Huit

« Le cuirassé bouge », annonça Desjani, interrompant les vaines tentatives de Geary pour trouver le sommeil dans sa cabine. « Les croiseurs lourds le suivent. »

Il s’efforça de chasser la fatigue qui embrumait sa cervelle. « Quel est leur cap ?

— Ils donnent l’impression de piquer vers la principale planète habitée. »

Qu’est-ce que ça cachait ? Ces vaisseaux syndics se seraient-ils mutinés ? Et conduisaient-ils les membres de leur Conseil exécutif vers quelque tribunal instauré par un nouveau gouvernement ? Ou bien ces dirigeants tenaient-ils encore fermement les rênes de ces bâtiments et rentraient-ils au bercail pour réaffirmer leur autorité ?

Mais Desjani avait déjà envisagé une autre éventualité. « Ils s’efforcent peut-être de nous attirer hors du couvert de l’étoile. De nous inciter à les intercepter, avant de regagner le point de saut en trombe pour s’échapper pendant que le portail s’effondrera sur nous. »

Geary se frotta les yeux puis fixa l’écran qui surplombait la table de sa cabine. « Nous n’avons pas à bouger. Le détachement Un peut se charger de ce cuirassé.

— Pas si la flottille le rejoint. »

Comme en écho aux dernières paroles de Desjani, des diodes d’alarme se mirent à clignoter sur l’hologramme en même temps que se modifiaient les vecteurs de la flottille ennemie. Geary attendit fébrilement qu’elle eût adopté un nouveau cap et une nouvelle vélocité, et que sa trajectoire projetée, après avoir oscillé en direction de celle du cuirassé, finît par se confondre avec elle. « Aviez-vous vraiment besoin de dire ça ? » demanda-t-il à Desjani.

Elle eut un sourire sans joie. « C’était aisément prévisible. Soit les dirigeants syndics regagnent la principale planète habitée pour relever des noms et botter des culs, auquel cas ils doivent se faire accompagner par la flottille, soit ils sont aux arrêts et elle se porte à leur rescousse. »

Une troisième trajectoire vint fusionner avec celles de la flottille et du cuirassé. « Le détachement Un va rattraper le cuirassé juste avant que la flottille ne l’intercepte.

— Pendant que nous sommes coincés ici.

— Désolé.

— Vous m’en devez toujours une ! »

Geary eut un sourire tout aussi contrit. « J’en prends bonne note. Je ne crois pas que nous devrions bouger maintenant. Il nous faut encore patienter plusieurs heures avant d’avoir la certitude qu’on ne cherche pas à nous attirer à découvert.

— Rester cachés derrière l’étoile pendant que les Syndics fondent sur les nôtres ? La flotte ne va pas apprécier, amiral.

— Moi non plus. Mais, si les dirigeants syndics essaient de nous appâter, ils ne perdront pas une seconde, cette fois, pour transmettre au portail l’ordre de s’effondrer dès que nous nous serons suffisamment éloignés de l’étoile. » Hélas ! ce raisonnement, et ses conséquences s’il se trompait, risquait de l’inciter à l’immobilisme. « Si je donne l’impression d’hésiter trop longuement à ébranler la flotte, rappelez-moi à l’ordre, Tanya.

— C’est mon habitude, amiral. »

Une heure s’écoula encore, durant laquelle l’anxiété et la mauvaise humeur de Geary ne cessèrent de croître. Il avait réglé son statut des communications sur REPOS, de sorte qu’aucun message ne pouvait filtrer sauf s’il provenait de Desjani, Rione ou Duellos. Pour l’heure, il ne s’en ressentait absolument pas d’écouter les conseils de Badaya ni de tout autre.

Mais restait le commandant Boyens. Serait-il en mesure de l’aider ? Non. Selon son propre aveu, Boyens a été exilé durant plus d’une décennie sur la frontière extérieure. Même si nous pouvions lui faire confiance, ce qui n’est pas le cas, il ne sait pas qui tient ici les premiers rôles.

Geary finit par regagner la passerelle et s’asseoir, lugubre, dans le fauteuil du commandement, tandis que les officiers de quart s’efforçaient de ne pas attirer son attention, témoignant ce faisant d’un instinct de conservation passablement affûté.

« Amiral. » Le lieutenant Iger affichait une mine joviale, laquelle s’effaça subitement dès qu’il vit la lueur qui brillait dans l’œil de Geary. « Nous captons un important échange de communications entre le cuirassé et la planète principale.

— Qu’est-ce que ça signifie ? » S’apercevant, à la réaction d’Iger, qu’il s’était assez rudement exprimé, il s’efforça d’adopter un ton plus serein. « Avez-vous une petite idée de leur teneur ?

— Non, amiral. Mais nous avons relevé un indice intéressant. Les messages en provenance de la principale planète ont désormais la priorité sur ceux du cuirassé dans le réseau syndic.

— Et la flottille ? Avec qui s’entretient-elle ? »

Iger secoua la tête. « Nous avons pu visionner quelques transmissions qui lui étaient destinées depuis cette planète, mais nous n’avons pas été en mesure de capter une seule réponse de sa part. Ni nos vaisseaux ni nos satellites chargés de recueillir des informations ne sont positionnés de façon idéale pour dire si la flottille et le cuirassé se parlent directement.

— Merci. » Geary se massa encore les yeux, en envisageant très sérieusement de demander au personnel médical de la flotte de lui dispenser des analgésiques uniquement délivrés sur ordonnance. « J’ai l’impression viscéralement enracinée que, s’il ne s’est rien passé dans la prochaine demi-heure, nous allons devoir sortir pour intercepter ce cuirassé, capitaine Desjani. Il sera encore à quatre heures-lumière de nous. Qu’en pensez-vous ?

— Que nous risquons de rater une occasion de retourner la situation à notre avantage si nous attendons de nous sentir en sécurité. Ce cuirassé ne nous verra pas nous ébranler avant quatre heures. Et nous-mêmes n’assisterons à sa réaction que quatre heures plus tard. Mais la principale planète habitée nous verra bouger bien avant. Nous ne sommes qu’à dix minutes-lumière d’elle. Quand ceux qui tentent de supplanter en ce moment le Conseil exécutif nous verront piquer sur le cuirassé, ils pourraient fort bien nous contacter. Ils tiennent à nous savoir de leur côté et, si répugnante que me paraisse l’idée de m’allier à des Syndics, nous avons besoin de gens pour étouffer la menace posée par le portail de l’hypernet.

— Pourquoi ne pas foncer tout de suite, en ce cas ?

— Ça me semble une excellente idée, amiral. J’abonde dans votre sens. »

Geary lui jeta un regard aigre et envisagea un instant de prendre un second avis auprès de Tulev. Disposer d’un point de vue différent sur le sujet ne saurait nuire, surtout venant d’un homme aussi solide que Tulev. Mais, alors qu’il s’apprêtait à enfoncer sa touche, une idée lui traversa l’esprit et il s’interrompit à mi-geste. « En avez-vous déjà débattu avec le capitaine Tulev, capitaine Desjani ?

— Oui, amiral.

— Et le capitaine Tulev serait du même avis que vous à cet égard ?

— Oui, amiral. »

Il pouvait décider de rester fumace ou alors apprécier le sel de la situation. La colère n’ayant guère été bonne conseillère jusque-là, autant s’efforcer d’en rire. « Merci, capitaine Desjani. » Il se tourna vers le fond de la passerelle, où le sénateur Sakaï était assis dans le fauteuil de l’observateur, apparemment détendu mais le regard alerte. « Nous allons tenter d’obtenir des petits jeux politiques qu’ils se pratiquent dorénavant à découvert, sénateur. »

Sakaï hocha la tête. « Les petits jeux politiques syndics, voulez-vous dire, amiral ?

— En effet. » Sympa de constater que Sakaï pouvait avoir le sens de l’humour. Geary contrôla le système de manœuvre puis appela la flotte. « À toutes les unités de la principale formation de l’Alliance. Virez de treize degrés sur tribord et de deux degrés vers le haut, et accélérez à 0,1 c à T quarante et un. »

Autre canal. « Capitaine Duellos, le corps principal de la flotte se dirige vers une interception avec le cuirassé syndic venant du point de saut pour Mandalon. »

À T cinquante et un, Desjani ordonna à l’Indomptable d’altérer sa trajectoire et sa vélocité puis étouffa un bâillement. « Encore au moins un jour, voire un jour et demi avant que nous ne rencontrions ce cuirassé. Je crois que je vais aller me reposer.

— Excellente idée. » Maintenant que la décision avait été prise, la tension sur la passerelle était spectaculairement retombée. C’était absurde, puisqu’il venait d’ordonner à la flotte de l’Alliance de quitter son havre, pourtant il éprouvait la même sensation de soulagement. « Peut-être vais-je moi aussi pouvoir trouver le sommeil à présent.

