Deux

La tension s’accrut subitement dans la salle. Conscient qu’il devait distiller du sens et ne pouvait se permettre aucun quiproquo, Geary pesa soigneusement ses mots : « Mes recommandations sont présentées dans mon rapport sous une forme circonstanciée, mais, pour faire bref, j’y demande qu’on me permette de rester le commandant de la flotte, monsieur, et aussi que mes supérieurs civils et militaires envisagent d’un œil favorable la ligne d’action que je leur soumets.

— Vous demandez ? Vous êtes certainement conscient que vous pourriez exiger tout cela.

— Non, monsieur, je ne le pourrais pas.

— Ne jouez pas à ces petits jeux avec nous, capitaine, déclara la sénatrice Suva sur un ton maussade. Nous savons tous les deux qu’il vous suffirait de claquer des doigts.

— Madame la sénatrice, je reconnais volontiers que j’aurais sans doute le pouvoir d’exiger tout cela, mais j’en suis incapable. J’ai prêté serment à l’Alliance et je ne romprai pas ce serment. Je reste soumis à vos ordres et à votre autorité. »

La femme râblée le fixa en plissant les yeux, le visage sévère : « Vous remettez votre sort entre nos mains, capitaine, et vous abandonnez celui de l’Alliance à un groupe de gens dont vous avez sûrement constaté qu’ils étaient moins capables, compte tenu de nos responsabilités. »

Geary ne s’était pas attendu à voir les sénateurs s’exprimer en faveur d’un coup d’État. Il s’efforça de dissimuler sa réaction et de parler calmement : « Il y a longtemps que j’ai renoncé à mon destin personnel, madame la sénatrice. J’ai juré d’obéir aux ordres de mes supérieurs légitimes et je le ferai. Ou je démissionnerai si je suis incapable d’y obéir en toute conscience. »

Rione reprit la parole d’une voix retenue mais ferme : « Il parle très sérieusement. Ce n’est pas une pose. J’ai nourri les mêmes soupçons que vous à son endroit… que Black Jack se révélerait un apprenti dictateur en puissance et userait du rôle qu’il a joué militairement pour s’emparer du pouvoir politique. » Son regard se posa brièvement sur la femme râblée puis sur un autre sénateur, l’air de dire, sans le dire, que ces deux-là nourrissaient davantage d’espoirs que de soupçons. « Toutefois, j’ai été assez proche du capitaine Geary pour me porter garante de sa sincérité. Soumettez-le à un interrogatoire en règle et vous constaterez qu’il ne cherche à duper personne. Le capitaine Geary n’a pas été souillé par une guerre d’un siècle, chers confrères. Il croit encore aux valeurs que chérissaient nos ancêtres. Il croit encore en vous, tous autant que vous êtes. »

Certains de ses interlocuteurs détournèrent le regard, l’air embarrassé, mais Navarro, lui, fixa Rione droit dans les yeux : « Nous avons cru comprendre que vous aviez été très proche du capitaine Geary, madame la coprésidente. Votre affirmation ne serait-elle pas influencée par cette relation ?

— Une relation purement physique, reconnut nonchalamment Rione. Et très brève. » Elle renonça brusquement à sa placidité et se redressa sur son siège pour reprendre sur un ton de nouveau officiel : « Certaines des informations que nous avons pu glaner dans l’espace syndic laissent entendre que mon mari aurait été capturé vivant. Il l’est peut-être encore. Je leur reste avant tout fidèle, à l’Alliance et à lui. »

Un autre sénateur secoua la tête. « Vous avez couché avec un autre homme alors que votre époux était peut-être encore en vie ? Il n’y a pas de mots pour décrire un tel déshonneur… »

Les joues de Rione virèrent à l’écarlate sous le coup de la colère, réaction très inhabituelle chez elle, mais Geary prit le premier la parole : « Elle ignorait sur le moment qu’il vivait peut-être encore. La coprésidente Rione est une femme d’honneur.

— Tandis que vous, sénateur Gizelle, vous ne reconnaîtriez pas l’honneur s’il vous serrait le cou à deux mains à vous en faire exploser le crâne. »

La voix de Rione avait comme tranché dans le silence qui suivait les paroles de Geary. Navarro se leva et abattit derechef la paume sur la table, mettant fin à toute discussion. « Ça suffit ! Contentez-vous de répondre à la question, sénatrice Rione. Votre jugement est-il impartial ?

— Oui. » Rione secoua la tête à son tour et regarda autour d’elle ; elle avait apparemment recouvré son sang-froid. « Tout le monde ici sait ce que le capitaine Geary pourrait faire en ce moment même. Ce qu’il aurait déjà pu faire. Il pourrait se trouver avec toute sa flotte dans le système stellaire d’Unité et mettre le Sénat aux arrêts, acclamé par la population de l’Alliance. Avez-vous la moindre idée du temps qu’il lui a fallu pour comprendre que ça pouvait arriver ? L’idée ne l’a même pas effleuré. Elle ne fait pas partie de son univers. Elle ne l’a toujours pas traversé. Mais certaines personnes agiraient volontiers en se réclamant de lui, et nous devons les empêcher d’entreprendre une action que nul, ensuite, ne serait en mesure d’arrêter. Alors, s’il vous plaît, tâchons d’éviter d’autres absurdités, comme, par exemple, de mettre le capitaine Geary sous les verrous. Il n’abusera pas de son pouvoir contre l’Alliance.

— J’aimerais le croire, répondit Navarro. Mais j’ignore si j’ose le croire.

— Alors laissez-moi vous montrer quelque chose. » Rione chargea un dossier et Geary vit une image de lui sur la passerelle de l’Indomptable. Il se demanda comment Rione avait eu accès au journal de bord du vaisseau et où cet enregistrement avait été pratiqué, puis il entendit ce qui se disait et comprit. Il datait du moment où il s’était aperçu que le personnel de la flotte de l’Alliance s’apprêtait, comme pour une opération de routine, à assassiner des prisonniers de guerre.

Le clip terminé, Rione désigna Geary. « Ces événements se sont déroulés à Corvus peu après que le capitaine Geary a pris le commandement de la flotte. Croyez-vous qu’il jouait la comédie ? Absolument pas. C’étaient nos ancêtres qui s’exprimaient par la bouche de cet homme, mes chers collègues.

— Je vais devoir m’entretenir avec les miens, marmonna Navarro, dont les yeux se baissèrent fugacement avant de se reporter de nouveau sur Geary. Résumez-nous le plan que vous recommandez, capitaine Geary. Puisque vous ne comptez pas mener la flotte à Unité pour fourrer nos misérables derrières derrière les barreaux, où donc voulez-vous la conduire ? »

Geary n’aurait jamais cru qu’il pût un jour briefer personnellement le Grand Conseil, et encore moins entendre son président formuler cette question en ces termes. Il afficha de nouveau l’hologramme des étoiles. « J’ai proposé deux lignes d’action. En premier lieu, je crois essentiel d’apporter un suivi aux dommages infligés aux Syndics lors des derniers engagements. Si on leur en laisse le temps, ils pourront reconstruire leurs forces spatiales, mais, si nous frappons vite, nous réussirons peut-être à les contraindre à mettre un terme au conflit. » L’image changea pour se centrer sur une étoile, et les soupirs qui parvinrent à Geary de l’autre côté de la table ne lui parurent nullement imaginaires.

