dire le plus sensuellement possible.
Gring-gring. Premiers accords. Suivis de près par les dong-dong de la basse. Je remplis la poche de ma cornemuse. C’est mon tour. Oin-oiiiiiiin.
Comme Jean-Lu l’a dit, je m’appelle Jasper.
Je suis assez grand, mince (ma mère dit maigre, mais pour n’importe quelle mère, quand on n’est pas en surpoids flagrant, on est malade). J’ai les cheveux noirs en bataille, la peau blafarde et les yeux charbon. J’aurai seize ans demain et je fréquente le lycée Christophe-Lambert, dans un coin plutôt tranquille de la capitale. En classe de première. Mais c’est sans intérêt. Rien d’emballant à fréquenter cette halle aux légumes où l’on parque les ados en attendant qu’ils mûrissent. Les filles me snobent. Parce que, comme mes petits camarades, je m’habille toujours en noir, ou bien parce que j’ai l’air trop mystérieux ? J’imagine qu’on peut cocher la case « Autre ».
S’il n’y avait pas Romu, Jean-Lu et Alamanyar, ma scolarité serait un naufrage et le lycée une antichambre de l’enfer.
En fait, tout ce qui m’intéresse dans la vie (et qui, du coup, rend ma vie intéressante), c’est… c’est trop tôt pour en parler.
Et puis le premier morceau s’achève et arrache un élan d’enthousiasme au parterre de jolies fleurs outrageusement maquillées.
On se regarde tous les trois sans y croire. C’est la première fois que je vois Jean-Lu rester sans voix. Romu sauve le coup et murmure un « merci » au micro avant d’arracher quelques nouveaux blong-blong à sa basse. J’enchaîne avec un oiiiiiiin incandescent. Jean-Lu se réveille, hurle à la lune et lance « Arm Strong », un morceau qui décolle.
Ça commence à se déhancher sauvage, en dessous. L’avantage de la cornemuse, c’est qu’on a le droit d’avoir les joues rouges.
En fait, notre répertoire est assez limité. Puristes, on joue nos compos, pas plus. Résultat, au bout d’une heure, quand nous avons tout joué deux fois, le propriétaire du ring relance la sono, nous laissant seuls sur l’estrade avec notre sueur, nos sourires béats et le matos à ranger.
— On a cassé la baraque, non ? lâche Romu.
— Un peu, oui ! s’exclame Jean-Lu. C’était énorme ! Tu en dis quoi, Jasp ?
— Que c’était un des plus beaux moments de ma vie, je soupire, juste avant de vider la moitié de ma bouteille d’eau.
Et je le pense. Qui n’a jamais réussi à se glisser, même de façon fugace, dans la peau d’une rock-star, ne peut pas comprendre cette impression. Sentir le public entrer en résonance avec la musique qu’on joue, c’est… énorme, Jean-Lu, ouais, énorme.
— S’il vous plaît !
Deux garçons et une fille habillés de métal et de cuir se sont approchés de l’estrade. Les mecs sortent tout droit d’un film d’horreur mais la fille est hyper mignonne.
— On peut quelque chose pour vous ? s’enquiert Jean-Lu, affable, en suant comme une fontaine.
Le plus grand des garçons l’ignore superbement tout en me faisant signe. Il me passe une revue luxueuse sur laquelle s’étalent les formes voluptueuses d’une fille baptisée « La reine de la nuit » par l’auteur de l’article. Elle est vêtue (ou plutôt dévêtue) dans le plus pur style gothique.
Je mets un moment avant de la reconnaître.
— Ombe ! je m’exclame sans en croire mes yeux. Les trois goths échangent un regard entendu.
— Waouh, dit simplement Romu en dévorant les pages des yeux. Tu la connais ?
— Cachottier ! beugle Jean-Lu, en me balançant une grande claque sur l’épaule. Vas-y, raconte !
— Il n’y a rien à raconter, je réponds, empourpré. C’est juste une copine qui… Enfin…
Mes amis m’observent avec intensité. Je tente de faire diversion et je m’adresse aux trois gothiques, sur un ton soupçonneux :
— Comment vous saviez que je la connaissais ?
Pour toute réponse, le second garçon sort un journal plié de sa poche et me le tend. Il y est question d’un film à gros budget utilisant comme cadre l’enceinte du lycée Pierre Bordage. Un film qui aurait mal tourné.
L’intéressant n’est pas là, mais dans les deux photos qui accompagnent l’article.
La première montre l’actrice principale devant un gros tas de terre. Actrice qui n’est autre qu’Ombe !
La suivante, sous-titrée : « Idylle avec un rocker », nous présente, elle et moi, marchant côte à côte dans la rue.
La tête commence à me tourner.
— Faux frère ! gronde Jean-Lu. Tu te sors un mégacanon et tu nous le caches !
