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J’habite avenue Mauméjean, au numéro 9. Un gigantesque duplex perché tout en haut d’un immeuble haussmannien carrément imposant.
Un premier code permet d’entrer dans un hall sous surveillance (celle de notre concierge et de son chat Léon – à cause du film, pas de Tolstoï). Un deuxième code et, derrière une porte vitrée, on accède à l’ascenseur qui exige à son tour un troisième code pour s’ébranler.
Si un seul des onze propriétaires se fait cambrioler un jour, c’est qu’il aura lui-même engagé les voleurs !
Sur mon palier, au sixième, une seule porte et trois serrures, que je mets toujours cinq minutes à ouvrir. Pour rien, en fait. Car il existe un quatrième verrou.
Un verrou invisible, beaucoup plus efficace que tous les autres.
C’est moi qui l’ai apposé.
Je n’ai pas dit posé, parce qu’il est rare qu’on « pose » un sort sur une ouverture. On l’appose, c’est comme ça, j’y peux rien.
J’avais dit que je révélerais « plus tard » ma particularité, celle qui me vaut mon statut d’Agent (stagiaire) de l’Association. Eh bien, je crois que c’est le moment. Avant qu’on m’appose la question !
Je suis magicien.
Voilà voilà.
Ceci explique la présence sur la porte d’un sortilège anti-intrus.
Seuls ma mère, mon père et moi (et ceux qui nous accompagnent, bien sûr) pouvons entrer dans l’appartement sans griller comme des saucisses.
Ainsi que Sabrina. Ma gouvernante.
Je sais, une gouvernante, ça fait un peu cliché. Genre gosse de riches ou fils à papa. Alors autant c’est vrai pour le premier, autant c’est à côté de la plaque pour le deuxième.
Mes parents sont (très) rarement là.
Mon père est un homme d’affaires qui a toujours à faire. Il court le monde comme d’autres courent les filles. Saute d’un avion dans un autre. Heureusement que j’ai une photo récente de lui dans un cadre, sur mon bureau, sinon je ne serais pas sûr de le reconnaître la prochaine fois.
Ma mère, je la vois plus souvent. Pas assez. Elle participe à tous les stages qui existent, sous condition d’un ésotérisme clairement affiché. La semaine dernière, c’était poterie tibéto-alsacienne en Ardèche. Là, je crois que c’est méditation brésilo-lituanienne à Séville. Étonnant, non ? comme diraient des proches.
Donnée supplémentaire : ma mère est une sorcière. Pas une vraie sorcière, non ! Une sorcière qui joue à faire de la magie.
C’est une wicce, comme la Willow de la saga Buffy, les pouvoirs en moins. Elle appartient à la Wicca, une communauté internationale de gens pacifiques se réclamant de l’Ancienne Religion, celle qui voue un culte à la nature. Une philosophie autant qu’un art de vivre. Les pratiques et les rites consacrés aux énergies, ainsi que les célébrations des cycles naturels, manifestent un salutaire respect des forces élémentaires. L’unique règle de ces gens est : « Fais ce qu’il te plaît tant que cela ne nuit à personne. »
Je trouve ça plutôt sympathique.
C’est en pratiquant avec ma mère, tout petit, que j’ai commencé à développer mes pouvoirs. Elle ne s’est jamais rendu compte que les énergies venaient plus volontiers quand je l’aidais à tisser des sorts. Elle m’a entraîné plusieurs fois dans des covens, ces rassemblements de wiccans célébrant leurs rites dans la nature. C’est pour ça que je sais de quoi je parle !
Mais on ne vit pas de souvenirs quand on a seize ans.
Et la seule chose qui compte, c’est qu’une fois de plus, ce soir comme de très nombreux autres soirs, je me retrouve seul.
Je referme la porte derrière moi et je reprends mon souffle. Parce que j’ai couru sur le trajet, une fois mes camarades plantés avec de vagues excuses, nulles et bégayantes. J’ai couru d’autant plus vite que je me trouvais minable et que je voulais étouffer dans les ahanements du sprint un horrible sentiment de culpabilité.
Ce sentiment n’a pas disparu. Je le sens palpiter au fond de moi. Mais ce que je dois accomplir maintenant nécessite de la concentration, alors je m’efforce de ne plus y penser.
