Épilogue

Lorsque je pousse, haletant, la porte de l’appartement, je m’attends à des odeurs de nourriture, des bruits de cuisine et de la musique occitane (dernière lubie de ma mère).

Mais je suis accueilli par l’obscurité et un silence de mort.

L’adrénaline envahit mon corps, comme un coup de fouet. Il est arrivé quelque chose, il est forcément arrivé quelque chose !

J’avance de quelques pas prudents dans le couloir cherchant l’interrupteur à tâtons. La lumière jaillit et, au lieu du théâtre de désolation que je redoutais, à la place des vestiges de la fin du monde, elle éclaire un endroit tout à fait paisible, écœurant de normalité.

Je me débarrasse de mes affaires contre le mur et fonce dans la cuisine. En retenant mon souffle.

La lettre, posée en évidence sur la table, me cueille comme un crochet à l’estomac.

Je l’ouvre d’une main tremblante.


« Jasper, mon chéri,

Ton père est obligé de rester à New York pour les fêtes. En plus, des amis à lui, très importants, tiennent absolument à me rencontrer. L’un d’eux possède une galerie prête à exposer mes créations !

J’ai vainement essayé de t’appeler durant deux jours. Dès que j’ai su pour New York. Parce qu’il était évident que tu venais aussi !

Mon grand garçon indépendant. Tu es presque un homme, maintenant. Pour que tu t’absentes aussi longtemps sans donner de nouvelles, c’est qu’il y a une fille quelque part. Ou deux ? Rappelle-toi les cartes ! :-) J’arrête de t’embêter. Tu as sans doute décidé de fêter Noël avec ton amie. Je ne suis pas jalouse, rassure-toi, j’ai même hâte de la rencontrer !

J’ai laissé dans le frigo de quoi te préparer un bon repas. Et j’ai posé tes cadeaux dans le salon, au pied du sapin.

Je serai de retour dans quatre ou cinq jours. Je pense très fort à toi.

Ton père t’embrasse (il me l’a dit au téléphone).

Maman. »


Les bras m’en tombent. La lettre aussi, d’ailleurs.

Comment une mère peut-elle penser que son fils de seize ans va déserter le réveillon de famille pour une copine ?

Je reste là un long moment, halluciné, oscillant entre l’envie de la haïr momentanément ou définitivement.


Je finis par revenir dans le salon, après avoir rageusement froissé sa lettre.

Dans un coin de la pièce, effectivement, il y a un petit sapin (un vrai) avec des guirlandes, des boules rouges et bleues et des cheveux d’ange. Au pied, un gros paquet et quelques petits cadeaux, enveloppés de papier brillant.

Elle a dû y passer un temps fou.

Plus je regarde cet arbre minutieusement décoré plus mon ressentiment faiblit. Après tout, c’est moi seul qui suis responsable de ce fiasco. J’avais même oublié l’existence de Noël, jusqu’à ce que Jean-Lu me la rappelle !

N’importe quelle mère sans nouvelles de son fils au bout de deux jours aurait envoyé la police à ses trousses.

N’importe quelle mère aurait transformé le réveillon en séance de règlement de comptes, le privant de ci de ça pour le punir de sa fugue.

Et n’importe quelle mère aurait sans doute eu raison. Mais la mienne, elle, malgré la déception, la tristesse, a su voir mon absence de façon positive.

Et puis elle a fait ce sapin pour moi, en sachant que je serais le seul à en profiter.

Je ne peux pas vouloir une vie exceptionnelle et exiger de mes parents qu’ils en aient une ordinaire. Ça ne serait pas juste.

J’aurais quand même bien voulu qu’ils soient là, ce soir plus encore qu’un autre.


Je commence par mettre mon portable en charge, pour le cas où ma mère essayerait d’appeler. Tous les messages sont d’elle, sur mon répondeur.

Je me sers ensuite un gigantesque verre d’eau que je vide d’une traite.

Puis je décide d’ouvrir mes cadeaux.

Le gros paquet contient le célèbre traité d’alchimie In occulto, écrit par le père exorciste Vito Cornélius, au XVe siècle. Je pensais qu’il n’existait pas d’exemplaires originaux. Cet incunable a dû coûter les yeux de la tête à ma mère (enfin, à mon père). Je caresse affectueusement la couverture de cuir craquelée. Je le feuilletterai plus tard, à tête reposée.

D’autres paquets, colorés, renferment des herbes aromatiques et des bougies.

Enfin, dans la dernière boîte, je trouve un bracelet.

Un bracelet en argent, incrusté de turquoise, de jais et de calcite. Lui aussi a sûrement coûté une fortune !

Je le glisse à mon poignet et j’imagine ma mère emballant tous mes cadeaux, se réjouissant de mon plaisir à l’avance.

