Un hurlement collectif, pareil au rugissement d’une troupe de lions venant de repérer leur proie, monta du personnel présent sur la passerelle de l’Indomptable quand la flotte émergea dans le système mère syndic. Elle l’avait fui six mois plus tôt après d’épouvantables pertes face à des vaisseaux ennemis à la supériorité numérique écrasante. Elle était maintenant de retour, et les épaves de ces mêmes bâtiments syndics jonchaient désormais l’espace le long de la trajectoire qu’elle avait empruntée pour rentrer chez elle. « On les tient », murmura Desjani, dont les yeux brillaient déjà d’anticipation.
Geary s’arrêta pour savourer cet instant en dépit de sa détermination à ne pas se laisser distraire. La flotte de l’Alliance avait émergé du point de saut perpendiculairement à la position qu’elle occupait quand il en avait pris le commandement, à un quart environ de la distance séparant la lisière extérieure du système du point de saut qui lui avait permis de gagner Corvus. À trois heures-lumière de là, le portail de l’hypernet était suspendu dans le vide. Même à cette distance, les senseurs de la flotte repéraient les épaisses murailles des champs de mines semées juste devant le portail, mines dont la densité et la multitude outrepassaient de très loin l’exigence de discrétion de telles armes. Juste derrière patientait un autre amas de cargos, tous reliés à des centaines de VAR parfaitement visibles, prêtes à être larguées pour frapper toute force sortant en chancelant de ces champs de mines. Et, par-delà les vaisseaux marchands, à quinze minutes-lumière seulement du portail, stationnait le corps principal des défenseurs syndics : douze cuirassés et seize croiseurs de combat en tout et pour tout, mais escortés par soixante et un croiseurs lourds, cinquante croiseurs légers et cent quatre-vingt-dix-sept avisos.
Plus capital encore, les senseurs de l’Alliance confirmèrent que le portail de l’hypernet était équipé d’un dispositif de sauvegarde. Certes, personne n’avait douté que cette protection serait mise en place, mais le seul fait de la voir installée dissipait les dernières inquiétudes à cet égard.
Partout ailleurs dans le système, on apercevait quelques croiseurs légers et avisos transitant d’une planète à l’autre et, à l’autre bout, presque diamétralement à l’opposé de la flotte par rapport à l’étoile, un unique cuirassé et trois croiseurs lourds formant un petit groupe.
« Je sais que nombre de ces cuirassés et croiseurs de combat ont été fabriqués récemment, mais où diable les Syndics ont-ils déniché tous ces escorteurs ? s’interrogea Geary.
— Ils ont dû dépouiller bon nombre de systèmes stellaires de leurs forces défensives, avança Desjani. Si nous avions foncé tête baissée dans ce piège, ç’aurait été la répétition du dernier passage de la flotte. Le temps de nous extirper de ce traquenard, nous aurions tant perdu de bâtiments que les Syndics auraient sûrement remporté la victoire. » Le regard de Desjani erra sur son écran. « Tout ce qui gravite en orbite fixe est équipé de batteries de rayons à particules ou de canons électromagnétiques. Vous avez bien fait d’économiser nos cailloux. »
Le système mère syndic constituait assurément un environnement riche en cibles. En sus des défenses fixes, ses planètes hébergeaient de nombreuses cités et colonies, bien que le principal monde habité présentât également de vastes étendues ressemblant à des parcs naturels et plantées de grands pavillons si éloignés les uns des autres que l’occupant de l’un ne pouvait certainement pas apercevoir les autres. « Belle planète, fit remarquer Geary.
— La principale planète habitée se trouve à huit minutes-lumière du soleil et elle est quasiment parfaite, convint Desjani. Celle qui s’en trouve à quatre minutes-lumière et demie est bien trop chaude mais celle à quinze doit être relativement agréable puisqu’elle héberge un grand nombre de cités enfouies, et la géante gazeuse qui en est séparée par trente-deux minutes-lumière présente des conditions d’exploitation minière très commodes. C’est un très beau système. Pouvons-nous le défaire ?
— Ouais. Commençons par les défenses fixes. Nous épargnerons les cibles industrielles et les transports pour conserver un moyen de pression et, si besoin, les liquider pour contraindre les Syndics à des négociations sérieuses. » Geary entra des commandes dans les systèmes de combat, en leur désignant pour cibles les défenses ennemies installées sur les planètes, lunes, astéroïdes et satellites artificiels gravitant sur orbite fixe, ainsi que les centres de commandement et de contrôle que les senseurs associaient à ces défenses, puis demanda aux systèmes automatisés de lui fournir un plan de bombardement. Le nombre des cibles était si important que les systèmes de combat de la flotte ne lui livrèrent une solution qu’au terme d’un délai sensible. Geary ne put réprimer un sifflement quand il l’étudia. « Je vais m’assurer que les auxiliaires nous fabriquent davantage de cailloux. Ça risque de sérieusement grever nos réserves. »
Il entreprit de confirmer son ordre puis modifia un paramètre et regarda Desjani. « Chargez-vous-en.
— Comment ?
— Je viens de vous passer le flambeau. Donnez votre approbation au bombardement. »
Elle lui sourit lentement. « Vous savez rendre une femme heureuse. Celle-ci, en tout cas. » Son sourire s’altéra, virant au rictus féroce pendant qu’elle consultait le plan de bombardement. « Merci, amiral. Ça vengera les camarades que nous avons perdus la dernière fois », déclara-t-elle en pressant la touche.
Par toute la flotte, les vaisseaux entreprirent de larguer leurs projectiles cinétiques. Ceux-ci mettraient des heures et même des jours à atteindre leur objectif, mais le réseau compliqué des batteries défensives syndics ne serait plus que débris quand ils auraient frappé.
Durant ce siècle de guerre, le système mère syndic n’en avait jamais éprouvé directement l’impact. Ce serait bientôt chose faite et, à cette idée, Geary ne manquait pas de ressentir une certaine satisfaction. « Allons maintenant liquider cette flottille syndic. À toutes les unités de la flotte, virez à bâbord de quarante-deux degrés et de un degré vers le bas à T trente. » Il maintiendrait quelque temps la formation, jusqu’à ce qu’il apprenne la réaction des Syndics. En dépit de l’excellente tournure que semblait prendre la situation, il avait le pressentiment taraudant que l’ennemi avait dû préparer dans ce système stellaire des pièges qui n’étaient pas encore repérés. « Restez sur le qui-vive. Il y a peut-être d’autres champs de mines. »
Maintenant qu’on avait pris les mesures les plus urgentes, il était largement temps d’aborder la véritable raison de la venue de la flotte dans ce système. Il appela la section du Renseignement de l’Indomptable. « Lieutenant Iger, êtes-vous en mesure de localiser avec précision le siège du Conseil exécutif syndic dans ce système ? »
Iger afficha la mine d’un subordonné conscient que sa réponse n’allait pas beaucoup plaire à son supérieur. « Ce serait hautement improbable, amiral. Nous scannons actuellement toutes les communications codées des Syndics pour tenter de dénicher des informations, et nous tâcherons d’en décrypter le plus grand nombre de segments possible, mais les seules indications dont nous disposerons proviendront vraisemblablement de transmissions prioritaires sur le réseau de communications du système.
— Et vous pourrez les lire ?
— Non, amiral, pas exactement. Mais nous pourrons au moins dire à quels messages les routeurs auront accordé la priorité. En remontant ces transmissions jusqu’à leur source, nous pourrons localiser de façon générale la position géographique de l’autorité qui aura émis ces messages à haute priorité. »
Prometteur. « Générale jusqu’à quel point ? »
La gêne de l’officier du Renseignement s’accrut. « Une fois les messages entrés dans un système de transmission clos, nous ne pouvons plus les traquer. Une installation orbitale, par exemple. Ou une planète.
— Une planète ? s’étonna Geary. Vous ne pouvez pas rétrécir davantage le champ de vos investigations ? Quelque part à la surface d’une planète, c’est tout ?
— Sans doute, amiral, expliqua Iger. Une fois le message parvenu sur une planète, il existe un grand nombre de méthodes de transmission que nous ne pouvons pas surveiller de notre position. Les câbles enterrés, par exemple. Les centres de commandement planétaires tendent à se servir des sites éloignés pour les radiotransmissions afin de dissimuler leur position exacte. Mais nous devrions au moins déterminer sur quelle planète se trouve le Conseil exécutif. »
C’était manifestement une explication plutôt qu’une excuse, aussi Geary hocha-t-il la tête. « Très bien. Dans quel délai pourriez-vous me fournir ce renseignement ?
— Tout dépend du réseau syndic et de son maillage, amiral. Entre quelques heures et moins d’une journée. Si une source syndic nous fournit une meilleure information, nous parviendrons à mieux localiser le Conseil exécutif. Mais nous ne pouvons guère espérer que ça se produira dans l’immédiat.
— Compris. Avez-vous déjà identifié des camps de prisonniers de guerre ?
Iger secoua la tête. « Non, amiral. Rien qui ressemble à un camp de prisonniers ou à un camp de travail forcé, et aucune transmission connectée à ce genre d’établissement. Mais nous continuons de chercher.
— Parfait. Mais trouver le siège des autorités syndics reste votre tâche prioritaire. Informez-m’en dès que vous l’aurez déniché et tâchez de l’obtenir le plus tôt possible. » Il connaissait assez Iger pour savoir qu’ainsi présentée cette dernière requête suffirait à lui valoir toute la diligence requise de la part de la section du Renseignement.
Moins d’une journée et au minimum quelques heures. L’attente lui semblait bien trop longue, d’autant qu’elle permettrait aux Syndics de planifier d’autres attaques avant d’accepter d’ouvrir des négociations. L’expérience avait enseigné à Geary qu’il était plus facile d’empêcher un plan de se former que de l’empêcher de se réaliser.
