Il avait souvent affronté la mort et aurait volontiers recommencé plutôt que d’assister à cette réunion.
« Vous n’allez pas vous retrouver face au peloton d’exécution, lui rappela Tanya Desjani. Mais informer le Grand Conseil de l’Alliance. »
Le capitaine John Geary tourna légèrement la tête pour regarder dans les yeux le capitaine Desjani, commandant du croiseur de combat Indomptable, son vaisseau amiral.
« Ayez l’obligeance de me remettre la différence en mémoire.
— Les politiciens ne sont pas censés porter d’armes et ils ont plus peur de vous que vous d’eux. Détendez-vous. S’ils vous voient nerveux, ils s’imagineront que vous préparez un coup d’État. » Desjani fit la grimace. « Sachez qu’ils sont accompagnés de l’amiral Otropa.
— L’amiral Otropa ? »
Geary était littéralement resté hors circuit pendant un siècle, de sorte qu’il ne connaissait des actuels officiers que ceux qui servaient à bord des vaisseaux de la flotte proprement dite.
Desjani hocha la tête, en instillant dans ce simple geste un dédain qui ne prenait visiblement pas Geary pour cible.
« Le conseiller militaire du Grand Conseil. Ne craignez surtout pas de voir le Conseil tenter de lui confier le commandement de la flotte. Personne ne supporterait de voir Otropa l’Enclume se substituer à vous. »
Geary observa son reflet dans le miroir ; il était fébrile et se sentait mal à l’aise dans sa tenue d’apparat. Il n’avait jamais aimé les briefings et n’aurait sûrement pas imaginé, un siècle plus tôt, qu’il serait un jour appelé à instruire le Grand Conseil.
« L’Enclume ? Le sobriquet me semble assez irrespectueux.
— On le lui a donné parce qu’il a été fréquemment battu, expliqua Desjani. Ses talents de politique surpassant largement ses compétences militaires, Otropa a fini par se dire que la situation d’attaché militaire du Grand Conseil était plus salubre. »
Geary faillit s’étouffer en réprimant un éclat de rire. « Il y a de pires surnoms que Black Jack, à ce qu’on dirait bien.
— Un bon paquet. » Du coin de l’œil, Geary vit Desjani incliner la tête de côté dans une attitude inquisitrice. « Vous ne m’avez jamais dit comment vous aviez gagné celui de Black Jack ni pourquoi vous le détestiez autant. Comme tous les gamins de l’Alliance, j’ai appris la version officielle de votre biographie, mais elle ne dit rien de votre détestation de ce surnom. »
Il jeta un regard dans sa direction. « Et quelle est-elle, cette version officielle ? »
Depuis qu’il s’était réveillé de son hibernation dans une capsule de survie endommagée perdue dans l’espace, il s’était efforcé d’éviter la lecture des rapports autorisés mettant son prétendu héroïsme en exergue.
« Que vos évaluations, ni d’ailleurs celles relatives aux unités que vous avez commandées, n’ont jamais présenté de mauvaises notes ni d’annotations dans le rouge, expliqua Desjani. Toujours “Au niveau de ce qu’on attend de lui, voire au-delà”, à l’encre noire. D’où ce “Black Jack”.
— Que mes ancêtres nous préservent. » Geary s’efforça de ne pas éclater de rire. « Quiconque consulterait sérieusement mes états de service s’apercevrait que c’est faux.
— En ce cas, quelle est la vérité ?
— Je devrais au moins garder un petit secret pour vous.
— Tant qu’il reste d’ordre personnel… Le capitaine de votre vaisseau amiral se doit de connaître tous ceux qui sont de nature professionnelle. » Desjani s’interrompit une seconde puis reprit ; « Cette réunion avec le Grand Conseil ? Ne m’avez-vous rien caché ? Allez-vous vraiment agir comme vous me l’avez dit ?
— Oui, et oui. »
Il se tourna vers elle entièrement, sans chercher à dissimuler son inquiétude. En sa qualité de commandant de la flotte, Geary s’était vu contraint de toujours afficher la plus grande assurance si grave que fût la situation. Desjani était l’une des rares personnes à qui il confiait ses angoisses :
« Je vais marcher sur la corde raide. Il me faut les convaincre de la nécessité de notre intervention, les persuader qu’ils doivent m’en donner l’ordre et ce sans leur faire croire que je prends le pouvoir. »
Desjani opina ; elle-même ne semblait nullement inquiète. « Vous vous débrouillerez très bien, capitaine. Pendant que vous rectifierez votre tenue, je vais m’assurer que tout est prêt dans la soute des navettes pour votre vol jusqu’à la station spatiale d’Ambaru. »
Elle salua avec une méticuleuse précision puis pivota sur elle-même et sortit.
Geary continua de fixer l’écoutille de sa cabine après qu’elle se fut refermée derrière Tanya Desjani. Il avait toujours observé avec elle un comportement parfaitement officiel, nonobstant l’erreur monumentale et extraordinairement antiprofessionnelle qu’il avait commise en en tombant amoureux. Certes, il ne le lui avait jamais avoué ouvertement et il ne le ferait pas. Du moins tant qu’elle resterait sa subalterne. Qu’elle-même éprouvât manifestement les mêmes sentiments à son égard, bien qu’aucun des deux ne s’en ouvrît à l’autre ni n’agît en conséquence, n’était assurément pas fait pour rendre la situation plus confortable. Celle-ci serait sans doute passée pour un problème mineur dans un univers plus vieux que le sien d’un siècle, où l’Alliance le prenait pour un héros mythique revenu d’entre les morts, où une guerre sans issue l’opposant aux Mondes syndiqués faisait rage depuis cent ans, et où ses citoyens au bout du rouleau étaient à ce point écœurés de leurs propres leaders politiques qu’ils l’auraient accueilli à bras ouverts s’il avait décidé de s’autoproclamer dictateur. Mais, parfois, le problème le plus infime peut aussi vous sembler le plus insoutenable.
Geary se concentra de nouveau sur son reflet dans le miroir sans parvenir à déceler la moindre imperfection dans sa tenue, mais conscient, toutefois, que Desjani n’aurait pas lâché cette lourde allusion à la nécessité de la « rectifier » si elle n’avait pas repéré quelque chose. Les sourcils froncés, Geary déplaça quelques menues choses d’une fraction de millimètre puis son regard se porta sur l’Étoile de l’Alliance aux multiples pointes qui pendait juste sous son col. Il n’aimait pas porter cette médaille qui lui avait été décernée après son prétendu décès lors d’une bataille perdue remontant à un siècle, car il ne lui semblait pas avoir mérité cet honneur, mais le règlement exigeait d’un officier en uniforme d’apparat qu’il portât « tous les insignes, décorations, récompenses, rubans et médailles auxquels il avait droit ». Il ne pouvait pas se permettre de décider de son propre chef des règlements auxquels il allait ou non se conformer pour la seule raison qu’il en avait le pouvoir, car, s’il commençait, il ne voyait pas où il s’arrêterait.
Alors qu’il s’apprêtait à partir, l’alarme de sa com bourdonna. Geary abattit la paume sur la touche pour accepter l’appel et l’image du capitaine Badaya lui apparut, souriant avec assurance et donnant l’impression de se tenir juste devant lui alors que Geary savait pertinemment qu’il était physiquement présent à bord de son propre vaisseau.
« Bonjour, capitaine. » Badaya rayonnait.