Je m’amuse à réveiller le bijou en caressant l’argent et les pierres avec leur nom :

— ilsa Ilsa… sar lun) Sar luïné…sar mor& Sar morë… sar cal,ma Sar Calima…

Le bracelet vibre et frémit sur ma peau. Je me sens (un tout petit peu) moins seul.

Vautré dans le canapé, je suis incapable de décider ce que je vais faire de ma soirée. Regarder un film ? Écrire au spécialiste des trolls pour corriger ses âneries et lui présenter les excuses d’Erglug pour sa jambe ?

Le téléphone a l’heureuse idée de sonner pour m’éviter de prendre une décision. Je m’empresse de décrocher.

La voix que j’entends me fait sursauter.

Allô, Jasper ? C’est… c’est Ombe.

— Ombe ? Mais… je… tu…

Pour tout dire, j’étais persuadé que c’était ma mère qui appelait.

Je me pince fort et ne réussis qu’à me faire mal.

De l’autre côté du combiné, le silence. Vite, Jasp. Ajoute quelque chose, n’importe quoi.

— Je… je suis content que tu m’appelles. Je pensais justement à toi et… et… Tu… tu as besoin de… quelque chose ?

Bravo. Quelle présence d’esprit, quel tact !

Non, je n’ai besoin de rien de particulier.

Ombe a une voix bizarre, ce soir. Et puis, elle ne s’est pas encore énervée contre moi. Ça me pousse à continuer.

— Un sortilège, une liste d’ingrédients ? je dis. Ou un truc infaillible pour liquider un Élémentaire ?

Je la sens sourire, là-bas, je ne sais où.

Je ne suis pas en mission en ce moment. Je pensais qu’on pourrait peut-être boire un verre ensemble. Enfin, si tu en as envie.

Si j’en ai envie ? Bon sang ! Je déglutis.

— Je… Maintenant ? Je… Aujourd’hui ? Je veux dire, le soir de Noël ?

Silence.

Euh… désolée, Jasper. Je suis un peu en vrac en ce moment et je n’ai pas fait attention. On se rappellera plus tard, d’accord ?

Elle va raccrocher. Cette idée me panique.

— Attends !

J’ai presque hurlé dans le combiné.

— Attends, Ombe, ce n’est pas ce que… Je me fiche de Noël. Je veux dire, ce n’est pas important. Pas plus qu’un autre soir.

Je reprends mon souffle.

— Ombe ?

Oui ?

— Ta proposition… C’est sérieux ?

Ouais. Sauf si l’idée de boire un verre avec moi te fait perdre la boule. Je n’ai aucune envie de discuter avec un type qui aurait pété un câble à cause d’une surtension émotionnelle.

C’est curieux, mais entendre Ombe parler normalement me rend une certaine assurance.

Et sauf si cette idée te donne… des idées justement, continue-t-elle sur le même ton. Je te propose un coup à boire, Jasper, pas une partie de jambes en l’air. On est d’accord, n’est-ce pas ?

— Évidemment, c’est ce que j’avais compris, je rétorque agacé et vaguement déçu. Tu veux qu’on se retrouve où et quand ?

Chez toi si tu y es, et le temps d’arriver si ça te va.

— Ça me va.

— Tu habites où ?

— Avenue Mauméjean… bes en l’air !

Quoi ?

Cette fois, c’est moi qui souris. Encore un effort et j’arriverai à rester complètement moi-même avec Ombe !

— Oublie, je dis, c’est un de mes jeux de mots pourris. Je lui donne rapidement l’adresse exacte de l’appartement et les codes d’accès, puis elle raccroche, me laissant abasourdi.

Ombe va venir chez moi, elle veut qu’on passe Noël ensemble. Comme des… amis. Peu importe. Elle était seule, elle pouvait appeler n’importe qui.

Elle m’a appelé, moi.

Les mots inscrits sur la feuille chiffonnée dans la cuisine me reviennent brusquement en mémoire et l’évidence me saute aux yeux : les cartes, la lettre… Ma mère est sûrement une devineresse !

Et moi un crétin.

Je secoue la tête, tellement c’est évident.

La jeune femme de la Force affrontant un lion, toute de joie et d’énergie vitale, celle qui faisait battre mon cœur, n’est pas, n’a jamais été Ombe, mais Arglaë ! Ombe, elle, c’est l’Impératrice sur son trône, avec un bouclier pour se protéger des bassesses du monde et des ailes d’ange descendu du ciel.

Bienveillante et inaccessible…

L’Amoureux n’a plus à faire de choix.




[1] The Doors, « Riders on the storm ».

[2] Texte figurant dans Le Seigneur des anneaux, écrit par J. R. R. Tolkien.

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