« Le système mère syndic ? demanda la femme râblée d’une voix teintée d’incrédulité. N’est-ce pas là que vous êtes entré en scène, capitaine Geary ? Pour tirer la flotte d’un piège mortel avec la plus grande difficulté ?

— Effectivement, madame, mais la situation a changé. Leur flotte a été décimée. Quelques vaisseaux ont certes pu s’échapper d’ici quand nous avons repoussé leur attaque, mais, même en en tenant compte et en ajoutant ceux dont les Syndics auraient depuis entrepris le chantier, nous devrions avoir de bonnes chances. » Geary désigna l’étoile. « Nous avons réussi à ramener ici, en bon état, la clef de l’hypernet syndic, et nous pouvons maintenant nous en servir pour conduire rapidement la flotte jusqu’à leur système mère, balayer ses défenseurs et imposer à leurs dirigeants des négociations sérieuses. Elle nous octroie l’avantage dont nous avions besoin pour frapper vite et fort au cœur de l’espace syndic.

— Et si leurs dirigeants refusaient ces négociations sérieuses ? demanda Navarro en appuyant le menton sur ses deux mains en clocher.

— Alors nous utiliserions des munitions à grande profondeur de pénétration pour provoquer une volte-face de la direction syndic, monsieur. » Geary avait eu maintes fois la preuve que les dirigeants ennemis étaient prêts à sacrifier de larges pans de leur population tandis qu’eux-mêmes restaient en sûreté, mais il ne leur en laisserait pas l’occasion cette fois.

« Quelles conditions mettriez-vous à leur reddition ? s’enquit la sénatrice Suva.

— C’est au Grand Conseil d’en décider, répondit Rione, mais, à mon avis, en l’occurrence, il faudrait tenir compte du peu d’avantages que nous gagnerions en imposant nos exigences aux Syndics, comparativement au prix que nous coûterait la poursuite de cette guerre. Je suggère que nous nous contentions de leur proposer la cessation des hostilités et un retour aux conditions antérieures au conflit, en même temps qu’un échange bilatéral de tous les prisonniers encore en vie, ainsi que d’informations concernant le sort de tous les détenus depuis le début de la guerre.

— Tous nos sacrifices auraient donc été faits en vain ! s’indigna la femme râblée.

— Comme tous les leurs, fit remarquer Navarro. Vous marquez là un point capital, sénatrice Rione, et vous connaissez aussi bien que nous l’état dans lequel se trouve l’Alliance aujourd’hui. » Quelques sénateurs s’apprêtèrent à prendre la parole, mais il leur imposa le silence d’un geste. « Nous débattrons de votre proposition en conseil privé, capitaine Geary, ainsi que de la suggestion de la coprésidente Rione. Quel est votre deuxième recommandation ? »

Geary fit pivoter son bras pour désigner la frontière opposée de l’espace syndic. « De nous occuper autant que possible de l’espèce qui règne dans ce secteur de l’espace. Nous n’avons aucune idée de sa puissance, de la dimension des territoires qu’elle occupe ni de ses capacités. Nous disposons de preuves tangibles de la supériorité de sa technologie sur la nôtre dans certains domaines, dont les systèmes de communication opérant à une vitesse supérieure à celle de la lumière. Ils ont aussi réussi à endiguer l’avancée des Syndics, et même à les expulser de certains systèmes stellaires, et, à ce que nous savons des Syndics, cela n’a pas dû se faire aisément. Mais ils ont interféré dans les affaires de l’humanité, ils nous ont leurrés en nous incitant à installer une bombe d’une capacité de destruction équivalente à celle d’une nova dans nos systèmes les plus importants, ils en ont délibérément détruit au moins un, celui de Kalixa, et, si j’en crois ce que vous venez de m’apprendre, tenté de recommencer à Petit. Il faut leur faire comprendre qu’ils ne doivent plus intervenir dans nos affaires et cesser de nous agresser. »

S’ensuivit un long silence, puis un sénateur ferma les yeux et s’exprima d’une voix caverneuse : « Devons-nous nous lancer dans une nouvelle guerre ?

— Non, monsieur. C’est bien la dernière chose que je souhaite. Mais il y a de bonnes chances pour qu’une guerre soit d’ores et déjà en cours à notre insu. Nous devons l’arrêter aussi, ou obtenir à tout le moins un cessez-le-feu. »

Rione montra l’hologramme des étoiles : « Les Syndics maintenaient leur flottille de réserve sur leur frontière extérieure pour intimider les extraterrestres. Cette flottille ne s’y trouve plus, elle a été en majeure partie détruite et ce qu’il en reste a probablement été rassemblé pour participer à l’ultime défense de leur système mère. Comment réagiront les extraterrestres lorsqu’ils se retrouveront confrontés à des proies faciles ?

— Qui s’en soucie ? grogna la femme râblée. Ce sont des Syndics.

— Des humains, sénatrice Costa, répliqua Rione. Et chaque système stellaire que leur reprendront les extraterrestres affaiblira un peu plus l’humanité et les renforcera d’autant. »

La sénatrice Suva s’esclaffa. « Vous espérez nous voir passer d’ennemis à alliés des Syndics ? Et les défendre ?

— Nous défendre, rectifia Rione. Nous ne pouvons pas présumer que cette espèce intelligente nous traitera autrement que les Syndics pour la seule raison que nous nous regardons nous-mêmes comme des humains différents. »

Le regard du sénateur Navarro était resté rivé sur la région de l’espace où confluaient territoire extraterrestre et territoire syndic. « S’il y a réellement une espèce intelligente là-bas…

— Il y en a peut-être beaucoup d’autres, acheva Rione pour lui. Et, pour le moment, les Syndics s’interposent entre nous et les secteurs que ces espèces occupent peut-être. »

L’amiral Timbal aspira brusquement une goulée d’air entre ses dents. « Si nous nous engagions dans la défense de cette frontière, alors nous aurions accès à ce qui se trouve au-delà, déclara-t-il avec excitation.

— Exactement, convint Geary. Et, une fois les Syndics renvoyés dans les cordes, ils seront peut-être contraints de l’admettre. Si nous pouvions mettre un terme à la guerre contre les Syndics, nous serions en mesure, à tout le moins, de dépêcher quelques vaisseaux dans cette zone pour tenter d’en découvrir le plus possible, voire d’établir un contact indépendant avec ces êtres. »

Navarro opina. « Intéressante éventualité. Très bien, capitaine Geary. Vous avez sauvé la flotte de l’Alliance et l’Alliance elle-même, pratiquement : balayé les forces syndics et établi des conditions favorables à l’imposition d’un armistice, vous avez découvert et neutralisé une menace pesant sur toute l’humanité et vous avez quasiment apporté la preuve qu’il existait vraisemblablement une espèce intelligente non humaine. Est-ce tout ?