« Merci. J’allais me rendre à cette réunion avec le Grand Conseil. »
Il lui fallait ménager Badaya. S’il n’était, techniquement, que le commandant du croiseur de combat Illustre, c’était aussi le chef d’une faction de la flotte qui, si Geary s’avisait de prendre le pouvoir, soutiendrait allègrement sa dictature militaire. Dans la mesure où cette faction comprenait désormais la presque totalité de la flotte, Geary devait veiller à ce qu’elle ne déclenchât pas un tel coup d’État. Depuis qu’il avait assumé son commandement, ses craintes relatives à une mutinerie dirigée contre lui-même s’étaient transformées en appréhensions portant sur l’éventualité d’une rébellion contre l’Alliance menée en son nom.
Badaya hocha la tête et son sourire se durcit : « Certains commandants voulaient rapprocher quelques cuirassés de la station spatiale d’Ambaru pour rappeler au Grand Conseil qui tient réellement les rênes, mais je leur ai expliqué que vous ne comptiez pas jouer la partie de cette manière.
— En effet, convint Geary en s’efforçant de ne pas avoir l’air trop soulagé. Nous devons préserver l’image d’un Grand Conseil toujours aux commandes. »
C’était, de toute manière, la fable que Geary servait à Badaya. Si le Grand Conseil lui ordonnait d’entreprendre une action qu’il n’approuverait pas, il se sentirait contraint de se plier aux ordres ou de démissionner et l’enfer, alors, se déchaînerait probablement.
« Rione vous aidera à traiter avec eux, lâcha Badaya en assortissant son affirmation d’un geste balayant toute contradiction. Elle est à votre botte et elle mettra les autres politiciens au pas. Puisque vous semblez pressé, je ne vous retiendrai pas plus longtemps, capitaine. »
Son image s’évanouit sur un dernier sourire de connivence et un salut.
Geary secoua la tête, non sans se demander comment réagirait madame la présidente de la République de Callas et sénatrice de l’Alliance si elle entendait Badaya affirmer qu’elle était à sa botte. Plutôt mal, à coup sûr.
Il parcourut les coursives de l’Indomptable jusqu’à la soute des navettes, en rendant leur salut enthousiaste aux spatiaux qu’il croisait. L’Indomptable était son vaisseau amiral depuis qu’il avait pris le commandement de la flotte dans le système mère syndic, alors que, piégée au cœur du territoire ennemi, la flotte de l’Alliance semblait vouée à l’anéantissement. Contre tout espoir, il avait sauvé la plupart de ses vaisseaux, et leurs équipages le croyaient désormais capable de tout. Jusqu’à gagner une guerre que livraient déjà leurs parents et grands-parents. En dépit des pensées moroses qui l’agitaient, il s’efforçait de son mieux d’afficher la plus grande sérénité et la plus grande assurance.
Mais il ne put s’interdire de légèrement se renfrogner en atteignant la soute. Desjani et Rione s’y trouvaient déjà, tout près l’une de l’autre et conversant entre elles à voix basse, le visage impassible. Dans la mesure où ces deux dames ne daignaient échanger quelques mots qu’en cas d’impérieuse nécessité, et qu’elles donnaient la plupart du temps l’impression d’être prêtes à s’entretuer à coups de couteau, de pistolet, de lance de l’enfer ou de toute autre arme disponible, Geary ne put s’empêcher de se demander ce qui pouvait bien, brusquement, les amener à copiner.
Desjani s’avança à sa rencontre en le voyant s’approcher, tandis que Rione franchissait l’écoutille pour entrer dans la soute. « La navette et votre escorte sont parées, affirma le capitaine de l’Indomptable en fronçant légèrement les sourcils pour inspecter sa tenue avant de procéder à de menus ajustements de ses décorations. La flotte se tiendra prête.
— Je compte sur vous, Tanya, ainsi que sur Duellos et Tulev pour éviter que ça ne vire à la nova. Badaya devrait œuvrer avec vous pour empêcher certains commandants de la flotte de provoquer une catastrophe en réagissant de manière disproportionnée, mais vous trois devrez aussi veiller à ce que Badaya lui-même ne franchisse pas les bornes. »
Desjani opina calmement : « Bien entendu, capitaine. Mais vous vous rendez bien compte qu’aucun de nous ne sera en mesure d’empêcher la situation de dégénérer si le Grand Conseil lui-même réagit de façon disproportionnée. » Desjani se rapprocha, baissa le ton et posa la main sur son avant-bras, geste rare de sa part, pour souligner ses paroles. « Écoutez-la. C’est son terrain et ce sont ses armes.
— Rione ? »
Jamais il ne se serait attendu à entendre Desjani le presser d’écouter les conseils de Rione.
« Oui. »
Elle recula d’un pas et salua ; seuls ses yeux trahissaient son inquiétude. « Bonne chance, capitaine. »
Il lui retourna son salut et entra dans la soute. L’énorme masse d’une navette se dressait non loin et un entier peloton de fusiliers spatiaux formait une garde d’honneur de part et d’autre de sa rampe d’accès.
Un entier peloton de fusiliers spatiaux en cuirasse de combat, avec toutes leurs armes chargées à bloc.
Avant qu’il eût pu prononcer le premier mot, un sergent-major sortit des rangs et salua : « J’ai été désigné pour commander à votre garde d’honneur, capitaine Geary. Nous vous escorterons jusqu’à la réunion avec le Grand Conseil.
— Avec vos gars en cuirasse de combat ? » s’étonna Geary.
Le sergent-major n’hésita pas une seconde : « Le système stellaire de Varandal reste sous le coup d’une alerte pour attaque imminente, capitaine. Le règlement stipule que mes hommes soient parés au combat lorsqu’ils participent à un événement officiel en état d’alerte. »
Bien commode ! Geary se tourna brièvement vers Rione, qui ne semblait pas le moins du monde surprise de la dégaine martiale des fusiliers. Desjani avait visiblement été informée, elle aussi, de ces préparatifs. C’était donc que le colonel Carabali, le commandant du corps des fusiliers de la flotte, avait aussi approuvé cette décision. En dépit des doutes qu’il éprouvait à l’idée de se pointer accompagné d’une troupe d’hommes parés au combat pour s’entretenir avec ses supérieurs hiérarchiques civils, Geary décida que tenter de s’opposer à une décision collective de Desjani, Rione et Carabali serait malavisé.
« Très bien. Merci, major. »
Les fusiliers brandirent leurs fusils pour présenter les armes à Geary lorsqu’il entreprit d’escalader la rampe, Rione à ses côtés, en levant le bras pour les remercier de l’honneur qu’on lui faisait. En de pareils moments, quand il avait l’impression de n’avoir pas cessé de saluer depuis une heure, il lui arrivait de se demander s’il avait été très sage de sa part de réintroduire ce geste de courtoisie dans la flotte.
Rione et lui allèrent s’installer dans la petite cabine VIP, juste derrière le cockpit de la navette, tandis que les fusiliers, à la file indienne, allaient s’entasser dans le compartiment principal. Geary se harnacha tout en fixant l’écran qui, devant lui, affichait l’image lointaine d’étoiles scintillant sur fond de ténèbres infinies. Ç’aurait pu être un hublot si d’aventure quelqu’un avait été assez fou pour poser un hublot dans la coque d’un vaisseau ou d’une navette.
« Nerveux ? s’enquit Rione.
— Ça ne se voit pas ?
— Pas vraiment. Vous donnez très bien le change.
— Merci. Que complotiez-vous, Desjani et vous, quand je suis arrivé à la soute ?
— On parlait juste entre filles, répondit nonchalamment Rione en agitant négligemment la main. De la guerre, du sort de l’humanité, de la nature de l’univers. Ce genre de choses.