— Moi, si j’étais à sa place, j’aurais peut-être fait pareil, dit Romu en venant mollement à mon secours.
Tous deux affichent un air clairement désapprobateur.
J’hésite un moment. Après tout, je pourrais très bien présenter Ombe comme ma petite amie. Il y a une photo qui l’atteste ! Mais en fermant les yeux, en m’imaginant l’expression dégoûtée d’Ombe, puis celle, déçue, de Romu et de Jean-Lu, j’ai aussitôt honte d’avoir songé un seul instant à mentir. Je cache des choses à mes amis, c’est vrai. Mais je ne les ai jamais menés en bateau.
— Écoutez, je dis après avoir respiré un grand coup, mettons les choses au point. Cette nana s’appelle Ombe et c’est la fille la plus sexy que je connaisse. Malheureusement, c’est juste une copine ! On suit les mêmes cours particuliers, dans la même boîte privée de remise à niveau scolaire. Évidemment que j’aimerais sortir avec elle ! Tout le monde en rêve ! Mais ce n’est pas le cas. C’est juste une copine (je martèle les derniers mots). D’accord ?
— Pourtant, le journaliste…, tente encore Jean-Lu.
— Ne me dis pas que tu crois ce que racontent les journalistes, maintenant ! je m’énerve.
Jean-Lu lève la main dans un geste apaisant.
— C’est vrai qu’il utilise aussi le mot « rocker » en parlant de toi. Disons que je n’ai rien dit ! Fin de l’épisode. Ça te va ?
— Ça me va. Romu ?
Romu est encore scotché devant les photos d’Ombe dévoilant ses charmes.
— Mmmh ? Oui, ça me va.
Je lui arrache le magazine des mains (j’en profite pour retenir le titre, il y a un kiosque à journaux en bas de chez moi !) et je le rends aux goths, qui ont assisté sans broncher à la scène.
— Tu ne sais pas où on pourrait la trouver, ta copine ? me demande la fille en battant des paupières. On voudrait qu’elle nous dédicace les photos. Elle est tellement… comme nous !
Je regarde cette fille splendide et je ne ressens rien. Enfin, rien du côté du cœur ! Non, Ombe n’est comme personne. Mais je ne peux pas leur dire.
— Je sais juste qu’elle crèche du côté de la rue Muad’Dib, je lâche pour mettre un terme à cet épisode embarrassant. Je ne suis jamais allé chez elle. On se voit dehors. Irrégulièrement, je précise en jetant un regard appuyé à mes deux copains qui font semblant de se désintéresser de la conversation en rangeant la sono.
Lorsque je me retourne vers les trois gothiques, ils ont disparu. Je cherche à les repérer au milieu de la faune du ring. Sans succès.
J’éprouve un soulagement, mais également une sensation désagréable. Cette scène n’aurait jamais dû avoir lieu. C’est comme si des digues s’étaient rompues et avaient brusquement mis en contact des univers totalement étrangers. Pas faits pour se rencontrer.
Je me mords une lèvre.
Qu’est-ce qui m’a pris de parler d’Ombe à des inconnus ?
— Avant de te répandre à tort et à travers, tourne sept fois ta fichue langue dans ta bouche ! je grommelle à voix haute.
Autant le dire tout de suite, je ne suis pas seulement le roi du calembour et des jeux de mots pourris. Je suis aussi bavard. Très bavard.
Cependant le mal est fait et je dois réparer mes bêtises. Comment ? En appelant Ombe, bien sûr, pour tout lui raconter.
Je me réfugie dans un coin de la salle et je sors mon téléphone.
— Ombe ? je dis quand elle décroche.
— Ouais.
Je comprends tout de suite que je tombe mal. Ce qui ne signifie rien puisque j’ai le sentiment de ne jamais tomber bien, avec Ombe.
— Oui… euh… désolé si je t’embête. C’est juste que j’ai fait une boulette ce soir et…
— Attends !
À l’autre bout des ondes, j’entends des raclements sur le sol et la voix étonnée d’Ombe s’adressant à quelqu’un :
— Qu’est-ce que tu fiches ici ?
— Ombe ? je dis. Tout va bien ?
Mais elle parle toujours à son mystérieux interlocuteur :
— Eh, t’es sûr que ça va ?
Je sais que ça ne sert à rien mais je hausse la voix dans le combiné.
— Ombe, tu m’entends ?
— Merde ! a-t-elle juste le temps de dire avant un grand « clang ! », suivi d’un gros « scroutch ».
Tuuut-tuuut-tuuut.
Une décharge d’adrénaline m’oblige à m’adosser contre le mur. Fébrile, je recompose le numéro, encore et encore. Chaque fois je tombe directement sur son répondeur.
L’évidence me fait l’effet d’une bombe. Ombe a un problème. Ombe est en danger !