— Pour le moment, monsieur.

— Merci, capitaine Geary. Maintenant, si la coprésidente Rione, l’amiral Timbal et vous-même aviez l’obligeance de vous retirer, nous pourrions débattre entre nous de votre rapport et de vos recommandations.

— Certains d’entre nous ont encore des questions à poser, protesta un sénateur.

— Nous en discuterons également en conseil privé », déclara Navarro en le toisant de haut.

Geary attendit d’être certain qu’il lui fallait partir puis salua de nouveau, pivota sur lui-même, laissa passer Rione et Timbal et leur emboîta le pas. La porte se refermant hermétiquement derrière lui, l’amiral Timbal se rapprocha : « Merci, capitaine Geary. Ma participation à cette réunion signifiait beaucoup pour moi. J’aurais détesté m’en retrouver exclu en même temps que l’Enclume. »

Geary lui rendit son signe de tête. « Nous appartenons tous deux à la flotte, amiral.

— Foutrement vrai.

— À ce propos… » Timbal se tourna vers Rione. « Avec votre permission, madame la coprésidente, je vais aller m’informer de ce que font Otropa et Firgani.

— Merci, amiral. »

Timbal remontant la coursive d’un pas précipité, Geary inspira profondément puis jeta un coup d’œil vers Rione : « J’imagine que nous sommes surveillés… »

Elle consulta son bracelet et tapota deux de ses pierres précieuses. « Ils s’y efforcent mais ne parviennent pas à percer mon brouillage. J’ai eu l’occasion d’améliorer mes systèmes depuis notre retour, et ils sont de nouveau du dernier cri. »

Encore une flèche du carquois de Rione dont Geary ignorait l’existence. « Mais ils savent maintenant que vous portez ce dispositif.

— Tous les politiciens sont équipés d’une protection similaire. Celle des moins influents suffit à interdire qu’on surprenne certaines conversations spécieuses à propos de pots-de-vin ou de votes concertés. Les plus importants disposent d’équipements plus performants. » Elle secoua la tête. « Ils auraient été stupéfaits si je n’avais pas cherché à brouiller leurs écoutes, et ils en auraient conclu que je ne leur laissais voir et entendre qu’un simulacre. Ne t’inquiète donc pas.

— Je vais m’y efforcer. J’ai trouvé que ça s’était plutôt bien passé.

— Peut-être.

— Cette sénatrice… Costa. Elle avait l’air de nous soutenir. »

Rione eut un rire bref. « Oui et non. Costa se prend pour un ferme soutien de l’armée, mais elle aurait sans doute voté en faveur de missions suicides chargées de provoquer l’effondrement des portails syndics. Tu as pu t’en rendre compte aussi bien que moi. Et je suis bien certaine qu’elle aurait accueilli favorablement un coup d’État. Non par intérêt personnel mais par patriotisme mal placé. On ne peut jamais en attendre qu’elle agisse réellement au mieux. » Rione leva brièvement les yeux vers le plafond. « Mon équipement m’apprend qu’il y a des caméras là-haut, mais mon brouillage floute les images et leur interdit de lire sur nos lèvres. Quoi qu’il en soit, ne compte pas sur Costa, mais elle peut se révéler utile si on la guide convenablement.

— La majeure partie du Grand Conseil n’était pas ouvertement hostile, déclara encore Geary.

— “Ouvertement” est le mot-clef. Gizelle ne t’aime pas, mais, à mes yeux, c’est plutôt un bon point. C’est un homme à accueillir avec enthousiasme un coup d’État, à y voir l’occasion de ramasser plein de fric et de monter en puissance. » Elle décocha à Geary un sourire torve. « Te voir planté devant cette porte pour lui en interdire l’accès le contrarie assurément. J’ignore quels accords il a pu passer avec l’amiral Bloch, mais Gizelle s’est décarcassé en coulisse pour faire approuver les projets de Bloch, et nous connaissons toi et moi ses ambitions. »

Geary se massa les yeux. « Et le sénateur Navarro ? Que signifiaient toutes ces piques qu’on lui adressait ?

— Qu’on le soupçonne de traiter en coulisse avec les Syndics. Il vient du système d’Abassas, proche de la frontière, et les systèmes voisins ont été frappés par l’ennemi à de multiples reprises. Abassas ne l’a plus jamais été depuis qu’il a été élu à la présidence du Grand Conseil. »

Le moins qu’on pût dire, c’était que ça l’affichait mal. « Tu crois qu’il pactise avec l’ennemi ? »

Rione détourna un instant les yeux pour réfléchir. « Je n’ai jamais eu vent d’une seule accusation de corruption portée contre Navarro qui fût corroborée. Il est vrai, bien entendu, que ses ennemis en répandent le bruit, mais on ne l’a jamais pris sur le fait. J’en serais informée, même si l’affaire avait été étouffée. En dépit de l’étrange immunité de son système stellaire natal, rien n’apporte de l’eau au moulin de la trahison ni d’ailleurs d’un autre moindre forfait. » Elle s’interrompit. « Je le crois aussi honnête que chacun d’entre nous et je pense qu’il agit au mieux des intérêts de l’Alliance. Mais pour préserver le statu quo il a dû passer de nombreux compromis. C’est toute la différence entre les bons stratèges militaires et les bons dirigeants politiques. Tu m’as toi-même administré la preuve qu’un bon stratège ne devait sacrifier les vies de ses hommes qu’avec parcimonie et toujours en le regrettant, mais qu’il s’y résolvait si nécessaire. Un bon politicien réserve le même sort aux principes. Mais on n’organise pas de belles funérailles pour les principes.

— Serais-tu en train de me dire qu’il te ressemble ?

— Par bien des traits.

— En ce cas, on peut se fier à lui en dépit du fait qu’Abassas est épargné. »

Rione lui jeta un regard agacé. « Je ne te conseillerai jamais de te fier à moi en toutes choses. Cela dit, oui, je crois qu’il approuvera toute ligne d’action qui lui paraîtra la plus profitable pour l’Alliance. Mais tu as constaté toi-même combien son aptitude à imposer son contrôle sur le Conseil était contrecarrée par les soupçons qui pèsent sur sa personne. »

Un autre détail avait embarrassé Geary et il posa la question : « Est-ce pour cette raison qu’il a approuvé le plan de l’amiral Bloch en dépit de tout ce qui risquait de le faire capoter, et du fait qu’en cas de victoire Bloch risquait de transformer son succès en dictature ?