— Êtes-vous parvenues à des conclusions dont je devrais être informé ? »
Rione lui jeta un regard froid, puis sourit avec une assurance manifestement authentique. « Nous nous disions que vous devriez réussir, à condition de rester vous-même. Nous surveillons toutes les deux vos arrières. Rassuré ?
— Formidablement. Merci. »
Des diodes s’allumèrent, laissant entendre que la rampe de la navette se relevait puis se scellait hermétiquement, que les portes intérieures de la soute se fermaient à leur tour et que ses portes extérieures s’ouvraient. La navette elle-même s’éleva, pivota sur place sans aucun à-coup et fendit bientôt l’espace. Techniquement, les pilotes automatiques pouvaient la conduire aussi bien qu’un être humain, voire mieux dans certains cas, mais seul un homme était capable de s’en acquitter avec style. Sur l’écran, la silhouette de l’Indomptable diminuait rapidement à mesure qu’elle accélérait.
« C’est la première fois que je quitte l’Indomptable, constata-t-il brusquement.
— Depuis qu’on a récupéré votre module de survie, voulez-vous dire ? rectifia Rione.
— Ouais. »
Son ancien foyer et ses anciennes connaissances avaient tous disparu, engloutis dans un passé vieux de près d’un siècle. L’Indomptable restait désormais son seul foyer, et son équipage sa famille. Ça lui faisait tout drôle de les quitter.
Le trajet lui parut très court ; la structure extérieure monumentale de la station spatiale d’Ambaru surplomba bientôt la navette, qui glissa doucement vers la soute qu’on lui avait assignée pour se poser quelques instants plus tard. Geary continua de regarder jusqu’à ce que les diodes indiquent que la soute était pressurisée puis prit une profonde inspiration, se leva, défroissa de nouveau son uniforme et fit un signe de tête à Rione : « Allons-y. »
Elle lui rendit son signe de tête ; quelque chose en elle lui parut tout à la fois familier et déplacé. Il se rendit compte qu’elle exultait, de la même façon que Desjani à l’approche d’un combat imminent. Comme Tanya s’apprêtant à affronter des vaisseaux syndics, Rione était désormais dans son élément, prête à livrer bataille à sa façon.
La soute des navettes était beaucoup plus vaste que celle de l’Indomptable, mais la première chose qui sauta aux yeux de Geary fut le déploiement de sa garde d’honneur autour de la rampe ; tournés vers l’extérieur, ses fusiliers braquaient leur arme droit devant eux, prêts à tirer plutôt qu’au « présentez armes », et leur cuirasse verrouillée. En relevant les yeux, il constata que s’alignaient sur trois des côtés de la soute ce qui ressemblait à une entière compagnie de fantassins qui, tous armés eux aussi mais sans cuirasse, fixaient nerveusement les fusiliers.
Ainsi Rione avait eu raison. Elle l’avait prévenu que le Grand Conseil pourrait aussitôt tenter de l’arrêter et de l’isoler de la flotte, au motif qu’il envisagerait de prendre le pouvoir. Devant cet affront à son honneur, Geary, le cœur glacé et l’estomac serré, descendit la rampe jusqu’à son pied, où l’attendait une silhouette familière. Il n’avait jamais rencontré l’amiral Timbal en chair et en os, mais il avait reçu plusieurs messages de cet homme, le suppliant tous de lui accorder un entretien et se soumettant totalement à lui.
Il fit halte devant Timbal et salua, puis se figea dans cette posture en constatant que l’autre le dévisageait, momentanément perplexe. Puis un éclair de compréhension brilla dans ses yeux et il esquissa hâtivement une parodie de salut : « C-capitaine Geary. B-bienvenue à bord de la station Ambaru.
— Merci, amiral. »
Prononcés d’une voix plate, les deux mots de Geary résonnèrent dans la soute silencieuse.
Rione vint se placer devant lui. « Amiral, je suggère que vous dispersiez votre garde d’honneur maintenant qu’elle a accueilli le capitaine Geary. »
Timbal la fixa puis reporta le regard sur les fusiliers, tandis qu’une goutte de sueur dégoulinait sur sa joue : « Je…
— Peut-être que, si vous contactiez le sénateur Navarro, président du Grand Conseil, il modifierait les ordres que vous avez reçus, quels qu’ils soient, suggéra-t-elle.
— Oui. »
Rétrogradant avec un soulagement mal dissimulé, Timbale marmotta quelques mots dans son unité de communication, attendit puis se remit à marmonner. Il fit un signe de tête à Rione en affichant un sourire contraint et se tourna ensuite vers les fantassins alignés le long des cloisons : « Reconduisez vos hommes dans leurs quartiers, colonel. »
L’officier supérieur s’avança, la bouche ouverte, s’apprêtant visiblement à protester. Timbal lui coupa le sifflet. « Obéissez, colonel ! » aboya-t-il.
Les fantassins firent demi-tour sur place en réponse aux ordres qu’on leur donnait et sortirent à la file indienne ; avant de quitter la soute, nombre d’entre eux jetèrent vers Geary un regard empreint de respect. Il se demanda ce qu’il serait advenu s’il s’était avisé de leur donner lui-même cet ordre. Auraient-ils obéi à Black Jack ? Cette pensée éveilla en lui une forte poussée d’inquiétude, en même temps que s’imposait clairement à lui l’évidence de ce dont il était réellement capable, et de ce qu’il risquait de provoquer s’il ne menait pas subtilement sa barque.
Quand le dernier fantassin eut quitté la soute, Geary jeta un regard vers le sergent-major des fusiliers spatiaux. Que faire, maintenant ? Amener son escorte avec lui ? Juste un petit nombre ? Avait-il quelque raison de croire que d’autres fantassins débouleraient et tenteraient de l’arrêter dès qu’il aurait quitté la soute ? La prudence lui soufflait d’en embarquer au moins quelques-uns.
Autrement dit d’entrer dans la salle du Grand Conseil avec en remorque des soldats armés et cuirassés. Pour tout observateur, cette initiative trahirait au moins deux choses : et d’une, qu’un coup d’État imminent se préparait et, de deux, que Geary se méfiait foncièrement des dirigeants politiques de l’Alliance. L’impact de ces deux révélations risquait de compromettre définitivement tous ses projets et de déclencher le coup d’État qu’il redoutait.
Mais, s’il était arrêté, la flotte réagirait, en dépit de tous les vœux qu’il avait exprimés.
Rione l’observait, en apparence détendue. Elle se garderait bien de le conseiller maintenant, sous les yeux de tant de témoins, mais son attitude était à elle seule un message clair. Confiance. Calme.
Geary inspira profondément et fit un signe de tête au commandant des fusiliers : « Restez ici. Repos. Je n’ai aucune idée du temps que ça prendra.
— Capitaine ? » Le chef de bataillon montra ses hommes. « Nous pourrions envoyer une escouade…
— Non. »
Geary regarda autour de lui en s’efforçant de prendre la mine d’un homme qui n’a rien sur la conscience et aucune raison de craindre ses supérieurs : « Nous sommes en territoire ami, major. Au milieu d’amis. Les citoyens de l’Alliance ne doivent pas redouter leur gouvernement ni avoir peur les uns des autres. »
Il ne savait pas qui pouvait l’écouter, mais ceux qui l’entendraient comprendraient certainement la signification de ses paroles.
Le major salua : « À vos ordres, capitaine. »
Les yeux de Timbal étaient posés sur Geary, et l’on y lisait à la fois étonnement et inquiétude. « Pourriez-vous m’informer de vos intentions, capitaine ? demanda l’amiral à voix basse.