Je cours à nouveau, dans le couloir. À gauche la cuisine ultramoderne où Sabrina a déjà installé mon petit déjeuner, à droite la salle de réception où je ne mets jamais les pieds, à gauche la salle à manger où je ne vais jamais non plus, à droite le salon que j’ai transformé en lieu de vie, tout à la fois réfectoire, squat pour les potes et salle de cinéma.
À gauche enfin, ma chambre, où je m’engouffre.
Je jette ma cornemuse sur le matelas posé à même le plancher, sous un poster du Seigneur des anneaux constellé de runes. Ma veste de toile atterrit sur un fauteuil en vieux cuir craquelé. Avec la sacoche noire qui ne me quitte jamais (enfin presque, parce que je me lave parfois, faut pas croire tout ce qu’on dit sur les ados), je retourne dans le couloir et me dirige vers la dernière pièce. La seule qui soit fermée à clé.
Mes parents occupent l’étage au-dessus et laissent toujours tout ouvert. Mais je n’y vais pas, même pour me baigner dans la piscine chauffée ou profiter de la terrasse. Mon domaine consiste donc en trois uniques pièces : salon, chambre et… bureau.
Disons plutôt laboratoire.
Je tourne la clé dans la serrure.
La pièce est plongée dans la pénombre. D’épais rideaux empêchent la lumière du jour (et celle de la nuit parisienne, par la même occasion) de se répandre à l’intérieur. J’allume une grosse bougie posée sur un chandelier en fer forgé. Ici, pas d’alimentation électrique. Je l’ai supprimée, ça faisait des interférences.
Je sors mon téléphone portable et je le pose sur un coin de la lourde table en bois encombrée d’alambic et d’outils de toutes sortes, juste à côté de mon collier fétiche. Un collier protecteur (en fait un rubis, un diamant et un jade enfilés sur un cordon de cuir) que j’ai l’habitude de porter. Il a méchamment morflé il a quelques jours, au cours d’une attaque au Taser et, accaparé par les répétitions, je n’ai pas trouvé le temps de le purifier et de le régénérer.
La table est entourée d’un pentacle gravé sur le plancher.
Le pentacle est au magicien ce que sa coquille est à l’escargot : il l’isole et le protège, contre les éventuels retours de sort, les agressions et les énergies négatives. À la façon d’un champ de force. Un pentacle bien fait en valant deux, j’ai doublé les lignes et rempli l’intervalle de caractères runiques.
Mon téléphone est éteint. Je l’ai débranché aussitôt ma décision prise. Pas pour faire le mort (encore que) mais pour éviter de parasiter le lien établi entre l’appareil d’Ombe et le mien. Je fronce les sourcils. Quel ouvrage, déjà, mentionne le sortilège permettant de transformer un simple mobile en mouchard GPS à options multiples ?
Ma bibliothèque couvre un mur entier du laboratoire. Elle regroupe tout ce que je trouve, au hasard de mes déambulations chez les bouquinistes, concernant les pratiques magiques et les créatures hantant la part sombre de notre monde. Depuis les récits légendaires jusqu’aux Livres des Ombres, en passant par plusieurs romans et bandes dessinées particulièrement inspirés.
Un Livre des Ombres, c’est en quelque sorte le journal intime d’un sorcier ou d’une sorcière, le rapport personnel de ses découvertes et expériences. Généralement, il se transmet à l’intérieur d’une même famille de génération en génération. Mais il arrive qu’un sorcier meure sans descendance, ou que les héritiers s’empressent de vendre ses possessions à un brocanteur ou à un chiffonnier, selon leur état d’esprit. Moi je les achète. Et grâce au bouche-à-oreille, ma collection s’étoffe rapidement.
Voilà celui que je cherche : le Livre des Ombres de Julie dite Yeux de braise. Une fille morte à vingt-deux ans, renversée par une voiture. Je secoue la tête. Sacré gâchis. Elle était vraiment douée.
Je fouille ensuite parmi les bocaux remplis d’herbes, posés sur d’autres étagères, à côté des flacons d’huile et des bouteilles de potions, des sachets de poudres, des morceaux de pierre et des bouts de métal.