— La présidence du Grand Conseil n’est pas permanente. » Rione haussa les épaules. « Quand le plan de Bloch a été approuvé, Costa en occupait le siège. Navarro s’était opposé à l’approbation du projet de Bloch, mais, en raison des suspicions qui pesaient sur lui, ses arguments n’ont pas prévalu. Un traître n’approuverait pas un projet susceptible d’apporter la victoire, n’est-ce pas ?

— Je vois. Mais un homme loyal, prudent et avisé non plus, compte tenu des risques que présentait ce plan. » Geary jeta un regard vers la porte hermétiquement fermée. « Pourquoi n’as-tu rien voulu me dire de ces politiciens avant que je leur fasse mon rapport ?

— Parce que je tenais à ce que tu préserves au mieux ton masque de militaire apolitique. » Rione soupira. « Si j’avais fait état de leur véritable personnalité, tu aurais réagi de façon personnelle et peut-être révélé une facette politicienne de la tienne. De cette manière, tu es resté d’un professionnalisme absolu, parfaitement objectif, une sorte de parangon de l’officier qui n’a aucune visée politique et ne songe qu’à remplir sa mission de soldat. » Elle eut un rire sarcastique. « Tu n’as sans doute pas mesuré à quel point ça les a secoués. Ils s’attendaient à rencontrer un de leurs semblables, un politique en uniforme plutôt qu’en civil, et, quand tu n’en as rien montré, ils n’ont plus su par quel bout te prendre. À un moment donné, je me suis aperçue que Navarro avait compris que tu ne jouais nullement la comédie, que tu correspondais exactement à ce qu’il voyait et entendait, et c’est précisément à cet instant que j’ai commencé à croire en nos chances de succès. » Son humeur s’altéra de nouveau et elle lui décocha un regard sardonique. « Une bonne chose que je sois à ta botte, non ? »

Il allait répliquer sèchement, mais il ravala ses paroles et opta pour une déclaration plus tempérée : « Je ne m’étais pas rendu compte que tu surveillais toutes mes communications.

— Ce n’est pas le cas, affirma-t-elle. Je m’efforce de surveiller toutes celles de Badaya. Percer tes filtres de sécurité reste passablement ardu, grâce en soit rendue aux diligents efforts en ce domaine du commandant de l’Indomptable, mais, en l’occurrence, je suis passée par les transmissions de Badaya. Ne t’inquiète pas, je ne lui nuirai que s’il devient une menace incontrôlée. Pour l’heure, ses délires nous sont encore utiles. »

Ça sonnait faux de multiples façons. « Je ne le dupe pas par intérêt personnel. Toi non plus.

— Ne vous imaginez surtout pas que vous savez tout de moi, capitaine Geary. » Rione eut un sourire glacial. « Ne vous fiez aux gens que si vous ne pouvez pas faire autrement. »

Il se contenta de hocher la tête sans répondre. Rione restait une énigme, mais, autant qu’il pût le dire, elle était aussi une alliée. Il avait également la certitude que Desjani, Duellos et Tulev la tenaient à l’œil, à l’affût de tout signe de traîtrise.

L’attente se prolongeait. Geary ne pouvait que se résoudre à patienter, raide comme un piquet, pendant que Rione s’adossait à la cloison, le regard lointain. Pour la énième fois, il regretta de ne pas pouvoir lire dans ses pensées.

Timbal revint un peu plus tard en secouant la tête : « L’amiral Firgani projetait une intervention destinée à éliminer votre “garde d’honneur” de fusiliers. J’ai finalement réussi à le convaincre de l’ineptie de cette opération en opposant l’armement massif de la flotte aux atouts dont il dispose, et en lui démontrant qu’il serait impossible de venir à bout d’un peloton de fusiliers en cuirasse de combat dans un compartiment externe comme celui-ci sans que tout le système stellaire ne repère aussitôt le feu d’artifice. Firgani lui-même n’est pas assez stupide pour se lancer dans un combat aussi inégal.

— Et l’amiral Otropa ? s’enquit Rione.

— Il avait tout un tas de questions à poser sur ce qui s’était passé après qu’on lui eut donné congé. » Timbal ne cherchait nullement à cacher sa joie. « Il voulait que je lui en fasse un rapport complet. Je lui ai répondu qu’on avait encore besoin de moi ici. » L’attitude de l’amiral avait changé de manière drastique, et Timbal se comportait désormais comme si, au lieu de redouter ses prochaines décisions, il faisait désormais intégralement partie de l’équipe de Geary. « On joue cartes sur table, n’est-ce pas ? Je ne vois d’ailleurs aucune raison de dissimuler mon jeu, mais mes ancêtres savent que je n’aurais pas fait la moitié de ce que vous avez accompli dans l’espace syndic. »

Geary secoua la tête. « Cartes sur table, amiral.

— C’est un soulagement, je ne crains pas de vous l’avouer. » L’espace d’un instant, Timbal parut plus âgé.

« Nombre d’entre nous savaient ce que projetait Bloch. Beaucoup d’autres officiers manœuvraient plus ou moins dans le même sens.

— Qu’auriez-vous fait si Bloch était revenu victorieux ? » demanda Rione.

Timbal prit une profonde inspiration. « Je ne devrais même pas répondre à cette question, mais le capitaine Geary se fie manifestement à vous. Pour être tout à fait franc, j’ignore comment j’aurais réagi. Réellement. Beaucoup d’entre nous n’en savaient rien. Nous désespérions comme tout le monde, nous nous méfiions du gouvernement, nous savions à quel point l’Alliance en son entier s’effilochait, et nous ne savions pas que faire d’autre. Mais… un coup d’État… ? Avez-vous entendu parler du chat quantique, madame la coprésidente ? Celui qu’on a enfermé dans une boîte et dont on ne peut dire s’il est mort ou vivant qu’en regardant dans cette boîte, tant et si bien que l’univers ne se décide dans un sens ou dans l’autre que lorsqu’on en soulève le couvercle. C’était pareil. Si Bloch était revenu, beaucoup auraient ouvert cette boîte pour comprendre de quel côté penchait leur cœur. Nous n’aurions eu la réponse que par cette méthode. Je ne la connaîtrai jamais maintenant, à mon plus grand soulagement autant qu’à ma plus grande honte. Comme l’a dit un sénateur, savoir ce que voulait dire exactement la loyauté à l’Alliance était beaucoup plus facile autrefois. Mais peut-être n’était-ce pas si simple que cela à l’époque, et peut-être n’est-ce pas vraiment si compliqué aujourd’hui. Peut-être la réponse n’a-t-elle jamais changé mais ne posons-nous plus les mêmes questions. »

La sincérité de Timbal semblait impressionner Rione. « Et… quand le capitaine Geary a ramené la flotte ? Vous ne nourrissiez pas les mêmes doutes en votre for intérieur ?