— J’ai reçu l’ordre de me présenter devant le Grand Conseil, amiral, et je compte bien m’exécuter. »
Timbal comprendrait-il le sens général de cette dernière déclaration ?
Rione désigna de la main l’intérieur de la station : « Il ne faudrait pas faire attendre le Grand Conseil, amiral. »
Timbal reporta le regard de Rione sur Geary puis parut prendre sa décision : « Un instant, s’il vous plaît. » Il fit un pas de côté, prononça quelques phrases brèves dans son unité de communication, patienta puis reprit la parole sur un ton courroucé. Enfin satisfait, il se tourna vers Geary. « Il ne devrait plus y avoir aucun obstacle à votre apparition devant le Grand Conseil, capitaine. Veuillez me suivre. »
Geary laissa Rione le devancer et flanquer Timbal puis leur emboîta le pas pour quitter le hangar. Le plus gros de sa fébrilité s’était évanoui, remplacé, à l’idée que le Grand Conseil avait présumé qu’il agirait de manière déshonorante, par une colère froide qui réduisait à néant tous ses doutes. Rione et lui arpentèrent un labyrinthe de couloirs et de salles sur les brisées de Timbal. À l’instar de nombre de stations orbitales, Ambaru s’était agrandie par un entassement de couches successives. De manière fort peu surprenante, le Grand Conseil avait choisi de siéger dans la salle la plus intérieure et, de ce fait, la plus sûre de la station.
En y pénétrant, Geary constata qu’une des cloisons était presque entièrement occupée par un large hublot virtuel montrant l’espace comme si la salle elle-même se trouvait dans les abords extérieurs de la station. Un diorama des étoiles flottait au-dessus de la grande table de conférence, tandis qu’une représentation miniaturisée de la flotte et de l’ensemble des vaisseaux présents dans le système de Varandal s’affichait de l’autre côté, un peu à l’écart. Sept hommes et femmes en civil étaient assis derrière la table, et un amiral et un général de l’armée de terre étaient plantés à côté, dans une posture peu confortable.
Geary avait certes tenu de nombreuses conférences depuis qu’il assumait le commandement de la flotte, mais celle-là était différente. Contrairement à ce qui se passait dans la salle de réunion de l’Indomptable, toutes les personnes présentes l’étaient physiquement au lieu d’y assister virtuellement par le truchement du logiciel de conférence. Plus capital encore, Geary n’y occupait pas le plus haut rang hiérarchique. Il n’avait pas eu conscience de s’être à ce point habitué à cette position pendant les longs mois qui avaient suivi son affectation inattendue et durant lesquels la flotte avait si souvent frôlé l’anéantissement. Mais il se rendit bientôt compte que la différence la plus troublante était peut-être l’absence du capitaine Tanya Desjani. Il avait fini par s’habituer à sa présence, à son soutien et à ses conseils lors de réunions stratégiques cruciales.
Il avança jusqu’au milieu de la table et salua : « Capitaine John Geary, commandant de la flotte de l’Alliance au rapport », se présenta-t-il avec toute la raideur officielle voulue.
Le grand civil efflanqué qui occupait le centre de la table hocha la tête et fit un geste vague. « Merci, capitaine Geary.
— Qui vous a nommé commandant de la flotte, capitaine ? demanda un autre politicien.
— L’amiral Bloch m’a désigné pour occuper ces fonctions dans le système mère syndic, juste avant de quitter la flotte pour aller mener des négociations avec les Syndics à bord de leur vaisseau amiral, répondit Geary sans cesser de fixer la cloison. À sa mort, j’ai gardé le commandement dans la mesure où je jouissais de la plus grande ancienneté.
— Vous le saviez déjà », murmura à son collègue une politicienne, femme râblée et de petite taille.
L’homme qui avait parlé le premier fit signe aux autres de se taire puis lança un regard noir à deux personnes qui s’apprêtaient malgré tout à ouvrir la bouche : « Le président du Conseil s’exprime ! » aboya-t-il.
Cela lui valut quelques regards de défi qu’il força promptement à se détourner de sa personne, puis il fixa longuement Geary. « Pourquoi êtes-vous là, capitaine ? finit-il par demander.
— Pour faire mon rapport sur les dernières opérations menées sous mon commandement par la flotte, quand elle avait perdu le contact avec les autorités de l’Alliance, ainsi que pour fournir des recommandations relativement aux opérations futures, récita-t-il.
— Des recommandations ? »
Le grand civil maigre se rejeta en arrière en scrutant Geary. Puis son regard se reporta brusquement sur Rione « Madame la coprésidente, sur votre serment à l’Alliance… est-il sérieux ?
— Il l’est.
— Il est isolé de ses félons de fusiliers, sénateur Navarro, intervint à brûle-pourpoint le général d’infanterie. Nous pouvons l’arrêter sur-le-champ… le faire sortir de la station et du système de Varandal avant que quiconque…
— Non. » Navarro secoua la tête. « J’étais au mieux indécis quant à ce qu’on m’avait présenté comme une simple précaution. Maintenant que j’ai rencontré cet homme, je suis persuadé que c’eût été une erreur.
— C’est au Grand Conseil en son entier de prendre cette décision, intervint une femme mince.
— Je suis d’accord avec le sénateur Navarro », déclara la femme râblée, s’attirant de ce fait quelques regards stupéfaits, ce qui fit comprendre à Geary qu’elle ne soutenait pas d’ordinaire Navarro.
Un autre homme du Conseil secoua la tête avec une hostilité marquée : « Il est monté à bord de cette station avec une troupe d’assaut de fusiliers…
— Sage précaution, n’est-ce pas ? répliqua la femme râblée.
— Nous pouvons y mettre fin tout de suite ! insista le général. L’arrêter sur sa lancée ! »
La main du sénateur Navarro s’abattit sur la table avec assez de force pour que le coup fasse résonner les cloisons et ramène provisoirement le silence. Il balaya la tablée d’un regard dur puis le verrouilla sur le général : « Arrêter quoi, général Firgani ? Dites-moi un peu pourquoi le capitaine Geary aurait laissé ces fusiliers dans la soute des navettes s’il avait eu l’intention de nous nuire ici et maintenant ? » Le général fusilla Geary des yeux sans mot dire pendant que Navarro reportait aussi le regard sur lui. « Capitaine Geary, il me semble que nous venons tout juste d’éviter une très fâcheuse méprise. L’Alliance n’a jamais arrêté ses citoyens pour des crimes qu’ils n’ont pas encore commis, surtout quand ils n’ont montré par aucun signe qu’ils s’apprêtaient à les commettre, et encore moins quand ils viennent de lui rendre les services que vous lui avez rendus. Toutes mes excuses, capitaine. »
Navarro se leva et s’inclina légèrement devant Geary, tandis que le froncement de sourcils du général s’accentuait et que d’autres conseillers affichaient leur exaspération.