— Faites vite, en ce cas, suggéra Desjani. Nous risquons d’avoir des nouvelles de la planète dans la demi-heure qui suit.

— Je peux m’en accommoder. »

De fait, il se produisit quelque chose dans les dix minutes suivantes. Geary n’avait pas atteint sa cabine qu’une notification urgente lui parvenait de l’officier des transmissions de l’Indomptable. « Amiral, nous recevons un message du cuirassé syndic. »

Cette fois, l’image n’était pas celle d’un commandant en chef mais d’un autre officier à la mine sévère, autrement indéchiffrable. « À la flotte de l’Alliance. Sachez que ce cuirassé et les croiseurs lourds qui l’escortent répondent aux ordres du nouveau Conseil exécutif des Mondes syndiqués. Nous sommes en train de reconduire sur Prime, la deuxième planète à partir de notre étoile, les membres de l’ancien Conseil exécutif. Ils n’ont accès à aucun dispositif de communications ou de transmission. Nous… » Le Syndic dut ostensiblement prendre sur lui pour continuer. « Nous vous prions d’éviter d’intervenir dans notre transit. »

Sans doute lui avait-il été pénible d’envoyer ce message, mais il avait probablement été émis avant que le cuirassé syndic rebelle n’ait vu la flottille faire demi-tour pour l’intercepter. Y aurait-il un suivi ? Le cuirassé allait-il supplier la flotte de l’Alliance de l’épauler contre la flottille syndic ? Ce second message risquait d’être encore plus douloureux.

Geary y réfléchissait encore, tout comme à la manière dont il lui faudrait formuler ses ordres, quand l’officier des transmissions annonça un nouveau message entrant, provenant celui-là de la principale planète habitée.

Geary vit un rassemblement de hauts dignitaires syndics, apparemment debout sur une pelouse à ciel ouvert (ciel au demeurant d’un superbe bleu azur) entre des bâtiments de plain-pied. Tous portaient le sempiternel uniforme impeccablement coupé, mais, pour une fois, ils avaient rengainé le sourire factice de rigueur et affichaient le plus grand sérieux. « À l’amiral Geary et aux représentants du Grand Conseil de l’Alliance. Nous sommes les membres du nouveau Conseil exécutif des Mondes syndiqués, les présenta l’un d’eux. Nous avons étudié vos propositions et nous souhaitons sérieusement entamer des négociations en vue de les adopter pour mettre un terme aux hostilités. Nous avons ordonné aux forces fixes et mobiles de ce système de cesser toute action offensive et nous vous prions de suspendre à votre tour toute agression à l’encontre des populations et unités des Mondes syndiqués qui ont reconnu notre autorité. »

L’homme s’appliqua à donner à ses paroles suivantes une plus grande sincérité. « Le programme chargé de détourner ce que vous appelez le dispositif de sauvegarde de son propos premier a été désactivé. Le portail de l’hypernet ne peut plus servir désormais à détruire ce système stellaire ni votre flotte. Nous pouvons comprendre vos raisons de douter de la sincérité des déclarations de dirigeants des Mondes syndiqués. Notre siège se trouve à la surface de notre planète. Nous y resterons en tant qu’otages volontaires en attendant votre réponse, afin de prouver notre bonne foi. Votre flotte est désormais à l’abri. »

Prometteur. L’ébranlement de la flotte avait bel et bien déclenché une réaction.

Une image de Rione apparut à l’écran. « J’ai visionné leur message. Nous n’avons aucune certitude quant à la localisation de leur siège en surface. Ils pourraient tout aussi bien se trouver dans une salle de simulation enfouie profondément sous terre. Mais l’analyse à laquelle je viens de procéder m’apprend qu’un site, même très profondément enterré, n’aurait aucune chance de survivre à la décharge d’énergie maximisée consécutive à l’effondrement du portail. Les Syndics sont peut-être enclins à la duplicité, mais leurs ingénieurs valent les nôtres. Ils le savent aussi.

— Vous essayez de me dire qu’on peut leur faire confiance ?

— Autant qu’on puisse se fier à un Syndic. Il n’y a aucune raison de croire qu’ils ont un sens moral plus développé ou sont moins nombrilistes que ceux qu’ils ont remplacés. En l’occurrence, pour ce qui nous concerne, leur survie personnelle coïncide merveilleusement avec leurs intérêts matériels. Ils devaient désactiver ce programme pour sauver leur propre peau. » Rione adopta une attitude plus officielle. « Amiral Geary, je demande l’autorisation, pour les représentants du Grand Conseil de l’Alliance, d’entamer des pourparlers avec les membres du nouveau Conseil exécutif des Mondes syndiqués.

— Accordée.

— Si je sais lire entre les lignes, la flottille syndic ne reconnaît toujours pas son autorité. Je m’attends à ce que le nouveau Conseil nous demande de défendre sa planète contre sa propre flottille. Comment dois-je répondre à cette requête, amiral ? »

La migraine de Geary menaçait à nouveau de poindre. « La flotte de l’Alliance engagera le combat avec toute force hostile de ce système stellaire. »

Rione se fendit d’un autre sourire. « Parfait. Suffisamment flou tout en restant ferme. Ça devrait pallier toutes les éventualités. Je vais rassembler Costa et Sakaï et établir une liaison avec les Syndics.

— Quant à moi, je compte garder le même cap de façon à opérer la jonction avec le détachement Un et à intercepter tant ce cuirassé que la flottille. Si tout le monde maintient la même trajectoire, vous aurez un peu moins de vingt-trois heures pour résoudre les problèmes. Si vous n’y êtes pas parvenus d’ici là, la flottille devra prendre le parti de fuir ou de se faire pilonner.

— Je tâcherai de m’en souvenir, amiral. Et vous, ne perdez pas de vue que nous n’avons plus besoin de l’ancien Conseil exécutif détenu sur ce cuirassé. Tant que ces gens-là resteront en vie, ils représenteront une menace pour les négociations.

— Je m’en souviendrai. » Geary se demanda si sa voix était aussi glaciale qu’il en avait l’impression. « Mais je ne les assassinerai pas.

— Je doute que vous puissiez en arriver là, amiral. Les membres de l’ancien Conseil exécutif me semblent sur le point d’être entraînés dans une bataille triangulaire. S’ils y survivent, les officiers de ce cuirassé se chargeront vraisemblablement de les exécuter sur place plutôt que de prendre le risque de les voir revenir au pouvoir, exactement comme ils ont eux-mêmes ordonné naguère à Shalin d’exécuter les officiers de l’Alliance conduits par l’amiral Bloch. » Le sourire de Rione n’était pas moins glacé que le ton de la voix de Geary. « Il arrive parfois aux vivantes étoiles de réagir lentement, mais elles tendent finalement à réserver aux humains un sort assorti à leurs agissements. »


La flottille syndic devait désormais s’être rendu compte que la flotte de l’Alliance arrivait sur elle, mais elle ne fuyait pas et, bien au contraire, piquait droit sur une interception du cuirassé, lequel se dirigeait toujours vers la principale planète habitée.

« Elle en a après ce cuirassé, déclara Geary à Duellos dans un message que ce dernier ne recevrait pas avant une heure. Elle est contrainte de le traquer, et nous tenons donc à ce qu’il file le plus vite possible vers les planètes intérieures sans subir aucun dommage. La flottille syndic se retrouvera alors forcée d’engager le combat avec le corps principal de la flotte. Efforcez-vous de la ralentir, frappez ses flancs et surveillez particulièrement ses croiseurs de combat, qui risquent de décrocher pour tenter de le rattraper avant que nous ne l’ayons rejoint. Une fois que nous en serons venus aux mains avec elle, le sort de ce bâtiment ne nous posera plus aucun problème. » Y avait-il autre chose à ajouter ? « Tâchez aussi de rester hors de portée des armes de ce cuirassé. On nous a affirmé qu’il n’engagerait pas le combat contre nous, mais nous ne pouvons pas nous fier à cette promesse et, même s’il paraît s’y conformer, il pourrait s’imaginer que vous vous préparez à l’attaquer et ouvrir le feu malgré tout. Ici Geary. Terminé. »

De nouveau assise dans son fauteuil de commandement, Desjani semblait reposée, détendue et enjouée : la flotte et la flottille ennemie se rapprochaient l’une de l’autre à une vélocité combinée d’environ 0,2 c. « Un aviso syndic est sorti voilà quelques instants du portail. Apparemment, il compte stationner à proximité.

— Une estafette. »

L’aviso avait déjà transmis son message et attendrait pour rentrer de recevoir une réponse.