— Sur le moment ? On la croyait perdue, les Syndics ravageaient ce système stellaire, nos rares défenseurs tenaient à peine le choc, et voilà que les vaisseaux de la flotte surgissent du néant et fondent sur eux comme autant d’anges de la vengeance, tandis que nous apprenons par les transmissions que Black Jack est de retour, qu’il a sauvé la flotte et s’apprête à nous sauver aussi. » Timbal eut un rire bon enfant. « Sur le moment, Black Jack était comme un dieu.

— Ce n’est pas… voulut protester Geary.

— C’est pourtant ce qu’on voyait en vous, le coupa Rione. Je vous avais prévenu qu’il en serait ainsi.

— Exactement, renchérit Timbal. Black Jack n’avait nullement besoin de moi. Peu importait ce que je faisais. Si je me mettais en travers de son chemin, j’étais broyé et voilà tout. J’admets m’être inquiété, tant pour moi-même que pour l’Alliance, de sorte que j’ai gardé mes distances et regardé œuvrer le capitaine Geary, mais je ne suis pas assez bête pour m’imaginer qu’il avait besoin de mon soutien ou serait entravé par mon opposition. » Il tourna vers Geary un regard toujours aussi intrigué. « Quand vous m’avez affirmé dans la soute des navettes que vous étiez là pour vous plier aux ordres, j’ai douté un instant de ma santé mentale. Comment pouviez-vous dire une chose pareille ? Mais vous avez laissé tous vos fusiliers derrière vous, de sorte que vous ne pouviez qu’être sincère ou complètement fou. J’ai préféré opter pour la sincérité, parce que, si vous aviez été complètement fou, nous étions de toute façon tous fichus. »

Timbal consulta son unité de communication qui venait de biper de façon pressante. « Le Grand Conseil est prêt à nous recevoir. »

Rione se redressa, roula légèrement des épaules, fléchit les mains comme pour se préparer au corps à corps puis prit la tête pour entrer dans la salle où les sénateurs du Grand Conseil les attendaient en silence.

Navarro prit le premier la parole dès que Geary fit halte devant la table. « Capitaine Geary, pouvez-vous nous promettre la victoire dans ce conflit ? »

Geary hésita puis secoua la tête : « Non, monsieur. Mais je fais raisonnablement confiance aux forces qui seront sous mon commandement pour submerger toute défense des Syndics.

— Ce ne serait pas une victoire à vos yeux ? s’étonna Costa.

— Je peux obtenir une victoire militaire, déclara Geary. Mais vous me demandez si je peux vous promettre une victoire dans ce conflit. J’ignore ce que vous entendez par là.

— Mais la sénatrice Rione a suggéré une paix interdisant à l’Alliance de retirer tout bénéfice de cette guerre !

— En effet, madame la sénatrice. Tout comme elle interdirait aux Syndics d’y gagner quelque chose. »

Rione s’approcha de la table, se pencha par-dessus et la tapota du doigt pour ponctuer ses paroles : « La survie est déjà une victoire en soi. Ni les Syndics ni nous ne pourrons prévaloir si nous persistons à tenter de nous anéantir mutuellement. Mais les Mondes syndiqués et l’Alliance peuvent s’effondrer de l’intérieur. J’ai vu des rapports sur des manifestations et des émeutes qui se sont déroulées sur des planètes de l’Alliance à l’époque où l’on croyait encore la flotte réellement perdue. Si le capitaine Geary ne l’avait pas ramenée, quel dénouement appelleriez-vous dans vos prières ? Vous seriez contraints d’accepter les conditions dictées par les Syndics.

— Mais il l’a ramenée, insista un sénateur.

— Oui. Les vivantes étoiles nous ont fait ce cadeau. Allons-nous l’accepter humblement ou bien exiger davantage ? Qui parmi nous consentirait à aller trouver ses ancêtres pour leur transmettre un message d’ingratitude et de rapacité ? »

Geary se rendit compte que le dernier trait de Rione avait porté, mais le sénateur Navarro dut de nouveau mettre un terme aux éclats de plus d’un membre du Grand Conseil. « Voilà le fond de l’affaire, déclara-t-il. En dépit des succès remportés par le capitaine Geary contre les Syndics, la puissance de l’Alliance reste trompeuse. Nous ne pourrons pas supporter indéfiniment les bains de sang, les destructions et les frais d’une guerre que nous n’avons pas déclenchée. »

Il pointa de l’index l’hologramme des étoiles qui flottait à nouveau au-dessus de la table. « Les enregistrements rapportés de l’espace syndic par la flotte montrent à quel point l’ennemi est lui aussi au bout du rouleau. La sénatrice Rione a raison. On nous donne une chance de proposer à la direction syndic un accord dont non seulement elle ne pourra pas prétendre qu’il l’affaiblit mais qui, de surcroît, ne lui apportera aucun avantage qu’elle pourrait se targuer d’avoir retiré d’une guerre qu’elle a elle-même déclenchée. Nous aurons défendu l’Alliance avec succès, impitoyablement châtié leur agression en infligeant aux Syndics de terribles pertes et nous pourrons enfin mettre un terme au gaspillage humain et économique que nous coûte ce conflit. C’est ainsi que je définirais aujourd’hui la victoire, et c’est aussi le sentiment de la majorité des membres du Grand Conseil. Bon, nous avons déjà voté et je ne vois aucune raison de pousser plus loin la discussion, même si nous tenions tous à entendre la réponse du capitaine Geary sur la question de la victoire. Capitaine Geary, ce Conseil s’est précédemment montré assez désespéré pour approuver le plan de l’amiral Bloch et, comme vous en êtes certainement conscient, l’amiral Bloch ne vous arrivait pas à la cheville. Les conditions ont changé, nous avons désormais à la tête de la flotte un homme auquel nous faisons confiance, et le Grand Conseil vous donne donc son approbation quant au plan de campagne que vous avez suggéré. Inutile de vous dire que vous resterez aux commandes de la flotte pour le mener à bien. »

Geary se sentit soudain plus léger. « Merci, monsieur.

— Que deviennent les extraterrestres ? demanda Rione.

— Difficile à dire, marmotta Navarro. Il nous faudrait en savoir plus. » Il croisa le regard de Geary. « Sans le consentement préalable des Syndics, il serait un peu trop risqué de tenter d’atteindre cette zone, mais nous vous laissons le loisir d’en décider en fonction des conditions qui prévaudront sur le moment. Si vous parvenez à mettre fin à la guerre et à obtenir des Syndics la permission d’envoyer des vaisseaux de l’Alliance dans cette région frontalière, alors l’approbation du Grand Conseil vous sera d’ores et déjà acquise. Nous comptons sur vous pour esquiver l’affrontement à moins qu’il ne soit inéluctable, pour découvrir tout ce que vous pourrez sur ces êtres sans pour autant provoquer de leur part des réactions hostiles et, si vous devez absolument les combattre, pour maintenir les hostilités au plus bas niveau requis afin d’endiguer de futures agressions contre l’humanité. »

La sénatrice Costa leva ironiquement les yeux au ciel.