« Merci, monsieur », répondit Geary. La courtoisie de Navarro avait dissipé partiellement sa colère. « On avait mis mon honneur en cause, à mon plus grand désarroi. »
Le sénateur qui avait défié Geary poussa un grognement de dérision à peine audible, mais Navarro l’ignora pour se tourner vers le général et l’amiral debout près de lui : « Le capitaine Geary va faire maintenant son rapport au Grand Conseil. Général Firgani, amiral Otropa et amiral Timbal, veuillez surveiller la situation dans le système de Varandal pendant que nous nous entretenons ici, à huis clos, avec le capitaine Geary et le sénateur Rione. »
Les trois officiers s’apprêtaient à sortir en réussissant plus ou moins bien à masquer la déception que leur inspirait ce congédiement brutal, quand Geary prit la parole. Il n’avait aucune raison d’apprécier le général Firgani ni d’accorder quelque respect aux opinions que risquait d’avancer l’amiral Otropa, mais l’amiral Timbal, lui, ne l’avait jamais contrecarré ; de fait, il l’avait plutôt aidé à pourvoir aux besoins de tous les vaisseaux et, manifestement, il avait aussi veillé à ce que Geary pût arriver jusqu’à cette salle sans être arrêté. « Monsieur, si je puis me permettre, j’aimerais que l’amiral Timbal soit présent pendant mon rapport. En sa qualité d’officier supérieur de la flotte présent sur le terrain lors de l’engagement avec la flottille des Mondes syndiqués dans ce système, il pourra sans doute ajouter des précisions à mon compte rendu. »
Navarro arqua un sourcil mais fit signe à un Timbal sidéré qu’il pouvait rester : « Très bien, capitaine Geary. »
Les yeux écarquillés, l’amiral Otropa fixa tour à tour Timbal, Geary et Navarro. « Je ne devrais pas être exclu de cette réunion si des officiers d’un grade inférieur au mien y assistent. »
Certains conseillers ouvrirent la bouche pour parler, mais Navarro leur coupa le sifflet d’une voix sèche, en affichant clairement sa lassitude. « Certainement. Restez, amiral. Général, ajouta-t-il en constatant que Firgani s’apprêtait lui aussi à protester, dans la mesure où vous êtes chargé de la sécurité de ce Conseil, vous devriez sans doute veiller en personne à ce qui se passe dans le système. Merci.
— Mais, sénateur… commença Firgani.
— Merci. »
Firgani rougit légèrement mais quitta la salle. L’amiral Timbal s’écarta un peu d’Otropa puis, ces deux officiers gardant le silence, Navarro se tourna de nouveau vers Geary et reprit d’une voix plus tempérée : « Capitaine, nous sommes tous avertis des grandes lignes de votre rapport, mais nous restons conscients d’avoir encore beaucoup à apprendre de votre bouche. Veuillez procéder. »
Refusant, même ici, de se fier à une connexion sans fil, Geary tendit la main vers les commandes de l’écran qui surplombait la table et y brancha directement son unité de communication. Le champ d’étoiles disparut, remplacé par des images encore gravées, brûlantes, dans sa mémoire : une sphère constituée de vaisseaux de l’Alliance sévèrement amochés derrière un mur de bâtiments moins endommagés, ces deux formations faisant face à une armada de Syndics disposés en une masse incurvée à la supériorité numérique écrasante. Soit la situation de la flotte de l’Alliance dans le système mère syndic lorsqu’il avait pris le commandement de ce qu’il en subsistait après qu’elle avait traversé en combattant la première embuscade ennemie. Les souvenirs que gardait Geary des moments qui avaient suivi son réveil et conduit à cette crise étaient restés d’abord obscurs, occultés par les barrières du stress post-traumatique qu’il avait subi et combattu pour s’efforcer de s’y adapter, en apprenant qu’il était resté congelé durant un siècle en sommeil de survie. Mais, par la suite, toute sa lucidité lui était revenue, éperonnée par les exigences du commandement et la pression qu’il lui imposait. Il prit une profonde inspiration pour se calmer et entreprit de dévider son rapport.
Sa voix le trahit à un moment donné : « J’ai ordonné à la flotte de se replier vers le point de saut pour le système de Corvus. Durant cette retraite, le croiseur de combat Riposte s’est sacrifié pour interdire aux éléments de tête syndics de rattraper et détruire d’autres vaisseaux de l’Alliance avant qu’ils aient pu sauter. »
Le Riposte était commandé par son arrière-petit-neveu Michael Geary, un homme plus âgé que lui et aigri d’avoir passé toute son existence dans l’ombre du légendaire Black Jack Geary.
« Savez-vous si le commandant Michael Geary a survécu à la perte de son vaisseau ? intervint la femme à l’épaisse silhouette.
— Non, madame. Je l’ignore. »
Elle hocha la tête avec affectation pour exprimer sa commisération, mais un autre sénateur prit alors la parole. « Avez-vous rapporté la clef de l’hypernet syndic fournie par le traître syndic ? exigea-t-il de savoir.
— Oui, monsieur, confirma Geary, non sans se demander pourquoi la question lui avait été posée sur le ton de l’accusation.
— Pourquoi ne pas vous en être servi ? Pourquoi n’avoir pas ramené plus vite la flotte en y recourant ? insista le sénateur.
— Parce que, sur notre trajet, les Syndics auraient pu aisément renforcer les systèmes stellaires pourvus d’un portail de l’hypernet, expliqua Geary sur un ton qu’il espérait empreint de patience. Nous savions que nous devions rapporter cette clé en bon état dans l’espace de l’Alliance, mais cela exigeait d’éviter ces portails. Nous avons tenté de nous en servir à Sancerre, mais les Syndics ont préféré tirer sur leur propre portail pour provoquer son effondrement avant que nous ne l’atteignions.
— Inutilisable, donc ! »
Le sénateur balaya la table d’un œil agressif, comme pour défier tous ceux qui oseraient le contredire.
« Non, lâcha Geary d’une voix qu’il espérait à la fois ferme et respectueuse. Elle est au contraire d’une importance cruciale. Elle a été analysée et l’on est en train d’en fabriquer des duplicatas, bien que cela risque, à ce qu’on m’a dit, de prendre un certain temps. L’original a été retransféré sur l’Indomptable, où il continuera de nous fournir un atout essentiel contre l’ennemi en nous permettant d’emprunter son hypernet. La seule méthode dont pourraient user les Syndics pour nous retirer cet avantage serait de provoquer l’effondrement de tout leur hypernet, ce qui donnerait à l’Alliance une avance économique et militaire considérable. Il y a d’autres questions que je compte aborder…
— Je veux savoir tout de suite… » le coupa le sénateur.
Navarro intervint d’une voix sèche :
« Laissons déjà le capitaine Geary faire son rapport, et nous nous occuperons ensuite de toutes les questions qu’il pourra soulever…
— Mais… ces bruits à propos d’effondrements de portails…
— Nous aborderons ce problème après le rapport », insista Navarro.
L’autre homme regarda autour de lui comme pour chercher un soutien, mais n’en trouva visiblement aucun et rengracia, non sans avoir jeté un regard torve à Navarro.
Geary poursuivit, tandis que l’écran montrait à présent le transit de la flotte à travers le système de Corvus puis affichait système après système, bataille après bataille, et que lui-même décrivait sans fioritures l’épuisement des réserves de vivres et de cellules d’énergie, et les combats désespérés menés par les vaisseaux de l’Alliance afin de contrecarrer les nombreuses tentatives syndics pour la piéger à nouveau.
Visiblement peu habitué à se taire pendant qu’un autre officier occupait le devant de la scène, l’amiral Otropa écoutait avec une impatience flagrante, de plus en plus vive, jusqu’à ce qu’il profitât d’une pause de Geary dans sa narration pour lui couper la parole : « Messieurs et mesdames du Grand Conseil, déclara-t-il, je ne pense pas que le capitaine Geary dépeigne avec exactitude le déroulement de ces combats. »
Tous se tournèrent vers lui en affichant diverses expressions, mais Rione fut la seule à répondre : « Vraiment, amiral ? Entendriez-vous par là que le journal de bord de tous les vaisseaux de l’Alliance et le rapport de leur commandant en chef seraient falsifiés ? demanda-t-elle d’une voix à la trompeuse douceur.