« Je me demande ce qu’il pense de toutes ces mines semées près du portail et de tous ces cargos équipés de VAR. » Geary jeta à son hologramme un regard interrogateur. « Puisqu’on en parle, pourquoi ces vaisseaux marchands n’ont-ils toujours pas bougé ?

— Ils sont trop lents pour arriver à temps quelque part et servir un objectif, fit remarquer Desjani. Tous les Syndics le savent aussi bien que nous, quel que soit le camp qu’ils soutiennent. Quand nous aurons balayé la flottille, nous aurons toute latitude pour revenir liquider ces VAR et leurs vaisseaux mères. »

Le cuirassé syndic arrivait par bâbord avant dans la direction des vaisseaux de l’Alliance, mais avec un léger décalage. Son relèvement restait néanmoins régulier par rapport à la flotte qui, de son côté, piquait vers une interception aussi rapide que possible. Un peu plus loin sur bâbord, la flottille ennemie se rapprochait du cuirassé et de la flotte, tandis que son propre relèvement dérivait légèrement par tribord. Pratiquement dans le prolongement, les cuirassés et les escorteurs du détachement Un fondaient eux aussi droit sur le cuirassé. Mais ils mettraient encore six heures à rejoindre le premier et, presque dans la foulée, engageraient le combat avec la seconde, tandis qu’il faudrait au moins quinze heures au corps principal de la flotte pour entrer dans son enveloppe d’engagement. « Devons-nous descendre ce cuirassé même si nous n’y sommes pas contraints ? » marmonna Geary dans sa barbe.

Desjani avait entendu et elle lui jeta un regard approbateur. « Serais-je en train de déteindre sur vous ? Oui, abattons-le. Ça fera déjà un cuirassé de moins qu’ils pourront nous opposer plus tard.

— Mais nous ne tenons pas à semer le chaos dans l’espace syndic, lui rappela Geary. Si nous détruisions tous leurs moyens de défense, c’est ce qui risquerait d’arriver.

— Ce n’en est pas moins un bâtiment ennemi. Notre mission est de les détruire.

— La flottille syndic pourrait bien s’y essayer aussi.

— Ça nous facilitera la tâche. Nous l’aiderons à l’abattre puis nous la liquiderons. »

La suggestion de Desjani avait le mérite de la simplicité. « Nous verrons bien ce qui se passera, répondit Geary. Je reconnais être tenté, mais, si ce cuirassé renonce à tirer sur nos vaisseaux, pas question de le liquider. »

Elle afficha une mine mécontente puis hocha la tête. « Les frapper alors qu’ils se plient à une trêve serait bien dans la manière des Syndics, pas vrai ? Très bien. Restons civilisés et ne les tuons que s’ils nous provoquent.

— Vous êtes une femme très intéressante, Tanya. » Geary se frotta les yeux. « Je crois que je vais vraiment tenter de prendre un peu de repos maintenant. »

Peut-être était-ce l’épuisement, ou bien le soulagement à l’idée qu’un engagement décisif allait bientôt avoir lieu, toujours est-il que Geary n’eut cette fois aucun mal à trouver le sommeil. Il n’eut cependant droit qu’à quatre heures de répit au lieu des cinq escomptées, car un message lui parvint du détachement Un.

Duellos semblait détendu. Difficile malgré tout de se rappeler qu’il se trouvait désormais sur la passerelle de l’Inspiré et non sur celle du Courageux, perdu à Héradao. « J’ai l’intention de dépasser le cuirassé et son escorte de trois croiseurs lourds. La flottille syndic a actuellement disposé ses croiseurs de combat au centre de sa formation et ses cuirassés sur ses flancs, de sorte que, pour mon détachement, ce serait une noix difficile à briser. Le commandant en chef Shalin est peut-être un homme sans honneur et méprisable, mais il la joue fine. Je vais voir ce que je peux faire pour le ralentir et lui nuire, mais, pour vraiment terrasser cette flottille, il nous faudrait les cuirassés de la flotte. Ici Duellos. Terminé. »

Geary renonça à dormir avant le lendemain et remonta sur la passerelle.

Desjani s’y trouvait encore et ignorait ostensiblement la sénatrice Costa assise dans le fauteuil de l’observateur.

Celle-ci, pour sa part, se concentrait sur son écran. « Est-ce exact, amiral ? Notre détachement va engager le combat avec l’ennemi dans moins de deux heures ?

— Pas précisément, lui expliqua Geary en prenant place dans son propre siège. Dans un peu moins de deux heures, notre détachement interceptera le cuirassé syndic qui se dirige vers la planète principale. Nous n’entendons engager le combat avec lui que s’il nous attaque.

— Il n’y aura donc pas de combat. » Costa avait l’air déçue.

« J’espère que non. J’ai besoin de tout ce que nos croiseurs de combat ont dans le ventre pour attaquer cette flottille, et les cuirassés sont une cible pour le moins coriace, même lorsqu’ils ne sont accompagnés comme celui-ci que de trois escorteurs.

— Je suis montée en profitant d’une interruption des négociations dans l’espoir d’être aux premières loges pour voir nos braves spatiaux engager le combat avec l’ennemi », se plaignit-elle.

Geary coula un regard vers Desjani, qui feignait de ne rien entendre de la conversation. « Sénatrice, le détachement se trouvera à près d’une heure-lumière de nous à cette occasion. Nous n’y assisterons qu’une heure plus tard. »

Costa fronça les sourcils. « Oui… évidemment… cela va sans dire. Veuillez me faire prévenir, je vous prie, avant que le détachement n’opère le contact avec la flottille ennemie. Il devrait s’en prendre à son centre, j’imagine, là où sont concentrés ses croiseurs de combat ?

— Non, sénatrice. Il n’en est pas question. »

Costa se rembrunit davantage. « Vous venez de dire que les cuirassés font des cibles coriaces. J’ai cru comprendre que les croiseurs de combat n’étaient pas conçus pour les affronter seul à seul. En ce cas, pourquoi n’attaqueraient-ils pas les croiseurs de combat ennemis ? »

Geary prit une profonde inspiration avant de répondre. « Parce que nos croiseurs de combat, à neuf contre seize syndics, sont déjà en infériorité numérique et que, en outre, leur faire traverser le cœur de la formation syndic les exposerait, avec leurs escorteurs, au feu croisé des cuirassés qui occupent ses angles, ainsi qu’à celui d’un nombre écrasant d’escorteurs ennemis. Les soixante et un croiseurs lourds de cette flottille représenteraient à eux seuls un défi pour ce détachement.

— Pourquoi n’est-il pas plus puissant ? »

Geary adressa encore un regard à Desjani, qui avait l’air de beaucoup s’amuser. Rione disait que politiciens et militaires avaient cessé de se parler. Si c’est là un exemple des conversations qu’ils tenaient, je peux facilement le comprendre. Chaque fois qu’il livrait de nouveaux détails à Costa, elle exigeait d’en savoir davantage sans jamais donner l’impression de retenir la leçon de ses réponses précédentes. Peut-être fallait-il éviter de fournir à la sénatrice des précisions dont elle risquait de se servir ensuite pour mettre en doute sa jugeote. « C’est la décision que j’ai prise en ma qualité de commandant de la flotte, sénatrice. »

Au bout d’un long moment de réflexion, Costa finit par se lever. « Je ferais mieux d’aller reprendre les négociations. » Geary attendit qu’elle fût sortie pour se tourner vers Desjani. « Vous m’avez piégé.

— Je me suis contentée d’aviser la sénatrice que le commandant de la flotte était mieux qualifié pour répondre à certaines questions, amiral.

— Merci, commandant. Je vous retournerai la politesse un de ces jours, j’en suis sûr. »

Desjani le jaugea du regard. « Seriez-vous inquiet ? Duellos n’attaquera pas au centre. Nous l’aurions fait il y a un an. Plus maintenant.

— Et Kattnig ? S’il envoyait l’Adroit au beau milieu de la flottille syndic, combien d’autres vaisseaux l’y suivraient-ils ?

— Peu, espérons-le. Quand avez-vous pris un repas pour la dernière fois ?

— Je… Je ne m’en souviens plus. »

Elle sortit des barres énergétiques. « Vous pouvez priver votre organisme de sommeil, mais il a aussi besoin de se nourrir. »

Au souvenir du goût atroce de celles qu’il avait été contraint d’avaler lors du retour de la flotte dans l’espace de l’Alliance, Geary saisit prudemment les rations : « Bulgorine ?

— Elles sont relativement bonnes. J’ignore où l’on mange de la bulgorine, mais ce n’est pas mauvais.

— Qu’est-ce qu’il y a dedans ?