Ne pouvant pas encore envoyer son ultimatum à une adresse précise, il allait devoir le diffuser largement. Il se redressa avant de transmettre : « Aux membres du Conseil exécutif des Mondes syndiqués, ici l’amiral Geary, commandant de la flotte de l’Alliance. Nous sommes ici pour mettre un terme définitif à ce conflit sous des conditions acceptables par les deux parties. Si possible par des négociations, mais si besoin par la force. Une liste de propositions, qui pourrait constituer la base d’un traité de paix, est jointe à cette transmission. Je vous exhorte à en prendre connaissance et à y répondre positivement le plus tôt possible. Les forces de l’Alliance dans ce système stellaire poursuivront leurs opérations offensives jusqu’à ce qu’un traité soit accepté. » Rione avait suggéré que ce serait le seul moyen d’interdire aux Syndics de faire traîner les négociations le plus longtemps possible. « En l’honneur de nos ancêtres. »
Alors qu’il terminait son allocution, Geary entendit monter les bruits d’une algarade au fond de la passerelle et il se retourna, agacé. Rione et les deux autres sénateurs étaient plantés là, envahissant la zone et donnant l’impression de se quereller, tandis que Desjani, de son côté, semblait se demander si elle ne devait pas les mettre tous aux arrêts pour s’en débarrasser. « Excusez-moi, déclara Geary d’une voix légèrement plus sonore qu’à l’ordinaire. Mais nous affrontons encore d’importantes forces militaires syndics dans ce système et nous nous attendons à combattre. Nous préférerions éviter toute distraction sur la passerelle.
— Même s’il nous a fallu vivre avec pendant un bon moment », marmonna Desjani, trop bas pour se faire entendre des trois politiciens.
La sénatrice Costa fronça hautainement les sourcils. « Amiral Geary, nous nous efforçons simplement de décider d’une rotation équitable dans l’occupation du fauteuil de l’observateur sur la passerelle. »
Rione adressa un geste d’impuissance à Geary, à l’insu de Costa et de Sakaï, avant de prendre la parole. « Peut-être devrions-nous tenir cette conversation ailleurs ? suggéra-t-elle aux deux autres. Au calme et là où nous ne dérangerons pas l’équipage.
— Le cachot est charmant et paisible, grommela Desjani sotto voce.
— Tanya ! la tança Geary avant d’élever à nouveau la voix : Excellente initiative, madame la coprésidente. Tâchez de régler ça entre vous, s’il vous plaît. » Geary ne tenait pas à s’en mêler car il risquait de perdre patience, d’ordonner aux politiciens de se plier à telle ou telle disposition et de s’habituer un peu trop aisément à leur donner des ordres, manière bien commode de composer avec eux. Il ne pouvait pas se permettre ce luxe quand la flotte et la population de l’Alliance ne seraient que trop heureuses de l’y inciter.
Difficile de déterminer les sentiments qui agitaient Sakaï à cet instant, mais il hocha la tête. « Très bien, amiral. Nous nous fions à vous pour nous prévenir dès que les forces combattantes de l’ennemi seront éliminées. »
À l’entendre, l’éradication de la flottille syndic ne serait qu’une formalité, songea Geary, mais il se contenta d’opiner. « Certainement.
— Je suis fier de voir tant de braves citoyens de Kosatka jouer un rôle aussi déterminant au sein de cette flotte. Sans leurs courageux sacrifices nous ne serions pas là. »
Desjani riboula des yeux à l’insu de Sakaï, mais sa voix restait empreinte de respect. « Merci, sénateur. » Les vigies originaires de Kosatka présentes sur la passerelle marmonnèrent toutes des remerciements polis mais brefs avant que les sénateurs ne se retirent.
Geary ne s’étonna guère de voir la sénatrice Costa réapparaître quelques instants plus tard et s’asseoir avec une légère fatuité dans le fauteuil de l’observateur. Il s’était attendu à ce que Rione cédât un moment sa place à l’un de ses collègues, puisqu’elle savait d’expérience qu’il ne se passerait rien avant des heures. La flottille syndic qui gardait le portail n’assisterait que dans plus de deux heures à l’arrivée de la flotte de l’Alliance, et la réaction de l’ennemi ne serait perceptible que dans près de trois.
Au bout d’une première heure, alors que la flotte de l’Alliance progressait toujours régulièrement vers les Syndics mais qu’il ne se passait pas grand-chose d’autre, sinon l’impact de projectiles cinétiques sur deux installations défensives ennemies, Costa commença à ne plus tenir en place. Une autre heure s’écoula sans grands changements. 0,1c paraît rapide et l’est en fait. À cette vélocité, les vaisseaux de l’Alliance couvraient quelque trente mille kilomètres par seconde. Mais, compte tenu des énormes distances dans l’espace, on n’en a pas moins l’impression de ramper. Quand l’ennemi se trouve à trois heures-lumière de vous et qu’il faut dix heures pour en parcourir une, on ne peut guère espérer combattre avant plus d’une journée.
« Ils devraient maintenant nous avoir aperçus, déclara Desjani assez fort pour se faire entendre de Costa. Plus que trois heures avant que nous ne les voyions réagir. »
La sénatrice, qui donnait déjà l’impression de s’ennuyer à mourir, eut une moue écœurée.
Geary se leva. « J’ai besoin de déambuler un peu pour réfléchir. Prévenez-moi s’il se passe quelque chose avant que ces trois heures ne se soient écoulées.
— Je n’y manquerai pas, amiral. »
Deux heures plus tard, Geary était de retour sur la passerelle. Rione était de nouveau installée dans le fauteuil de l’observateur, mais elle n’avait pas l’air particulièrement contente d’avoir imposé par la ruse à ses collègues une rotation qui la favorisait. Geary eut plutôt l’impression qu’elle s’inquiétait.
« Quel est le problème ?
— Je n’en sais trop rien. »
Elle n’en dit pas plus, aussi se rassit-il en adressant un signe de tête à Desjani, qui elle aussi paraissait préoccupée. « Quelle tournure est-ce que ça prend ? s’enquit-il.
— Assez bonne. » Mais elle n’avait pas l’air très satisfaite.
« Qu’est-ce qui vous perturbe ?
— Je n’arrive pas à mettre le doigt dessus. Et vous ?
— Moi non plus. »
Les minutes s’égrenaient péniblement, mais des alarmes finirent par s’afficher sur l’écran des manœuvres ; la flottille syndic avait enfin bougé.
« Ils esquivent le combat », déclara Desjani en se renfrognant.
Les vaisseaux ennemis avaient pivoté et quitté leur position près du portail en accélérant, mais sans adopter un vecteur qui les aurait rapprochés de la flotte de l’Alliance. « Où diable peuvent-ils bien aller ? » s’interrogea Geary. S’ils choisissaient de se maintenir hors de portée de ses forces sans pour autant sauter hors du système, ils représenteraient une menace aussi constante qu’exaspérante. Dans l’espace conventionnel, les hommes peuvent sans doute jouer à de petits jeux avec les lois de la physique grâce à des tampons d’inertie permettant des accélérations ou décélérations qui devraient normalement démanteler vaisseaux et occupants, mais personne n’avait encore trouvé le moyen de surmonter complètement les facteurs de temps et d’espace. Les Syndics étaient beaucoup trop loin pour que la flotte de l’Alliance eût une chance de les rattraper. Pour qu’une bataille ait lieu, il faudrait qu’ils s’en rapprochent, mais, pour le moment, ça n’avait pas l’air de les intéresser.
« Où qu’ils aillent, ce n’est pas vers nous », grommela Desjani, tandis que les trajectoires prévues des vaisseaux syndics se réduisaient, à mesure qu’ils s’éloignaient de plus en plus vite et que les senseurs de la flotte analysaient leur course, de cônes qu’elles avaient été à des lignes de plus en plus fines. « À croire qu’ils s’apprêtent à couper à travers un segment du système stellaire, non pas en s’éloignant franchement de nous mais sans non plus s’en rapprocher davantage. »
Les Syndics avaient-ils choisi de négocier sans livrer une bataille perdue d’avance ? Mais Geary attendait toujours de recevoir une réponse à l’ultimatum qu’il avait diffusé. « Ils restent une menace en suspens. Très bien. Nous allons la négliger pour foncer vers la principale planète habitée. Ça laissera à cette flottille un peu plus de deux jours pour décider si elle se contentera de nous regarder coller un canon sur la tempe de ses dirigeants. Soit elle nous combat, soit nous l’emportons. » Ce n’était sans doute pas entièrement satisfaisant, mais ça restait la meilleure option.
« Nous ne pouvons pas les intercepter, mais nous pouvons les attirer », convint Desjani en affichant ostensiblement son dépit.
La flotte de l’Alliance pivota derechef vers l’étoile et la planète qui n’orbitait qu’à huit minutes-lumière d’elle.
Dix autres heures s’écoulèrent encore lentement, tandis que les défenses fixes syndics s’évaporaient l’une après l’autre, dessinant un arc de destruction en expansion à mesure que le bombardement de l’Alliance les frappait. Quelques-unes, si distantes qu’elles n’avaient pas encore été touchées, déclenchèrent un tir de barrage de projectiles cinétiques contre la flotte, mais dans la mesure où celle-ci disposait littéralement d’heures et de jours pour les esquiver, elle ne consacra pas une seule seconde à s’en inquiéter.
Quand une réponse des Syndics parvint enfin à la flotte, elle ne provenait d’aucune des planètes. « Nous recevons une transmission du vaisseau amiral de la flottille syndic », annonça la vigie des communications.
Quand l’image apparut devant lui, Geary éprouva une sensation de déjà-vu. Il avait eu l’occasion, assis dans ce même fauteuil, de converser avec le même commandant en chef. « Lui ?
— Celui qui commandait ici aux forces syndics et a ordonné l’assassinat de l’amiral Bloch et des autres officiers supérieurs de la flotte », confirma Desjani. Chacune de ses paroles franchissait ses lèvres un peu plus âprement. L’amiral Bloch ne lui avait jamais inspiré une grande admiration, mais ça ne signifiait pas pour autant que ce meurtre, perpétré sous le couvert de négociations, ne la mettait pas dans une rage folle.
« Ouais. Celui-là même. » Geary se remémorait le moment où, après l’embuscade, ce même commandant en chef avait exigé avec arrogance la reddition inconditionnelle de la flotte. S’il l’avait voulu, il aurait pu se repasser, sur son écran, l’enregistrement de la retransmission du massacre de Bloch et de son état-major dans la soute des navettes du vaisseau amiral syndic. À la vue de ce visage une sourde réminiscence de la colère qu’il avait ressentie à cette occasion le traversa.
Sur l’écran, le Syndic souriait comme s’il savait déjà qu’on allait le remettre et tenait à faire comprendre à ses ennemis que leurs réactions le feraient jubiler. « Les Mondes syndiqués saluent l’amiral Geary. Je suis le commandant en chef de premier échelon Shalin.