Suivant à la lettre les recommandations de Julie Yeux de braise, je dépose près du téléphone quelques baies de genévrier (pour ouvrir la porte des limbes) et quelques pétales de rose (pour établir le contact). J’ajoute, touche personnelle, une feuille de houx pour prolonger la durée du sort et de l’écorce d’aubépine séchée. À quoi sert l’aubépine ? Euh, à rien. On dit que l’aubépine favorise les rencontres amoureuses. Mais elle a beaucoup d’autres vertus ! Par exemple elle épaissit la fumée.
On néglige trop le côté esthétique de la magie.
Je continue.
Tout rituel fait intervenir le feu sous ses deux formes : la flamme qui éclaire et le charbon qui chauffe. Je déplace le chandelier à l’est et ranime le brasero. Je vérifie ensuite que le chaudron en bronze, placé au sud au-dessus d’un bec Bunsen inactif, est rempli d’eau. J’allume un petit ventilateur à piles fixé sur une étagère, au nord. Enfin, je sors de ma poche la terre ramassée en quittant le ring dans un bac à fleurs et je la répands dans une assiette en terre cuite, à l’ouest. Rien de nouveau, quoi.
Feu, Eau, Air, Terre. Les quatre éléments sont réunis, les choses sérieuses peuvent commencer. Si je m’étais lancé dans la confection d’un sort majeur, je n’aurais rien fait sans avoir préalablement activé le pentacle. Mais il s’agit d’un sort mineur, alors je m’offre le luxe de gagner du temps.
On peut utiliser les plantes de plusieurs manières, en poudre ou en décoction par exemple. Le sort de Julie Yeux de braise, lui, réclame de la fumée. Je jette donc dans le brasero les baies, les pétales, la feuille et l’écorce.
Les végétaux se consument en formant de jolies volutes blanches (je l’avais bien dit !) : premier acte.
Deuxième acte : je saisis mon téléphone et le maintiens dans la fumée.
Troisième acte, je prononce les fameux mots magiques qu’apprennent la plupart des enfants dès qu’ils savent parler : « s’il vous plaît ».
Toutes les choses ont un nom. Un nom, c’est un ensemble de sons familiers liés à une essence. Nommer une chose, c’est attirer son attention. La nommer correctement, c’est la rendre réceptive. C’est pour ça que la magie est difficile. Rien à voir avec les films et les livres où, à coups de formules bidon et de baguette magique agitée au hasard, on fait sortir un lapin d’un choixpeau. Il faut connaître le nom des choses pour pouvoir les charmer, avant même de songer à les utiliser. Ces noms, on les découvre en tâtonnant, en faisant fonctionner son intuition et son intelligence.
Quand j’ai commencé à apprendre la magie, j’ai compris que le monde, bien que désenchanté par les hommes qui le considèrent désormais de manière purement esthétique ou utilitaire, est resté réceptif : on peut communiquer avec lui.
J’ai ensuite cherché de quelle façon et je me suis dit qu’il devait bien exister un langage auquel le monde s’était habitué, quand il n’était pas encore réduit au silence ! J’ai découvert que ce langage était celui des elfes avant leur exil. Le haut-elfique, pour être précis.
Bien sûr, la maîtrise des rituels et de sa propre énergie intérieure permet de pratiquer la magie en utilisant des langues comme le latin, le sanskrit ou le gaélique. Le runique également, qui est particulièrement efficace. Recommandé, même, dans les situations d’urgence ! La magie fonctionne aussi avec des langues récentes comme l’anglais ou le français. Parce que chaque langue contient une part, grande ou petite, des temps anciens.
Mais plus on s’éloigne des origines et plus le lien se distend.
Le vieil elfique ou quenya, lui, est plus vieux que les hommes.
J’ai parlé de « s’il vous plaît ». Les sorciers (enfin, les sorciers polis) disent s’il vous plaît aux choses qu’ils sollicitent. Parce que ça marche mieux. Demander plutôt que contraindre donne toujours de meilleurs résultats.
Un sorcier noue avec les choses des alliances, éphémères certes, mais des alliances quand même.