— Oui ! opina vigoureusement Otropa. Nos ancêtres connaissaient le secret de la victoire, qu’ils obtenaient en chargeant tous ensemble, tous les commandants rivalisant à celui qui déploierait la plus grande bravoure et frapperait l’ennemi le plus vite et le plus mortellement. Ces victoires qu’on nous décrit sont contraires à ces principes ! Elles ne peuvent être vraies ! Pas si nous honorons nos ancêtres. »
Geary fixa Otropa d’un œil incrédule, ne prenant que lentement conscience des regards des autres ; tous le dévisageaient à présent, guettant la réponse qu’il allait donner à l’amiral, lequel le toisait avec suffisance.
« Amiral, mon honneur vient encore d’être mis en cause par les accusations que vous avez portées contre moi sans aucune preuve pour les étayer. Vous avez également mis en cause celui de tous les officiers et spatiaux de la flotte. Je n’ai jamais suggéré qu’ils avaient manqué de bravoure ni d’une pugnacité de chaque instant. Les bâtiments et les équipages perdus lors de notre long voyage de retour témoignent du courage de notre personnel, de façon autrement probante que toutes les paroles que je pourrais prononcer.
— Je ne suis pas… commença Otropa.
— Je n’en ai pas terminé, amiral. » Aux commandes de la flotte, Geary avait eu affaire à trop d’officiers récalcitrants pour supporter la morgue d’un Otropa, qu’il soit ou non d’un grade supérieur au sien. L’espace d’un instant, il lui sembla voir Numos cafouiller à Caliban, Falco menant des vaisseaux à leur perte à Vidha, le Paladin de Midea chargeant aveuglément vers son anéantissement à Lakota, et toute la patience dont il pouvait faire preuve à l’égard des imbéciles s’envola. « Nos ancêtres se battaient avec autant d’intelligence que de courage. Je le sais parce que j’étais là.
Ils se débrouillaient pour que leurs combats et leurs sacrifices soient fructueux. J’ai eu l’honneur de commander aux vaisseaux de notre flotte actuelle et aux hommes et femmes de leurs équipages, et j’ai eu aussi celui de leur montrer comment combattaient réellement nos ancêtres. Sur le champ de bataille, c’est avec l’ennemi qu’on rivalise, pas entre nous. Dans le travail d’équipe d’une flotte disciplinée et bien entraînée, il y a largement la place pour le courage individuel et l’émulation, mais pas au détriment de notre devoir envers la population et les mondes que nous protégeons. »
Otropa fronça les sourcils, donnant l’impression de se creuser la cervelle pour chercher une réponse. L’amiral Timbal ne montrait par aucun signe qu’il s’apprêtait à lui venir en aide et, tout au contraire, fixait un des coins de la salle comme pour se désolidariser de son collègue.
La femme râblée gloussa : « Avez-vous le commencement d’une preuve corroborant vos affirmations selon lesquelles les journaux de bord de la flotte auraient été falsifiés ? demanda-t-elle ironiquement à Otropa.
— Non, madame le sénateur, admit-il d’une voix étranglée. Mais ces résultats… Prétendre avoir détruit tant de bâtiments ennemis alors qu’on a souffert si peu de pertes…
— Alors peut-être devrions-nous laisser le capitaine Geary poursuivre sa présentation pendant que vous vous mettrez en quête de ces preuves », suggéra-t-elle.
Otropa piqua un fard, mais le sénateur Navarro hocha la tête et lui désigna la porte d’un coup de menton.
Otropa sorti, Geary laissa passer quelques instants de gêne puis continua son récit en ajoutant enfin à sa présentation les éléments les plus top secret : ce que l’on savait et ce qu’on pouvait raisonnablement conjecturer de l’existence d’une espèce extraterrestre au-delà de l’espace syndic. Le visage des dirigeants politiques trahit tout d’abord leur incrédulité puis une inquiétude croissante. Lorsqu’il expliqua comment les extraterrestres s’y étaient pris pour tenter d’anéantir la flotte dans le système de Lakota, une des sénatrices secoua la tête : « S’il existait une autre explication, capitaine, je n’y croirais pas cinq secondes. »
Geary fit la grimace.
« Croyez-moi, madame, répondit-il, s’il en existait une autre, nous aurions sauté dessus aussi vite que vous l’auriez fait vous-même. »
Quand il leur fit part des logiciels malfaisants implantés dans les systèmes de navigation et de communication des vaisseaux de l’Alliance, la mâchoire de Timbal s’affaissa et le sénateur Navarro se pencha brusquement en avant : « Vous avez trouvé ces virus ? Nos propres bâtiments auraient donc transmis leur position à ces… je ne sais trop quoi ?
— Nous n’avons pas encore compris comment ça fonctionnait, précisa Geary. Nous avons certes trouvé le moyen de nettoyer les systèmes de nos vaisseaux, mais nous devons présumer que d’autres bâtiments et installations de l’Alliance sont infestés par de tels virus. Cela vaut aussi pour ceux des Syndics.
— Comment se fait-il que personne d’entre nous ne l’ait su auparavant ? s’interrogea l’homme mince avec une nonchalance qui fit légèrement se crisper Navarro.
— Nous ne cherchions pas de ce côté, répondit Rione. Personne n’y songeait. Personne ne cherchait une technologie de cette nature, tellement plus avancée que la nôtre et celle des Syndics.
— Peut-être, concéda l’homme mince. Mais les raisons pour lesquelles nous ne cherchions pas sont indubitablement très diverses. »
La femme râblée s’esclaffa : « Serait-ce une allusion à l’intellect ou à la morale de nos camarades conseillers, Suva ? »
Navarro réussit à imposer le silence, mais son mécontentement était à chaque seconde plus évident : « Veuillez poursuivre, capitaine Geary. »
Tous tressaillirent quand Geary repassa la destruction du système de Lakota après l’anéantissement de son portail par les vaisseaux syndics qui le gardaient. « Nous avons eu de la chance là-bas. Comme je l’ai décrit dans mes rapports précédents, les experts ont statué que le niveau potentiel de la décharge consécutive à l’effondrement d’un portail peut être équivalent à celui d’une nova. » Les politiciens frémirent davantage. » Nous pensons que les extraterrestres sont capables de provoquer ces effondrements spontanés partout dans l’espace de l’Alliance et des Mondes syndiqués. C’est la seule explication plausible à ce qui s’est passé à Kalixa. » Timbal hocha vigoureusement la tête « Nous avons réussi à infiltrer un éclaireur dans le système de Kalixa. Celui-ci a été totalement dévasté. »
Le sénateur Navarro, qui jusque-là se couvrait les yeux de la main, la releva lentement. « Vous ne vous inquiétiez donc pas d’un effondrement spontané des portails, comme le prétendait le message diffusé par la flotte à son arrivée à Varandal. Mais plutôt de son déclenchement par ces extraterrestres.
— Oui, monsieur. Comme ils l’ont fait à Kalixa. Mais j’ai trouvé préférable de ne pas divulguer publiquement cette information. »
La femme maigre secoua la tête. « Vous avez déjà provoqué une panique suffisante avec cette transmission. Les images de Lakota ont flanqué une peur bleue à tout le monde.
— Il nous avait paru important d’inciter chaque système à installer dès que possible un dispositif de sauvegarde sur son portail de l’hypernet.