— Il arbore encore plus de décorations qu’avant, souffla Desjani en maîtrisant à peine sa fureur. Des récompenses pour ce qu’il a fait ici la dernière fois.
— Nous sommes prêts à accepter un cessez-le-feu dans ce système stellaire dans l’intérêt de l’humanité, poursuivit Shalin. Nous consentons à engager des négociations avec votre flotte. »
Geary fixait l’image en se demandant s’il n’en restait pas littéralement bouche bée. Entendre ce type parler de négociations après les atrocités qu’il avait commises durant les dernières… Soit il était d’une scandaleuse inconscience, soit il cherchait sciemment à l’insulter.
« Nous détenons de nombreux prisonniers de guerre de l’Alliance dans ce système, reprit le Syndic sur un ton désinvolte. Recueillis lors de la dernière visite de la flotte, ils ont été dispersés sur de multiples sites. Ce serait dommage qu’ils soient victimes de vos bombardements. J’attends votre réponse et je compte sur vous pour observer la plus grande retenue dans vos actions afin d’éviter une escalade et de nouvelles pertes humaines. »
Son image disparut et Geary secoua la tête avec incrédulité. « Où voulait-il en venir ? Cherchent-ils à nous exaspérer davantage ?
— En ce cas c’est réussi, gronda Desjani.
— Comptent-ils réellement transférer nos prisonniers sur leurs sites défensifs ? » Il connaissait déjà la réponse mais il lui fallait une confirmation. Le service du Renseignement n’avait détecté aucun camp de prisonniers dans ce système, ce qui signifiait que ceux de l’Alliance avaient probablement été dispersés et répartis en petits groupes peu nombreux.
« Et comment ! » Desjani secoua la tête. « Mais, maintenant que notre bombardement est déclenché, cette menace n’a plus aucun sens. Nous ne sommes pas plus qu’eux capables de l’arrêter, de sorte que nous signaler la présence des nôtres sur ces sites ne peut qu’exacerber notre colère. »
Desjani et Geary réagissaient de la même façon au message du Syndic. « C’est le but de la manœuvre, n’est-ce pas ? Nous rendre fous furieux, enragés, en espérant que la colère nous fera commettre un impair. Nous avons déjà employé cette tactique contre eux, et je ne vois pas d’autre raison au ton et à la formulation de cette transmission. » Il réfléchit un instant. Le sénateur Sakaï occupait pour le moment le fauteuil de l’observateur sur la passerelle et, s’il observait attentivement, il n’avait jusque-là fait aucun commentaire. « Cela vous inspire-t-il quelque idée, sénateur ? »
Le visage impassible, Sakaï secoua lentement la tête. « Aucune qui n’ait déjà été formulée par le capitaine Desjani et vous, amiral. Le message du commandant en chef ennemi semble effectivement destiné à nous pousser à des actes irréfléchis, je vous le concède. Toutefois, si je suis habitué aux subterfuges du combat politique, mais je n’ai pas l’expérience de la guerre. J’ignore à quelles actions les Syndics espèrent nous pousser et, puisque vous êtes conscient qu’ils cherchent à nous provoquer, je ne vois pas grand-chose à ajouter.
— Merci, sénateur. » Au moins Sakaï avait-il l’intelligence de reconnaître ses limites et la franchise de les avouer. « Veuillez transmettre une copie de ce message à la coprésidente Rione, je vous prie, capitaine Desjani. J’aimerais connaître son opinion sur les intentions des Syndics. »
Desjani fit signe à une vigie de se charger de cette tâche. La colère se lisait encore sur ses traits. « Si jamais je me trouve un jour à portée de tir de cet homme, et j’implore les vivantes étoiles de m’accorder cette faveur, je promets de réduire son âme éternelle en tant de menus fragments que ses ancêtres eux-mêmes seront incapables de la reconstituer. »
Une alarme sonna sourdement et le regard de Geary se reporta sur son hologramme. « La flottille syndic pivote dans notre direction. »
Les yeux brillants d’excitation, Desjani se concentra sur son propre écran. Mais, les minutes passant et la trajectoire des vaisseaux ennemis se précisant, elle fonça les sourcils. « Ils ont viré sur tribord, mais les plus proches sont toujours à une demi-heure de nous. Si jamais nous tentions de les intercepter, ils pourraient encore aisément nous échapper.
— À quoi jouent-ils ? se demanda Geary. Ils nous excitent puis restent hors de notre portée. Qu’espèrent-ils nous voir faire ? »
Desjani prit une longue et lente inspiration ; elle s’efforçât visiblement d’apaiser suffisamment sa fureur pour réfléchir. Puis elle se tourna vers lui. « Vous vous souvenez de Sutrah ? Et de Corvus ? »
Geary n’aimait pas trop s’attarder sur ces deux engagements remontant à l’époque où il venait de prendre le commandement de la flotte, mais il n’eut aucun mal à comprendre l’allusion. « La flotte aurait alors chargé cette flottille, même sachant qu’elle ne pourrait pas l’intercepter.
— Parce qu’attaquer était toujours la bonne tactique et qu’elle se serait attendue à une contre-attaque syndic. » Desjani plissa pensivement le front. « Ce commandant en chef est précisément l’homme dont nous souhaitons nous venger en premier, il s’efforce de nous attirer à ses trousses par ses rodomontades et sa flottille croise hors de notre portée mais bien en vue.
— Ils veulent nous exciter suffisamment pour que nous les pourchassions même si nous n’avons aucune chance de les intercepter. » Geary se rejeta en arrière et chercha sur son écran s’il n’aurait pas raté quelque chose. « Pourquoi ? Dans quel but ? Nous repérerions certainement tout champ de mines placé sur notre trajectoire, d’autant que toutes celles que nous pourrions emprunter couvrent un espace trop vaste pour qu’il s’agisse d’une tentative destinée à nous attirer sur des mines préalablement disposées. Nous retarder ? Une telle tactique leur permettrait au mieux de gagner quelques jours avant que la flotte ne se lasse d’une aussi vaine poursuite.
— Si notre formation se dissolvait assez pour que la flotte se retrouve très dispersée, ils pourraient s’en prendre à des unités qui ne bénéficieraient plus de son soutien, suggéra Desjani.
— Peut-être. Ça leur laisserait sans doute l’occasion de frapper ceux de nos cuirassés qui auraient par trop pris les devants. Mais nous jouirions encore de l’avantage numérique. » Une autre possibilité lui vint à l’esprit. « Croyez-vous qu’ils cherchent à faire durer parce qu’ils attendent… un renfort ? »
Desjani se rembrunit. « Une aide extérieure ? demanda-t-elle en évitant de faire directement allusion aux extraterrestres. Pourquoi les Syndics leur feraient-ils de nouveau confiance ?
— Parce qu’ils représentent peut-être leur dernière chance ? Mais pourquoi s’efforcer de nous attirer dans une course poursuite au lieu d’essayer de prolonger les négociations ? » Trop de questions pour trop peu de réponses. « Maintenons le cap un moment et voyons ce qu’ils feront quand ils se rendront compte que nous n’entrons pas dans leur jeu.
— N’allez-vous pas répondre à cette canaille sans vergogne ? s’enquit Desjani.
— Pas encore. » Parce que, d’une part, il n’avait pas la certitude qu’il réussirait à garder son sang-froid et, d’autre part, parce qu’il tenait à en savoir davantage avant de décider de sa réponse.
Une demi-heure après, bien avant d’avoir pu constater de visu la réaction de la flotte à sa manœuvre précédente, la flottille syndic vira de nouveau sur tribord pour adopter une trajectoire qui l’intercepterait environ trois jours plus tard.
« Nous n’avons même plus à manœuvrer, fit observer Desjani en se renfrognant. Je meurs d’envie de désintégrer ces salauds, mais, s’ils cherchaient vraiment la bagarre, ils arriveraient sur nous selon une trajectoire d’interception beaucoup plus rapide. Ils vont de nouveau s’enfuir dès que nous nous approcherons d’un peu trop près.
— Donc, bien que nous ne les pourchassions pas, ils se satisfont pour l’instant de notre comportement. » Geary loucha sur son hologramme comme si cette mimique pouvait lui permettre d’y repérer des pièges cachés. « Rien ne nous menace sur notre trajectoire, n’est-ce pas ?
— Strictement rien, sauf si leur technologie en matière de mines furtives a subitement fait des pas de géant. »
Ce qui n’était nullement exclu si les extraterrestres avaient de nouveau prêté directement assistance aux Syndics, s’aperçut brusquement Geary. Mais, d’un autre côté, ces derniers n’auraient en aucun cas pu prévoir que la flotte de l’Alliance adopterait cette trajectoire précise dans l’espace, ni semer des mines tout du long, alors pourquoi s’ingéniaient-ils à l’attirer dans cette direction ?
Rione revint sur la passerelle alors qu’il y réfléchissait encore. « Nous croyons qu’ils se sont servis de ce commandant en chef pour nous inciter à les attaquer, lui apprit Geary. Qu’en pensez-vous ?
— C’est une conjecture qui en vaut une autre, dit-elle en s’asseyant, tandis que le sénateur Sakaï se levait du fauteuil mais restait à côté. Pourtant le rapport de forces, du moins ce que nous en savons, ne laisse aucune chance de succès à cette tactique. Je m’attendais certes à ce que leurs leaders tergiversent assez longtemps, mais il s’agit là de tout autre chose… ils cherchent à s’assurer que nous restions obnubilés par cette flottille. Y aurait-il dans ce système quelque chose dont ils voudraient détourner notre attention ? »
Gearv étudia son hologramme en gardant cette perspective à l’esprit puis pointa du doigt : « Je m’attendais à voir ce cuirassé et ces trois croiseurs lourds piquer vers la flottille pour joindre leurs forces aux siennes. Mais ils se contentent d’attendre sur place, alors qu’elle s’en est passablement rapprochée.
— Ils sont tout près d’un point de saut, fit remarquer Desjani. Celui de Mandalon. Mais je vois mal pourquoi les Syndics assigneraient un cuirassé et trois croiseurs lourds à la garde d’un simple point de saut. Peut-être attendent-ils que des renforts en émergent et que la flottille les y rejoigne à leur arrivée.
— Ce n’est pas exclu. » Geary se massa la nuque en s’efforçant de comprendre ce que manigançait l’ennemi. « Ils envisagent peut-être de nous combattre ultérieurement, auquel cas l’attente de ces renforts expliquerait ce comportement. Si la flottille syndic cherchait uniquement à fuir, elle aurait déjà emprunté le portail de l’hypernet ou piqué droit sur un point de saut.