— Aucune idée, et je n’ai pas l’intention de chercher. Mangez-les, voilà tout. Vous devrez rester sur le qui-vive pour les douze prochaines heures au moins, alors votre organisme a besoin de carburant.

— Oui, m’dame. »

Desjani le fixa en plissant les yeux. « Si vous n’êtes pas au mieux de votre forme, amiral, le personnel et les vaisseaux de cette flotte en pâtiront. »

Indiscutable vérité. De sorte qu’il mangea les barres, relativement bonnes, effectivement, pour des rations. Il s’efforça ensuite de se détendre en regardant les forces de l’Alliance et des Mondes syndiqués se déplacer sur son écran. La vélocité de la flottille syndic avait augmenté, atteignant désormais 0,15 c, soit près de quarante-cinq mille kilomètres/seconde, mais, à l’échelle du système, les représentations de ses vaisseaux semblaient à peine progresser sur le fond des vastes étendues de l’espace. En revanche, lorsque l’on zoomait sur eux, ils donnaient l’impression d’être parfaitement immobiles puisque l’œil ne disposait d’aucun repère.

Les Syndics arrivaient obliquement sur le cuirassé qui, lui, frôlait dorénavant les 0,12 c. Mais sans doute aurait-il pu accélérer davantage. Quelles modifications le Conseil exécutif syndic a-t-il bien pu apporter à ce bâtiment pour améliorer son confort au détriment de ses capacités les plus essentielles ?

Il avait dû se poser la question à haute voix car Desjani répondit aussitôt : « Ça explique sans doute pourquoi nos senseurs ont évalué que sa masse était nettement supérieure à celle des cuirassés syndics de la même classe, sans toutefois que son blindage soit plus épais. Il doit transporter quelque chose de très lourd.

— Une citadelle ?

— C’est ce que je crois. Du moins un bâtiment aux parois très épaisses, construites dans le matériau le plus dense que les Syndics ont pu trouver sans recourir aux éléments radioactifs. Leurs dirigeants voulaient pouvoir s’y barricader en cas d’urgence.

— Les imbéciles ! grommela Geary. Ralentir un cuirassé au point qu’il ne peut plus échapper à ses poursuivants, et cela au nom de leur sécurité. »

Le contact du détachement Un et du cuirassé syndic avait de bonnes chances d’être peu mouvementé puisque les deux formations se croiseraient en trombe, sans réagir, hors de portée de leurs armes respectives. Mais la flottille syndic, elle, n’était plus qu’à deux minutes-lumière du cuirassé.

« Malédiction ! » Geary serra le poing de dépit. « Les syndics se maintiennent à une vélocité de 0,15 c. »

Desjani eut un geste d’impuissance. « Ils arrivent sur lui selon un angle oblique de sorte que leur vitesse relative n’est que de 0,08 c. Largement suffisant pour les viser.

— Mais Duellos devra freiner serré, sinon il croisera leur trajectoire à une vitesse combinée de 0,3 c. Comment pourrait-il toucher une cible à ce train ? »

Desjani transmit la question à sa vigie des systèmes de combat, qui secoua la tête. « La compensation des distorsions relativistes serait inefficace, amiral. Ses chances de faire mouche seraient de cinq pour cent au maximum, et probablement inférieures.

— Il freine ! » s’exclama Desjani.

L’écran de Geary affichait la même information. Duellos avait fait pivoter ses vaisseaux une heure et cinq minutes plus tôt, de manière à orienter vers l’avant leurs principales unités de propulsion, puis il avait entrepris de réduire leur vélocité aussi vite que le permettaient leur structure et leurs tampons d’inertie.

« Duellos n’est pas passé loin, ajouta Desjani avec admiration. Il devrait retomber à une vitesse combinée relative convenable par rapport aux Syndics, juste à temps pour retourner ses vaisseaux avant la passe de tir. »

Geary dut reconnaître que la familière formation syndic en parallélépipède était disposée cette fois de manière plutôt futée. Shalin avait déployé ses bâtiments en une sorte de boîte étroite dont la largeur occupait l’avant. Trois cuirassés défendaient chacun de ses angles. Au centre, les seize croiseurs de combat formaient un amas dont la puissance de feu multipliée compenserait la faiblesse de leur blindage plus léger et de leurs boucliers moins puissants. Les soixante et un croiseurs lourds étaient répartis de manière à renforcer les groupes, déjà formidables, des cuirassés qui formaient les angles et des croiseurs de combat du centre. Des essaims de croiseurs légers et d’avisos étaient disséminés dans les intervalles séparant les cuirassés des croiseurs de combat. Il n’existait tout bonnement aucun point faible que les croiseurs de combat du détachement Un pussent pilonner. « Il semble que Duellos ait viré de bord pour frapper un des coins inférieurs. »

Desjani hocha la tête. « Vous tendez à vous attaquer de préférence aux coins supérieurs, de sorte qu’il cherche sans doute à déstabiliser les Syndics.

— Je tends à m’attaquer aux coins supérieurs, moi ? » Employer une tactique routinière était périlleux, car l’ennemi risquait d’exploiter ce savoir pour contrecarrer vos manœuvres.

« Oui. Je comptais vous en parler.

— Merci. La prochaine fois, tâchez d’amener un peu plus tôt ce genre de sujet sur le tapis. »

Le ton de Geary restait léger, mais la tension ne lui en nouait pas moins les tripes. Ce qu’il venait de voir faire à Duellos s’était passé une heure plus tôt. Il ne pouvait en aucune façon influer sur le cours des événements. Il en était conscient. Mais ça n’en rendait pas le spectacle moins oppressant. D’autant qu’il vit la formation de Duellos se décomposer d’une façon imprévue. « Qu’est-ce qui se passe… L’Adroit ? Où donc va l’Adroit ? » Kattnig faisait très exactement ce qu’ils avaient tant redouté de sa part ; il changeait de cap pour piquer droit sur la flottille syndic au lieu de se plier à la passe de tir meurtrière ordonnée par Duellos.

Mais, au bout de quelques instants, la trajectoire de l’Adroit se précisant, la fureur de Geary céda la place à l’incrédulité. « Bon sang de bois !

— L’Adroit tourne le dos à la formation syndic et s’en éloigne de plus en plus ! » Au ton désemparé de Desjani, Geary comprit qu’elle éprouvait la même stupéfaction. Elle tourna vers lui un visage sidéré. « Il esquive le combat. »

À la torture, impuissant, Geary vit les quatre autres croiseurs de classe Adroit entreprendre des manœuvres pour emboîter le pas à Kattnig puis adopter chacun un nouveau vecteur à mesure que leur commandant cherchait à compenser pour éviter une interception avec les Syndics.

Dans le très bref délai qui leur était imparti pour réagir, certains compensèrent trop fortement.

« Malédiction ! » gronda Desjani entre ses dents serrées en voyant le détachement Un croiser en trombe la flottille syndic, en même temps que les trajectoires de l’Agile et l’Affirmé s’incurvaient pour les ramener plus près des Syndics que les autres vaisseaux de l’Alliance.

L’Affirmé essuya un tir de barrage des trois cuirassés syndics occupant ce coin de leur formation et explosa. L’Agile tenta frénétiquement de mériter son nom en se cabrant pour redresser, mais n’en chancela pas moins sous des dizaines d’impacts et bascula vers l’avant, ses systèmes de manœuvre et de propulsion anéantis, ainsi, sans doute, qu’un bon nombre de ses spatiaux.

La confusion qui régnait parmi les croiseurs de combat qui suivaient l’Adroit amoindrit la violence du coup que portait l’Alliance aux Syndics. Un cuirassé frémit sans doute sous des tirs répétés, mais, en dépit des lourds dommages infligés à l’une de ses sections, il resta dans la formation.

Tout cela s’était passé en un clin d’œil, au moment où les deux forces ennemies se croisaient ; Duellos ordonnait à présent à la sienne de faire demi-tour et s’efforçait de la réordonner pendant que la flottille syndic continuait de piquer sur le cuirassé.

« L’Adroit a sûrement eu un pépin, suggéra Desjani d’une voix trahissant encore son incrédulité. Ces bâtiments sont tout neufs. Peut-être une défaillance des systèmes électroniques de manœuvre.

— Peut-être. C’était la seule chance qu’aurait eue Duellos de ralentir cette flottille. Le cuirassé transportant les ex-dirigeants syndics est cuit, à moins qu’il ne se rende et ne les lui livre.

— Ce qu’il va sûrement faire, lâcha Desjani d’une voix teintée d’amertume.