Geary comprit le sens de sa mimique, car ces ordres lui imposaient trop d’exigences contradictoires. Mais peut-être pourrait-il plus tard arguer de ces mêmes contradictions pour bénéficier d’une plus grande souplesse quand elle lui deviendrait nécessaire. « Oui, monsieur. Vous approuvez donc mes plans d’action ?

— Notre influence sur cet homme est aussi floue qu’inexistante », marmotta le sénateur Gizelle assez fort pour que tous pussent entendre, Costa riboula de nouveau des yeux.

« Ils ont été votés après débat, répondit Navarro. Je m’abstiendrai de laisser pieds et poings liés un émissaire de confiance en lui imposant des instructions détaillées quand nous en savons si peu sur ce que nous devrons affronter, et le capitaine Geary a bel et bien mérité notre confiance. Néanmoins, capitaine, en raison de l’importance des négociations, tant avec les dirigeants syndics qu’avec cette espèce extraterrestre, nous insistons pour que d’autres représentants politiques de l’Alliance accompagnent cette fois-ci la flotte. » Il fixa Rione. « La présence de la coprésidente Rione n’a pas été trop perturbante, apparemment. »

La flotte aurait sans doute exprimé un avis différent à cet égard, mais Geary se borna à opiner. « Nous avons su nous y adapter, monsieur. »

Rione prit la parole sur un ton inhabituellement hésitant : « Considérant les relations de travail que j’ai établies au sein de la flotte et la présence constante en son sein de bâtiments de la République de Callas et de la Fédération du Rift, je demande l’autorisation de faire encore partie de ceux qui l’accompagneront. »

Gizelle ouvrit la bouche pour parler mais la referma dès que Navarro lui eut décoché un regard comminatoire. « Merci, madame la coprésidente, déclara celui-ci. On peut probablement satisfaire à cette requête. Je suis persuadé que vos relations de travail sont extrêmement précieuses. Nous déciderons des autres représentants politiques qui vous accompagneront et nous vous ferons part de leur identité, capitaine Geary. Quand la flotte compte-t-elle quitter Varandal ?

— Je tiens à frapper de nouveau les Syndics le plus tôt possible, mais il nous faut d’abord réparer une terrifiante quantité d’avaries consécutives aux combats et réapprovisionner tous les vaisseaux, dont les réserves sont pratiquement épuisées. J’aurai besoin d’au moins une semaine, monsieur le président, pour colmater les pires dommages infligés à mes bâtiments et remplir leurs soutes.

— Qu’en disent vos spatiaux ? s’enquit un autre sénateur. Ils n’auront passé que quelques semaines chez eux. Le moral ne va-t-il pas s’en ressentir ? Ne risque-t-on pas des mutineries ? »

Le rire de Rione fit vibrer les murs : « Navrée, mes chers collègues. C’est seulement que… je suggère que vous vous entreteniez avec nos spatiaux.

— Vous ne pensez donc pas que leur moral posera problème ? demanda Costa.

— Tant que Black Jack sera aux commandes ? Ils sauteraient dans un trou noir s’il le leur ordonnait, et ils continueraient de l’acclamer jusqu’à l’horizon des événements. »

Navarro hocha la tête. « Nos rapports le laissent aussi entendre. Capitaine Geary, nous devons maintenant aborder une tout autre question. Veuillez patienter dehors, je vous prie, pendant que le Grand Conseil s’entretient avec la sénatrice Rione et l’amiral Timbal. »

Quoi encore ? Geary attendit dans la coursive, tout seul cette fois-ci et conscient avec acuité que, sans la présence toute proche des brouilleurs de Rione, il serait sans doute scruté de pied en cap par le matériel de surveillance dernier cri de l’Alliance. Bien qu’il n’eût rien sur la conscience quant à ses devoirs envers elle, il restait étonnamment difficile de jouer l’innocence alors que tant de moyens de surveillance étaient braqués sur lui.

Le sénateur Navarro, la coprésidente Rione et l’amiral Timbal ressortirent de la salle de conférence et Geary se mit au garde-à-vous. « Détendez-vous, je vous prie, fit Navarro.

Le Grand Conseil devait prendre une autre décision et nous nous y sommes résolus, même si cela a suscité quelques querelles. » Il jeta un regard vers Rione. « Vous inspirez une surprenante loyauté, capitaine Geary, mais, plus capital encore, vos actes confirment ce que nous souhaitions savoir. » Il baissa les yeux sur un objet qu’il tenait dans la main droite. « Il saute aux yeux que nous ne pouvons pas laisser un capitaine de vaisseau négocier ni agir au nom du gouvernement de l’Alliance. Pas dans une affaire aussi importante. Et la flotte exige un haut gradé à sa tête. Nous sommes aussi conscients qu’il vous faudra sans doute prendre des décisions cruciales et que vous n’aurez pas le loisir de consulter vos supérieurs hiérarchiques. Il vous faut donc jouir vous-même de toute l’autorité nécessaire à négocier et, si besoin, engager l’Alliance dans des accords. »

Geary regardait Navarro en éprouvant un malaise croissant. « Monsieur, j’avais cru comprendre que la coprésidente Rione et d’autres sénateurs accompagneraient la flotte en qualité de représentants du gouvernement.

— En effet. Mais votre grade devra refléter votre position et vos responsabilités. C’est la formule qu’a employée l’amiral Timbal. Veuillez donc accepter ceci au nom du Grand Conseil de l’Alliance », ajouta-t-il en tendant la main droite.

Geary jeta un regard sur les supernovæ d’or stylisées qu’il tenait dans sa paume. Il mit quelques secondes à comprendre de quoi il retournait. « Il doit y avoir une erreur, monsieur. »

Le sénateur fixa sa propre paume en fronçant les sourcils. « Il s’agit bien des insignes d’amiral de la flotte de l’Alliance, n’est-ce pas ? »

Amiral de la flotte. Pas seulement amiral, amiral de la flotte. La gêne de Geary avait viré à l’incrédulité, assortie de déni. « Oui, monsieur, mais…

— Alors erreur il n’y a pas. Le Grand Conseil sait que vous avez besoin de cette autorité, et c’est à la quasi-unanimité qu’il a estimé que vous méritiez de vous voir décerner ce grade. Nous savons l’un comme l’autre que vous disposez déjà d’un pouvoir supérieur à celui qu’il vous confère.

— Monsieur, personne n’a jamais été élevé au rang d’amiral de la flotte, protesta Geary.

— Jusqu’à ce jour, admit Rione avec un demi-sourire.

— Mais, monsieur, je… »

Navarro éclata d’un rire visiblement soulagé et se tourna vers Rione. « Vous aviez raison ! Vous refusez réellement cette promotion, n’est-ce pas ? demanda-t-il à Geary. Savez-vous combien d’amiraux ont supplié qu’on leur accordât ce grade depuis le début de la guerre ? Mais vous, vous le repoussez.