— Corrigez-moi si je me trompe, mais un cuirassé et trois croiseurs lourds de plus ne changeront pas grand-chose à un rapport de forces qui joue en leur défaveur, déclara Rione. Et, à moins que notre Renseignement ne mette complètement à côté de la plaque, ils ne peuvent pas non plus s’attendre à recevoir de très copieux renforts. Quelque chose nous échappe encore, quelque chose qu’ils cherchent à nous cacher. » Elle examina l’écran qui lui faisait face en secouant la tête. « Leur direction est encore au pouvoir parce qu’elle est prête à tout pour le conserver. Elle sait que vous avez vaincu ses flottilles à plusieurs reprises. Que les défenses fixes de ce système sont incapables de triompher d’une flotte. Nous avons vu le traquenard qu’ils avaient préparé au cas où nous aurions émergé par le portail. Il était mortel, méticuleusement préparé, mais, sous le commandement de l’amiral Geary, la flotte a échappé à son anéantissement plus d’une fois. Quel est donc leur atout caché, celui que les dirigeants syndics comptent abattre si tous leurs autres stratagèmes échouent à arrêter un homme qui les a si souvent déjoués ?
— Madame la coprésidente, les senseurs de la flotte ne sont peut-être pas infaillibles, répondit Desjani en faisant montre d’une patience exagérée, mais ils ont scanné maintes fois ce système. Affirmer que nous savons tout ce que les Syndics y détiennent ne serait pas faire preuve d’une trop grande assurance. Ils ont tout misé sur l’embuscade qui devait nous détruire au portail de l’hypernet.
— Je suis au fait des relevés des senseurs. » Rione fixa son écran. Son ton resta distant. « Quelque chose nous échappe, répéta-t-elle. Tous mes instincts me soufflent que les Syndics devraient avoir prévu une garantie, une autre police d’assurance, au cas trop probable où Black Jack Geary réaliserait encore un miracle. »
Le regard de l’intéressé se reporta de Rione sur Desjani, tandis que ses propres erreurs se rappelaient à lui. « Le comportement de la flottille syndic indique qu’il se passe effectivement quelque chose d’autre ici, mais, s’il s’agit d’une menace assez forte pour mettre la flotte en péril, nous ne l’avons pas trouvée. De quoi pourrait-il retourner ? »
Sakaï intervint pour la première fois dans la discussion : « Comme je l’ai déjà dit, je n’ai qu’une expérience très limitée des questions militaires, mais, en revanche, je sais contrecarrer d’éventuels adversaires en recourant à des subterfuges imprévisibles. Si ce que vous cherchez est bel et bien là, et vous semblez persuadé que nous avons vu tout ce qui s’y trouvait, alors c’est que nous n’avons pas su l’identifier.
— Le Renseignement aura peut-être repéré quelque chose. L’identification de menaces inconnues relève de sa mission. » Geary rappela le lieutenant Iger. Cette fois, l’officier du Renseignement affichait l’air malheureux d’un homme qui s’apprête à divulguer à son supérieur une information qui risque de ne pas lui plaire. « Lieutenant, auriez-vous récemment repéré dans ce système stellaire une menace dont nous n’aurions pas eu conscience jusque-là ? »
La question parut sidérer l’officier. « Non, amiral. Rien dont nous ne vous ayons fait part. Nous avons entré tout ce que nous avons pu trouver sur des menaces potentielles dans les systèmes de combat de la flotte. Mais j’allais précisément vous appeler après une triple vérification de notre analyse du réseau syndic. Il se passe visiblement quelque chose d’étrange. »
Ben voyons ! Une étrangeté de plus ! « En l’occurrence ?
— Concernant la localisation du Conseil exécutif syndic. » Iger fixa son propre écran en fronçant les sourcils. « Nous avons identifié un site bénéficiant d’une priorité de premier plan dans le réseau syndic.
— Sur quelle planète ? demanda Geary.
— Ce n’est pas une planète, amiral. Mais un petit groupe de vaisseaux syndics proche du point de saut pour Mandalon. »
Le regard de Geary se reporta sur son écran. « Il serait sur ce cuirassé ?
— Oui, amiral. C’est notre déduction. Comme je l’ai dit, nous contrôlions notre analyse quand…
— Pourquoi ? Pourquoi seraient-ils sur ce cuirassé ?
— Il faut en conclure qu’ils s’apprêtent à fuir, amiral.
— Mais, si les dirigeants syndics sont montés à bord de ce cuirassé dans le but de s’échapper, pourquoi ne se sont-ils pas encore enfuis ? Il aurait été plus avisé de leur part de quitter ce système stellaire avant notre arrivée, car ils n’auraient pas donné aussi ostensiblement l’impression de filer. Et comment espèrent-ils préserver leur autorité s’ils se carapatent ? »
Iger afficha une mine penaude. « Nous n’avons pas les réponses à ces questions, amiral. Il nous faut partir du principe qu’ils avaient un solide motif pour ne pas filer immédiatement, en même temps qu’une bonne raison de croire qu’ils pourraient survivre politiquement à leur fuite.
— Merci, lieutenant. » Geary coula un regard vers Desjani, Rione et Sakaï. « Le service du Renseignement affirme que le Conseil exécutif syndic se trouve à bord de ce cuirassé qui stationne près du point de saut pour Mandalon. Mais Iger ignore pour quelle raison ces gens n’ont pas encore fui, du moins si telle est bien leur intention.
— Ils méditent un sale coup d’abord, laissa tomber Desjani.
— C’est l’avis du Renseignement. Mais lequel ?
— Je n’en sais rien. Je ne vois qu’une seule raison pour laquelle l’officier que je suis se résoudrait à fuir après une opération. »
Des souvenirs lui traversèrent l’esprit. Ceux des derniers instants du Merlon dans le système de Grendel. « Après avoir activé la surcharge du réacteur de mon bâtiment, en l’occurrence. Programmé son autodestruction. Il faut pouvoir quitter son vaisseau en vitesse après avoir donné cet ordre.
— D’accord. Mais pourquoi le Conseil exécutif syndic voudrait-il faire une chose pareille ? »
Rione répondit à Desjani, encore que sa réponse tînt plutôt de la prière. « Puissent les vivantes étoiles nous préserver ! » Elle se leva, le visage blême et horrifié. « Le sénateur Sakaï avait raison. Nous l’avions sous les yeux. Que nos ancêtres nous viennent en aide ! C’est sous nos yeux et nous n’en avons rien vu ! »
Desjani se renfrogna et consulta vainement son écran. « Mais de quoi parlez-vous ?
— De ce que nous nous attendons à voir et de ce qui est réellement là ! Comment notre flotte a-t-elle vaincu la flottille syndic à Lakota ? En improvisant un champ de mines à l’aide d’un grand nombre de vaisseaux, et les Syndics ne l’ont pas deviné parce que ça ne ressemblait pas à un champ de mines ! » Rione leva la main pour montrer quelque chose sur l’écran. « Le portail de l’hypernet. »
Geary sentit son estomac se nouer. « Il est équipé d’un dispositif de sauvegarde. Ça nous a été confirmé.
— Oh, effectivement ! » Rione lui jeta un regard incandescent puis avança prestement d’un pas et se pencha de façon à ne se faire entendre que de Desjani et lui. « Mais on peut reprogrammer ces dispositifs, amiral Geary. De manière à minimiser la décharge d’énergie consécutive à l’effondrement d’un portail… ou à la maximiser pour en faire une arme infiniment plus destructrice. »
Geary comprit enfin. Quand le capitaine Cresida avait mis au point les algorithmes requis pour réduire la violence de cette décharge d’énergie, elle avait également travaillé sur le phénomène inverse, à savoir son accroissement. Lui-même, ne se fiant pas trop à ce qu’il ferait en possession d’une telle arme, avait confié à Rione cette série d’algorithmes.
Mais les Syndics avaient probablement procédé aux mêmes calculs : sans doute étaient-ils parvenus aux mêmes résultats et avaient-ils découvert le moyen de transformer leurs propres portails de l’hypernet en armes capables de détruire d’un seul coup des flottes et des systèmes stellaires entiers. Un ordre d’autodestruction à l’échelle d’un système stellaire, destiné à anéantir la flotte.
Le visage rigide, Desjani choisit soigneusement ses mots : « Peut-on inverser un dispositif de sauvegarde ? Le programmer pour qu’il déclenche une puissante explosion ? Pire qu’à Kalixa ?
— Je n’en sais rien, répondit Geary en s’étonnant lui-même de la fermeté de sa voix. Mais je peux m’en informer. » À l’instar de Desjani, il n’avait même pas mis en doute l’intention des dirigeants syndics d’anéantir le système si la destruction de la flotte de l’Alliance était à ce prix. Il avait été témoin de trop d’épisodes comparables, où des commandants en chef ennemis ordonnaient de tels sacrifices avec le même mépris inflexible pour la vie de leurs propres concitoyens.
Rione pointa de nouveau l’index, cette fois pour montrer le cuirassé et les croiseurs lourds stationnant près du point de saut pour Mandalon. « Ils avaient tout préparé. Ils sont prêts à s’enfuir. Si leur embuscade échouait, ils n’avaient plus qu’à envoyer au portail l’ordre de s’effondrer avant de sauter à l’abri.
— Et de nous le coller ensuite sur le dos, enchaîna Desjani. Nous serions tous morts. Elle a raison, amiral. Les Syndics nous ont mis la plus grosse bombe de la Galaxie sous le nez et nous ne l’avons pas vue.
— Parce que nous avons cessé de voir une arme dans ces portails depuis que les dispositifs de sauvegarde ont été installés. Si Cresida n’était pas morte à Varandal, elle nous aurait certainement prévenus. » Geary enfonça quelques touches. « Capitaine Neeson, j’ai besoin d’une analyse, et il me la faut depuis cinq minutes. » Le commandant de l’Implacable restait un des meilleurs spécialistes de l’hypernet de la flotte depuis le décès de Cresida. « Peut-on reprogrammer un dispositif de sauvegarde pour accroître la décharge d’énergie au lieu de la réduire ? Et, si c’est le cas, dans quel délai ? »
L’Implacable n’était qu’à quelques secondes-lumière, mais Neeson dévisagea Geary beaucoup plus longuement que ne l’autorisait cette seule distance. Il finit par hocher la tête. « Affirmatif, amiral. Inutile de procéder à une analyse. L’équipement peut effectivement être utilisé de cette manière, même si cette option ne m’a jamais traversé l’esprit. » Neeson s’accorda une pause pour déglutir avant de poursuivre. « Quel délai, demandez-vous ? Une fois calculés les algorithmes requis, on peut les ajouter en option au logiciel de contrôle. Basculer sur une autre option serait quasiment instantané. »
Geary dut attendre quelques secondes que sa voix se fût raffermie pour répondre : « Merci, capitaine. Gardez pour l’instant cette opinion pour vous. Nous envisageons toutes les options qui s’offrent à l’ennemi, sans aucune certitude.