Je bois un peu d’eau, en me forçant au calme. Elle est sûrement en mission. Et elle a rencontré quelqu’un d’hostile.
Mon premier réflexe est de composer le numéro d’urgence de l’Association. L’Association ? L’Association !
En deux mots, pour ceux qui sont montés en marche (eh, il ne faudrait pas que ça devienne une habitude !) : les humains ne sont pas seuls sur notre bonne vieille terre. Ils partagent le monde avec des créatures diverses, vampires, trolls, loups-garous, gobelins, goules, esprits du feu ou du vent, vouivres et autres monstres de la terre et de l’eau (pour faire cours, euh, court). L’Association, elle, gère la cohabitation entre le monde des créatures, aussi appelées Anormaux, et celui des humains, ou Normaux, plus nombreux mais plus vulnérables. Pour réussir ce tour de force, l’Association utilise les ressources d’une troisième catégorie d’individus : les Paranormaux. Des humains dotés d’aptitudes particulières. De pouvoirs, quoi.
C’est là qu’Ombe et moi on entre en piste.
Parce qu’on est tous les deux des Paranormaux. Des Agents (stagiaires, pour l’instant, c’est-à-dire qu’on fait tout le sale boulot – sauf les photocopies) chargés par l’Association de maintenir l’équilibre entre les différentes communautés.
Quels sont les pouvoirs d’Ombe ? Je n’en sais rien. L’article 5 du règlement le stipule : « L’Agent ne révèle jamais ses talents particuliers. »
Quant à moi… Pas le temps de m’étendre, on verra plus tard. Mais j’ai déjà survécu à l’attaque de bandits armés jusqu’aux dents, d’un démon terrifiant et d’un puissant vampire !
Ainsi qu’à quelques situations dont le ridicule aurait poussé la moitié de l’humanité au suicide.
Il y a plus de deux mots mais j’ai prévenu, je suis bavard.
Je reprends : est-ce que je vais appeler l’Association pour lui signaler l’incident avec Ombe ? Réponse : non. Pourquoi ? Parce que je suis astreint au silence pendant presque deux semaines. C’est ballot, non ?
Suite à un malentendu survenu au cours de ma dernière mission, Walter, le chef du bureau parisien de l’Association, m’a suspendu pour quinze jours. Ce qui implique le silence radio avec les autres Agents.
Je secoue la tête devant l’absurdité de la situation. Je ne vais quand même pas abandonner Ombe à son sort ! Je suis sûr qu’il existe un moyen légal de contourner l’interdit de Walter. C’est vrai, l’article 7 est très clair : « L’Agent se conforme strictement à sa mission. » Mais que dit l’article 8 ? « L’aide à un Agent en danger prime sur la mission. » Si ma mission est de ne pas être en mission, alors l’article 8 prend le pas sur l’article 7 !
Ça, c’est fait. Et puis je déteste le formalisme bureaucratique (c’est mon père qui dit ça, en général juste avant de frauder le fisc).
Je continue de réfléchir à toute vitesse. Avec le matériel adéquat, je pourrais retrouver la trace d’Ombe. J’ai tout ce qu’il faut à la maison.
Je vois déjà le tableau. Un chevalier galopant au secours d’une demoiselle en danger… Ombe poussant des cris de joie et me manifestant tout aussi bruyamment sa reconnaissance…
Je tire violemment sur la bride de mes fantasmes. Ce n’est pas le moment, franchement ! D’autant qu’il reste un dernier problème à régler. Un problème de taille (mon regard se porte sur Jean-Lu), plutôt sérieux (il se pose sur Romu) : il est prévu que nous fêtions ensemble, tous les trois, notre premier concert.
Là, mon cœur se serre vraiment. On attendait ce moment depuis longtemps, avec une impatience fébrile. Et je vais leur poser un lapin à cause d’une poule que je leur ai soigneusement cachée.
Double trahison.
Je sais qu’ils n’ont pas fini de me chambrer au sujet d’Ombe. Je m’en fous, je le mérite. Je suis prêt là-dessus à tout endurer. Mais les abandonner, les laisser tomber ce soir ! Notre amitié risque de prendre du plomb dans l’aile.
Si encore je pouvais leur raconter… Tenu par le secret, je suis condamné à supporter ma vie entière les reproches douloureux et muets de mes deux meilleurs amis.
D’un autre côté, avoir la mort d’Ombe sur la conscience n’est pas une perspective plus réjouissante.
Désolé, les gars. Si vous m’aimez encore un tout petit peu, vous me pardonnerez. À charge de revanche. D’énorme revanche, promis.
Je récupère ma sacoche posée contre un mur des coulisses et je me dirige vers Jean-Lu et Romu, avec l’entrain d’un condamné marchant vers la guillotine.