— Vous avez assurément réussi, convint Navarro avant de pousser un long soupir. Juste avant cette réunion, on m’a informé que celui de Petit venait de s’effondrer. Il leur a fallu un certain temps pour faire sauter un vaisseau jusqu’au plus proche système doté d’un portail et en apporter la nouvelle ici. Grâce au système de sauvegarde qu’ils avaient fini d’installer douze heures plus tôt, le niveau de la décharge d’énergie s’est borné à celui d’une éruption solaire d’intensité moyenne. »
L’amiral Timbal jeta un regard vers Geary. « Nous avons construit un grand nombre de chantiers navals à Petit au cours des cinquante dernières années. Ce système, outre la très forte densité de sa population, est d’une importance considérable pour l’effort de guerre de l’Alliance. Si ce que j’ai pu voir de Kalixa s’était produit à Petit, ç’aurait été tout à la fois une épouvantable tragédie et un coup sévère porté à nos défenses.
— Tous les systèmes stellaires de l’Alliance pourvus d’un portail sont-ils désormais dotés d’un dispositif de sauvegarde ? s’enquit Rione.
— Ils devraient l’être, répondit Navarro. Nous n’avons pas eu encore le temps d’en recevoir la confirmation de tous, mais même celui de Sol devrait être opérationnel à présent, et c’est pratiquement le terminus de l’hypernet de l’Alliance. »
Un sénateur de petite stature montra les dents : « Nous détenons enfin l’arme qui nous permettra de gagner la guerre ! L’Alliance possède ces dispositifs de sauvegarde mais pas les Mondes syndiqués ! Nous pouvons anéantir leurs portails, effacer leurs systèmes et…
— Seriez-vous timbré ? le coupa la femme qu’on appelait Suva. Vous avez vu ce que son portail a fait à Lakota.
— Mais nous pourrions gagner la guerre », admit avec réticence la sénatrice lourdement charpentée.
Geary les sentait vaciller, exactement comme l’avaient prédit Rione, ses plus fidèles officiers et lui-même. Confrontés à une arme inhumaine mais qui leur offrait le moyen de mettre un terme à une guerre de cent ans, les dirigeants de l’Alliance envisageaient sérieusement de déclencher des novæ dans les systèmes stellaires colonisés par leurs semblables. Mais Rione le devança avant qu’il eût ouvert la bouche : « Non, cette arme ne le pourrait pas. Les Syndics savent comme nous que leurs portails peuvent s’effondrer et ils auront certainement déjà installé leurs propres dispositifs de sauvegarde.
— Certainement ? lui demanda un autre sénateur.
— Oui, répondit platement Rione. Nous savons qu’ils s’en sont pourvus.
— Je suis contraint d’ajouter que je préférerais démissionner que d’obéir à l’ordre de déclencher l’effondrement d’un portail de l’hypernet ennemi afin de rayer entièrement son système stellaire des cartes célestes », déclara Geary.
Navarro secoua la tête. « Démissionner ? Vous ne vous contenteriez pas d’un refus d’obéissance ?
— Refuser d’obéir à un ordre licite n’est pas une option prévue par le règlement de la flotte de l’Alliance, monsieur. D’autre part, j’aimerais vous rappeler que l’effondrement d’un portail exige, pour détruire ses torons, la présence de vaisseaux à proximité. La perte de ces bâtiments serait inéluctable.
— Une mission suicide, lâcha Navarro.
— Mais songez à ce qu’elle nous rapporterait ! insista un autre sénateur. La population et les forces armées de l’Alliance attendent que nous prenions des décisions qui nous permettraient de gagner cette guerre, si rudes fussent-elles ! Si cela implique d’utiliser comme armes les portails de l’hypernet syndic, même au prix de quelques-uns de nos vaisseaux…
— Ils attendent que nous fassions preuve d’un peu de sagesse quand nous prenons des décisions qui pourraient avoir un coût élevé en vies humaines, rétorqua Navarro. Vous êtes libre de trouver ardue celle d’envoyer des gens à la mort, mais je suis fermement convaincu que c’est encore plus difficile pour ceux qui meurent.
— Il faut que nous vainquions ! Certains d’entre nous ne tiennent peut-être pas à remporter la victoire mais…
— Rien ne justifie qu’on porte de telles accusations contre un membre du Grand Conseil ! aboya un autre sénateur.
— Aucune preuve tangible peut-être… insinua un autre.
— Je me demande si l’Alliance ne se porterait pas mieux si ses fusiliers avaient suivi jusqu’ici le capitaine Geary », lâcha le sénateur Navarro, dont la voix tranchante interrompit la discussion. Dans le silence stupéfait qui suivit, il fixa tour à tour chacun des sénateurs, le regard dur. « Nous pourrions certes l’emporter en balayant des systèmes stellaires habités, reprit-il. Mais à quel prix ? À quel prix pour l’humanité ? »
Les sénateurs se regardèrent, mais aucun ne semblait avoir une réponse toute faite à cette question. Navarro finit par hausser les épaules. « Il semble que l’emploi des portails de l’hypernet comme armes ne soit plus une option pour personne, de sorte qu’il n’est nullement nécessaire d’en débattre ni d’en décider, reprit-il. En ce qui me concerne, je remercie mes ancêtres de n’avoir pas à prendre une telle décision, et les vivantes étoiles de ce qu’une telle menace à notre encontre soit écartée. » Il s’accorda une pause et son regard se reporta sur Geary. « J’ai la conviction que la connaissance de la menace posée par les portails et de leur usage potentiel à des fins belliqueuses pourrait octroyer un avantage irrésistible à quiconque envisagerait de faire main basse sur le gouvernement de l’Alliance ou d’exploiter l’hystérie collective soulevée par l’effondrement de portails de l’hypernet dans son espace. Mais vous avez préféré nous livrer cette connaissance.
— Il ne lui est jamais venu à l’idée de faire autrement, fit observer Rione. Le capitaine Geary ressent le besoin de présenter ces options aux politiques que vous êtes, mais, fort heureusement, il méprise de telles possibilités.
— Fort heureusement, en effet, convint Navarro d’une voix sèche. Il va me falloir remercier mes ancêtres ce soir. Vous auriez aussi bien pu garder pour vous cette clé de l’hypernet syndic, puisqu’elle confère un tel avantage stratégique à toute force de l’Alliance. Vous auriez pu vous rendre indispensable, capitaine. »
Geary se demanda jusqu’à quel point sa réaction avait sauté aux yeux : « C’est la dernière chose que je souhaite, monsieur.
— Certains y verraient la garantie de la sécurité de leur emploi, capitaine Geary. Poursuivez, je vous prie. »
De fait, il n’y avait plus grand-chose à ajouter. Geary narra brièvement les derniers combats jusqu’à cet engagement final à Varandal au retour de la flotte dans l’espace de l’Alliance.
« Vous êtes certain que les Syndics envisageaient de provoquer l’effondrement de notre portail pour venger celui de Kalixa ? demanda la femme lourdement charpentée.
— C’est notre conclusion la plus crédible, madame la sénatrice, et elle reste cohérente avec les initiatives prises par les Syndics durant cette période. J’aimerais ajouter que la vaillante défense de Varandal par le personnel et les vaisseaux de l’Alliance, avant comme après notre retour, a probablement largement contribué à déjouer leur plan. »
Navarro se tourna vers l’amiral Timbal : « Que nous en disent les prisonniers des bâtiments syndics détruits ici ? Ils appartenaient bien à la flottille de réserve, n’est-ce pas ? »
Timbal pinça les lèvres en réfléchissant à sa réponse : « La plupart ne semblent strictement rien savoir, pas même pourquoi ils étaient cantonnés le long d’une frontière si éloignée de l’Alliance. Apparemment, des rumeurs auraient couru à propos d’un ennemi mystérieux, mais le plus clair de leur personnel ne sait rien de précis. Interrogés, quelques-uns des prisonniers les plus hauts gradés ont effectivement révélé qu’ils comptaient provoquer l’effondrement du portail de Varandal en représailles de la catastrophe de Kalixa. Ils ont aussi trahi leur connaissance de la présence d’une espèce intelligente non humaine de l’autre côté de l’espace syndic. Nous avons pu confirmer que leur mission était bel et bien de défendre leur frontière contre cette espèce. Mais ils ne semblent en revanche connaître aucun détail précis sur ces extraterrestres, rien en tout cas que nous soyons en mesure de leur faire avouer par la force ni la ruse.