— Oui, amiral. » Neeson se passa la main sur le menton. « Si les Syndics d’ici comptaient faire ça, amiral…
— Nous savons. » Geary coupa la communication et se retourna vers Rione et Desjani ; Sakaï restait sans doute légèrement en retrait par déférence, mais il écoutait attentivement. « C’est possible. Si les Syndics ont fait les calculs adéquats, ils peuvent transformer instantanément le dispositif de sauvegarde en machine infernale.
— Le signal n’en mettrait pas moins un certain temps à atteindre le portail », avança Desjani.
Rione ferma les yeux ; elle s’efforçait visiblement de reprendre contenance. « En serions-nous avertis ?
— Nous verrions le portail commencer à s’effondrer, mais ça ne nous serait d’aucune utilité si nous ne nous trouvions pas à proximité d’un point de saut, reconnut Geary.
Cela dit, si tel était bien leur plan B, pourquoi ne l’ont-ils pas encore déclenché ? »
Desjani étudia de nouveau son écran puis hocha sèchement la tête. « Ils ont besoin de ces vaisseaux. » Elle regarda Geary. « Les dirigeants syndics ont besoin des vaisseaux de cette flottille. C’est leur dernière force spatiale de poids. Sans eux, leur ultime chance de maintenir par la coercition la cohésion des Mondes syndiqués s’évanouit. Ils ne tiennent pas à les voir disparaître ici avec nous.
— Voilà pourquoi ils n’ont pas filé directement vers le portail de l’hypernet après l’échec de leur embuscade, comprit brusquement Geary. Cresida m’avait prévenu qu’on n’avait aucune certitude sur le sort des vaisseaux en transit entre deux portails quand l’un des deux s’effondrait. Qu’ils fussent détruits en même temps restait une possibilité, mais, selon elle, ils retomberaient plus probablement dans l’espace conventionnel, quelque part en chemin.
— À des années-lumière de l’étoile la plus proche ? demanda Desjani. Sans doute atteindraient-ils un point de saut à un moment donné, mais ça pourrait prendre des décennies et, jusque-là, ils ne seraient plus d’aucune utilité. La flottille syndic ne tentera donc pas d’emprunter le portail de l’hypernet pour dégager de ce système. Nous aurions pu l’intercepter si elle avait pris la direction du point de saut pour Tremandir. Ils auraient pu aisément gagner celui de Corvus avant que nous ne les rattrapions, mais ils l’ont dépassé. Et, maintenant, ils peuvent tout aussi facilement atteindre celui pour Mandalon.
— Mais pourquoi ont-ils dépassé celui pour Corvus ? En quoi Mandalon est-il une destination préférable à Corvus ? Tout simplement parce que leur Conseil exécutif s’est barricadé dans ce cuirassé ? Et pourquoi n’ont-ils pas non plus visé directement celui pour Mandalon, au lieu de couper notre trajectoire au plus près, comme ils sont en train de le faire ?
— Ils veulent que nous pourchassions cette flottille. Ce qui nous attirerait plus profondément à l’intérieur du système. » Le visage de Desjani se fit pensif. « Question de délai ! Regardez la géométrie. Quand nous avons émergé dans ce système, nous n’étions qu’à un peu plus de dix heures-lumière du point de saut pour Mandalon et à trois environ du portail. Les dirigeants syndics présents sur ce cuirassé ne voyaient de nous que ce que nous faisions dix heures plus tôt. Tout signal transmis à leur portail aurait mis… environ sept heures pour l’atteindre. Ensuite, il aurait encore fallu trois heures à l’onde de choc pour atteindre notre position près du point de saut pour Zevos. Leurs informations sur nous auraient donc été vieilles de dix heures, et leur attaque surprise aurait mis plus de dix heures à nous frapper.
— Nous pourrions faire un bon bout de chemin en vingt heures, convint. Geary. La flotte pourrait se retourner et sauter hors de ce système alors que leur signal n’aurait pas encore atteint le portail. Ils s’efforcent donc de réduire le temps de retard et de nous inciter à nous enfoncer plus profondément dans le système, le plus loin possible des points de saut que nous pourrions emprunter. C’est pour cette raison que cette flottille et son foutu commandant en chef cherchent à nous exciter. Ils voudraient que nous nous lancions à leurs trousses sans songer aux autres dangers possibles, afin que la flotte se retrouve trop éloignée des points de saut entre le moment où ils donneront au portail l’ordre de s’effondrer et celui où l’onde de choc frappera. »
Sakaï secoua la tête. « Les dirigeants syndics sont certainement au fait des conséquences d’un tel acte sur leurs populations quand elles apprendront qu’ils ont délibérément anéanti un de leurs propres systèmes stellaires et assassiné tous ses habitants, non ? La crainte de représailles organisées par leur gouvernement a sans doute servi à maintenir la cohésion des Mondes syndiqués, mais, si leurs sujets se rendaient compte qu’ils risquent de toute façon d’être massivement sacrifiés, ils pourraient bien finir par se révolter, n’est-ce pas ?
— Les dirigeants syndics en accuseront l’Alliance, répondit Rione. Ils diront à leurs sujets que la flotte a encore provoqué l’effondrement d’un portail, après s’y être entraînée à Sancerre et Kalixa, mais qu’elle s’est prise cette fois à son propre piège. Et leurs sujets accepteront cette explication en assez grand nombre pour s’abstenir de se révolter. »
La réponse de Desjani fut aussi roide qu’officielle. « Même les Syndics savent que cette flotte ne commet pas d’atrocités sous le commandement de l’amiral Geary.
— C’est exact, convint Rione. Mais, si leur fable était réfutée après la destruction de cette flotte, ça nous ferait une belle jambe, pas vrai ? Pouvons-nous encore sortir de ce système ? demanda-t-elle à Geary. Nous retourner et regagner notre point d’émergence avant qu’ils puissent réagir ?
— Probablement pas, répondit Geary, tout en se demandant combien de temps allaient tergiverser les Syndics avant de déclencher l’effondrement du portail. Nous en sommes déjà à quatorze heures de route à 0,1 c et d’autant plus près des Syndics au point de saut pour Mandalon. S’ils ordonnaient au portail de s’effondrer en nous voyant faire demi-tour, il nous faudrait une chance inouïe pour éviter d’être touchés.
— Accélérons ! S’ils savent que nous partons de toute façon…
— Je ne peux pas retourner la flotte en un dixième de seconde, ni ordonner à tous les vaisseaux d’accélérer comme un destroyer ou un croiseur de combat. Ça marcherait peut-être si nous tentions le coup tout de suite, mais j’en doute. » Geary s’interrompit brusquement en se demandant si telle n’était pas néanmoins la décision à prendre, si ce n’était pas la seule chance qui restait à la flotte.
« Mais vous ne pouvez pas vous contenter de retourner la flotte et de filer vers le point de saut ! » Desjani secoua la tête et poursuivit sur un ton plus bas mais avec une véhémence accrue. « Ça n’aurait rien à voir avec Lakota, où nous pouvions encore nous dire que nous nous lancions à l’attaque d’une autre partie des forces ennemies. Ça reviendrait à fuir sans raison apparente, à quitter ce système la queue entre les jambes. La flotte croit en vous, amiral Geary, mais, je vous en supplie, n’éprouvez pas sa foi de cette manière. Ça irait à l’encontre de tout ce en quoi ils croient. » Son regard se posa sur Rione. « Et, parce qu’ils refuseraient d’accepter que vous puissiez opter pour une telle dérobade, ils mettraient notre retraite sur le compte des politiciens qui vous y auraient contraint par la force, à moins que vous n’ayez fini par céder à leurs exigences. Ai-je besoin de vous préciser ce qui se passerait par la suite ? »
Rione rendit sans s’émouvoir son regard à Desjani puis hocha la tête à l’intention de Geary : « Elle a entièrement raison. Vos officiers et vos spatiaux en concluraient que nous autres politiciens avons vendu la flotte, soit parce qu’on nous a graissé la patte, soit parce que nous avons tout bonnement trahi, et que nous vous avons ordonné de battre en retraite. »
Geary poussa un soupir exaspéré. « Pourquoi faut-il toujours que ce soit à mon détriment que vous tombiez d’accord toutes les deux ?
— Les bons conseils ont souvent ce travers, répondit Rione. Si vous ne vous en êtes pas encore rendu compte, les mauvais auraient plutôt tendance à vous remonter le moral à court terme. »
Desjani surveillait son écran. « À chaque seconde qui passe, nous nous enfonçons un peu plus profondément dans le piège que nous ont tendu les Syndics, mais, si nous nous retournons pour tenter de fuir par le point de saut, ils le déclencheront et nos équipages se mutineront avant même que nous ne soyons à l’abri. Aucune idée de génie ne me vient pour le moment. »
Geary pianota nerveusement sur le bras de son fauteuil en s’efforçant de réfléchir aux choix qui s’offraient à lui. « Avec un peu de chance, nous pourrions atteindre le portail de l’hypernet avant que la flottille syndic n’ait gagné le point de saut pour Mandalon, non ? Pour tenter de l’abattre en toute sécurité.
— Voyons voir. » Les doigts de Desjani dansèrent sur ses touches tandis qu’elle entrait les manœuvres, puis elle eut un geste las. « Oui et non. Nous pourrions charger sur le portail avec nos seuls croiseurs de combat, accélérer puis décélérer au maximum, mais, pour nous en approcher suffisamment et nous opposer à son effondrement par les Syndics, il nous faudrait traverser d’abord le champ de mines. Nous perdrions tous nos vaisseaux en tentant de nous faufiler entre elles. Certes, nous pourrions nous ouvrir un chemin au travers avec les champs de nullité, mais ça nous contraindrait à ralentir de façon drastique.
— De sorte que nous n’arriverions pas à temps ?