— Non. Rione ne le croyait pas et moi non plus. Tant que ce cuirassé combattra, ses officiers auront une petite chance de survivre. Si les dirigeants syndics contre lesquels ils se sont mutinés reprennent le pouvoir, ils crèveront tous ou regretteront de n’être pas morts. »

La flottille gagnait désormais du terrain rapidement et obliquait légèrement de manière à contraindre le cuirassé et les trois croiseurs lourds qui l’escortaient à passer entre deux de ses angles pour s’enfoncer dans la concentration de croiseurs de combat occupant son centre. Les trois croiseurs lourds virèrent alors brutalement dans des directions différentes, tandis que le cuirassé faisait une embardée sur bâbord pour déjouer les manœuvres de ses poursuivants.

« Ils ont filé trop tard », fit observer Desjani en voyant la flottille rattraper les trois fuyards. Deux d’entre eux disparurent dans un nuage de débris quand leurs anciens camarades les canardèrent. Le troisième tressauta sous des dizaines d’impacts puis se désintégra, et ses fragments s’éloignèrent les uns des autres en culbutant dans le vide.

En dépit de l’énorme puissance de feu qu’il affrontait, le cuirassé ne céda pas facilement. Il jaillit en avant, ses boucliers s’effondrèrent, sa cuirasse fut transpercée à de multiples reprises, mais il riposta assez efficacement pour mettre un croiseur de combat et deux croiseurs lourds hors circuit.

La flottille syndic freina au moment de le dépasser et ralentit assez pour régler sa vélocité sur celle du vaisseau blessé. Des modules de survie commencèrent de s’échapper du cuirassé et de se disperser à mesure qu’ils fuyaient l’épave.

Le détachement Un s’était reformé entre-temps et se rapprochait de nouveau de la flottille syndic alors que celle-ci s’en prenait toujours au cuirassé. « Nos ancêtres nous préservent ! chuchota Desjani avec stupéfaction. Ils descendent leurs propres modules.

— Mais que fabrique donc ce Shalin ? s’étonna Geary. D’ex-membres de leur Conseil exécutif doivent se trouver dans ces capsules. »

Geary n’avait pas remarqué que Rione était montée sur la passerelle. « Il élimine ses rivaux, lança-t-elle soudain. Il compte prendre le pouvoir puisqu’il se retrouve à la tête de la dernière force mobile syndic encore significative. Je me demandais justement s’il se rendrait compte de l’opportunité qui s’offrait à lui et c’est apparemment chose faite.

— Il va donc tenter d’éliminer aussi le nouveau Conseil exécutif.

— Du moins s’il parvient à forcer notre barrage.

— Pas question ! Pourquoi diable ses vaisseaux obéissent-ils à son ordre de tirer sur des capsules de survie syndics ? »

Desjani eut un rire lugubre. « Pas tous. Regardez sa formation. »

Le parallélépipède bien ordonné, déjà légèrement distordu par sa rapide décélération, continuait de s’étirer et de se dissoudre à mesure que des bâtiments décidaient individuellement de virer de bord pour abandonner leur position dans la formation. Geary regretta à nouveau que sa flotte ne fût pas plus proche de l’action au lieu de s’en trouver à plusieurs heures de trajet. « Nous pourrions les réduire en pièces pendant qu’ils sont ainsi désorganisés.

— Ils doivent avant tout choisir leur camp, affirma Desjani. Combien y a-t-il dorénavant de camps chez les Syndics ? Trois ?

— Deux, répondit Rione. Dans la mesure où Shalin a probablement abattu tous les membres de l’ancien Conseil exécutif, ce camp-là n’existe plus et il faut désormais choisir entre lui et le nouveau Conseil exécutif.

— Si j’arrive à m’en rapprocher, je ferai de mon mieux pour réduire ce nombre à un seul, lâcha Geary.

— Quant à moi, je vais reprendre de ce pas les négociations et voir en quelle manière l’élimination de l’ancien Conseil affecte les décisions du nouveau. »

Rione partie, une fenêtre s’ouvrit à côté de Geary ; le lieutenant Iger s’y encadrait, affichant une mine ravie. « On le tient, amiral.

— Quoi donc ?

— Le vaisseau amiral de la flottille syndic. D’ordinaire, il est pratiquement impossible de l’identifier parce qu’il se dissimule dans le trafic local du réseau, mais les communications de la flottille partent dans tous les sens à l’occasion de luttes intestines, et nous avons pu repérer son vaisseau amiral. C’est ce cuirassé. » Sur l’écran de Geary, un vaisseau syndic passa en surbrillance.

« Fantastique. » Les lèvres de Geary se retroussèrent en un sourire féroce dévoilant ses dents. « Veillons à ne pas le perdre de vue. » Il vérifia de nouveau distances et délais. La bataille en cours, entre la flottille syndic et un cuirassé désormais réduit à l’état d’épave, n’avait pas cessé de se rapprocher de la flotte de l’Alliance, et les ennemis survivants continuaient de progresser sur la même trajectoire à mesure qu’ils choisissaient leur camp. La flotte de l’Alliance arrivant elle aussi à haute vélocité, il ne s’en faudrait plus que de quatre heures pour que les deux forces opèrent le contact.

Duellos était relativement plus proche, mais le détachement Un s’était lancé aux trousses de la flottille, qui fendait toujours le vide à une vitesse légèrement supérieure à 0,1 c. Une heure ou presque s’écoulerait encore avant qu’il ne pût engager une nouvelle passe de tir avec elle.

Devait-il vraiment s’y résoudre ? Geary observa de nouveau la flottille ennemie, au sein de laquelle la confusion continuait de s’étendre. Mais, même si cette formation se retrouvait plongée dans un chaos total, elle n’en resterait pas moins trop coriace pour Duellos. Et son attaque risquait de se solder par le résultat opposé. « Capitaine Duellos, ici l’amiral Geary. Réduisez votre vélocité. Les Syndics de la flottille sont engagés dans d’âpres discussions quant à leur allégeance, et, si vous les frappiez maintenant, votre agression pourrait mettre un terme à ces débats en les liguant contre un ennemi commun. Je veux que vous ralentissiez suffisamment pour être prêt à les prendre de flanc au moment où le corps principal de la flotte fondra sur eux de l’autre bord. Dois-je souligner que cet ordre ne remet nullement en cause la confiance que je porte à vos vaisseaux et à vous-même ? Surveillez attentivement la flottille syndic, et, si jamais une ouverture intéressante s’offre à vous, vous aurez évidemment toute latitude pour attaquer avant que le corps principal n’entre dans l’enveloppe d’engagement. Geary, terminé. »

De nouvelles données lui parvenaient des bâtiments de Duellos, qui n’avaient souffert pour la plupart que de dommages mineurs, ainsi que de l’Agile, lequel était considérablement plus amoché. Geary ravala un juron en lisant le compte rendu détaillé puis appela le Tanuki. « Capitaine Smyth, tenez-vous prêt à envoyer un de vos auxiliaires à l’Agile dès que nous aurons éliminé la menace de la flottille syndic. Je tiens à ce que l’Agile recouvre le plus tôt possible sa capacité de manœuvre. »

Quelques secondes plus tard, il recevait la réponse de Smyth : « J’ai bien compris que vous teniez à ce que l’Agile retrouve incessamment son agilité. Je lui enverrai le Sorcière, amiral, mais les données transmises par ce bâtiment sur ses dommages structurels ne me plaisent guère. Peut-être sont-ils si graves qu’aucun de mes auxiliaires ne sera en mesure de les réparer.

— Compris. » Geary se rejeta en arrière dans son fauteuil et fixa l’hologramme d’un œil noir. « On devrait envoyer au casse-pipe, à bord d’un de ces bâtiments conçus en dépit du bon sens, les gens qui donnent leur approbation à leur fabrication. »

Desjani fit la moue. « Si l’Agile a été si grièvement touché, c’est à cause du comportement d’un de nos commandants.

— Nous ne savons toujours pas pourquoi l’Adroit a changé de cap.

— Nous ne recevons pas d’informations sur son état ?

— Si.

— Aucune ne signale de problèmes dans ses systèmes de manœuvre ?

— Aucune. Ce changement de cap est la conséquence d’un ordre entré par le navigateur. J’ignore pourquoi on l’a donné.

— Est-ce si important ? » Desjani s’interrompit une seconde puis reprit plus posément : « J’ai lu des comptes rendus sur Beowulf et les autres campagnes récentes de Kattnig, et je me suis demandé pourquoi un officier ayant livré des combats aussi durs et sanglants se comporterait comme un enseigne de vaisseau frais émoulu qui dévide des rodomontades parce qu’il n’est pas certain, en son for intérieur, de la manière dont il réagira à son baptême du feu.

— Pareil pour moi. On croirait deux personnes différentes.