— Je n’ai pas les qualifications requises, tenta de nouveau Geary.

— Pas les qualifications ? Relisez donc vos états de service, mon vieux. Vous avez commandé à la flotte en indépendant dans les conditions les plus difficiles et vous avez réussi là où nul autre ne l’aurait pu. » Cette fois, Navarro regarda l’amiral Timbal, qui donna son approbation d’un signe de tête. « Vous vous êtes abstenu de faire ce que vous auriez pu faire, capitaine Geary, mais nous présumons qu’il y aura des tentatives pour parvenir à ce dénouement par la force. Vous concéder ce grade devrait satisfaire ceux qui aimeraient vous voir officiellement investi d’une plus grande autorité et, de ce fait, contribuer à enrayer cette menace pour le gouvernement. »

Timbal hocha de nouveau la tête avec fermeté. « Je suis persuadé que vous avez raison, monsieur. Le personnel de la flotte verra dans cette promotion une reconnaissance de ses inquiétudes et de ses exigences.

— Merci, amiral. Donc, amiral Geary, allez-vous accepter ces insignes ? »

Compte tenu de l’importance des justifications avancées par Navarro, Geary se sentit légèrement coupable : la première chose qui lui avait traversé l’esprit n’était pas la conscience de son incapacité à assumer cette position, mais bel et bien un souci d’ordre purement personnel.

Rione le fixait. « Que faut-il donc que nous fassions pour vous faire accepter ce grade, capitaine Geary ? » demanda-t-elle d’une voix égale. Il soutint son regard, conscient qu’elle avait percé à jour son souci majeur, non sans se demander si, sachant cela, elle n’était pas capable de le taquiner cruellement. Mais ses paroles suivantes prouvèrent que sa question avait une raison toute différente : « Peut-être que… s’il n’était pas permanent… ? »

Il se raccrocha à cette bouée comme un marin à la dérive à qui l’on vient de lancer un bout. « Oui. Une nomination temporaire à ce grade.

— Temporaire ? s’étonna Navarro. Quel délai envisageriez-vous ?

— Jusqu’à… la fin de la guerre. Quand elle s’achèvera et que je ramènerai la flotte, sa mission accomplie, je renoncerai à son commandement ainsi qu’à ce grade provisoire pour reprendre mes galons actuels de capitaine. »

L’amiral Timbal le dévisagea. « Vous rendez-vous compte que, pour nous, tout ce qui reste suspendu à la fin de la guerre est permanent ?

— Pas pour moi, amiral. » Geary lança à Navarro un regard implorant. « Puis-je mettre cette condition à mon acceptation de ce grade ? Formellement ? Avec la promesse du gouvernement ? »

Navarro réfléchit un instant puis fit un geste signifiant plus ou moins « Pourquoi pas ? » « Certainement. Je ferai consigner cela dans les archives officielles. Dès que la guerre s’achèvera et que vous ramènerez la flotte dans l’espace de l’Alliance, vous reprendrez votre grade actuel de capitaine et vous renoncerez au commandement de la flotte. »

Geary eut une seconde d’hésitation ; il se demandait pourquoi Navarro avait cédé si facilement. Son expérience lui soufflait que les gens n’avaient jamais jusque-là consenti de bon gré à laisser Black Jack Geary se détourner des devoirs qu’ils souhaitaient lui assigner. Mais il ne pouvait plus se dérober aux ordres du gouvernement maintenant que celui-ci avait accepté les conditions qu’il lui imposait si indûment. « Très bien, monsieur. »

Navarro tendit de nouveau la main, paume ouverte. « En ce cas, prenez vos insignes, capitaine… Pardon… amiral de la flotte. »

Geary reçut les supernovæ d’or dans sa main et se contenta de les fixer.

Rione se rapprocha de lui et lui replia les doigts sur l’insigne. « Laissez donc votre commandant de bord vous aider à les accrocher, murmura-t-elle. Ça lui fera plaisir. L’idée n’était pas de moi, mais, dès qu’elle a été émise, je l’ai fermement appuyée. »

Navarro sourit à Geary. « Bonne chance, amiral. C’est assez étrange en vérité. J’avais pris l’habitude d’être regardé comme une espèce de vermine à qui l’on ne pouvait se fier pour agir au mieux des intérêts de l’Alliance. Et voilà que je me retrouve en train d’espérer que je ne vous laisserai pas tomber, parce que vous croyez sincèrement que je vaux beaucoup mieux que ça. »

Geary se sentit encore plus léger moralement lorsque sa navette accéléra pour s’éloigner de la station spatiale d’Ambaru, tandis que ses fusiliers se détendaient dans son dos. Sans l’insigne qu’il serrait dans sa paume, sans doute la tête lui aurait-elle tourné, mais les supernovæ d’or semblaient l’ancrer aussi fermement au sol que si elles avaient eu la puissance d’attraction gravitationnelle d’astres véritables.

« Capitaine ? appela la pilote. L’Indomptable demande à connaître l’identité et le grade du passager. Êtes-vous toujours… euh… »

Geary se rendit compte que Rione et lui n’en avaient encore rien soufflé. « Pardon. Oui. Je suis encore le commandant de la flotte.

— Remercions-en le… Euh… merci, capitaine, je veux dire !

— Elle va en faire part à tout le système stellaire, marmonna Rione.

— Je suis persuadé que ce sera bientôt annoncé officiellement, répondit Geary avec un haussement d’épaules.

— On n’annoncera pas que cela, capitaine Geary. » Rione s’adossa à son siège et ferma les yeux, apparemment pour se relaxer.

Le fuselage rassurant de l’Indomptable ne tarda pas à les surplomber puis à les contourner, tandis que la navette l’abordait dans une embardée suivie d’une volte, comme si ce véhicule lui-même exultait. Geary reprit la tête et sourit en constatant que Desjani les attendait au pied de la rampe. Elle lui fit un signe de tête assorti d’un sourire fugace, puis Rione apparut et la bouche de Desjani se tordit légèrement, tandis que Geary saluait les gardes, alignés pour rendre les honneurs au commandant de la flotte revenu à bord.

« Et voilà, annonça Rione au pied de la rampe. John Geary, revenu à bord sain et sauf et sans une égratignure. »

Le regard de Desjani resta rivé sur Geary. « Vous restez le commandant de la flotte ? Pour combien de temps ?

— Jusqu’à ce que ma mission soit remplie. »

Desjani savait ce que cela signifiait et ses yeux s’illuminèrent. « Bon retour à bord, capitaine. Quand repartons-nous ? »

Geary constata que Rione partait dans l’autre sens, le laissant se diriger vers sa cabine en compagnie de Tanya. « Pas avant une semaine au moins, le temps de réparer, de réapprovisionner et de renforcer nos effectifs.