— Non, même si les Syndics patientaient aussi longtemps pour déclencher l’effondrement.
— Vous pourriez tirer des projectiles cinétiques, insista Rione.
— Non. Les cailloux abattraient sans doute le portail, mais les Syndics les verraient arriver avec suffisamment d’avance pour lui ordonner de s’effondrer en catastrophe avant qu’ils ne l’atteignent. Ça leur coûterait probablement la flottille qu’ils aimeraient conserver, mais, si nous lancions des projectiles contre le portail, ce serait la perte assurée de la flotte. Autant les dirigeants syndics doivent tenir à garder intacte cette flottille, autant ils sont prêts à la sacrifier pour nous liquider. »
Desjani opina. « Que valent une flottille ou un système stellaire de plus à leurs yeux ? Rien que des chiffres sur une feuille de bilan, tant que ça leur évite de porter le chapeau pour toutes ces pertes. »
Faire demi-tour n’était pas envisageable. Aller de l’avant revenait à s’enfoncer plus profondément au cœur du piège syndic. « Vous m’aviez prévenu, murmura-t-il à Rione. “Ne commencez pas à vous prendre pour Black Jack.” Et je l’ai fait. Je me croyais si foutrement malin. Mais les Syndics s’attendaient à ce que je prenne une initiative imprévue et ils ont donc agi en conséquence.
— Vous n’êtes pas le seul auquel ce traquenard a échappé, rectifia Rione, la voix dure. Mais vous êtes peut-être le seul à pouvoir nous en tirer.
— Elle a raison, renchérit Desjani.
— Allez-vous enfin cesser de vous entendre sur mon dos ! » aboya Geary. Elles étaient dans le vrai toutes les deux, il le savait, mais, compte tenu de toutes les autres pressions qu’il subissait pour l’instant, leur entente subite lui faisait un drôle d’effet. « Nous sommes trop loin du point de saut pour que la flotte l’atteigne à temps même en faisant tout de suite volte-face. Un repli ne servirait de rien si les Syndics ont effectivement tendu le piège que nous croyons, et nous ne pouvons pas non plus nous contenter de rester dans ce secteur du système, ce qui signifie qu’il nous faut continuer de piquer sur la planète principale et la flottille syndic jusqu’à ce que nous ayons trouvé une autre solution. Tant que l’ennemi croira que nous tombons dans la gueule du loup et qu’il lui reste une chance de conserver sa flottille intacte, il reculera le moment de provoquer l’effondrement du portail. Êtes-vous du même avis toutes les deux ? »
Desjani haussa les épaules. « À mon dernier passage dans ce système, je m’attendais à mourir. Si ça doit se produire aujourd’hui, je préfère mourir en combattant ou à tout le moins en chargeant l’ennemi. »
Rione s’accorda un instant avant de répondre. « Je ne vois pas d’autre choix pour le moment, amiral Geary, mais j’espère que l’un de nous aura une illumination avant qu’il ne soit trop tard.
— Alors montrons aux Syndics ce qu’ils veulent voir ! » Échafauder une manœuvre susceptible de raccourcir le délai d’interception de la flottille syndic lui prit quelques instants, puis il la transmit à la flotte. « Dois-je maintenant répondre à leur commandant en chef ?
— Que pourriez-vous bien lui dire ? s’enquit Rione.
— Rien que ma mère approuverait.
— En ce cas, laissons-le encore mariner. Avant de lui parler, nous devons savoir que dire. »
Ce qui, bien évidemment, dépendrait de ce qu’ils comptaient faire. Geary aurait aimé en avoir au moins une petite idée. « J’ai besoin de marcher pour réfléchir. » S’ils ne se trompaient pas, rien ne se passerait avant un bon moment et rester assis les bras croisés finirait par le rendre dingue. Au moins marcher créait-il l’illusion d’un mouvement délibéré, si bien que son cerveau parviendrait mieux à se concentrer sur le problème.
Rione recula d’un pas. « Vous avez toujours trouvé une solution.
— Parce que, par le passé, il y en avait toujours plusieurs entre lesquelles choisir. Pour l’heure, je n’en vois se profiler aucune. »
À la surprise de Geary, Desjani lui décocha un mince sourire. « Avez-vous jamais lu l’emblème de l’armement de l’Indomptable, amiral ?
— Bien sûr que oui. » Profondément gravées dans une cloison au cœur du bâtiment, ces informations donnaient la date de son lancement et incluaient quelques brèves notations sur les autres vaisseaux ayant porté le même nom et s’étant particulièrement distingués à l’époque où les navires humains ne naviguaient que sur les océans.
« Sa devise aussi ?
— Elle est dans une langue archaïque. » Geary n’aurait su donner le compte des innombrables fois où il s’était juré de demander qu’on la lui traduise, voire d’en chercher le sens lui-même dans un dictionnaire, mais, avec tout ce qu’il avait sur les bras, il n’avait jamais réussi à s’y résoudre.
« Une langue très ancienne. Comme le nom de l’Indomptable, elle se transmet de commandant en commandant depuis une époque très reculée, mais on en apprend la signification à chacun. Nil desperandum. Autrement dit : Ne désespérez jamais. » Desjani secoua la tête. « À un moment donné, quand cette flotte s’est heurtée à celle des Syndics dans leur système mère, que notre perte était quasiment assurée et qu’aucun de nous ne voyait la moindre échappatoire, cette devise m’a fait l’effet d’un pied de nez. Mais vous avez pris le commandement de la flotte et je n’ai jamais plus désespéré depuis. »
Geary la fixa un instant sans mot dire. Si Desjani s’était contentée de dire qu’elle avait la certitude qu’il trouverait la solution, il l’aurait pris comme une pression intolérable de plus. Mais elle avait exprimé de façon détournée la confiance qu’elle plaçait en lui, en invoquant des paroles archaïques dont le sens restait aussi fort aujourd’hui qu’autrefois. Aussi répondit-il à son sourire par un autre, plus sévère, avant d’adresser un signe de tête à Rione et de sortir arpenter les coursives de l’Indomptable comme si elles contenaient la réponse qu’il cherchait.
Une heure plus tard, vanné mais guère mieux inspiré, il regagnait sa cabine et se laissait tomber plus qu’il ne s’asseyait dans un des fauteuils pour fixer méchamment l’hologramme de l’étoile flottant au-dessus de la table. L’astre donnait l’impression de le dévisager d’un œil mauvais, aussi se déplaça-t-il pour se soustraire à cette lueur sardonique.
Et il se figea brusquement.
Ils avaient eu sous les yeux la menace posée par le portail de l’hypernet sans parvenir à l’identifier. Mais peut-être avaient-ils également regardé en face, sans le voir, le moyen de s’y soustraire.
Il entreprit de demander des solutions aux systèmes de manœuvre et de les mettre à l’épreuve aussi vite qu’il pouvait obtenir des réponses.
La salle de conférence de la flotte grouillait des images habituelles. Seule celle du commandant Neeson semblait trahir une certaine tension nerveuse plutôt qu’une simple curiosité quant au prochain plan de bataille de Geary. Desjani affichait la même calme confiance qu’à l’ordinaire, et Rione avait figé les traits de son visage en un masque indéchiffrable, qui ne révélait rien de ses pensées.
Geary se leva ; il venait seulement de décider comment il allait commencer : « Nous sommes confrontés à une menace aussi sérieuse qu’inattendue. » Il s’interrompit pour laisser à ses officiers le temps de digérer la nouvelle. « Les Syndics ont manifestement un plan de repli. » Il leur exposa la menace posée par le portail de l’hypernet. À mesure qu’il parlait, les visages confiants de la plupart de ses commandants affichaient une stupéfaction et une inquiétude croissantes.
« Les immondes fripouilles ! grommela le capitaine Badaya, le visage écarlate de fureur. Nous avons toujours commis l’erreur de croire qu’ils ne pouvaient pas tomber plus bas, mais eux réussissent toujours à inventer un nouveau cercle de l’enfer, encore pire que le précédent.
— Feraient-ils réellement une chose pareille ? À l’un de leurs propres systèmes stellaires ? demanda Vitali, le commandant du Risque-tout. À l’encontre d’un des nôtres, je n’ai aucun mal à le croire, mais il s’agit tout de même de la capitale des Mondes syndiqués.
— Ils l’ont déjà fait à Lakota, répondit Tulev. En toute connaissance de cause. Et ils ont pourtant donné l’ordre d’en détruire le portail. À cette occasion, ils ont pu épargner ce qui leur sert de conscience en prétendant que ce ne serait qu’une éventualité dans le pire des cas, mais ils étaient assurément disposés à l’accepter. Il ne nous est jamais venu à l’esprit qu’ils pourraient prendre une initiative garantissant la destruction d’un de leurs propres systèmes alors qu’ils disposaient d’un moyen de provoquer l’effondrement d’un portail en toute sécurité.
— Parce que jamais nous ne détruirions ainsi l’un de nos systèmes », déclara Neeson.
Tulev haussa dédaigneusement les épaules. « Les dirigeants syndics refusent de perdre la guerre, quel qu’en soit le coût pour leurs populations et leurs planètes.
— Les politiciens ! grommela Armus sur le ton qu’il aurait employé pour lâcher une obscénité.
— Certains seulement, rectifia Geary. Vous noterez que quelques-uns des nôtres partagent les mêmes risques que nous. » Aucun des trois impétrants ne semblait particulièrement heureux de partager ces risques, mais Geary ne voyait pas l’intérêt de le souligner. « Nous avons aussi rencontré des dirigeants syndics qui ne témoignaient pas de la même insensibilité envers leur propre peuple, mais les échelons les plus élevés de leur hiérarchie semblent totalement détachés de tout cela. Ils feraient n’importe quoi pour vaincre, ou, plutôt, pour éviter de perdre et de payer pour leurs erreurs. Mais ils ne réussiront pas et, quand nous aurons fait clairement comprendre leurs plans à tous les habitants de ce système, la situation en sera peut-être modifiée.
— C’est là votre plan ? demanda Armus. Espérer que les Syndics finiront par obtenir de leurs dirigeants qu’ils agissent en êtres civilisés ?