— Peut-être n’est-il plus le même officier ? poursuivit Desjani d’une voix sourde. Peut-être a-t-il vu trop de sang et perdu trop de vaisseaux. Peut-être Beowulf a-t-il été le carnage de trop et Kattnig a-t-il fini par craquer. Ce sont des choses qui arrivent. »

Geary la dévisagea. « Je croyais le personnel médical de la flotte capable de déceler ces symptômes.

— Pas toujours. C’est exactement comme une cellule d’interrogatoire, qui peut tout juste vous dire si l’individu cuisiné croit sincèrement à ce qu’il dit. S’il parvient à se convaincre qu’il parle vrai, c’est effectivement ce qui apparaît. » Elle secoua la tête. « Peut-être Kattnig ne le savait-il pas vraiment, peut-être a-t-il simplement cru qu’il avait perdu son sang-froid. Toujours est-il qu’un vaisseau au moins a été détruit à cause de sa réaction. Voire deux.

— Nous ignorons toujours… » Geary détourna les yeux.

« Le capitaine Duellos jouit d’une autorité tactique provisoire sur l’Adroit, mais il ne peut ni relever Kattnig de son commandement ni ordonner qu’on le place en isolement préventif. Vous si. Vous devez le faire sur-le-champ. »

La tête de Geary pivota brutalement et il fixa Desjani. « Cet ordre mettrait une heure à les atteindre. Pourquoi êtes-vous si pressée de piétiner Kattnig ? Cet homme a des états de service époustouflants. Le personnel médical de la flotte l’a jugé apte.

— Il avait des états de service époustouflants, rectifia-t-elle. S’il était au bout du rouleau, c’était à lui de s’en apercevoir avant que ça ne coûte des vies.

— Aux yeux de la plupart des gens, le relever maintenant de ses fonctions reviendrait à l’accuser de couardise devant l’ennemi ! Pourquoi êtes-vous si avide de descendre en flammes un homme qui a tant donné à l’Alliance ? » s’échauffa Geary.

Les yeux de Desjani flamboyèrent et, le visage écarlate, elle se pencha légèrement pour entrer dans le champ d’intimité de Geary. « Cet homme est d’ores et déjà anéanti, amiral Geary, chuchota-t-elle férocement. Vous savez comment est cette flotte. Vous connaissez notre façon de penser. Pourquoi ne comprenez-vous pas une chose aussi fondamentale ? Kattnig s’est publiquement déshonoré. Il a refusé le combat. Des officiers et des spatiaux ont trouvé la mort à cause de ses décisions. Mais ce n’est pas comme Numos un crétin arrogant et inconscient. Il sait quel destin l’attend. Que ferait un homme honorable face à un tel sort ? Un homme déjà acculé, poussé dans ses derniers retranchements ? »

Il comprit enfin ce qu’elle sous-entendait. « C’est pour le protéger contre lui-même qu’il faut le relever et le mettre aux arrêts ?

— Oui, amiral Geary. Et vous feriez bien de ne plus jamais suggérer que je pourrais chercher à saborder un bon officier ! » Elle se redressa brutalement, sortant de son champ d’intimité, et fixa son écran d’un œil courroucé.

Geary s’efforça de s’apaiser puis appela l’Adroit : « Le capitaine Kattnig est immédiatement relevé de son autorité et devra être placé en isolement préventif. Le second de l’Adroit assumera provisoirement, jusqu’à nouvel ordre, le commandement de ce bâtiment. » Il mit fin à la transmission et grinça des dents. « Je vous demande pardon, capitaine Desjani. Je n’aurais jamais dû dire cela. Vous accuser d’un tel forfait était aussi indigne qu’injustifié de ma part, compte tenu de tout ce que je sais de vous. »

Desjani se contenta de hocher la tête, le regard toujours braqué droit devant elle.

« Un de ces jours, j’apprendrai à écouter tout de suite vos recommandations. »

Le visage de Desjani se détendit légèrement. « Je le croirai quand je le verrai.

— Pensez-vous que mon ordre atteindra l’Adroit à temps ?

— Non. Mais j’espère me tromper.

— Je n’en jurerais pas. » Ils gardèrent un instant le silence en regardant les formations converger lentement sur les écrans.

Ils se rapprochaient de la flottille syndic et du détachement Un à une vélocité combinée proche de 0,2 c. De sorte qu’ils ne virent qu’au bout d’une longue heure et demie la formation de Duellos ralentir pour obéir aux ordres de Geary. Desjani approuva alors d’un hochement de tête : « Si rien ne se passe, le détachement Un frappera cette flottille presque en même temps que nous. »

La formation syndic ne s’était pas totalement désintégrée, mais elle n’avait pas non plus recouvré sa cohésion. Ses vaisseaux continuaient de progresser sur la même trajectoire, qui les conduisait vers la principale planète habitée et un contact nettement plus prématuré avec la flotte de l’Alliance.

« Que mijote-t-il donc ? s’interrogea Desjani. Compte-t-il nous passer sous le nez comme il a échappé au détachement Un, et poursuivre ensuite son chemin pour éliminer le nouveau Conseil exécutif ?

— Le nouveau Conseil exécutif ne doit pas être facile à localiser et encore moins à frapper, car il dispose d’une planète entière pour se cacher. » Geary réfléchit quelques secondes, le menton en appui sur sa paume. « Rione a suggéré que le commandant en chef Shalin tenait personnellement à me voir mort et déconfit.

— Pas franchement la plus surprenante des conclusions, amiral. »

Geary opta pour ne pas répondre directement à ce commentaire. « Le point essentiel, c’est qu’il compte tenter de me vaincre. »

Desjani y réfléchit puis hocha la tête. « C’est possible. La dernière fois qu’il a affronté la flotte sous votre commandement, nous avons perdu… un croiseur de combat.

— Nous avons perdu le Riposte, précisa Geary d’une voix ferme.

— Oui, amiral. Mais Shalin s’imagine peut-être nous avoir vaincus parce que nous avons subi de très sérieuses pertes lors de cette embuscade et que nous avons dû gagner Corvus pour nous regrouper. Et il ne vous a pas affronté depuis. Peut-être nourrit-il l’illusion d’être un meilleur stratège que vous. » Elle opina encore, en partie pour sa propre gouverne. « Une fois qu’il aurait vaincu la flotte de l’Alliance et se serait débarrassé du nouveau Conseil exécutif, il pourrait s’autoproclamer dictateur des Mondes syndiqués. C’est sans doute démentiel, mais ça peut lui sembler jouable. Et ça expliquerait pourquoi il n’a pas ordonné à sa flottille de fuir pendant qu’elle se demandait encore si elle devait le suivre. Il veut en découdre avec nous. »

Ça cadrait parfaitement. Geary se souvenait du capitaine Falco et ses grandes tirades selon lesquelles l’« esprit combatif » pouvait aisément triompher de la supériorité numérique. Falco n’était certes pas le seul officier de l’Alliance à y croire, et, au cours de combats antérieurs, les Syndics avaient amplement démontré qu’ils partageaient cet état d’esprit. « Peut-être n’a-t-il même plus le choix. Il est contraint de foncer de l’avant, car, s’il s’arrête, hésite ou bat en retraite, il perd toute chance de maintenir sa cohésion. »

Desjani éclata d’un rire sardonique. « S’il renonce à foncer, sa meute de loups se lancera à ses trousses pour l’abattre.

— Autant dire qu’il est désespéré, et, pourtant, qu’il est assez intelligent pour s’être maintenu en vie jusque-là. » Geary entreprit de se représenter mentalement les options qui restaient à Shalin et de réfléchir aux moyens de les contrecarrer, mais une transmission de l’Adroit interrompit peu après le train de ses pensées.

Il reconnut l’officier qui s’adressait à lui depuis la passerelle de ce bâtiment. C’était le second du croiseur de combat et, durant sa visite de l’Adroit à Varandal, cette femme s’était montrée à la fois compétente et laconique. Pour l’heure, elle affichait le sérieux de quelqu’un qui cherche à conserver son sang-froid. « Ici le capitaine de frégate Yavina Lakova, commandant par intérim de l’Adroit. J’ai le regret de devoir vous annoncer le décès du capitaine Kattnig. Il… Il détenait une arme de service. Elle… s’est déchargée. Les premières conclusions tendent à dire qu’il la vérifiait dans sa cabine quand elle s’est… malencontreusement… déchargée. La mort a sans doute été instantanée. L’accident s’est produit une demi-heure avant la réception de vos ordres le concernant, de sorte que je n’ai pas pu les exécuter. Cela mis à part, l’Adroit est paré au combat. Je reste son commandant par intérim jusqu’à nouvel ordre. Ici Lakova. Terminé. »

L’écran s’éteignit. Geary ferma les yeux et inspira profondément avant de regarder Desjani : « Vous aviez raison.