— Mais ils ont effectivement confirmé l’existence de cette espèce ? s’enquit un autre sénateur.
— Oui, monsieur, en effet. C’est en tout cas ce que leurs ondes cérébrales ont révélé en réaction à nos questions.
— Et cette espèce serait hostile ? »
Timbal hésita une seconde : « Les prisonniers syndics n’ont rien voulu dire, mais ces extraterrestres les inquiétaient visiblement. » Il jeta à Geary un regard assorti d’un sourire pincé. « Que les Syndics maintiennent la présence d’une puissante force spatiale si loin de l’Alliance me semble prouver clairement qu’ils se méfient d’eux. »
La sénatrice Suva secoua la tête : « Pourquoi les interrogatoires antérieurs n’en ont-ils jamais révélé l’existence ? Nous avions déjà capturé des officiers supérieurs, n’est-ce pas ?
— Nul ne leur a jamais posé ces questions, répondit Rione. Pourquoi l’aurait-on fait ? Nous n’avions aucune raison de nous enquérir de l’existence d’une espèce non humaine par-delà l’espace syndic.
— Mais vous l’avez pressentie, fit observer Navarro en regardant Geary.
— Pas tout seul, objecta celui-ci. Il s’est aussi trouvé que nous avons eu accès à des archives et territoires syndics dont le personnel de l’Alliance n’avait jamais eu connaissance. C’est un enchaînement de circonstances. »
Navarro fit soudain plus vieux que son âge : « Et vous croyez ces extraterrestres responsables d’avoir provoqué le conflit entre l’Alliance et les Mondes syndiqués ?
— Nous estimons que c’est une possibilité raisonnable. Elle cadre avec ce que nous savons et permet d’expliquer certains détails qui autrement n’auraient aucun sens. »
Un autre sénateur intervint, sur un ton empreint d’une telle amertume que Geary put pratiquement la palper : « Même si cela est vrai, ça n’enlève strictement rien à la responsabilité des Syndics dans cette guerre, ni à toute la souffrance que nous avons endurée par leur faute.
— Je ne le conteste nullement, sénateur, répondit Geary. Les dirigeants syndics ont pris eux-mêmes leurs décisions. Cependant, si les extraterrestres les ont réellement incités par la ruse à nous attaquer, c’est la très nette indication qu’ils nous regardent comme une menace à éradiquer. Ce serait également cohérent avec l’emploi de la technologie de l’hypernet, dans le but de tromper non seulement les Syndics mais l’humanité tout entière, en la poussant à semer dans tous ses systèmes stellaires des mines d’une puissance inimaginable.
— A-t-on consulté des spécialistes de l’hypernet ? demanda Navarro. Tombent-ils d’accord avec l’hypothèse selon laquelle ce serait une technologie extraterrestre délibérément infiltrée dans les deux camps humains qui participent à cette guerre, et admettent-ils que le portail de Kalixa n’aurait pas pu s’effondrer spontanément ?
— Oui, monsieur. Du moins ceux de la flotte avec qui je me suis entretenu. Je n’ai consulté aucun expert extérieur, dans l’attente d’en avoir l’autorisation compte tenu de la délicatesse du sujet. » Geary baissa un instant les yeux. « Hélas, le capitaine Cresida, la meilleure spécialiste de l’hypernet de la flotte, a trouvé la mort durant la bataille de Varandal quand le Furieux, son bâtiment, a été détruit.
— Jaylen est morte ? hoqueta un sénateur resté jusque-là silencieux. Je l’ignorais. Oh, malheur ! Je connais sa famille. Mais elle aurait été promue capitaine auparavant, dites-vous ?
— En campagne, précisa Geary en hochant la tête. J’ai pris un certain nombre d’initiatives de ce genre, en me réservant de les soumettre officiellement à mes supérieurs à notre retour, pour obtenir leur approbation et leur confirmation, ce que je fais actuellement. J’espère que le gouvernement les accueillera favorablement. J’ai aussi pris quelques mesures disciplinaires au motif d’accusations relevant de la cour martiale, que je regrette de devoir vous rapporter mais dont j’espère qu’elles seront avalisées. »
Les conseillers dévisagèrent un instant Geary avec diverses expressions. Puis Navarro eut un doux rire, en même temps qu’il affichait le document de Geary : « Pardon, capitaine Geary, mais vous vous exprimez parfois de façon… eh bien… surannée. Mais dans le bon sens du terme, je m’empresse de le préciser. Pourquoi pensez-vous que les promotions et autres nominations décidées sur le terrain devraient être approuvées par vos supérieurs ? »
Geary soutint son regard : « Je présumais que la procédure n’avait pas changé.
— La flotte jouit à présent d’une plus grande autonomie, fit sèchement remarquer Navarro. Voyons un peu ce que nous avons là. Vous nous demandez de confirmer certaines promotions sur le terrain, telles que la nomination du capitaine de frégate Cresida au grade de capitaine de vaisseau. Je n’y vois aucun inconvénient. Vous recommandez aussi la promotion du colonel Carabali au grade de général, au titre de sa conduite exemplaire sous votre commandement. Nous accorderons assurément la plus grande considération à ces suggestions.
— Des fusiliers en cuirasse de combat ont affronté des fantassins de l’Alliance et les ont empêchés de faire leur devoir ! intervint de nouveau la sénatrice Suva. Pourriez-vous me dire à qui ou à quoi exactement le colonel Carabali s’est montrée loyale ?
— À l’Alliance, affirma fermement Geary.
— De nos jours, ça pourrait prendre de multiples significations, déclara la femme râblée.
— En effet, convint avec lassitude le sénateur Navarro avant de s’interrompre pour relire les recommandations de Geary. Numos. Falco. J’ai rencontré Falco à une certaine occasion, voilà très longtemps. Kila. Elle n’est plus à notre portée désormais. Puissent les vivantes étoiles la juger comme elle le mérite. » Navarro regarda de nouveau Geary. « Je cherche quelque chose, mais je ne le trouve pas là-dedans.
— Quoi donc, monsieur ? demanda Geary avec inquiétude, craignant d’avoir laissé passer un détail capital.
— Ça ne parle jamais de vous, capitaine Geary. »
Geary fonça les sourcils, mystifié. « Je ne comprends pas, monsieur.
— Vous n’exigez rien pour vous-même, capitaine. Ni promotion ni récompense, rien.
— Ce ne serait pas convenable, monsieur », lâcha Geary.
Certains politiciens s’esclaffèrent. L’amiral Timbal semblait mal à l’aise.
Navarro eut un bref sourire puis se départit de toute trace d’humour : « Vous avez réalisé des exploits stupéfiants, capitaine Geary. Ces hauts faits, auxquels s’ajoute la réputation légendaire de Black Jack, que ce gouvernement s’est échiné à entretenir, pourraient faire de vous un homme très puissant. Que désirez-vous, capitaine ? »