— Non. C’est ce qu’il adviendra si nous menons mon plan à bien. » L’anxiété qui régnait dans la salle se dissipa en un clin d’œil, et Geary put constater que la plupart des officiers présents avaient autant foi en lui que Desjani. « Les Syndics ont oublié un léger détail. La décharge d’énergie consécutive à l’effondrement de ce portail serait trop violente pour que des vaisseaux puissent espérer s’en tirer. Mais il existe dans ce système stellaire un objet assez volumineux pour résister à l’anéantissement et permettre à la flotte de s’abriter derrière. » Il indiqua la représentation de l’étoile sur l’hologramme. « Une position où elle serait en sécurité si elle parvenait à l’atteindre à temps. » La vue pivota autour de l’étoile. « Ici, de l’autre côté de l’étoile. »
Le silence retomba, tous étudiant l’hologramme. Duellos prit le premier la parole. « Ça devrait marcher, mais notre sécurité n’est pas garantie. L’onde de choc sera composée de particules s’entrechoquant les unes les autres et carambolées de part et d’autre, de sorte qu’elle réussira en partie à se répandre dans la zone protégée par l’étoile.
— Ça nous laisse toutefois une bonne chance si nous réussissons à nous en rapprocher suffisamment, rectifia Badaya.
— Je n’ai pas dit le contraire. Nous n’avons d’ailleurs pas tellement le choix, semble-t-il. »
Le capitaine Armus secoua la tête. « Les Syndics sont peut-être des canailles, mais ils ne sont pas stupides. Ils nous verront en prendre le chemin. »
Armus n’était sans doute pas le plus brillant officier de la flotte, mais il était assez matois pour avoir repéré cette faille. Geary hocha la tête. « C’est pour cette raison que nous devrons dissimuler nos intentions réelles jusqu’au moment où nous aurons placé l’étoile entre le portail et nous. Fort heureusement, le comportement des Syndics eux-mêmes offre une couverture plausible à notre manœuvre. » Il enfonça une touche et la trajectoire prévue de la flotte dessina un arc de cercle à travers l’hologramme. « La flottille syndic feint de chercher à nous intercepter. En nous basant sur ce que nous avons cru deviner de leur plan, nous nous attendons à la voir virer de bord dans environ six heures pour piquer sur le point de saut de Mandalon. Eux-mêmes s’attendent à nous voir prendre une de ces deux initiatives : soit pourchasser cette flottille pendant un certain temps, soit tenter de la contraindre à nous combattre en menaçant d’autres installations syndics de ce système. »
D’autres trajectoires incurvées apparurent en surbrillance sur l’hologramme. « Nous adopterons ces vecteurs, nous dépasserons la planète gelée habitée qui gravite à quinze minutes-lumière de l’étoile en effaçant toutes les cibles industrielles et militaires à portée de tir, puis nous piquerons sur la principale planète habitée, non pas en droite ligne, mais en contournant l’étoile pour l’intercepter sur son orbite. »
Duellos sourit. « Approche plus longue, qui donnera clairement l’impression que nous nous efforçons d’attirer les vaisseaux syndics dans un combat. Un Black Jack Geary aussi transparent sera-t-il crédible à leurs yeux ?
— Pour le moment, ils sont encore tout contents d’eux, déclara Desjani. Ils croient nous avoir piégés sans même que nous nous en soyons encore rendu compte. Ils attendent précisément de nous la même trop grande assurance et, parce que leurs dirigeants se trouvent sur ce cuirassé près du point de saut pour Mandalon, ils seront toujours à près de cinq heures-lumière de la flotte quand elle pivotera pour aller s’abriter derrière l’étoile, et à sept du portail lui-même. »
Badaya acquiesça d’un hochement de tête. « Soit cinq heures, donc, avant de nous voir adopter une nouvelle trajectoire, même s’ils comprennent tout de suite ce que nous sommes en train de faire, sept heures avant que l’ordre ne parvienne au portail, et cinq autres avant que l’onde de choc ne nous rattrape. Dix-sept en tout et pour tout, et nous ne serons nous-mêmes qu’à dix minutes-lumière de l’étoile quand nous commencerons la manœuvre. Ils ne pourront jamais nous frapper à temps.
— À condition qu’ils tergiversent, grommela Armus. Mais pourquoi attendraient-ils si longtemps ?
— Parce qu’ils ne tiennent certainement pas à ce que des témoins oculaires survivent à cet événement, répondit Rione. Ils veulent que cette flottille soit prête à sauter avant que le signal qu’ils enverront au portail ne l’atteigne, afin que nul ne puisse assister aux premières conséquences. Ils pourront alors la faire sauter hors du système, et tout le monde, sauf eux, restera dans l’ignorance de ce qui se sera réellement passé. Quiconque reviendra ici après le passage de l’onde de choc ne trouvera rien ni personne pour lui expliquer ce qui est arrivé. »
Badaya la fixa en plissant les yeux puis hocha de nouveau la tête. « Ils pourront alors affirmer que c’est nous qui l’avons provoqué, comme ils tentent de le faire accroire à propos de Kalixa. »
Le capitaine de frégate Landis se fendit lui aussi d’un hochement de tête, mais il semblait encore perplexe. « Et s’ils comprenaient nos intentions bien avant ? S’ils choisissaient de sacrifier leur flottille et de faire sauter le portail avant que nous soyons à l’abri derrière l’étoile ? »
Geary s’était déjà contraint à envisager cette éventualité. Il enfonça une autre touche et une formation apparut sur l’hologramme. « S’il nous en reste le temps, nous adopterons cette formation dès que nous aurons constaté que le portail est en voie de s’effondrer. Les cuirassés formeront un mur aussi dense et épais que possible, en orientant leur poupe vers le portail. Le reste de la flotte se disposera derrière eux pour former d’autres remparts parallèles au premier. C’est notre seule chance de voir survivre au moins quelques vaisseaux. »
Tous, même les commandants des cuirassés, approuvèrent sombrement. Le blindage et les boucliers de ces bâtiments massifs avaient sans doute un emploi offensif, mais on n’en faisait pas moins appel à eux pour servir d’ultime rempart défensif quand la situation de la flotte l’exigeait. Comme l’avait dit à Lakota le capitaine Mosko, ça faisait partie de leur boulot. Mosko était resté à Lakota avec les trois cuirassés de sa division pour retenir l’ennemi. Tous, dans la flotte, étaient habitués à affronter la mort, et mourir pour ses camarades n’est pas le sort le moins enviable.
Cela dit, nul ne s’attendait cette fois-ci à une telle embellie. Tous avaient été témoins des ravages que pouvait exercer l’effondrement d’un portail sur un système stellaire. Si jamais une décharge d’énergie plus violente que celle de Kalixa les frappait, les cuirassés seraient probablement réduits en miettes avec tout ce qu’ils abritaient. Mais il fallait bien tenter quelque chose.
Armus haussa les épaules. « Très bien, en ce cas. Si nos ancêtres nous sourient, nous triompherons aussi de cette ruse des Syndics. »
Tulev opina. « Et, sinon, ils sauront que nous serons morts en affrontant l’ennemi. »
Jane Geary prit la parole : « Que ferons-nous quand nous serons à l’abri derrière l’étoile, amiral ?
— Tout dépend des circonstances, répondit Geary. Nous ne nous tournerons certainement pas les pouces. Nous larguerons dans le sillage de la flotte des balises équipées de senseurs pour surveiller le portail, même quand tous les vaisseaux seront abrités. Si les dirigeants syndics ne l’ont pas fait sauter et sont sortis du système entre-temps, nous prendrons un certain nombre de mesures pour leur pourrir la vie. Nous pourrons aussi, si besoin, liquider les Syndics d’ici, depuis notre abri derrière l’étoile. D’autres questions ?
— Amiral, puis-je suggérer une opération qui les gênerait énormément ? intervint en hâte le capitaine Kattnig. Ils aimeraient détruire cette flotte, mais, si elle s’abrite tout entière derrière l’étoile, nous perdons notre principal moyen de pression sur eux. En revanche, si nous dépêchions un petit groupe de vaisseaux rapides directement au point de saut pour Mandalon, leurs dirigeants seraient contraints de choisir entre détruire leur système stellaire, tout en sachant qu’ils n’anéantiraient pas la majorité de la flotte à ce prix, fuir vers le point de saut ou nous combattre. »
Nombre d’officiers approuvèrent Kattnig de la tête. Geary réfléchit à la proposition, conscient, en dépit de sa réticence à envoyer des vaisseaux au loin pour une mission potentiellement suicidaire, qu’elle avait de bonnes chances de tenir la route.
« Il devrait s’agir de croiseurs de combat, déclara Desjani.
— Oui, convint Kattnig. Je me porte volontaire avec la cinquième division. » Quelques-uns des autres officiers de cette division affichèrent sans doute une mine interloquée, mais aucun n’éleva d’objection. Nul ne pouvait se le permettre, la notion d’honneur prévalant dans la flotte.
Mais Duellos, lui, prit la parole sur un ton soigneusement neutre : « Cette proposition s’inscrit sans doute dans la meilleure tradition de la flotte, mais j’ai passé récemment en revue les capacités des croiseurs de combat de la classe Adroit. En raison des limitations imposées à leurs senseurs par la conception même de ces vaisseaux, ils devraient se faire escorter d’autres bâtiments plus gros.
— Effectivement, reconnut Kattnig. La première division de croiseurs de combat ? s’enquit-il en citant l’unité de Duellos. Nous serions fiers de l’avoir avec nous. »
Geary baissa un instant les yeux pour réfléchir et il remarqua que Desjani fixait la table d’un œil noir. Elle aurait aimé se porter volontaire avec l’Indomptable, il le savait. Mais elle restait aussi consciente que, si l’ennemi s’apercevait de la présence dans ce détachement du vaisseau amiral de la flotte avec l’amiral Geary à son bord, cela suffirait à en faire une cible privilégiée.
Il hésitait également à envoyer Duellos. Mais l’empressement de Kattnig à affronter l’ennemi, même s’il n’avait rien d’exceptionnel dans la flotte, ne manquait pas de l’inquiéter. S’il fallait absolument refréner ses ardeurs, Duellos aurait l’ancienneté, l’autorité et la sagesse nécessaires pour le retenir. Tulev en serait également capable. Mais Duellos était pour l’instant sur la sellette et il attendait visiblement que Geary intervienne de tout son poids pour répondre.
Récuser Duellos et ordonner plutôt à la division de Tulev de s’en charger ? Ou bien annoncer publiquement que je préfère réfléchir à la composition de ce détachement avant de décider des vaisseaux qui le formeront ? Non, on est en train de me forcer la main, là. À moins de déclarer tout de suite que je veux envoyer la première division, j’aurai l’air de vouloir la retenir, et, si le règlement de la flotte spécifie que je ne suis absolument pas tenu d’expliquer ma décision, il me faudrait malgré tout la justifier sur le plan pratique. Comment le faire sans que les officiers et spatiaux de la première division se sentent spoliés ?