— Et merde ! Après toute une vie de services honorables…

— Ils n’ont pas reçu mes ordres à temps pour le relever de son commandement. Est-ce que cela veut dire qu’ils n’ont jamais pris effet officiellement ?

— Il se pourrait, convint Desjani.

— Juger de l’aptitude au combat des officiers sous mes ordres relève de mes responsabilités. J’ai failli. »

Desjani lui jeta un regard sévère. « Vous n’avez rien à vous reprocher. Il a été jugé apte au service par le personnel médical, et aucun de ses camarades ne s’en est rendu compte en temps voulu.

— Ça n’en reste pas moins de ma responsabilité.

— Alors faites de votre mieux. Il y aura une enquête officielle sur les causes de sa mort. Il vous sera donné d’en approuver ou d’en désapprouver les conclusions. »

C’est en fixant le vide que Geary rumina ces derniers mots. « Le second de l’Adroit a parlé d’une mort accidentelle. La bureaucratie de la flotte acceptera-t-elle cette hypothèse ?

— Elle ne pourra que l’accepter si l’amiral en chef de la flotte y souscrit. C’est également à lui de décider s’il y aura une enquête sur les initiatives prises par l’Adroit avant l’accident.

— Je ne vois guère l’intérêt d’une telle enquête pour le moment. Nous lui devons bien ça.

— En effet. Vous pourrez toujours en décider ultérieurement, reprit Desjani sur un ton plus sévère. Le combat est imminent. Souciez-vous plutôt de cela.

— Bien sûr. Merci, Tanya. »

Elle fixait de nouveau son écran, mais il l’entendit marmotter : « En fait, vous m’aviez écoutée dès le début. »

La formation syndic commençait lentement de resserrer les rangs. « Notre estimation, fondée sur la fréquence et la composition des communications, c’est que le commandant en chef de la flottille syndic disposait au départ du soutien d’un tiers de ses vaisseaux, annonça le lieutenant Iger. Mais ce tiers-là était un noyau dur, tandis que les deux autres restaient plutôt hésitants. Il semble avoir rallié presque tout le monde à présent, du moins dans la mesure où nul ne cherche à contester son autorité. »

Quatre minutes-lumière seulement séparaient encore la flotte de l’Alliance de la flottille syndic. « Ils vont amèrement le regretter, répondit Geary. Merci, lieutenant. À tous les vaisseaux de l’Alliance, ici l’amiral Geary. Adoptez votre position dans la formation Fox cinq modifiée à T vingt et un.

— Encore ? s’étonna Desjani. Les survivants syndics de Caliban auront sûrement rendu compte de cette bataille, n’est-ce pas ?

— Certainement, convint Geary. Je ne compte pas utiliser la même tactique. Mais les Syndics d’ici se diront peut-être que je vais encore y recourir. »

À T vingt et un, le corps principal de la flotte entreprit de se scinder en trois ovales aplatis. Le plus large, Fox cinq un, centré sur l’Indomptable, ferait face à l’ennemi et se composerait des trois autres croiseurs de combat de sa division, ainsi que de douze cuirassés et de vingt croiseurs lourds. Celui qui le surplomberait, Fox cinq deux, compterait dans ses rangs les sept croiseurs de combat restants, et le troisième, Fox cinq trois, positionné sous le premier, comprendrait les treize autres cuirassés et tous les croiseurs lourds. Les croiseurs légers et destroyers seraient répartis entre Fox cinq un et Fox cinq deux, et les cinq auxiliaires constitueraient Fox cinq quatre, qui progresserait juste derrière le corps principal. L’ovale de ce dernier présenterait sa face aplatie à l’ennemi, tandis que les deux autres, placés dessus et dessous mais à très faible distance, lui seraient perpendiculaires, de sorte que le tout évoquerait peu ou prou une boîte à trois faces ouverte sur deux côtés, dont le sommet affronterait la flottille syndic.

« Pas d’escorteurs pour les auxiliaires ? s’enquit Desjani.

— La flotte tout entière se charge de les escorter, répondit Geary. Cette fois, je suis persuadé que les Syndics ne vireront pas de bord et tenteront avant tout de frapper les auxiliaires. » Il se concentra de nouveau sur le détachement Un qui, depuis sa malencontreuse passe d’armes avec la flottille syndic, était réduit aux quatre croiseurs de combat plein pot de la division de Duellos et aux trois rescapés de la classe Adroit, soit l’Adroit lui-même, l’Auspice et l’Ascendant. Le détachement Un n’en représentait pas moins une assez considérable force de frappe, mais qu’il faudrait employer avec prudence contre la massive flottille syndic.

Alors que la flotte de l’Alliance se redéployait, les Syndics n’étaient plus qu’à deux minutes-lumière de distance, soit à dix minutes environ, à cette vitesse combinée, du contact. Leur formation en parallélépipède s’était reconstituée, quasiment identique à ce qu’elle avait été moins le croiseur de combat perdu durant la bataille avec le cuirassé. Les croiseurs de combat en occupaient à nouveau le centre et les cuirassés les coins. Il arrive droit sur nous. Il s’attend à ce que je rogne encore ses flancs, comme d’habitude, et, surtout, que je me comporte comme à Caliban quand j’ai fait adopter ces sous-formations à la flotte. Il existe une contre-mesure à cette tactique, une contre-mesure qui permettrait également à Shalin de traverser directement le milieu de ma formation pour centrer son assaut sur l’Indomptable. Soit le vaisseau amiral de la flotte, à bord duquel se trouve le type qui a lui volé son triomphe et la gloire qu’il espérait en retirer.

Et tu te crois toujours plus malin que moi, Shalin. Plus malin que tout le monde, hein ? Et de surcroît tu me hais. Haine et arrogance. Mauvais panachage. Qui va te coûter cher !

« Très bien. Ralentissons jusqu’à la vitesse d’engagement. Toutes les unités des formations Fox cinq un, deux, trois et quatre décélèrent jusqu’à 0,04 c à T trente. Toutes les unités de Fox cinq deux, pivotez vers le bas de quatre-vingt-quinze degrés à T trente-neuf et accélérez à 0,06 c. Toutes les unités de Fox cinq trois, pivotez vers le haut de soixante-quinze degrés à T trente-sept et accélérez à 0,06 c. Toutes les unités de Fox cinq quatre, altérez votre trajectoire vers le haut de quatre-vingt-dix degrés à T quarante. » Geary s’interrompit pour reprendre son souffle. « Capitaine Duellos, accélérez sur votre trajectoire actuelle de manière à entrer en contact avec l’ennemi. Engagez le combat avec toutes les cibles qui s’offrent à vous. »

Desjani jeta sur son écran un regard stupéfait. « Vous n’allez pas viser les flancs de sa formation pour réduire ses forces ?

— Non. Il s’y attend. Il s’imagine que je vais m’en prendre aux lisières inférieure ou supérieure. » Il lui adressa un sourire. « J’ai un plan. »

Elle lui rendit lentement son sourire à mesure qu’elle réfléchissait à la manœuvre. « Il compte imiter votre tactique de la première bataille de Lakota, n’est-ce pas ?

— Probablement. Concentrer ses forces sur le centre de cette formation, où se trouvent l’Indomptable et moi-même, et passer en force. »

L’Indomptable avait pivoté sur lui-même et vibrait à présent, ses unités de propulsion s’escrimant à réduire sa vélocité. Geary ressentit la tension et, conscient qu’il se briserait en mille morceaux et que tous ses occupants seraient réduits en bouillie si ses tampons d’inertie flanchaient, entendit la structure du vaisseau se plaindre. Tout autour de l’Indomptable, les autres bâtiments de l’Alliance freinaient de même.

Bien sûr, le commandant syndic s’attendrait aussi à cette manœuvre. Geary avait fréquemment altéré sa vélocité juste avant le contact et, cette fois, il lui fallait ralentir, car accélérer lui aurait interdit toute chance de faire mouche.

Quelques minutes seulement avant le contact, l’Indomptable pivota de nouveau pour présenter sa proue à l’ennemi ; les formations inférieure et supérieure se maintenaient presque parallèles à la médiane, tandis que celle des croiseurs de combat plongeait vers le corps principal pour aller se positionner juste derrière lui, et que celle des cuirassés, en revanche, grimpait vers lui pour venir se poster devant. À l’arrière-garde, les auxiliaires « montaient » eux aussi en s’écartant de la trajectoire des Syndics. « À toutes les unités, feu à volonté dès que l’ennemi entre dans l’enveloppe d’engagement de vos armes. »

La formation syndic se modifia elle aussi au dernier moment ; elle rétrécit, se resserra spectaculairement et concentra ses vaisseaux en un bloc massif visant le cœur de la flotte de l’Alliance. « Si nous avions visé ses flancs, nous nous serions retrouvés trop loin pour faire mouche quand il a resserré les rangs, fit remarquer Desjani. Bien joué, amiral Geary ! Ciblez leur vaisseau amiral, ordonna-t-elle à la vigie de l’armement.