En même temps que les plantes se consument dans mon brasero, noyant mon téléphone portable dans la fumée, je prononce les mots qui activeront leurs pouvoirs, définiront leur objectif et les pousseront à le réaliser :
— Anco ava, kamilosse, 0Iosenna ar tarasse, a 0alnal irila hlin, ma)al eva lar er&va ar a tulyany& har& s&.H antany&l.º
Ce qui pourrait se traduire par : « Ando avëa, kampilosse, piosenna ar tarasse, a palyal itila hlinë, a mapal exa lar erëva ar a tulyanyë harë së. Hantanyël. » Et qui signifie : « Porte de l’au-delà (c’est le genévrier), rose, houx et aubépine, ouvrez largement la toile d’araignée étincelante, rejoignez l’autre oreille d’acier et conduisez-moi près d’elle. Je vous remercie. »
Mon quenya n’est pas toujours correct. C’est une langue difficile. Mais je me suis jusqu’à présent toujours fait comprendre. En tout cas, aucune plante ni aucun bout de métal ne se sont jamais plaints de ma syntaxe.
La fumée s’estompe rapidement. Je jette un coup d’œil au téléphone : il s’est allumé tout seul et luit d’une lumière bleutée qui ne provient d’aucune ampoule.
— Parfait ! je me félicite, parce qu’il n’y a personne d’autre pour me jeter des fleurs.
Une piste me relie désormais à Ombe. À son téléphone, plutôt. Bien.
Suite des préparatifs : qu’est-ce qui m’attend là-bas ? Si Ombe est blessée, elle aura besoin de soins. Si son adversaire est toujours sur place, il faudra que je me défende. L’espace d’un instant, je regrette de ne pas pouvoir compter sur mon collier qui m’a déjà tiré d’un mauvais pas. Ça m’apprendra à repousser au lendemain ce que j’aurais été bien inspiré de faire le jour même !
J’opte finalement pour un compromis et bourre ma sacoche d’ingrédients propres à contenter le guérisseur et le guerrier que je vais peut-être devoir jouer ce soir.
J’éteins le ventilateur, la bougie, ferme la porte à clé et, excité comme une puce, saute dans la chambre pour récupérer ma veste. Mon regard accroche l’agrandissement d’une photo d’Alamanyar prise lors de la dernière fête de la Musique. Ça me fait l’effet d’une douche froide. J’ai l’impression que Romu et Jean-Lu secouent la tête en me fixant avec des yeux remplis de reproches et d’incompréhension.
J’appuie sur l’interrupteur pour mettre fin au supplice. Noir. Rideau.
Je fais un détour par la salle de bains, pour asperger mon visage d’eau froide, boire longuement et remplir ma bouteille. En évitant de me regarder dans le miroir.
Dans l’ascenseur qui me conduit au sous-sol, je pense à mes amis, à ce que je leur dirai quand je les reverrai, et j’en viens presque à souhaiter de ne pas revenir vivant de cette vraie-fausse mission !
J’ai dit presque.
Je suis trop lâche (ou trop courageux, toujours l’image de la bouteille à moitié pleine ou à moitié vide) pour me faire peur longtemps avec l’idée de mourir.
Les épaules basses, je marche sur le sol en béton du garage vers les emplacements réservés aux deux-roues. Au cours d’une mission précédente, j’ai dû emprunter le scooter d’un frimeur pour ne pas me laisser semer par un groupe de magiciens foireux. Dans la perspective d’une autre urgence, j’ai puisé dans mon compte en banque (très largement approvisionné par mon père qui pense, comme pas mal de pères, j’imagine, qu’on peut acheter son absence) pour m’en offrir un (de scooter, pas de père). Gris anthracite. Une bombe débridée grâce à un petit supplément glissé discrètement à un apprenti du garage.
Mes parents ne sont pas encore au courant. Je n’ai hélas, pas eu l’occasion de leur en parler.
Je sors le casque du top-case, bourre ma sacoche à la place et enfourche le scooter. Je glisse le téléphone portable dans le compartiment prévu à cette fée, comme on dit, juste devant moi. Puis je fonce vers la rampe de sortie.
— Tenez bon, doulce Ombe, je marmonne dans mon casque, grisé par les vibrations et les pétarades du moteur deux temps. J’arrive à bride abattue sur mon puissant destrier, chevauchant à travers monts et plaines pour vous porter secours. Montjoie ! Montjoie !
Puis je fredonne, dans la quiétude qu’offre la certitude de n’être entendu par personne, un petit air de circonstance :
« Riders on the storm
There’s a killer on the road…
Riders on the storm[1]… »
Oui, j’aime quand les Doors me portent.