— Tout cela sera le bienvenu. » Desjani jeta un coup d’œil dans la direction que Rione venait d’emprunter. « Devait-elle forcément revenir ? N’y aurait-il pas une planète, un astéroïde ou une colonie pénitentiaire qui requerrait instamment sa présence ?

— Elle va sans doute repartir avec nous, Tanya. » Geary s’efforça de ne pas sourire en voyant tiquer Desjani. « Avec d’autres sénateurs. Je ne sais pas qui exactement.

— Je préférerais avoir des Syndics à mon bord. Ils ne vous font donc pas confiance ?

— Oh que si. » Il hésita, ne s’en ressentant pas d’informer sur-le-champ Desjani de sa promotion. « Le Grand Conseil a approuvé mes deux propositions. Nous allons d’abord nous en prendre aux Syndics puis, si les circonstances le permettent, tailler le bout de gras avec les extraterrestres.

— Excellent. » Elle tourna vers lui un regard triomphant. « Je n’ai jamais douté de vous. J’étais certaine que vous réussiriez.

— Nous n’avons encore mené à bien aucune de ces deux missions.

— Je ne vous laisserai pas choir. La flotte non plus, et vous ne nous avez jamais laissés tomber. » Ils arrivaient à la cabine de Geary et elle sourit derechef. « J’imagine que vous allez prendre un peu de repos. Dès que vous serez prêt, je vous serai reconnaissante de bien vouloir me fournir des informations plus complètes.

— Bien entendu. » Il brandit sa main libre en la voyant s’éloigner. « Une seconde. J’ai quelque chose à vous montrer. »

Desjani fronça les sourcils mais le suivit dans sa cabine.

L’écoutille refermée, il ouvrit enfin la main et la tendit vers elle.

Desjani baissa les yeux puis son sourire s’élargit lentement et elle les releva. « Félicitations, amiral de la flotte Geary. » Son sourire s’évanouit au bout d’une seconde. « C’est d’ores et déjà effectif ?

— Mon nouveau grade ? Oui. »

Elle le fusilla subitement du regard, prise de colère. « Vous ne nous en avez pas informés avant votre arrivée ! Mon vaisseau n’a pas rendu les honneurs appropriés à un amiral de la flotte ! Comment avez-vous pu le déshonorer ainsi ?

— J’imagine que je n’étais pas…

— Non, en effet. » Desjani dégaina son unité de communication. « Passerelle, veuillez notifier à toute la flotte que le capitaine Geary est revenu à bord de l’Indomptable et qu’il a été promu amiral de la flotte. »

Geary entendit distinctement la réponse sidérée de l’officier de quart. « Amiral de la flotte ?

— Aurais-je bafouillé, lieutenant ?

— Non, capitaine ! Je m’exécute sur-le-champ ! »

Desjani reporta son regard noir sur Geary. « Pourquoi n’avez-vous pas épinglé vos insignes ?

— Je…

— Un amiral de la flotte ne peut pas rester dans cette tenue. » Elle tendit la main pour lui retirer son insigne de capitaine, lui arracha de la main les supernovæ d’or et entreprit de les fixer à sa vareuse. « Vous ne pouvez pas vous montrer aussi débraillé, amiral Geary.

— Tanya…

— Minute ! » Elle finit d’accrocher l’insigne, recula d’un pas, l’examina attentivement et hocha la tête avec satisfaction. « Puis-je être la première à vous présenter mes félicitations, amiral ? » demanda-t-elle en se mettant au garde-à-vous pour saluer avec la plus stricte formalité.

Geary lui rendit son salut. « Tanya…

— Vous l’avez bien gagné. Si quelqu’un a jamais mérité cette promotion, c’est vous.

— Je n’ai rien demandé.

— Croyez-vous que je l’ignore ? Je suis extrêmement heureuse pour vous.

— Tanya, dès la guerre terminée… »

Le vernis de professionnalisme du capitaine Desjani se fissura. « Je sais ce que ça veut dire.

— Ce n’est pas…

— Vous deviez accepter ce grade pour le bien de l’Alliance. Aucun problème personnel ne saurait…

— Tanya ! » Il lui jeta un regard coléreux, bien décidé à terminer au moins une phrase. « C’est temporaire ! Je leur ai expliqué que je n’acceptais cette promotion qu’à condition qu’elle soit provisoire ! Dès la fin de la guerre, je reprendrai mes barrettes de capitaine ! » Elle le dévisageait, momentanément privée de la parole. « Tanya ?

— Pourquoi ? demanda-t-elle enfin.

— Vous le savez très bien.

— Non, je ne le sais pas. » Elle avait l’air éberluée. « Amiral de la flotte. Refuser un tel grade…

— J’avais les meilleures raisons du monde, insista-t-il. J’espère renoncer un jour honorablement au commandement de cette flotte, mais, en ma qualité d’amiral, je ne pourrai jamais avoir une relation avec un capitaine, qu’elle soit ou non sous mes ordres.

— Jamais je ne…

— J’ai fait une promesse.

— Une promesse arrachée sous la contrainte ? » Desjani hurlait quasiment. « Et vous croyez peut-être que je vous obligerai à la tenir ? »

Il sentit la moutarde lui monter au nez. « Qu’est-ce qui vous fait croire qu’il faut m’y obliger ?

— Je n’avais pas l’intention d’attenter à votre honneur.

— Ça n’a rien à voir avec mon honneur.

— Alors c’est que vous êtes idiot. »

Geary fixa Desjani, qui semblait horrifiée d’avoir laissé s’échapper de sa bouche ces dernières paroles. « Qu’est-ce que vous dites ?

— Je n’en sais rien. » Elle déglutit puis secoua la tête. « Je sais seulement que, pour vous, renoncer à quelque chose d’aussi important…

— Je sais ce qui est ou n’est pas important, Tanya. »

Elle recula d’un pas. « C’est peut-être un signe. On essaie de nous dire que nous nous fourvoyons. Que nous allons à l’encontre du règlement, de l’honneur…

— Nous n’avons rien dit ni fait qui enfreigne le règlement ou attente à l’honneur. »

Le regard de Tanya le transperça. « Si, dans notre cœur ! » Sa mâchoire se crispa. « Personne n’est à ce point important. Nul ne saurait exiger d’autrui un tel sacrifice sans en éprouver du remords. » Elle se mit de nouveau au garde-à-vous. « Avec votre permission, amiral. L’équipage tiendra à organiser une cérémonie en bonne et due forme pour fêter votre promotion. J’espère qu’elle sera convenable. »

Geary hocha la tête, soudain pris d’une immense lassitude. « Certainement, capitaine Desjani. Merci. »

Tanya sortie, Geary se laissa choir dans le plus proche fauteuil, son uniforme de parade en bataille.

Comparé aux efforts qu’exigeaient des pourparlers avec des politiciens de l’Alliance, broyer du Syndic était une vraie promenade ; quant à tenter de cerner le capitaine Tanya Desjani… saisir ce que voulaient les extraterrestres serait sans doute plus facile.

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