— Une minute avant contact ! » annonça la vigie des manœuvres.

Des missiles jaillirent des vaisseaux et emplirent l’espace entre la flotte de l’Alliance et la flottille syndic, suivis dans l’instant par des tirs de barrage de mitraille et de lances de l’enfer ; puis les croiseurs de combat et les cuirassés de l’Alliance lâchèrent leurs champs de nullité.

Au lieu d’esquiver les tirs cinglants des sous-formations de l’Alliance pour frapper la couche relativement mince de sa formation principale, la flottille syndic se retrouva soudain en train de foncer la tête la première entre trois couches de vaisseaux ennemis, dont la première et la dernière, pratiquement perpendiculaires à sa trajectoire, se mouvaient si rapidement qu’elles étaient très difficiles à cibler mais n’en faisaient pas moins pleuvoir un déluge de feu et de métal sur sa course prévisible.

L’espace s’illuminait au rythme des frappes et de l’explosion de vaisseaux ; les Syndics traversèrent la première sous-formation de l’Alliance, qui contenait plus de cuirassés que toute leur flottille, puis frappèrent le corps principal, composé d’un nombre presque aussi impressionnant de cuirassés et de quelques croiseurs de combat, avant de s’enfoncer en titubant dans la troisième, dont les croiseurs de combat et les nombreux escorteurs s’acharnèrent sur leurs bâtiments affaiblis.

Le détachement Un de Duellos arrivait juste derrière. Il lui fit traverser les trois formations de l’Alliance en une manœuvre terrifiante qui ne prit qu’une fraction de seconde, puis déclencha à son tour une averse de feu sur l’arrière-garde ennemie.

Le choc des deux forces avait duré moins d’une seconde et déjà elles se séparaient à nouveau. Geary sentait l’Indomptable frémir encore sous l’impact des tirs ennemis. Il s’efforça de ne pas songer aux dommages qu’il avait subis pour mieux se concentrer sur les évaluations des conséquences de l’engagement, que les senseurs de la flotte déversaient à jet continu.

« Bon vent pour l’enfer ! » gouailla Desjani à l’intention de son écran, tout en dirigeant l’estimation des avaries.

Geary savait ce qu’elle voulait dire. Les quinze croiseurs de combat syndics survivants, dont leur vaisseau amiral, avaient été anéantis, déchiquetés ou volatilisés par les couches successives de bâtiments de l’Alliance. Le commandant en chef Shalin ne régnerait jamais sur les Mondes syndiqués.

De leurs douze cuirassés, six poursuivaient encore leur route en trébuchant, lourdement endommagés, mais Duellos et son détachement les rattrapaient et les éliminaient l’un après l’autre. Les autres étaient déjà hors de combat et vomissaient des essaims de modules de survie.

Sur près de deux cents avisos syndics, il n’en restait plus qu’une douzaine ; les petits escorteurs avaient été quasiment annihilés par la puissance de feu concentrée sur l’espace qu’ils avaient traversé. Dix croiseurs légers avaient survécu, dont cinq encore capables de filer à pleine vitesse, et près de vingt croiseurs lourds, à la fois assez petits pour esquiver les tirs visant cuirassés et croiseurs de combat et assez gros pour survivre aux projectiles qui avaient pratiquement anéanti les avisos, étaient toujours opérationnels.

Duellos appela, visiblement satisfait : « Nous aurions peut-être besoin d’assistance pour un ou deux croiseurs de combat, sinon tout s’est bien passé. Vous apprendrez sans doute avec intérêt que, quand ma formation s’est rapprochée de la vôtre alors que vous échangiez des tirs avec les Syndics, nos senseurs nous ont informés d’une densité de tirs jamais enregistrée à ce jour et ont tenté de nous en écarter. »

L’Inspiré creusait de nouveau la distance entre la flotte et lui, mais il se trouvait encore à une minute-lumière, de sorte qu’un semblant de conversation était possible. « Voilà aussi quelque chose que je ne veux plus jamais réitérer. Je vais faire pivoter la flotte, alors, si vous avez besoin d’aide, faites-nous signe. »

Geary donna les ordres requis pour ramener les quatre sous-formations à proximité l’une de l’autre en leur faisant décrire une vaste courbe à travers l’espace, puis se contraignit à affronter l’opération la plus pénible. Accompagné du cuirassé Gardien, seule escorte qui lui serait nécessaire maintenant que la flottille syndic avait cessé d’exister, le Sorcière filait vers une interception de l’Agile blessé.

Sur l’écran de Geary, des symboles et un texte en rouge rendaient compte du prix qu’avait payé l’Alliance lors de sa brutale passe d’armes avec les Syndics.

Les escorteurs et cuirassés de Fox cinq trois s’étaient trouvés en première ligne et ils avaient essuyé le plus gros des tirs ennemis. Geary se rendait seulement compte à présent que l’Intrépide faisait partie de ces cuirassés. Il avait envoyé sa petite-nièce au casse-pipe sans même en prendre conscience, tant il était absorbé par l’élaboration et l’exécution de son plan de bataille. L’Intrépide avait certes été pilonné, mais il n’avait pas souffert de dommages critiques. L’Orion, toujours aussi malchanceux, avait subi les plus lourds dégâts et il aurait besoin de grosses réparations. Hormis ces deux derniers bâtiments, les quatre cuirassés Téméraire, Résolution, Redoutable et Écume de Guerre semblaient s’être trouvés au mauvais endroit au mauvais moment, car c’étaient eux qui avaient le plus souffert.

Persuadés que Geary se trouvait à bord de l’un d’eux, les Syndics s’étaient efforcés de frapper les quatre croiseurs de combat du corps principal. Ces bâtiments avaient souffert, bien que les tirs de l’ennemi eussent été sérieusement émoussés. Le Risque-tout avait essuyé le plus grand nombre de frappes, mais l’Indomptable n’avait pas été épargné, loin de là. « Combien de morts ? » demanda-t-il à Desjani.

Elle soupira. « Dix décès confirmés. Trois blessés risquent de ne pas s’en tirer. Nous pourrons procéder aux réparations dans la semaine et nous serons de nouveau parés. »

À multiplier ces pertes par le nombre des vaisseaux de la flotte, on se rendait compte, encore une fois, que le prix à payer était par trop élevé.

Bizarrement, dans la troisième couche qu’avaient traversée les Syndics, c’était le nouvel Invincible qui avait le plus souffert. J’avais déjà entendu parler de porte-malheur, mais c’est à croire que l’Invincible attire les tirs ennemis comme un aimant.

Tout comme les cuirassés de Fox cinq trois, les escorteurs avaient connu un véritable enfer, raison précisément pour laquelle il n’avait pas mis de destroyers ni de croiseurs légers dans cette formation. Quatre croiseurs lourds, le Menpo, l’Hoplite, le Bukhtar et le Squamata avaient été détruits ou étaient manifestement trop endommagés pour bénéficier de réparations. Onze avaient été rudement pilonnés. Dans les autres sous-formations, vingt destroyers et six croiseurs légers étaient hors de combat ou détruits. Sans compter le croiseur de combat Affirmé, perdu un peu plus tôt.

« Ç’aurait pu être pire, fit remarquer Desjani.

— Vous dites toujours ça.

— Parce que c’est vrai la plupart du temps. Nous avons écrasé les Syndics ici, dans leur système mère et, pour le moment, il ne leur reste plus que ces croiseurs lourds et quelques escorteurs rescapés qui s’enfuient à toutes jambes. »

Geary regarda autour de lui et, conscient que le personnel de la flotte se souviendrait des pertes qui lui avaient été infligées avant qu’il en ait assumé le commandement et se féliciterait que sa chance eut tourné et que le commandant en chef syndic responsable en eût payé le prix, vit les officiers de quart échanger des sourires. Il s’efforça de chasser de son esprit la tristesse qu’il ressentait pour les hommes et les femmes qui avaient trouvé la mort en contribuant à ces victoires, tant ici que dans d’autres systèmes stellaires, et de faire coïncider son humeur avec celle, enjouée, des autres occupants de la passerelle.

Il n’était pas tout à fait parvenu à se remonter le moral quand la voix stupéfaite de la vigie des opérations lui coupa définitivement l’herbe sous le pied : « Le portail de l’hypernet est en train de s’effondrer. »

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