Me voilà coincé. Duellos n’est sans doute pas un mauvais postulant, mais je ne suis pas certain que je l’aurais choisi. Et, maintenant, je dois m’en accommoder ou alors donner l’impression que je me méfie de lui ou de ses vaisseaux.
Geary adressa donc un signe de tête à Duellos. « La première division de croiseurs de combat souhaite-t-elle participer à ce détachement ? »
Duellos saisit parfaitement le sous-entendu de ce signe de tête. « Certainement, amiral. Mes vaisseaux sont prêts. »
C’était donc réglé. Kattnig semblait très satisfait. Duellos, quant à lui, irradiait le calme et l’assurance. Tulev restait indéchiffrable, Badaya avait l’air content et Desjani s’efforçait visiblement de ne pas marteler des poings la table par dépit.
Geary réussit à s’exprimer d’une voix égale malgré le mécontentement que lui inspirait l’impression qu’on lui avait forcé la main. « Il me faut préciser la mission et la composition définitive de ce détachement. Les croiseurs de combat seront accompagnés d’un assez grand nombre d’escorteurs rapides pour leur permettre de repousser toute menace des Syndics. Je vous tiendrai informé des projets suivants dès que nous serons à l’abri derrière l’étoile. »
L’image de la plupart des officiers disparut. Duellos s’attarda assez longtemps pour jeter à Geary un regard résigné. « Nous avons marché comme un seul homme.
— Ouais, effectivement. Je vous en reparlerai plus tard en tête-à-tête. »
L’image de Duellos s’effaçant à son tour, Badaya, qui lui aussi était resté, hocha de nouveau la tête, d’abord à l’intention de Rione puis à celle de Geary : « Bien utile d’avoir avec nous quelqu’un qui comprend comment raisonnent les dirigeants syndics.
— Oui », se contenta de répondre Geary, conscient que, pour Badaya, Rione ne comprenait les dirigeants syndics que parce qu’elle suivait la même logique qu’eux.
« Les autres vous créent-ils des problèmes ? »
Dans le dos de Badaya, Rione leva les yeux au ciel avec lassitude.
Geary réussit à maîtriser sa voix et choisit soigneusement ses mots : « Les sénateurs ne me posent aucun problème.
— Parfait. Tant qu’ils savent qui commande… » Il sourit, salua et disparut.
Rione lança à Geary un regard inquisiteur. « Que comptez-vous faire s’il s’aperçoit que vous ne donnez pas réellement d’ordres au gouvernement ?
— Que je sois pendu si je le sais. »
Badaya sorti, Desjani se leva. « Navrée.
— Je sais que vous auriez aimé vous porter volontaire avec l’Indomptable pour ce détachement », avança Geary.
Desjani haussa les épaules. « Commander au vaisseau amiral a parfois ses avantages. Je serais stupide de ne pas m’en rendre compte en l’occurrence… Envoyer l’Indomptable avec ce détachement reviendrait à offrir aux Syndics une cible par trop tentante. »
Elle n’était pas très douée pour feindre la résignation. « J’en ai peur, convint Geary.
— Il faudra surveiller Kattnig », ajouta-t-elle.
Geary la dévisagea. « En quoi vous inquiète-t-il ?
— De la même façon qu’il vous inquiète. Je l’ai bien vu. Il est trop impatient. Ce n’est pas un crétin hyperagressif comme le capitaine Midéa, mais il est trop empressé.
— En effet. » Geary secoua la tête. « Duellos devrait le tenir en laisse.
— Tulev aurait été plus efficace, mais vous ne pouviez pas récuser publiquement Duellos. Il faut bien préserver les apparences. Et, à propos d’apparence, amiral, si jamais nous voyions s’effondrer ce portail et que la flotte recevait l’ordre d’adopter une formation défensive, où donc se placerait l’Indomptable ? »
Geary détourna un instant les yeux. « Si cela devait se produire, Tanya…
— Si cela devait se produire, les chances de survie de tout vaisseau de la flotte seraient voisines de zéro. Je demande respectueusement, au cas où l’Indomptable et son équipage devraient périr, à ce qu’ils meurent honorablement, à la place que devrait occuper le vaisseau amiral au sein de la flotte. » La voix de Desjani était calme, ferme et posée.
Geary voyait mal quels arguments solides il aurait pu lui opposer. « Et, selon vous, quelle position devrait-il occuper ? En première ligne avec les cuirassés ?
— Non, amiral. Ce serait créer un point faible dans leur mur. Mais l’Indomptable devrait se trouver juste derrière. »
Refusant de la regarder directement pour prononcer ce qui risquait d’être pour elle une sentence de mort, Geary ferma les yeux. Pour lui aussi, au demeurant, mais, en un sens, il vivait en sursis depuis qu’il s’était réveillé de son sommeil de survie. « Très bien, capitaine. L’Indomptable occupera donc sa position légitime si la flotte doit affronter cette situation.
— Merci, amiral. »
Geary rouvrit les paupières et se rendit compte qu’elle le saluait en le regardant droit dans les yeux, pleine de gratitude. « Je vous dois au moins cela, à l’Indomptable et à vous, ajouta-t-il en lui retournant son salut. Mais j’espère qu’on n’en viendra pas là. Si jamais…
— Nil desperandum », lui rappela-t-elle avec un sourire en coin avant de sortir d’un pas vif mais détendu.
Rione la suivit un instant des yeux puis secoua la tête. « Méritons-nous que des gens comme elle se battent pour nous ?
— Je croyais que tu ne l’aimais pas.
— Je ne l’aime pas. Elle est presque aussi garce que moi. Mais je remercie les vivantes étoiles que ce soit elle qui commande à ce vaisseau plutôt qu’un Badaya. »
Geary se rassit sans quitter Rione des yeux. Les images virtuelles des sénateurs Costa et Sakaï avaient disparu un peu plus tôt sans qu’aucun des deux n’eût compris à temps que Rione allait rester pour s’entretenir en privé avec Geary. « Badaya est un officier assez compétent. Si nous parvenions à lui rendre sa confiance en l’Alliance, il serait un gros atout pour la flotte. »
Rione eut un sourire un tantinet contrit : « Il me semble que, tant qu’il ne surviendra rien de catastrophique, le capitaine Badaya se persuadera que tu tiens réellement les commandes mais que tu tires les ficelles en coulisse. Il ne sera d’ailleurs pas le seul. »
Tant qu’il n’aurait pas réussi à mettre fin au conflit, Geary ne tenait nullement à aborder le sujet de ce qu’il adviendrait après la guerre. « Madame la coprésidente, avez-vous réfléchi à ce que nous pourrions dire ou faire pour convaincre les Syndics que nous ne sommes pas informés du danger posé par le portail de l’hypernet ? Nous devons absolument continuer de les leurrer jusqu’à ce que nous soyons passés derrière l’étoile. »
Rione cogita en faisant la moue. « Je crois que nous devrions continuer de donner le change en affichant notre assurance dans nos actes et nos paroles. Tu pourrais leur renvoyer ton ultimatum en faisant preuve, cette fois, de davantage d’arrogance et en témoignant tout le mépris voulu au commandant en chef de cette flottille syndic. Peut-être en y ajoutant quelques piques relatives à sa faiblesse, comparativement à la dernière force syndic que nous avons affrontée.
— Un représentant de notre gouvernement saurait peut-être conférer à cet ultimatum et à ces banderilles l’arrogance et le mépris requis, suggéra Geary.
— Moi, veux-tu dire ? Je manie nettement mieux l’arrogance que toi, en effet. » Elle s’adossa à son fauteuil. « Mais Costa est encore plus douée. Je vais lui annoncer que tu comptes lui laisser le soin de transmettre le prochain ultimatum. Elle s’imaginera t’avoir beaucoup impressionné.
— Ne risque-t-elle pas de trahir nos soupçons concernant ce piège ?
— Costa ? Elle protège mieux ses secrets que le célibat la virginité. C’est bien la dernière chose dont tu dois t’inquiéter à son sujet. » Rione sourit. « Je me charge de lui faire comprendre qu’il s’agit avant tout de leurrer les Syndics. Elle va adorer, tout comme cette occasion qui lui sera offerte de faire un pied de nez à un commandant en chef ennemi. Combien de temps devrons-nous continuer à les duper, au fait ? »
Geary montra l’écran d’un geste. « Comme tu l’as vu, nous ne pouvons pas piquer directement vers la face cachée de l’étoile sans trahir nos intentions, aussi nous faut-il faire un crochet pour la contourner. Un peu plus deux jours avant de passer derrière en droite ligne.
— Les Syndics nous en laisseront-ils le temps ?
— Si leur flottille poursuit son propre transit circulaire, atteindre le point de saut pour Mandalon leur demandera encore trois jours.
— Nous aurions donc le temps. Aimerais-tu savoir ce que Sakaï a dit de toi ? »
Geary réfléchit un instant puis hocha la tête.
« “Il nous a écoutés.” »
Geary patienta, mais rien ne vint spontanément. « C’est tout ?
— C’est déjà beaucoup, amiral Geary. » Rione le scruta de nouveau en secouant la tête. « J’ignore quand c’est arrivé. Peut-être qu’il en a toujours été ainsi et que ça n’a fait qu’empirer. Mais, à un moment donné, les officiers supérieurs et les dirigeants politiques de l’Alliance ont cessé de s’écouter les uns les autres. Nous feignons tous de prêter l’oreille, mais nous n’entendons et nous ne voyons que ce que nous voulons voir et entendre.
— Comme Badaya.
— Ou Costa. » Rione se leva pour se diriger vers le sas puis s’arrêta en chemin et se retourna vers Geary. « Peut-être ai-je accompagné cette flotte pour une tout autre raison quand l’amiral Bloch était à sa tête. Une raison que j’ignorais encore. Guérir l’Alliance exigera des officiers qui se fient aux politiques et des politiques qui se fient aux officiers. »
Geary eut un sourire torve. « Ne me fais pas le coup du mysticisme.
— Je n’y songe même pas, amiral. Si les vivantes étoiles dépendaient de gens comme moi pour accomplir leur mission, elles en seraient vraiment à gratter le fond du tonneau. »